L’espion des habits rouges/04
IV
UN GOUFFRE QUI SE CREUSE
Ambroise Coupal avait vingt-six ans, sa sœur Félicie dix-huit. Ils étaient les deux derniers enfants d’une nombreuse famille dont le père était l’un des plus riches paysans de la contrée. Trois des fils du père Coupal cultivaient la terre, deux étaient entrés dans les ordres, un autre pratiquait la médecine aux Trois-Rivières, et deux filles s’étaient consacrées au cloître. Ambroise, après ses études classiques, s’était tourné vers la profession du notariat et avait été agréé comme clerc auprès d’un des meilleurs notaires de Montréal. Au moment où nous le présentons à notre lecteur il lui restait une année de cléricature à faire, après quoi, tout probablement, il serait admis dans l’honorable corporation des notaires. Il avait déjà décidé de venir s’installer dans la luxuriante vallée du Richelieu.
Félicie venait de terminer ses études dans un pensionnat de Montréal où elle avait été la condisciple de Denise durant quelques années. Les deux jeunes filles, payses toutes deux, s’étaient éprises d’une grande amitié l’une pour l’autre, amitié qui avait par la suite rapproché Ambroise et Denise.
Cette dernière avait terminé ses études et quitté le pensionnat deux ans avant Félicie, et elle avait laissé à Montréal plusieurs amies de couvent à qui elle rendait visite trois ou quatre fois chaque année. Chacune de ces visites durait quelques semaines. Au nombre de ces amies de pensionnat il en était une que Denise préférait de beaucoup aux autres, elle se nommait Lucie Latour, la sœur d’André. Les Latour, honnête famille au demeurant, penchaient depuis longtemps pour le parti des loyalistes vers lequel le courant des affaires avait entraîné le père Latour. C’est dans ce milieu que Denise, excellente patriote au fond, fut nourrie d’idées qui la détachèrent de la cause des Patriotes, et nous savons comment, après avoir échangé des promesses avec Ambroise Coupal, elle reprit sa parole parce qu’Ambroise avait manqué à la sienne en ne demeurant pas neutre dans le conflit qui fermentait. Et pourtant, Denise avait senti que son cœur penchait bien plus pour Ambroise que pour André Latour. Il est vrai qu’elle n’avait pris aucun engagement avec ce dernier, mais il n’en restait pas moins vrai que Latour travaillait avec acharnement à la conquête de Denise, conquête qui semblait sur le point de s’accomplir pour toujours.
La barrière qu’avaient dressée entre Denise et Ambroise des différences d’opinions n’était pas inébranlable, et ce différend n’avait pas créé la haine pas plus chez Denise que chez Ambroise. Loin de là : Ambroise venait d’avouer qu’il continuait d’aimer Denise, mais sans espoir ; de son côté, Denise, à supposer qu’elle n’aimât plus Ambroise, conservait pour lui une certaine estime pour la raison que le jeune homme avait su garder la discrétion la plus entière à l’égard du revirement de Denise en matières politiques. Pour rien au monde Denise n’aurait voulu que sa mère, qui était une patriote ardente, sût que sa Denise avait embrassé la cause ennemie, et elle n’aurait pas voulu davantage que les habitants de Saint-Denis fussent instruits de cette affaire. Elle était donc reconnaissante à Coupal de ne l’avoir pas trahie en gardant le secret. Il n’y a pas de doute que, si le village et la paroisse de Saint-Denis eussent appris que la jolie Denise était passée dans le camp ennemi, la jeune fille eût été mal vue, que Dame Rémillard eût grandement souffert dans son commerce, et que les villageois, entre autres, eussent du coup cessé de manifester pour Denise leur respect et leur admiration. À cause même de sa conduite généreuse Ambroise Coupal avait conservé l’estime et la confiance de Denise.
