L’escompte du bonheur

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Album universel (édition du 1er septembre 1906p. 1-18).

Album Universel
Monde Illustré.
Nouvelle publiée dans l’édition du
1er septembre 1906



L’ESCOMPTE DU BONHEUR
NOUVELLE CANADIENNE INÉDITE


par L. D’Ornano


AU sortir de l’adolescence, Raoul Thérien fils d’un cultivateur à l’aise du comté de Terrebonne, de par la volonté paternelle s’était rendu à Montréal, pour y compléter son instruction.

Très intelligent, laborieux, le jeune « habitant », dont on voulait faire un « monsieur » n’avait pas eu de difficulté à entrer à l’école polytechnique. Grâce au régime d’externat de cette institution, les quatre années d’études de l’aspirant ingénieur passèrent vite, et, par une claire journée du printemps de 19…, il reçut le diplôme convoité.

Maintenant, de retour au foyer paternel, dans l’attente d’une position lucrative, le jeune homme goûtait les charmes d’une campagne paisible et fertile, évocatrice de ses meilleurs souvenirs d’enfance.

Enclin à la méditation, à la veille d’aborder le “struggle for life”, il se remémorait le prologue de roman qu’il avait vécu naguère. Et, comme cette aventure galante ne lui avait pas réussi, chagrin, l’ingénieur en ressassait les détails.

Car Raoul Thérien souffrait d’un mal commun à nombre de jeunes Canadiens-français, qui, lotis d’un atavisme particulier, le foulent aux pieds en faveur d’un faux sentimentalisme anglo-saxon, parfait pour eux. Le genre de vie que l’ex-étudiant de Polytechnique avait mené à Montréal, inspiré par cette anomalie sociale, contribuait donc à augmenter l’amertume de ses intimes réflexion… En avait-il habité des maisons de pension, sombres ou gaies, de la grande ville cosmopolite ? Ne pouvait-il s’empêcher de penser, tant il comprenait combien les promiscuités de la métropole avaient défloré ses illusions d’éphèbe innocent. Certes, de braves gens vivaient sous les toits hospitaliers des “boarding houses”, mais, hélas ! trop près de pauvres hères sans scrupule, de piètres sires dégradés, de sottes pimbêches aux facies peinturlurés ?


Assis sur un tronc d’arbre, à quelques arpents d’un hôtel fashionable.

Assis sur un tronc d’arbre, à quelques arpents d’un hôtel fashionable des Laurentides, Raoul fouillait sa vie d’étudiant, si pleine d’idéal en son travail, si terre-à-terre en ses plaisirs. Honteux en son for intérieur, il se revoyait le béret sur l’oreille, ou le claque de soirée sous le bras, passant d’un salon ami en un bouge malfamé.

Toute une théorie d’aguichantes silhouettes féminines lui apparaissait. À ces belles, son rêve donnait des noms, piquait des fleurs dans leurs chignons, tels des symboles de pureté ou de vice. En toilettes de gaze, en robes de soirée, d’aucunes engoncées en des fourrures rares, les héroïnes de ce cortège allaient, vains fantômes, se perdre, là-bas, aux flancs estompés de bleu des montagnes du pays natal. Raoul Thérien demeurait immobile, profondément troublé par l’examen de conscience auquel il se livrait. Des bribes de conversations, des éclats de rire d’antan, revenaient frapper ses oreilles, évoquaient les gestes inutiles, les mensonges, les inepties, auxquels il avait entendu associer le nom divin de l’amour.

Avec le recul du temps, cette profanation de langage révoltait l’ingénieur, dont le fond était demeuré bon. La solitude du bois où il se trouvait l’impressionnait. Il philosophait, se jugeait, non sans sévérité.

Des flirts ? Eh bien ! il s’en reprochait comme tout le monde. N’était-ce pas la mode ? Les jeunes filles n’étaient-elles pas les premières à s’aventurer sur ce dangereux terrain de la passion simulée, si favorable aux enlisements de l’être sensoriel ?

Notre homme ruminait ces lieux communs comme pour s’excuser, bien qu’il n’eût jamais commis d’actions foncièrement répréhensibles.

L’amour, que d’autres bafouaient, il l’avait, lui, relativement respecté ; il l’avait invoqué avec sincérité, au risque d’en souffrir ; et, il en avait souffert ! Décidément, son entendement du flirt était trop naïf, trop vieux jeu.

