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L’expiatrice/5

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Éditions Édouard Garand (p. 11-13).

V


Un après-midi de cet automne-là, Paule remplaçait la portière, ce qui arrivait quelquefois et, installée près de la table au milieu de la salle de récréation elle reprisait des serviettes quand la porte de la rue s’ouvrit, livrant passage à deux dames fort élégantes. La jeune fille se sentit aussitôt effleurée d’un double regard étonné ; elle ne sut si on rendait inconsciemment hommage à sa beauté ou si les arrivantes reconnaissaient s’être fourvoyées car le Foyer avait deux entrées, sur la rue du Champ-de-Mars et seules les habituées de la maison usaient ordinairement de cette porte par où venaient de s’introduire les visiteuses.

Mais avant qu’elle eût eu le temps de risquer une question, celle qui paraissait l’aînée s’informa, d’un ton très gracieux :

— Je suppose que Mlle Dufresne est chez elle ?

— Probablement, répondit Paule. Si vous voulez vous asseoir, mesdames, je vais m’en assurer.

— Oh ! elle doit y être car elle a été prévenue de notre visite. Nous avons téléphoné…

— Nous n’en sommes pas à notre première incursion chez votre directrice, ajouta la cadette avec un sourire.

Et l’aînée de plus en plus aimable :

— Si nous vous avons questionnée, mademoiselle, c’était surtout pour le plaisir de vous adresser la parole. Vous êtes sans doute pensionnaire, ici ?

Paule eut un petit geste de dénégation.

— Je fais partie du personnel, renseigna-t-elle.

— Tiens…

— Vraiment ?

Et, prenant congé d’un signe de tête, elles se dirigèrent vers la chambre d’Élisabeth, vide pour l’instant. Mais la porte en était entrouverte, et sans timidité aucune, les visiteuses entrèrent et s’installèrent l’une près de l’autre, sur le divan.

Ce fut dans cette position que les trouva Élisabeth qui, survenant bientôt, s’excusa de les avoir fait attendre.

— Ma chère, il n’y a pas d’offense, assura Raymonde, l’aînée.

Et Noëlla qui avec un teint mat et de grands yeux noirs et ardents portait un casque de cheveux sombres, s’empressa de demander ;

— Savez-vous de quoi, ou plutôt de qui nous causions ?

— Assurément non, répondit sa cousine. Je ne suis pas une fée.

— Je l’espère bien que vous n’êtes pas une fée, releva Raymonde, avec une moue puérile. Fée… Il ne manquerait plus que cela. Est-ce que vous ne vous jugez pas déjà suffisamment au-dessus de nous, par le temps qui court ?…

Et indignée, elle secouait le gland de son écharpe.

Cependant, Noëlla brûlait de se renseigner ; elle était née grave et enthousiaste et elle n’eût pas su, comme sa sœur, tempérer l’expression de ses sentiments, sous des comédies d’enfantillage.

— Élisabeth déclara-t-elle, nous venons de voir dans la salle une beauté blonde aux yeux foncés qui prétend faire partie de votre personnel. Où donc l’avez-vous prise ? Nous avons bien vu sur la table, à côté, un peloton de fil et quelque chose comme des serviettes ; est-ce donc en ravaudant qu’elle a acquis ce langage distingué et ces manières de grande dame ?

Élisabeth comprit que l’heure était venue et son cœur s’affola un peu. Serrant ses lèvres minces toutes pareilles à celles de Raymonde elle baissa les paupières et commença par se recueillir. Elle hésitait sur les mots à prononcer.

Enfin, relevant les yeux et avançant son petit menton volontaire :

— C’est Paule que vous avez vue, dit-elle avec ce sérieux qui lui faisait articuler à fond chaque syllabe.

— Paule qui ? ma chère, s’il n’y a pas d’indiscrétion.

— Paule Roché. Ce nom ne vous dit-il rien ?

Elle le leur épela alors et, se redressant, Raymonde retrouva comme par enchantement la dignité de son âge.

— Mais… commença-t-elle.

Comme ses moues d’enfant gâté, cela aussi, c’était une habitude. Les surprises de Raymonde Rastel commençaient toujours par un mais bref qui lui donnait le temps de se ressaisir ; car elle était belle joueuse, sous sa grâce féminine, et indomptable en ses sentiments.

— Que voulez-vous dire ? balbutia-t-elle.

Toute frêle devant elles deux avec sa coiffure trop simple et son col toujours tendu en avant, Élisabeth répliqua le plus tranquillement du monde.