Et celle-ci avait la même confiance en Félicie, la sœur d’Ambroise. Elle aimait cette enfant comme une sœur, et peut-être mieux qu’une sœur. Du reste, Félicie méritait bien cette confiance et cette estime : elle était si aimante, gentille et discrète. Plus jeune que Denise de trois ans, elle était cependant douée d’un jugement plus sûr, et, quoique gaie par nature, elle était sérieuse à l’occasion, très sérieuse, et alors sa parole douce, grave et profonde à la fois, impressionnait. Par la précocité du caractère Félicie passait sans transition de son rôle d’adolescente à celui de la femme mûrie par les difficultés de l’existence, et dans l’un ou l’autre rôle elle demeurait simple et bonne. Sans avoir la beauté de traits et de taille de Denise, Félicie possédait un petit minois séduisant que lorgnait avec envie plus d’un gas de la paroisse de Saint-Denis. Au reste, elle était déjà courtisée, et tout faisait présager qu’elle laisserait tomber bientôt sa petite main de fée dans la main calleuse, mais honnête, d’un brave paysan. Bien qu’elle eût reçu une instruction moyenne, elle demeurait très paysanne par l’esprit et le sans façon de ses manières. Elle était loin d’avoir l’élégance de Denise, mais telle qu’on la connaissait elle demeurait adorable ; et loin d’elle ce défaut des filles du peuple d’envier et jalouser la bonne mine et les attraits d’autres jeunes filles mieux favorisées de la nature. Si Félicie eut eu ce défaut elle n’aurait pas aimé Denise ; mais elle aimait tellement la fille de la tavernière qu’elle la désirait à tout prix pour sœur. Clairvoyante, elle reconnaissait bien à Denise certaines petites défectuosités de tempérament, mais elle savait Denise généreuse jusqu’au sacrifice : cette qualité suffisait à Félicie pour désirer cette Denise pour belle-sœur. Aussi avait-elle beaucoup travaillé pour faire éclore une amitié durable entre Ambroise et Denise. Puis, un jour, elle s’était réjouie du succès de son œuvre. Mais un autre jour elle avait pleuré amèrement en apprenant que cette même œuvre, qu’elle avait crue établie sur des assises solides, s’était écroulée comme s’affaissent ces petits bâtiments de terre qu’édifient les enfants. Et qu’avait-il suffi pour renverser l’édifice ? Un simple vent d’orage ! Un désaccord d’idées, une différence d’opinions bien ou mal acquises et diversement exprimées… c’était tout ! Oui, mais c’était incroyable pour Félicie.
Néanmoins, le fait était demeuré, et si frappant qu’Ambroise n’avait pu, malgré tout son vouloir, en dérober les marques à sa sœur. Et elle, cette pauvre Félicie, qui aimait tant son grand frère, avait été atteinte non moins durement que celui-ci par le volte-face de Denise. Mais sa souffrance avait été atténuée par la belle énergie d’Ambroise qui, plein de cœur et de vaillance, fit taire les cris de son âme blessée pour se vouer plus résolument, plus farouchement, à la défense de la cause qu’il plaçait au-dessus de tout. C’est ce sentiment aigu du devoir et de l’amour du sol qui fit grandir tant de courages, en cette époque tumultueuse du Canada français, et qui entraîna à tant de sacrifices héroïques. Dans combien d’esprits on aurait pu saisir cette formule qui fut sur le point d’être un mot d’ordre par tout le pays de Québec : « Sauvons l’honneur… le reste après ! » Wolfred Nelson l’avait formulée et répétée comme un cri de ralliement, mais elle fut éteinte par les canons qui balayèrent Saint-Charles pour, ensuite, demeurer enfouie sous les cendres de Saint-Eustache.
Ambroise Coupal aimait mieux perdre l’amour d’une femme exquise entre toutes que l’honneur de sa nationalité ; et Félicie, malgré son chagrin, préférait voir son frère prendre les armes pour soutenir et défendre une cause qu’elle regardait comme sacrée, que le voir déserter pour regagner le cœur d’une femme. Telle était la physionomie morale de ces deux personnages de notre histoire, qu’il importe de bien connaître afin de pouvoir plus justement apprécier leurs gestes.
