L’expiatrice/3

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Éditions Édouard Garand (p. 7-9).

III


Édouard et son jeune frère Jean-Louis s’apparentaient à Raymonde et à Noëlla Rastel de la même manière qu’à Élisabeth, c’est-à-dire par les Dufresne et au deuxième degré de l’échelle des cousinages. Avec leur père, les demoiselles Rastel dirigeaient une Pension pour hommes située avenue Viger, à dix minutes du Foyer d’Élisabeth.

La Pension était l’œuvre glorieuse de Raymonde, l’aînée des deux sœurs ; c’était ce qu’elle avait fait de grand, dans sa vie. Élevée dans l’oisiveté et la vie facile, fortement éprise, à dix-huit ans et près de se marier, elle avait vu son existence se briser tout d’un coup et dans la honte et la pauvreté, elle avait du suivre les siens en exil, c’est à dire à Montréal, la démocratique métropole canadienne. Là, entre un père que l’épreuve avait comme assommé, entre sa toute jeune sœur Noëlla, la confidente de son âme, et la vieille tante qui depuis cinq ans leur tenait lieu de mère, Raymonde avait regardé couler les sombres jours avec un dégoût sans cesse croissant. Elle rongeait son frein. Des projets d’abord fort vagues s’ébauchèrent dans son esprit qui, peu à peu, se précisaient, s’épuraient. L’orgueil blessé et qui ne voulait pas guérir, la soif d’agir, l’impatience de quitter cet étroit horizon l’amenaient enfin après de bien longs efforts au but recherché qui n’était pas lui-même une fin mais une sorte de point d’appui d’Archimède.

La Pension était née. Raymonde qui l’avait fondée sentait bien qu’elle en resterait l’âme dirigeante, mais elle voulut que son père en prît officiellement la charge. Très vite, les chambres se remplirent, car on offrait l’abri en même temps que le couvert. Raymonde triomphait tandis que son père semblait ressusciter à la vie. C’est à ce moment que Noëlla pensa pouvoir réaliser son rêve à elle qui était d’entrer au couvent : elle partit…

Raymonde possédait une grande énergie mais par une curieuse disposition de sa nature, il lui fallait comme soutien un faible dont le cœur fut docile et bien à elle et qu’elle eût mission de diriger, d’entraîner à sa suite et même d’encourager. Avec ce stimulant, elle se faisait fort de remporter sur tous les obstacles, mais s’il venait à manquer, c’était aussitôt sa désolante visite des papillons noirs.

Elle n’avait pas voulu contrarier, même d’une plainte, la vocation de sa sœur, mais combien ce départ de la bien-aimée cadette la déprima. On eût dit que le public, ce cruel anonyme, le sentait, car sans autre raison la vogue de la Pension diminua soudain. Les affaires se gâtèrent, et chaque mois, il y avait un déficit un peu plus considérable à enregistrer. Les mauvais jours recommençaient en des conditions autres. Sur les entrefaites, la vieille tante mourut et ce décès amenait Raymonde au point culminant de son infortune.

Deux mois après la disparition de la vieille tante, Noëlla rentrait au logis, incapable de supporter plus longtemps la vie austère qu’elle avait embrassée avec tant d’enthousiasme et dont elle devait d’ailleurs garder le regret mélancolique. Elle n’était que la demi-sœur de Raymonde et elle avait hérité de sa mère, morte de la poitrine, d’une santé fragile.

Cependant, la déveine paraissait et, la mort dans l’âme, ne sachant plus que devenir, Raymonde songeait à tout liquider, avant qu’il ne fût trop tard, lorsque sa bonne étoile la mit sur les traces d’Édouard. Bien qu’ils eussent eu assez peu souvent l’occasion de se fréquenter, ils se connaissaient, pour ainsi dire, depuis toujours et Raymonde avait bien saisi cette nature compliquée d’Édouard. Pour cette raison, elle ne se dissimulait pas le côté hasardeux de son entreprise, mais, depuis que Noëlla était revenue, la confiance de nouveau jaillissait de son âme.

Elle se rendit donc au boulevard St-Joseph, chercha le numéro qu’on lui avait donné, le trouva dans les parages d’Outremont et, le cœur bouillonnant d’ardeur, se fit introduire auprès de son cousin. Naturellement la chose n’alla point toute seule, Raymonde dut batailler, discuter, revenir à la charge. Pour réduire à néant des objections dangereuses par leur inconsistance même, elle déploya toutes les ressources de son esprit coloré et, finalement, elle l’emportait.

Elle-même restait tout étourdie de sa victoire mais le plus merveilleux fut qu’elle la continua car Édouard avait la réputation, d’un incorrigible bohème. Difficile à vivre entiché d’indépendance, ombrageux et irascible, le seul fait de voir ses habitudes connues et classées le froissait. Éminemment orgueilleux et sensible au même degré il était d’une susceptibilité unique qui lui rendait quasi impossible la vie de société.

Lui aussi s’était attaché à un cadet dont il n’eût point souffert d’être séparé : c’était Jean-Louis qui commençait alors ses études de droit. Les deux frères avaient en outre quatre sœurs, mais Édouard, qui par ailleurs méprisait en bloc toutes les femmes les fréquentait peu, l’une d’elles exceptée, chez qui il passait les mois d’été, au bord de la mer.

