L’expiatrice/1

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Éditions Édouard Garand (p. 3-5).



Dédié à Melle  G. B. et L. M. N.

PREMIÈRE PARTIE

I


La directrice vit que c’était une Sœur de la Providence qui l’attendait. Par égard pour sa robe de bure, on l’avait introduite dans le grand salon qu’elle ne songeait même pas à examiner, toute pénétrée de l’affaire qui l’amenait. Afin que ses pieds touchassent terre, elle s’était assise au bord du fauteuil ; sur ses genoux reposait un énorme paquet tout à l’heure caché dans l’ampleur de la mante et l’ovale éclatant de la coiffe de lin faisait plus brun son visage aux traits forts mais réguliers.

Penchée en avant et serrant ses minces lèvres roses, la directrice pénétrait dans le salon. D’un mouvement instinctif, ses sourcils d’ailleurs tout légers se fronçaient au-dessus des yeux bleus, car elle se demandait « Que peut bien désirer celle-ci ? »…

La sœur se leva, un peu gauche, embarrassée de son paquet.

Mlle  Élisabeth Dufresne ? s’informa-t-elle.

— Elle-même, ma sœur, certifia gracieusement l’arrivante, en laissant se détendre ses traits.

— Et moi je m’appelle sœur Éloi ; mais sans doute que ce nom ne vous dit pas grand’chose ?

— Sœur Éloi ? répéta, sur un ton interrogatif, la jeune femme.

Mais sa mémoire resta muette.

— Rasseyez-vous, ma sœur, je vous en prie, reprit-elle.

Elle s’emparait en même temps, du volumineux paquet et le déposait sur un siège voisin.

Ce geste cordial acheva de mettre à son aise la bonne sœur qui raconta d’un trait :

— Je reçois beaucoup de votre cousine Mme  l’avocat Létourneau. C’est une vraie chrétienne charitable. Elle pousse même la bonté jusqu’à me permettre de lui raconter mes petits embarras, quand j’en ai, et c’est justement sur son indication que je suis venue vous trouver…

— Elle est bien bonne de s’être souvenue de moi, fit à tout hasard Mlle  Dufresne.

En réalité, elle n’écoutait que d’un quart d’attention, d’autres soucis la travaillant à son insu.

— Voyez-vous, reprenait la religieuse dont le sympathique visage s’éclairait comme d’un soleil intérieur, à mesure qu’elle parlait, voyez-vous, après que nous avons reçu des riches nous passons chez les pauvres pour donner et, quant à moi, j’ai eu longtemps dans mon quartier, la ruelle Luc ; vous ne connaissez pas ? C’est dans l’Est, au faubourg Québec, comme il y en a qui disent. Quelles sortes de gens habitent là, vous devez par exemple, vous en douter un peu : de la canaille, des paresseux, des abrutis. Il y en a qui pensent de bonne foi, que les communautés et les associations pieuses des paroisses sont obligées à eux et qu’ils nous rendent service en acceptant nos bienfaits.

Une malice pétillait au coin des clairs yeux bruns de la sœur qui leva les épaules avec indulgence.

— Oui reprit-elle, nous en rencontrons de toute espèce, dans notre vocation ; et, plus souvent qu’autrement nous faisons bien de fermer les yeux en ouvrant les mains. Mais, pour en revenir à la ruelle Luc, il y avait deux familles qui faisaient exception parmi les autres. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une et, quoique j’aie été changée de fonctions, on me permet de la revoir, de temps à autre. Pendant douze ans que je les ai visités ma chère demoiselle ! Il faut que j’y réfléchisse sérieusement pour me convaincre qu’en réalité ils ne me sont rien. Des étrangers, simplement. Je devrais plutôt dire des étrangères car cette famille ne se compose que de deux femmes : la grand’mère et sa petite-fille. Si je me suis trop attachée à elles, j’espère que le bon Dieu me le pardonnera, car ce n’était pas pour mal faire.

Elle eut un vif mouvement de sa main à sa figure et Élisabeth devina qu’elle venait de cueillir une larme à sa paupière.

— La grand’mère et sa petite-fille, redit-elle avec complaisance, le tableau s’évoquant sans doute, à ses yeux, de ses deux protégées et si vous voyiez le dénuement de cette maison : deux petites pièces, le plancher nu, les murs nus, juste les meubles indispensables… Elles sont aussi fières que la plupart des autres sont exigeants et pour ma part, je n’ai jamais pu leur faire accepter quoi que ce soit gratuitement. Nous leur apportons du vieux linge à défaire et à refaire, des bas à repriser et autres choses de ce genre et elles se morfondent à travailler pour payer « nos bontés », comme elle disent.