En contraste, voici qu’elle était la physionomie morale de Denise Rémillard. Quoique favorisée par des qualités excellentes d’esprit et de cœur, Denise avait un très grand défaut : l’orgueil. Plus instruite que Félicie et ayant fréquenté à Montréal des cercles de jeunes filles et de jeunes hommes affichant des « opinions avancées » sur la politique du pays, Denise, à son insu, s’était façonnée à ces opinions souvent injustes et plus erronées que vraies. Ce fut là où l’orgueil de sa nature mit son poids dans la balance : ne voulant pas passer pour une fille inférieure ou une campagnarde bornée, elle affecta sur le premier moment de recevoir comme très valables ces idées contraires aux siennes, elle se prit à son piège et en peu de temps elle reconnaissait comme incontestables les opinions acerbes lancées contre la race française du Canada. Elle finit par se former tout à fait à l’école adverse de la famille Latour, qui fréquentait de préférence les réunions mondaines où dominait l’élément anglais de la Métropole et surtout l’élément antipathique aux aspirations des habitants de langue française. Énergique et courageuse, elle n’avait pas su cependant se garer contre l’entraînement des passions sociales du temps, elle avait été emportée par un coup de griserie. On lui avait dit : « Là est l’erreur, ici la vérité ! » Elle avait accepté cette affirmation comme une sentence tombée de la bouche du Sage, ou comme un dogme proclamé par l’Église. Dans sa griserie elle avait été incapable d’user de perspicacité et de jugement ; mais il faut lui rendre cette justice : elle croyait sincèrement travailler pour le salut de sa race en se joignant à tant d’autres, moins sincères, pour étouffer les voix réclamantes et protestataires des habitants du Canada français. Nous arrêterons là ces peintures que, d’ailleurs, l’action qui va suivre éclairera pleinement, et nous retomberons dans notre récit.
Denise venait de dire à Félicie :
— C’est fini !…
Pauvre Félicie… qui avait espéré de raccorder ces amours !
Ses yeux s’humectèrent en voyant les larmes de Denise, et si elle ne pleura pas de chagrin, c’est que les larmes de Denise furent pour elle un espoir : Denise pleurait parce qu’elle souffrait… elle souffrait parce qu’elle aimait et qu’elle aimait Ambroise !
Voilà ce que fut la pensée de Félicie. Et elle allait tenter de consoler Denise quand un poing frappa dans la porte de la cuisine et que, en même temps, la voix de la tenancière appela :
— Denise !… Denise !…
Celle-ci essuya vivement ses yeux et demanda :
— Que voulez-vous, maman ?
— Est-ce toi qui as poussé le verrou ?
Denise sourit en regardant Félicie et dit :
— C’est Ambroise qui a fermé la porte, et je pense qu’il aura fait glisser le verrou.
Elle courut aussitôt à la porte dont elle tira le verrou. Dame Rémillard parut, toute rouge de colère, sans remarquer la présence de Félicie. Elle dit à sa fille sur un ton de reproche :
— En voilà une idée de mettre le verrou… comme si tu voulais faire un mauvais coup !
Comme elle achevait ces paroles à Denise qui ne perdait pas son sourire, la brave femme aperçut Félicie :
— Tiens ! mademoiselle Félicie… s’écria-t-elle en reprenant sa physionomie accueillante et joviale. Comment est-ce qu’on se porte par chez vous ?
— Très bien, madame Rémillard, merci. Mais là, je vous vois toute courroucée… je gage que vous alliez tancer de la bonne façon cette pauvre Denise. Mais prenez garde, madame, ajouta la gentille Félicie avec un petit air sérieux, ce n’est pas à elle que vous devez vous en prendre, mais à moi !
— À vous ? fit la tenancière en regardant avec surprise Félicie et sa fille tour à tour.
— Oui, madame Rémillard, reprit Félicie en riant, c’est moi qui ai poussé le verrou tantôt quand je suis entrée !