Les moindres incidents de l’aventure sentimentale dont son cœur saignait encore l’assaillaient. Il en ressuscitait les images, avec la satisfaction qu’on éprouve quelquefois à mordre dans un fruit vert, sûr et âpre, mais désiré par caprice, ou à cause de sa rareté.

Oui, se disait-il : février, au dehors une violente tempête de neige ; dans le salon du riche quincaillier X… : de la lumière à profusion, des fleurs de serres, un orchestre, des toilettes brillantes, une atmosphère entêtante, la danse qui grise…

Élégante, très belle, la blonde mademoiselle Marguerite Nadeau lui avait fait vis-à-vis dans un quadrille. Tout de suite il s’était épris de l’attrayante danseuse. Huit jours après, amoureux fou, il commettait des enfantillages pour la revoir. Elle, par coquetterie, encourageait ses avances.

Le flirt commencé, il s’y était adonné tout entier, sans se soucier des ennuis qui pourraient en résulter.

Des semaines durant, Mlle  Nadeau avait tout accepté de son adorateur : visites, politesses de civilité, cadeaux, tout, sauf son cœur qu’elle meurtrissait à plaisir. Encore une fois, Raoul Thérien s’en rendait compte, la caissière de la maison Morand et Cie — telle était l’occupation de l’objet de sa flamme, — s’était cyniquement jouée de lui.

Pour se venger, il avait flirté avec des amies de Marguerite. Mais, faites de la même pâte que celle-ci, les donzelles riaient encore de sa déconvenue. Ces linottes ne comprenaient pas comment il avait pu s’emballer si vite, être si « green ». Vrai, chuchotaient-elles en petit comité, le jeune Thérien n’entendait point la bagatelle… Parler de mariage, sans crier gare !… Ce jeune homme était insensé, et, en l’évinçant, Mlle  Nadeau faisait preuve de bon sens.

Il faut bien, — reprenaient en chœur ces virtuoses enjuponnées du flirt, — que jeunesse se passe, pour les jeunes filles comme pour les messieurs.

Elles oubliaient, les pauvrettes, que certaines d’entre elles comptaient déjà leurs intrigues à la douzaine, tandis que d’autres faisaient remonter à plusieurs lustres leurs fiançailles apparemment platoniques.

Ayant soupiré sur ces mélancoliques pensées, Raoul Thérien, qui n’en continuait pas moins d’aimer Marguerite Nadeau — sinon il l’eut oubliée, — allait quitter le tronc d’arbre sur lequel il était assis, lorsque, tout proche, un bruissement caractéristique lui fit relever la tête.

À deux pas de l’ingénieur, qui en croyait à peine ses yeux, Mlle  Nadeau en personne se tenait debout.

Le hasard, capricieuse boussole des passionnels remuants, venait de conduire la belle caissière devant son ancien amoureux. Un moment elle l’avait épié, puis, lasse de son immobilité de héron à l’affût, elle avait volontairement brisé une branche de sumac fleuri. L’effet attendu s’était instantanément produit. Mû comme par un ressort, maintenant, Raoul Thérien regardait le bourreau de son cœur.

La première pensée de l’ingénieur, après avoir reconnu l’élégante promeneuse qui lui souriait, avait été de s’éloigner, d’éviter un entretien qui, d’avance, chavirait la lucidité de son esprit. Cependant, une sorte d’impulsion contraire, irrésistible, violenta sa volition, il se soumit à la fatalité, tout autant qu’aux convenances.

Les salutations d’usage échangées, bredouillant des choses qu’ils ne pensaient pas, les deux jeunes gens s’acheminèrent vers le village voisin.

Complètement ressaisi par son ancienne passion, le rêveur de tantôt capitulait. Passif, il redevenait la chose de la Montréalaise. Celle-ci, reprenant très vite son aplomb, par des mots, des gestes, des allusions, presque par des promesses, rouée, se plaisait à raviver l’ardeur passionnée de l’ingénieur. Sans cœur, elle entendait pousser à bout ses projets machiavéliques, quitte à faire litière de toutes ces vétilles au moment psychologique, et à laisser Raoul en une douloureuse détresse morale. C’était un passe-temps, pour cette enfant très positive d’un siècle trop positif. Puisqu’en villégiature son jouet de l’avant-dernière saison tombait sous sa main, heureuse, elle s’en amuserait à son gré.