Je les visitais depuis longtemps déjà quand la pauvre vieille se décida à me dire un mot de son passé : elle avait vécu des jours meilleurs — je m’en doutais un peu — et c’est l’ingratitude de son fils qui l’avait ainsi amenée sur la paille, comme on dit. Elle a fini par tout me confier et je vous assure que ça serre le cœur. Elle n’est plus jeune : elle va sur ses quatre-vingt-dix ans et ses yeux s’éteignent, maintenant. Depuis quelques années déjà, elle ne pouvait plus guère se servir de ses jambes ; c’est la fin qui s’annonce, voyez-vous, et elle le comprend bien. C’est même mon idée, à moi, que ses jours sont comptés ; elle partira tout d’un coup…

— Et cette petite fille ?… interrogea machinalement Élisabeth.

La sœur lui coupa presque la parole.

— C’est elle ! s’exclama-t-elle. Pauvre petite Paule, que va-t-elle devenir ? Sa grand’mère se tourmente et avec raison. Il faut les connaître comme je les connais pour bien comprendre la situation.

Et, dans son impuissance à tout expliquer d’un mot, sœur Éloi secouait la tête en crispant l’une à l’autre ses mains désolées.

— On peut dire qu’elles sont absolument sans famille. Paule n’est jamais sortie que pour se rendre à l’église et en revenir, quelques heures chaque semaine. Elle n’a pas tout à fait seize ans et c’est une beauté !

Une pensée plutôt désobligeante vint à l’esprit d’Élisabeth : « Comme elle est entichée, cette bonne sœur ! »

— À seize ans, reprenait la narratrice, bien d’autres sont encore des enfants mais elle, c’est une femme par le sérieux et les connaissances et par la taille aussi, ce qui m’empêche de songer pour elle à l’orphelinat. Je ne la vois pas, non plus, travailler au dehors, pour l’expérience, une fillette de huit ans lui en remontrerait. Jusqu’ici, elle a vécu absolument cloîtrée avec sa grand’mère qui est d’une autre génération et que le malheur a rendue encore plus sévère qu’elle ne l’était de son naturel. Je craindrais que se voyant en liberté et avec quelque argent, elle… ne fasse des folies. C’est dangereux d’être jeune et son père était dépensier. Au moins, il lui faudrait une grande surveillance mêlée de bonté, enfin, un petit chez-elle… C’est tout cela que j’expliquais à Mme Létourneau quand elle m’a dit :

— Pourquoi n’iriez-vous pas trouver ma cousine, Élisabeth Dufresne, qui est dans l’Œuvre de la Protection des jeunes filles et qui dirige un foyer ?…

— Ah ! fit Élisabeth, soudain galvanisée. Mais oui, offrit-elle aussitôt, pourquoi ne me la confieriez-vous pas ? Nos pensionnaires sont triées sur le volet ; elles se connaissent toutes entre elles, et, en autant que la famille peut refleurir en dehors de son cadre naturel, je vous assure, ma sœur, que c’est bien dans les foyers qu’on la retrouve. Votre petite protégée est-elle instruite ? Préférait-elle les travaux manuels ou bien le travail de bureau, par exemple ?

Sœur Éloi tarda à répondre : une perplexité hésitait au coin de ses bonnes lèvres, voilait l’éclat limpide de ses yeux si jeunes.

— Mon rêve, fit-elle, ç’aurait été… Vous allez me trouver bien audacieuse, mais je pensais que vous pourriez peut-être l’occuper à la maison tout près de vous, en attendant, au moins, que sa vocation se décide. Dans un an ou deux, quand elle aura enfin vu le monde, il est probable que nous saurons à quoi nous en tenir.

— Qu’à cela ne tienne, ma sœur, dit la directrice. Certes, je puis lui trouver de l’occupation dans la maison : ce n’est pas l’ouvrage qui manque, ici. J’ai déjà adopté, ainsi, une fillette à qui je ne donnais pas de salaire mais que je traitais comme ma propre enfant. Si votre petite protégée acceptait ces conditions, je pourrais la confier à notre lingère, Mme Deslandes qui est une personne tout à fait recommandable, très bien de manières, intelligente et amie de la jeunesse. Elle aurait à lui aider et à lui être soumise. Croyez-vous qu’elle accepterait ?

— C’est moi, dit-elle, qui accepte en son nom. Alors, reprit-elle, la pauvre vieille dame pourra partir tranquille quand son heure sonnera. Comment vous remercier, mademoiselle. C’est vraiment le bon Dieu qui a inspiré Mme Létourneau.