— Ah ! bien, en ce cas, mademoiselle Félicie, il n’y a pas de faute ! Ah ! ça, vous êtes debout… vous ne vous asseyez donc pas ?… Tiens ! Ambroise n’est plus là !…
— Il est parti, maman, dit Denise.
— Je vois bien… Tenez ! mademoiselle Félicie, venez vous asseoir ici ! Mais, dis-moi donc, Denise, est-ce qu’il n’est pas temps d’éteindre cette lampe, voilà qu’on éclaire le jour ! Et la cheminée qui se meurt !…
Et tout en parlant, vive toujours, Dame Rémillard alla souffler la lampe, puis elle vint jeter du bois dans l’âtre après en avoir ravivé les braises. Et elle continuait de parler ainsi à Félicie :
— Et vous avez dû apprendre cette nouvelle qu’on avait arrêté un espion ? C’est incroyable, mais c’est ce pauvre André Latour ! Ma foi ! je ne lui veux pas de mal… mais s’il est vrai qu’il est venu nous espionner, et bien que ce soit l’ami de Denise, je crains bien qu’il ne s’en tire pas à bon marché avec le docteur ! Quels temps tout de même qu’on traverse !… Ah ! si vous aviez été ici ce matin, mademoiselle Félicie, s’il y en a eu du trimbalement ! J’ai bien pensé que s’en était fait de ce pauvre Latour quand j’ai vu que tout le monde voulait sa tête ! J’en aurais bien eu de la peine, pauvre jeune homme ! Mais vous comprenez, mademoiselle Félicie, que j’ai pris pour lui, sans tout de même vouloir blâmer les autres. Ils sont patriotes et moi aussi, et je vous le demande, si on ne l’était pas, qui est-ce qui le serait ?
Denise rougit violemment à ces paroles de sa mère. Mais celle-ci regardait Félicie et poursuivait en s’animant :
— Voyez-vous, on n’a rien qu’un pays, et si on le défend pas, où ira-t-on ? Si on laissait faire, comme il y a des insouciants qui disent, on ne serait plus maître chez soi. Au lieu de travailler pour nous autres et nos enfants, on travaillerait pour le roi d’Angleterre et la reine et tous les Anglais…
Elle se tut, tisonna le feu et gronda :
— On dirait que ce bois-là est trempe… ça pétille, ça fume, mais ça ne flambe pas !
— Il ne fait pas froid ici, dit Félicie.
— Non ?… Pourtant, en entrant tout à l’heure j’ai senti comme un air froid sur les épaules. Il est vrai que dans la cuisine le fourneau est tout rouge. Mais, tiens, voilà que ça chauffe… Eh bien ! Denise, tu ne déjeunes pas ? Tu n’invites pas Mademoiselle Félicie, pendant que je vais faire le ménage ici. Regardez-moi cet équipage qu’on m’a fait sur le plancher ce matin… de la cendre de pipes, des crachats, des bouts d’allumettes… Ah ! les hommes, quand ça bavasse, ça ne sait pas ce que ça fait ! Eh bien ! Mademoiselle Félicie, allez vous restaurer un brin avec Denise. Peut-être qu’un petit verre de vin…
— Merci bien, madame Rémillard, répondit Félicie, madame Pagé m’a fait boire ce matin un petit verre de vin de cassis tout chaud. Figurez-vous que je suis arrivée toute transie…
— Je crois bien, interrompit la tavernière, trois milles en voiture le matin, comme ça, à ce temps-ci de l’année ! Ça m’étonne que vous ne soyez pas gelée complètement. Vous êtes venue avec Ambroise ?
— Oui, il avait des affaires urgentes… Je ne serais pas venue si matin. Mais il fallait bien que je profite de l’occasion, je tenais tant à voir Denise. Ambroise a attelé sur le cabriolet et nous sommes venus bon train. Tout de même, je n’ai pas eu chaud.
— Comme ça, une tasse de vin ne vous dit rien.
— Rien, merci encore !
— Pas même une bouchée avec un peu de café d’orge ?
— Non, non, madame Rémillard, je n’ai pas faim.
— Et toi, Denise ? interrogea tendrement la tenancière.