Ah ! si l’ingénieur eut eu plus d’expérience, moins de noblesse de sentiment, de suite il aurait rendu nulle cette partie mondaine, dont l’enjeu passait pour être du bonheur de bon aloi. Hélas ! il n’en était pas ainsi.

Néanmoins, sans qu’il s’en doutât, l’heure de la revanche involontaire de Raoul Thérien allait sonner.

Les courtes vacances de Marguerite Nadeau tiraient à leur fin. Peu à même de goûter la poésie rurale, fatiguées de la campagne, les deux commises de son magasin, qu’elle avait emmenées pour lui tenir compagnie, comptaient les jours les séparant du retour à la ville, s’ennuyaient de leurs « cavaliers ».

Au vrai, les fonds du trio féminin baissaient rapidement. Ces demoiselles, dans un pays dont la population ne reconnaît point de castes, voulaient bien jouer aux grandes dames, mais elles s’apercevaient que ce rôle ne pourrait être long.

Un roman-feuilleton sur les genoux, nonchalantes, elles tuaient le temps sous les maigres ombrages des ormes avoisinant l’hôtel choisi par la caissière.

Rarement, et ne suivant pas en cela l’exemple donné par les Anglaises de l’endroit, les Canadiennes faisaient de longues marches à pied. Elles ne s’en exposaient pas moins au soleil, pour acquérir le teint hâlé, chic, qu’elles promèneraient fièrement, bientôt, parmi le monde des petites gens où allait les replonger le travail quotidien. Avec quel orgueil ne raconteraient-elles pas leurs impressions de campagne, ne feraient-elles pas envie aux amies, qui, durant les grandes chaleurs, faute de quelques dollars, seraient restées en des arrière-boutiques, ou en de très modestes logis de leur quartier ?

Quant à Marguerite Nadeau, plus mondaine, elle posait à l’artiste, s’extasiait à faux sur la beauté des sites. Tout autre que Raoul Thérien l’aurait trouvée insupportable.

Depuis leur rencontre à l’orée de la pinède, l’ingénieur, instamment invité par la blonde fille, venait chaque jour la voir à l’hôtel. Ils sortaient, bras dessus, bras dessous, allaient se promener dans les environs.

La mine fleurie, exubérants de vie, l’air heureux, ils faisaient jaser. De mauvaises langues prétendaient qu’ils étaient fiancés.

Par une fin d’après-midi, comme le soleil se couchait, dardant ses rayons rouges cerise sur un cimetière protestant, aux pierres tombales couvertes de mousse, au silence troublé par les derniers bourdonnements d’abeilles rentrant dans une ruche placée entre deux stèles funéraires, Raoul et Marguerite, que ce spectacle touchait particulièrement, s’assirent contre le tronc d’un vieux cèdre, dans l’attente du crépuscule.

Peut-être parce que le flirt faisait place à de généreux sentiments dans le cœur de la jeune fille, la conversation languit tout à coup entre les deux promeneurs.

Pour la première fois, Marguerite Nadeau était elle-même, dans ses paroles, dans ses actions.

Ce soir-là, en rentrant chez lui, l’ingénieur avait presque raison de croire que la caissière de la maison Morand et Cie était sur le point de partager son amour. De constater ce favorable revirement chez la femme qu’il adorait, Raoul Thérien exultait. Comme tous les amoureux, il faisait des projets, désirait retourner à Montréal avec l’objet de ses pensées.

Or son côté, Marguerite Nadeau commençait à douter de ses qualités d’ensorceleuse à froid, car elle éprouvait des émotions qui lui étaient inconnues. La venue quotidienne de Raoul ne la laissait plus indifférente. Elle ne voyait plus en lui un pantin agréable à exhiber un polichinelle qu’on fait danser à volonté. Les propos sincères, enthousiastes, passionnés, que l’ingénieur lui avait tenus récemment, la rendaient perplexe. Tant d’honnêteté de la part de son amoureux la touchait. En somme, se disait-elle, il avait peut-être raison, et elle s’accusait de méchanceté à son égard.

Une chose, entre autres, la troublait, lui laissait croire qu’elle commençait à aimer le jeune homme. Sinon, comment pouvait-elle expliquer la jalousie qu’elle avait ressentie, lorsque dans le salon de l’hôtel, Raoul Thérien lui avait lu une lettre datée de Winnipeg, et où une cousine de l’ingénieur lui conseillait de s’établir au Manitoba, pays d’avenir par excellence.