Après l’arrivée des deux frères la vogue avait repris durable cette fois, et, grâce à un travail d’élimination stricte, Raymonde gagnait bientôt à sa maison une réputation non seulement de correction extrême mais encore de haut ton, ce qu’elle avait justement rêvé, dès le début. Elle put croire que l’ère des soucis était close enfin. La Pension, en tant qu’immeuble ne leur appartenait point et ils s’étaient engagés à la rendre dans un certain nombre d’années, dès le moment que le propriétaire en exprimerait la volonté, mais Raymonde ne voyait point que cette clause du contrat fût de nature à contrarier leur marche en avant.

C’était un vieil ami de leur famille, Joseph Wilson, un Canadien au nom anglais, qui les avait installés là. Lorsque Raymonde s’était présentée à Joseph Wilson alors qu’elle « marchait » pour son affaire, ce vieillard venait d’accepter la tutelle de trois petits-fils qu’il prenait chez lui, pour plus de commodité, mais à qui il désirait conserver leur maison de famille. Cette maison, il l’avait offerte à Raymonde, aux trois quarts meublée et avec des facilités de paiement très grandes. Aussi, chez les Rastel regardait-on ce généreux comme le premier bienfaiteur de la famille.

Grâce à lui, Raymonde attendait désormais l’avenir avec le même sourire brave à peine moins provoquant qu’à l’époque de sa jeunesse comblée.

 

Les funérailles de la grand’mère de Paule eurent lieu le surlendemain de la visite d’Élisabeth. Cette dernière se fît un devoir d’y assister, en compagnie de l’une de ses sœurs, Louisette, et de la fidèle Deslandes. La veille elle avait pu se rendre ruelle Luc et, y ayant trouvé sœur Éloi, elle avait longuement conféré avec elle. La religieuse avait profité de cette rencontre pour remettre à Mlle Dufresne les papiers de la défunte, le seul héritage matériel que laissait la vieille dame. L’enveloppe la plus volumineuse devait être rendue à Paule lorsque la jeune fille aurait à peu près dix-sept ans ; sœur Éloi en avait été primitivement la dépositaire, mais elle prenait sur elle de tout remettre à Élisabeth. L’autre papier était une simple lettre de remerciement émaillée de pressantes et minutieuses recommandations à celle qui se chargerait de l’enfant.

La nouvelle protectrice de Paule la lut avec autant de respect que d’émotion et, résolue à la prendre pour fil conducteur dans ses rapports futurs avec la jeune fille, elle la déposa dans un endroit sûr, parmi ses souvenirs les plus précieux.

Il fit un froid terrible, le jour de l’enterrement. Accoutumée à la vie claustrée et d’ailleurs brisée d’émotion, Paule grelottait dans le traîneau qui l’emmenait vers le cimetière de la montagne. Elle portait cependant une jaquette assez épaisse et elle avait même une fourrure sur ses épaules, la première fourrure qui fût en sa possession ; Louisette la lui avait apportée, le matin même. C’était une collerette en chat sauvage, peut-être un peu démodée mais qui n’entamait point, pour cela, la fière beauté de la jeune fille.

Cet étonnant voyage de la ville au cimetière puis du cimetière à la ville sous l’étreinte du froid, au son étrange des grelots et en compagnie d’inconnues qui s’emparaient pour ainsi dire d’elle devait synthétiser pour Paule, la tristesse de ces derniers jours. Le glas de son enfance protégée venait de sonner.

Rien, jamais, ne put altérer chez elle le souvenir glacé de ce jour.

Au Foyer, on lui prodigua tendresse et bons soins. Après l’avoir réchauffée et l’avoir forcée de prendre un repas substantiel, Élisabeth la confia à sa sœur, elle-même devant incessamment retourner à ses occupations. La gentille Louisette qui était une familière du Foyer, conduisit Paule à la chambre provisoirement mise à sa disposition, et, toute grave dans son rôle de consolatrice, étonnée aussi du stoïcisme de l’orpheline elle lui aida à s’installer, puis, tant bien que mal, elle causa avec elle jusque vers la fin de l’après-midi, alors qu’elle s’excusa de devoir la quitter. La famille était encore nombreuse, chez Louisette : cinq garçons et, pour lui aider, la vieille maman n’avait plus que cette dernière fille.

Restée seule. Paule s’agenouilla sur le prélart aux tons clairs et, bien qu’elle se sentît affreusement lasse, comme chaque soir, elle récita sa prière et son chapelet en entier. Puis, elle quitta sa robe noire, revêtit le blanc vêtement que Louisette avait déplié, à son intention et bientôt, caressée par les draps frais, elle s’endormit.

Dans son sommeil, elle se sentait emportée d’un mouvement glisseur sur une longue route enneigée ; des femmes l’entouraient qui lui jetaient des regards furtifs et troublants tandis que, sur ses genoux, sa grand’mère reposait, couchée et légère comme un être immatériel. Enfin, dans l’air pur, s’égrenait la claire mélopée des grelots et Paule avait hâte, grand’hâte d’être rendue ; il lui semblait même qu’elle n’arriverait pas à temps et cette crainte l’accablait d’un désespoir lourd.