— Non plus, maman, je n’ai pas faim.
— Mais tu es mieux, au moins ?
— Oui.
— Eh bien ! reprit Dame Rémillard, puisque vous n’avez ni faim ni soif, allez dans la cuisine en attendant que j’aie fait le ménage ici.
— Maman, nous allons monter à ma chambre, Félicie et moi ; nous avons bien des choses à nous dire et nous y serons mieux. Viens, Félicie ! Peut-être qu’après serons-nous mieux disposées pour manger.
— C’est bien, allez, mes filles, allez ! dit Dame Rémillard qui, aussitôt, se mit en train de ranger et nettoyer.
Le jour était venu, mais un jour bas et sombre chargé de mélancolie. À part quelques timides chants de coqs et des aboiements de chiens, le village demeurait paisible.
Les deux jeunes filles étaient montées à la chambre de Denise où régnait ce beau désordre du matin, avec le lit blanc défait, et dont l’atmosphère demeurait imprégnée d’un parfum discret. La chambre était spacieuse et belle et toute décorée d’images pieuses. Le mobilier en bois de hêtre avait été fabriqué au pays, un peu lourd et grossier dans ses formes, mais joliment paré par la main experte de Denise. Un chiffonnier surmonté d’un miroir, une table de toilette avec lavabo, une armoire à linge à double panneaux vitrés, un petit secrétaire avec quelques rayons qui contenaient des livres, un tabouret, un fauteuil trapu, deux berceuses et une petite table au chevet du lit sur laquelle était posé un bénitier entre un crucifix et une statue de la Vierge composaient l’ameublement. Un épais tapis de laine aux couleurs variées couvrait le plancher. Denise avait là son petit foyer bien à elle. La chambre étant située au-dessus de la cuisine, la jeune fille y était moins dérangée par les bruits de la salle commune aux jours d’abondante clientèle. D’ailleurs, ces jours-là, elle aidait sa mère à servir. Bien qu’elle n’eût aucun attrait pour le commerce d’auberge, elle n’avait nulle honte à recevoir la clientèle qui, le plus souvent, tenait fort à être servie de ses belles mains. La jeune fille était aimable avec tout le monde, sans façon, mais réservée, et sa présence dans l’auberge suffisait pour maintenir les buveurs exaltés dans les bornes de la politesse et du savoir-vivre.
Elle offrit une berceuse à Félicie et elle-même prit l’autre.
Les deux jeunes filles étaient sérieuses.
Félicie, la première, prit la parole.
— Sais-tu, Denise, que tu as une bonne mère ? Tu peux te compter chanceuse. Nous, nous avons perdu la nôtre, et nous n’avons plus que notre pauvre père qui vieillit rapidement.
— Oh ! oui, Félicie, tu as raison de dire que j’ai une bonne mère ! Que serais-je devenue sans elle ? Mais j’avais un bon père aussi ! Voilà dix ans qu’il a trépassé après avoir longtemps souffert d’une maladie incurable. Ma pauvre mère fut surtout courageuse, car, tu le sais, mon père n’avait laissé qu’une terre fort grevée. Avec le peu d’argent qu’elle réalisa sur la vente du bien, elle réussit à acheter cette vieille maison de pierre et en fit une auberge. Oh ! il n’y avait pas une fortune à gagner, mais nous avons fini par vivre assez bien. J’ai pu faire mes études, malgré que maman se vît obligée, par mon absence, de payer les services d’une domestique. Je lui suis bien reconnaissante.
— Et tu devrais être heureuse, murmura Félicie, et tu ne l’es pas !
— Pourquoi parles-tu ainsi ? demanda Denise surprise.
— Parce que je t’aime. Je sens que tu souffres, et ta souffrance me peine. Je devine chez toi un gros chagrin que je voudrais partager.