Raoul Therrien lui avait lu une lettre datée de Winnipeg.

Un événement imprévu devait, du reste, prouver à la délurée caissière quelle était l’ampleur de ses nouveaux sentiments vis-à-vis de son amoureux.

Raoul Thérien ne s’était pas montré de la matinée, et la Montréalaise en faisait la remarque à ses amies, lorsqu’un messager lui remit une enveloppe, dont la grosse écriture droite de la suscription trahissait l’auteur.

Anxieuse, Marguerite Nadeau lut :


Chère Mademoiselle,

Un accident de galerie s’est produit hier, à trois milles d’ici, dans la mine de cuivre de la paroisse de Saint-Philippe.

À la tête de cette exploitation se trouve un de mes confrères, qui, en toute hâte, m’appelle à ses côtés. Vous voudrez donc excuser mon absence, et prier pour qu’il n’arrive aucun mal à votre aimant et tout dévoué

raoul thérien

P. S. — Pardonnez mon laconisme, qu’impose un devoir immédiat.


Après avoir lu ces lignes, l’insensible flirteuse qu’avait été Marguerite Nadeau, ne put retenir ses larmes. De retour dans l’appartement qu’elle occupait avec ses compagnes de villégiature, mille idées noires lui vinrent à l’esprit. N’y tenant plus, appréhendant un malheur, la caissière jeta un châle sur sa tête, fit atteler le boghei de l’hôtelier, et, une demi-heure après elle arrivait à Saint-Philippe.


Un groupe « d’habitants » qui portaient un blessé se trouva sur son chemin.

Comme elle approchait de la mine, un groupe d’« habitants » qui portaient un blessé se trouva sur son chemin. Sans avoir vu le patient, Marguerite Nadeau, qu’un affreux serrement de cœur faisait presque défaillir, comprit que Raoul venait d’être victime d’un accident.

En effet, c’était bien l’ingénieur, inanimé, qu’on plaçait sur une civière pour le transporter chez le médecin. Une partie de la population de Saint-Philippe formait cortège, s’entretenant de la bravoure du jeune homme, qui, au risque de sa vie, venait de sauver une dizaine de mineurs ensevelis vivants par un éboulis. Et les détails d’aller leur train. On ne tarissait pas d’éloges sur la conduite héroïque de Raoul Thérien, enfant du pays, connu et aimé de tous.

Chancelante d’émotion, Marguerite Nadeau écoutait ces propos, souffrant indiciblement, dans la crainte de perdre à jamais celui qu’elle aimait profondément, elle n’en doutait plus. Comme elle s’en voulait, à présent, en son angoisse, d’avoir si longtemps dédaigné les aveux de l’ingénieur !

Sur l’ordre du médecin, Raoul reposait sur un sofa. L’homme de l’art tâtait le pouls du blessé, dodelinait de la tête. Ce geste de mauvais augure rappelait à Marguerite Nadeau toute l’horreur de la réalité. Aussi, tandis que la mort planait sur l’objet de son amour naissant, se reprochait-elle ses rigueurs passées, la peine qu’elle avait faite au jeune homme.

Le curé de Saint-Philippe était arrivé sur les lieux de cette scène tragique. Il attendait le retour de la vie chez le patient, pour lui administrer les derniers sacrements de l’Église, pour le préparer à comparaître devant Dieu, au cas où la science serait impuissante à maintenir en communion intime l’âme et le corps du malheureux. Hélas ! pas une fibre du visage de l’ingénieur ne tressaillait. De chez le pharmacien arrivaient des drogues que le docteur manipulait prestement. L’émotion des assistants se reflétait sur leurs visages. Seul le tic-tac d’une pendule rompait le silence de la pièce où se jouait ce drame.

Marguerite Nadeau regardait, anéantie, les moindres gestes du prêtre, du médecin, espérant de toute la force de son cœur.

Par habitude professionnelle, sans doute, mêlant une idée de chiffres à un roman d’amour, navrée, elle songeait que, par sa faute, elle n’aurait peut-être pour part que l’escompte d’un bonheur dont elle aurait pu jouir entièrement.

— Ah ! l’abominable flirt, le triste passe-temps, murmurait-elle !

Des sanglots d’amour la secouaient, elle tomba à genoux près du corps toujours inerte de l’ingénieur.

L. d’ORNANO.