— Vous me l’amènerez quand, cette petite Paule ? demandait Élisabeth. J’ai hâte, maintenant, de faire sa connaissance. Croyez-vous que sa grand’mère désirerait me voir, auparavant ? Ce serait tout naturel.

— La pauvreté enseigne l’humilité et je suis bien sûre que ma vieille amie ne permettrait pas que vous vous dérangiez pour aller la voir. D’ailleurs, je sais qu’elle a écrit d’avance des pages et des pages pour celle qui se chargerait de son enfant, après sa mort. Tout cela est maintenant sous enveloppe et vous pouvez être sûre que rien n’aura été oublié.

— Serais-je indiscrète en vous demandant le nom de ces dames ?

— C’est Roché, dit la Sœur. Machinalement, la directrice répéta :

— Roché…

Et, tout d’un coup, une émotion anxieuse s’empara d’elle.

— Roché, fit-elle encore une fois. Ma sœur, savez-vous si elles écrivent ce nom avec un accent aigu ou avec un r ?…

— C’est avec un accent aigu, murmura sœur Éloi soudainement émue, elle aussi.

Un rapide tressaillement avait couru sur le visage sérieux d’Élisabeth.

— N’ont-elles pas un autre nom ? demanda-t-elle, presque craintive. Mais vous ignorez, sans doute ?

— Oui, répondait sœur Éloi, très bas. Elle s’appelaient autrefois…

Mais ce fut Élisabeth qui prononça le nom. Il s’évanouit aussitôt, dans le silence de la grande pièce que baignait le jour blême d’hiver.

— Elle aura vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans ! murmura enfin Mlle Dufresne. Pauvre petite Paule ! fit-elle aussi. J’ignorais qu’il se fût marié… Ma sœur, je ne suis rien moins que leur parente, d’assez loin, toutefois : mon arrière-grand’mère Dufresne portait leur nom. Mais il y a plus : leurs cousines Rastel demeurent à deux pas d’ici ; elles vivent bien, maintenant, et ne sont pas mariées. Ce sont elles qui devraient adopter Paule. Oui, oui, il faudra que cela se fasse, quand elles s’effareraient d’abord… Pourvu qu’elles en viennent à consentir… Si, plus tard, la petite montrait de mauvais instincts, il serait toujours temps d’aviser. Pardonnez-moi, ma sœur ; je pense tout haut ; mais il faut absolument que je voie ma vieille cousine, avant son départ pour le grand voyage ; je ne la connais pas, bien que je sache toute sa malheureuse histoire. Et cette petite Paule… Pauvre mignonne, comme je vais l’aimer ! Est-elle au courant des antécédents de sa famille ?

La religieuse eut un geste de vive dénégation.

— Elle ne sait rien de rien, prononça-t-elle avec fermeté. Mais alors, je puis vous annoncer à la pauvre dame ? Quelle bonté, de votre part, mademoiselle. Vous comprenez, c’est comme pour moi…

— Oui, oui, j’irai, affirma Élisabeth.

En ce moment le timbre de la porte d’entrée retentit.

— Ce doit être ma compagne de tournée, supposa judicieusement la sœur. J’avais chargé cette bonne enfant de mes petites commissions dans le voisinage en lui disant de venir me retrouver ensuite.

Melle  Dufresne alla elle-même ouvrir. Lorsqu’elle reparut, sœur Éloi était debout et prête à s’en retourner.

— Vous me quittez déjà, ma sœur ?… J’avais installé votre grande fille dans l’autre salon.

— Je ne vous ai retenue que trop longtemps, mademoiselle ; mais le bon Dieu sait que je pars contente. Ainsi, je vais vous annoncer ? Comment vous remercier ?…

— Ma sœur, proteste Élisabeth, vous renversez les rôles : c’est moi qui, à titre de parente vous dois une immense gratitude.

Cependant, elle abandonne à sa visiteuse ses mains délicates que celle-ci serre avec effusion.

Lorsqu’elle est contente sœur Éloi éprouve le besoin de tutoyer tout le monde. Avec Élisabeth si bien et qu’elle approche pour la première fois, elle n’ose se permettre cette familiarité ; mais les paroles rentrées éclatent avec force dans ses yeux bons, si expressifs, tandis que ses mains gantées de grosse laine ne cessent de pétrir celles d’Élisabeth.

— Le bon Dieu vous le rendra, murmure enfin la servante des pauvres.

Et, déchargée par ce très sûr espoir, elle prend définitivement congé.