— Bonne Félicie, sourit tristement Denise, tu es toujours la même, compatissante et généreuse. Tu te préoccupes plus des souffrances des autres que de tes propres souffrances. Mais sois tranquille à mon égard, je n’ai pas de chagrin. Tu me retrouves fatiguée… oui, ma physionomie doit porter l’empreinte de la fatigue de ma dernière promenade à Montréal. Oh ! si tu pouvais seulement avoir une idée vague de tout ce remue-ménage de la ville… Durant les trois semaines que j’y ai séjourné, ça n’a été que bals et fêtes.
— En ce cas, tu t’es bien amusée ?
— Ô mon Dieu ! oui… Pourtant, bien des fois je pris part forcément à des réjouissances dont je ne me sentais pas l’envie.
— Le regret de ces belles fêtes, Denise, c’est peut-être ce qui fait aujourd’hui ta tristesse ? Et je ne m’étonne pas, je serais peut-être de même si j’étais à ta place : passer tout à coup de la joie, du bruit, du mouvement, de l’éclat des bals à la solitude de cette campagne, si riante en été, mais si mélancolique en automne, je reconnais que le contraste est amer, écrasant.
— Non ! non ! protesta Denise, ce n’est pas cela ! Au contraire, j’avais hâte de me retrouver dans le calme de ma chambre. Car j’aime la solitude, pas toujours, mais je l’aime souvent. Je te jure que si tu me trouves un peu changée, c’est la fatigue, pas autre chose !
Félicie esquissa un faible sourire et branla la tête d’une manière dubitative.
— Denise, dit-elle gravement, tu ne saurais me tromper : tu as un chagrin… un gros chagrin de cœur que tu veux cacher. Mais moi je le vois, il perce chez toi de toutes parts. Eh bien ! veux-tu savoir que tu n’es pas seule à supporter le poids de cette peine ?
— Veux-tu parler d’Ambroise ?
— Pauvre garçon ! Il ne le fait pas voir, comme toi, il se maîtrise ; mais moi qui suis sa sœur, j’ai deviné sa souffrance. Ah ! Denise, si tu savais comme tu lui manques !
Denise voulut interrompre son amie.
— Non… laisse-moi parler, Denise, s’écria Félicie !… parler à cœur ouvert ! Mais ne va pas penser que je suis envoyée ici comme une messagère, non ! Je parle de ma propre volonté. Tout à l’heure, j’ai trouvé Ambroise ici, je vous ai regardés tous deux, dans vos regards j’ai lu la même peine, le même regret ; et alors, sachant que vous souffrez tous deux d’une futile mésentente, et souffrant moi-même de votre désaccord, je me suis dit que je tenterais de vous guérir. Denise, écoute-moi bien, je te confie une chose que je n’oserais communiquer à personne : Denise, Ambroise t’aime… il t’aimera toujours, quoi qu’il advienne ! Et toi, Denise, tu l’aimes, et tu l’aimeras toujours quoi qu’il arrive. Alors, pourquoi vous éloignez-vous l’un de l’autre ?
— Ma chère Félicie, je te l’ai dit : nous ne nous comprenons pas Ambroise et moi !
— Et simplement parce que vous pensez différemment sur une question de politique. Ô mon Dieu ! Denise, je ne conçois pas qu’on se divise pour si peu quand on s’aime. La même question, Denise, se pose entre nous deux, mais nous empêche-t-elle de nous estimer moins ? Nous éloigne-t-elle l’une de l’autre ? Fait-elle de nous deux adversaires irréconciliables ? Non, tu le sais bien !
— Ce n’est pas la même chose, Félicie ! voulut objecter Denise.
— C’est la même chose, mais tu t’obstines à la voir sous un autre angle. Écoute : je suis jeune, c’est vrai, je n’ai pas d’expérience, mais selon ma pensée, mon intuition, il me semble que l’amour et l’amitié doivent être placés au-dessus de ces disputes.