— J’entends qu’elle est la fille de Norbert. Sa grand’mère vient de mourir et comme il ne se trouvait personne pour veiller sur elle, je l’ai adoptée en attendant…

— En attendant quoi ? risqua Noëlla partagée entre divers sentiments tous plus pénibles les uns que les autres.

— En attendant que vous vous en chargiez vous-mêmes. Car c’est à vous qu’elle revient de droit. Vous avez pu voir comment sa grand’mère l’a élevée ; vous auriez du plaisir à achever son éducation. Moi, je suis trop prise pour la suivre pas à pas, comme il conviendrait. Et puis, j’ai peur qu’elle n’en vienne à se dégoûter de ses humbles occupations du moment. Elle est traitée ici comme l’enfant de la maison et elle ne reçoit pas de salaire. Mais il n’est pas possible qu’elle passe toute sa vie à la lingerie. Je ne la vois pas, non plus, gagnant sa vie au-dehors. Voyez-vous, ce n’est pas cela !… Paule est une nature exquise…

— Assez ! commanda Raymonde qui était devenue livide et dont le front s’empourprait, par moment. Je vous prierais, Élisabeth, d’avoir autant de considération pour nous que vous en avez pour cette fille exquise. Elle me paraît en tous cas, fort habile dans l’art d’enjôler. De qui est-elle née ? Connaissez-vous sa mère, en admettant qu’elle soit bien la fille de celui que vous dites ?

— Il est allé la chercher très loin, fit la jeune femme, ou plutôt il l’a rencontré au hasard de ses pérégrinations : C’était une simple petite maîtresse d’école mais à l’âme et au nom sans tache.

— Assez ! ordonna encore une fois l’irréductible Raymonde. Je crains, ma chère, qu’étant donnée votre périlleuse vocation, votre maison ne suffise bientôt plus à loger toutes les aventurières qu’on vous recommandera.

À cette allusion cavalière faite à sa vocation, un rapide tressaillement avait passé sur le visage de la grande amie de Paule.

— Lorsqu’elle aura dix-sept ans, reprit-elle cependant de sa voix toujours égale et discrète, je dois lui remettre ses papiers de famille, car présentement, elle ignore l’histoire des siens. Elle n’a jamais connu que sa grand’mère. Imaginez-vous sa douleur lorsqu’elle apprendra ? Pour moi, j’en tremble et je rêve, oui je rêve de la voir entourée de sœurs maternelles qui lui disent : « Pauvre petite, nous partageons ton chagrin ; nous aussi nous sommes victimes ; nous nous consolerons mutuellement »…

— Ce serait en effet charmant, au moins pour elle, admit Raymonde. Quant à nous, Élisabeth laissez-nous vous dire que nous ne sollicitons pas d’autres consolations que l’oubli.

Toute crispée, haletante, elle défiait du regard sa cousine et elle eût aimé griffer, faire mal, pouvoir décharger sur quelqu’un sa colère, car elle avait atrocement souffert par cet homme dont Élisabeth prétendait lui imposer la fille.

Mlle Dufresne songea. « Oui, ce serait votre devoir à vous surtout, Raymonde, de vous rapprocher de cette enfant. En même temps que vous adouciriez son existence, elle-même enrichirait la vôtre. Je sais qu’il y a, dans votre vie, un vide que rien n’a pu combler encore.

Elle n’eut pas le loisir d’exprimer cette pensée : redoutant quelque choc irréparable, la douce Noëlla intervenait.

— Je vous en prie, Élisabeth, supplia-t-elle, laissons ce sujet. Ma pauvre sœur est en train de vous apprendre qu’elle se monte facilement. C’était une défaut caché. Nous avons d’ailleurs tout juste le temps de vous soumettre notre projet. Car nous étions venues pour une invitation ce qui ne vous surprend pas : encore une randonnée en auto et, cette fois nous n’admettons pas de refus. De toute nécessité, il faut que vous soyez des nôtres.

 

La portière ayant repris son poste, Paule s’en retournait à la lingerie lorsqu’elle se trouva soudain en face des élégantes de tout à l’heure qui sortaient de chez sa grande amie. Le sourire qui était monté aux lèvres de la jeune fille se figea aussitôt. On la saluait très froidement et la plus jeune des deux visiteuses paraissait vouloir se dissimuler dans la chambre qu’elle n’avait pas encore quittée.

L’enfant ne put se retenir de trouver un peu cruelle la volte-face. Mais ne sachant même pas quelle affaire peut-être épineuse avait amené ces dames chez la directrice, non seulement elle s’abstint de juger, mais, d’une prompte décision, elle chassa aussitôt l’incident de sa mémoire.