— Je le pense aussi, Félicie. Mais tu sembles croire que tout le blâme doit retomber sur moi, n’as-tu pas interrogé Ambroise ? Ambroise m’aime, dis-tu ? Je te crois, parce qu’il me l’a avoué lui-même ; malheureusement son amour à lui n’est pas au-dessus des diversités d’opinions, et il m’en veut pour m’être rangée, sincèrement comme je l’ai fait, du côté des Loyalistes. Mais il a tort de m’en vouloir, car il était prévenu : à maintes reprises je me suis déclarée à lui contre l’insurrection et lui ai dit que j’étais partisane de l’ordre et que je haïssais tous les harangueurs du peuple. Je lui ai fait entendre que de s’insurger contre le gouvernement, c’était attirer sur notre pays et notre peuple les pires calamités, et je lui ai fait voir que le patriotisme éclairé condamnait le patriotisme aveugle. Et cela fut si bien compris d’Ambroise qu’il me jurait de ne pas se mêler de politique. Deux mois plus tard il manquait à sa parole, et je le surprenais sur le Champ-de-Mars à Montréal haranguant le peuple et l’incitant à se soulever contre l’administration de notre gouvernement. Alors, j’ai pensé qu’il ne m’aimait pas, et moi-même…
— Tu t’es trompée, Denise, interrompit Félicie avec ardeur, il t’aimait quand même, et il t’aime quand même ! Et tu l’aimes toi aussi, je le répète. Mais je reconnais que tout le blâme ne doit pas retomber ni sur toi ni sur lui ; il faut en accuser ces luttes fratricides qui naissent à certaines époques et qui jettent des frères les uns contre les autres ! Comme toi, Denise, je ne me sens pas le cœur d’encourager ces luttes, comme toi j’aime l’ordre et la paix ; et pourtant, je te le dis franchement, je ne peux que me réjouir en ce moment de voir nos hommes se dresser avec fierté et énergie contre les ennemis de notre nationalité. Mais si nous ne luttions pas, Denise, ajouta la frêle Félicie en s’enflammant malgré elle, que deviendrions-nous ? Si nous ne nous agrippions pas au peu de libertés qui nous restent, qu’arriverait-il de notre race ? Est-ce toi, Denise, qui accepteras de cœur-gai les liens de l’esclavage ? Est-ce toi qui renieras ta religion et ta langue ? Non, tu ne l’oserais pas, tu en serais incapable, et c’est pourquoi tu t’insurgerais contre la tyrannie, tu te rebellerais ! Alors, pourquoi demeures-tu indifférente devant la menace d’un tel esclavage ?
— Mais rien ne nous menace réellement, ma chère amie, sourit Denise avec indulgence, croyant que Félicie comme bien d’autres avait la vision de maux et de catastrophes imaginaires.
— Rien ne nous menace ! s’écria Félicie avec un amer étonnement. Est-il possible que tu sois aveuglée à ce point ? Faudra-t-il pour t’éclairer la lueur des canons ennemis ? N’as-tu pas été capable d’entrevoir les fils d’une immense conspiration contre notre nationalité qu’on veut annihiler ? Je te pensais la proie d’un simple caprice, mais je découvre à présent que tu ne sais rien, que tu ne vois rien, n’entends rien, ne sens rien ! Tous les jours ne sommes-nous pas provoqués ? Ne sommes-nous pas injuriés, outragés dans ce que nous avons de plus cher ? Voyons, Denise, sois franche, avoue au moins que tu as lu dans les feuilles publiques ennemies de ces affronts qui fouettent un sang fier comme le nôtre ! Tu as certainement entendu nos insulteurs sur des estrades publiques ! Tu n’es pas sans savoir que des pasteurs anglais prêchent sournoisement la haine contre nous ! De toutes parts on sent et l’on croit entendre monter un cri de mort contre notre race ! Eh bien ! laissons faire, ployons l’échine, comme dit Ambroise, laissons pleuvoir les coups de fouet, baissons le front sous les insultes, et alors on fera de nous tous ce qu’on fit en 1755 des pauvres Acadiens : on nous enlèvera comme un pestilentiel troupeau et l’on ira nous jeter sur quelques rivages déserts ! Denise, tu ne voudrais pas d’un tel sort ! Et si l’on t’insultait à ta face, tu frapperais l’insulteur ! Alors, que ne frappes-tu ? Car on t’insulte en insultant ta famille, ta nationalité, ta langue, ta foi, et tu as trop de cœur pour subir l’affront sans le relever, dis, Denise, dis !
Et Félicie, à demi levée sur son siège, hors d’haleine presque, toute rouge de sainte indignation, frémissante, ses yeux bleus candides devenus soudain terribles, oui, Félicie regardait ardemment Denise pour attendre sa réponse.
— Petite fille ! murmura Denise en souriant avec pitié.
Ces deux mots et ce sourire parurent atteindre Félicie comme un coup de massue : elle retomba sur la berceuse avec un soupir de découragement et se mit à pleurer, bégayant à travers ses larmes :
— Pauvre Denise, je vois trop bien, hélas ! que tu es tout à fait perdue pour nous ! Oh ! oui, je sais bien maintenant que tu ne peux pas comprendre Ambroise, de même qu’il ne peut te comprendre. Et moi-même, Denise, oui, je dois te le dire, je me demande si je te comprends encore… si nous nous comprenons…
Un lourd sanglot l’interrompit.
Denise se leva pour aller consoler la pauvre enfant.
Mais Félicie fit un geste rude comme pour éloigner d’elle cette amie qu’elle aimait, se leva avec brusquerie, sécha ses larmes de ses mains tremblantes et dit d’une voix dont l’accent dénotait un regret et un chagrin profond :
— Adieu ! pauvre Denise ! Entre toi et mon frère je n’avais cru voir qu’une barrière aisément renversable ; mais je trouve à présent un abîme qui se creusera davantage et que rien ne saura combler. Adieu ! que la bonne Vierge un jour puisse te dessiller les yeux !…
Elle ouvrit la porte violemment et courut à l’escalier.
— Félicie ! cria Denise effrayée par les paroles de son amie. Attends, Félicie, nous allons nous comprendre !
Du bas de l’escalier Félicie répliqua durement :
— Non ! non !… garde sur ton front l’outrage de nos ennemis en attendant qu’on l’essuie d’un nouvel outrage et qu’on y imprime le stigmate de l’esclavage !
— Félicie !… Félicie !… criait Denise, épouvantée.
Félicie, comme si elle eût voulu fuir celle qui l’appelait, traversa la salle de l’auberge toute déserte à ce moment et gagna la porte de sortie.
Denise était au milieu de l’escalier et disait d’une voix désespérée :
— Félicie, je veux te parler, je veux que tu m’écoutes !
L’autre venait d’entr’ouvrir la porte. À cette minute même les deux jeunes filles frémirent violemment en percevant une longue clameur au dehors.
— Écoute !… écoute !… commanda Félicie.
Les cloches de l’église carillonnaient à toute volée… Puis ce cri s’éleva sous le ciel bas et sonore :
— Les Rouges !…
Cela retentit aux oreilles des deux jeunes filles comme une alarme sanglante.
— Les Rouges !… Les Rouges !…
La clameur grandissait et faisait trembler l’espace.
— Les Rouges !… murmura Denise, livide, chancelante, agrippée à la rampe de l’escalier.
— Oui… fit d’une voix solennelle Félicie en jetant sur Denise un regard brûlant. Les Anglais !… Comprends-tu, Denise Rémillard ? Les soldats du gouvernement !… Les sbires de ceux qui nous ont bafoués, flagellés, mais que nos hommes, à leur tour, vont flageller de la belle façon ! Eh bien ! moi aussi je veux me battre pour mon pays ! Adieu ! Denise Rémillard ! Je ne sais pas si c’est toi qui as appelé ces soldats-là… mais je sais qu’il y a encore du cœur dans la poitrine des filles de la race et qu’en leurs veines coule du vrai sang !…
Elle s’élança dehors en refermant durement la porte sur elle.
Denise, rouge de honte, descendit les dernières marches de l’escalier et s’affaissa, presque inconsciente, sur un siège.
— Vive la Liberté !… rugissaient des voix tonnantes au dehors !