L’héritage maudit/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
, o. f. m.
La Tempérance (p. 24-28).

IV

Mademoiselle Céline,

Il m’a paru que cette journée du 1er de l’an serait moins ennuyante si je mettais la main à la plume, pour vous faire assavoir de mes nouvelles qui sont très bonnes, en espérant que la présente vous trouvera de même. Je vous souhaite une bonne année, tous vos désirs accomplis, avec le paradis à la fin de vos jours. Je pense que ces vœux vous seront agréables autant que j’ai du plaisir à vous les marquer. Si c’était un effet de votre bonté, de souhaiter la pareille à M. Larrivée et aussi à Mamselle Mérance.

Je puis vous assurer que c’est la première année que le temps me semble si long. Il me paraît qu’il y a une cité de temps que nous avons veillé ensemble à la Sainte-Catherine chez vous. Si je n’ai pas d’avarie, je compte bien prendre le bord de chez nous, à la fonte des neiges. En attendant ce beau jour, et de peur que ma lettre vous tanne, je m’arrête en vous disant au plaisir de vous revoir.

Celui qui pense à vous,
 Cyprien Lachance.
Chantiers Simpson,
 Lac Supérieur.
1er janvier 189..

Cette lettre, écrite comme on le voit, le premier de l’an, ne parvint à Céline qu’au mois de mars, alors qu’un événement douloureux venait de bouleverser sa vie.

Racontons brièvement ce qui s’était passé.

Après le départ de Cyprien, le père Braise s’était aperçu que Céline devenait plus songeuse, s’arrêtait souvent au milieu de ses refrains, les yeux mi-clos, pour regarder là-bas, loin, loin… S’il lui demandait brusquement : « À quoi penses-tu Céline ? » elle répondait en rougissant : « je ne pense à rien, papa. » Or il est difficile de cacher un tendre penchant ; il y faut une habileté très compliquée que ne possédait pas l’âme franche et ingénue de Céline. D’ailleurs, le père Braise savait bien à quoi pensent les jeunes filles qui ne pensent à rien. Une chanson a rendu le secret assez notoire. Cependant il feignait de l’ignorer, hochait la tête et tournait le dos.

Lorsque les fêtes arrivèrent, il n’y eût pas dans la paroisse de garçon plus enragé que lui pour courir les veillées. Céline en était toute joyeuse.

Mérance, qui devait bien comprendre pourtant le sens de cette activité garçonnesque, ne cachait pas sa surprise :

— Tu sens ton coup de mort, Braise, disait-elle, ça pas d’allure à ton âge.

— Gageons que tu veux venir aussi toi, répondait-il en la regardant de travers.

— Jour du pays ! ça serait bien l’estèque, par exemple !

Pendant un mois, ce ne fut qu’après-midis de cartes, brelans de pommes, repas et veillées. On aurait dit que le père Braise avait fait le vœu de faire connaître sa fille à tous les garçons de la paroisse et d’ailleurs. Au fond, il regrettait la pâle espérance donnée à Cyprien. De nouvelles connaissances pouvaient permettre à Céline de montrer des préférences dont il saurait bien tirer parti pour se libérer de sa demi promesse.

Les fêtes passèrent, et le calme revint à la maison. Vers la fin de janvier, le père Braise qui avait repris son train ordinaire de vie, se rendit au bois, et bûcha toute la journée comme un jeune homme, malgré les avertissements répétés de France qui lui recommandait la modération. Lorsqu’ils eurent terminé leur tâche du jour, ils reprirent, assis sur leurs voyages de bûches, le chemin de la maison. C’était au moins deux heures de trajet, à travers « la pelée » presque sans horizon, où le vent de mordais chassant la poudrerie à ras-de-terre, les vrillait jusqu’aux os. Le père Braise se sentant engourdir par le froid, descendit aussitôt de voiture pour accélérer par la marche la circulation du sang. Mais les chevaux, toujours plus alertes au retour, marchaient trop vite pour ses vieilles jambes, et il dut remonter sur son voyage de bois. Tout inquiet, France enveloppa son maitre, du mieux qu’il put, dans son propre paletot, et, c’est tout grelottant et tout raidi, qu’il arriva à la maison. En les voyant ouvrir la porte, Mérance s’écria :

— Jour du pays ! quelque avarie, je gagerais ?

France rassura la bonne vieille en disant qu’une ponce à l’eau chaude et au sel le remettrait sur pied dans une heure. Tout au contraire, cela n’y fit rien. Après une nuit blanche que Céline et Mérance passèrent à entourer le malade de draps chauffés, France courut au médecin qui diagnostiqua une pulmonie aiguë et donna les soins en conséquence.

Après les premières journées où elle suivit son cours ordinaire, la maladie se compliqua d’une méningite. Le médecin crut devoir avertir Mérance, qu’à l’âge du père Braise, il était prudent d’appeler le prêtre. Le père Braise était condamné. Le vieillard reçut avec piété et résignation les derniers sacrements et mourut comme il avait vécu ; en homme de bien. C’était le 22 février.

Nous ne dirons pas la douleur de Céline et de Mérance. Nous signalerons seulement le concours immense de personnes qui accoururent aux funérailles, de tous les coins du comté ; preuves non équivoques de l’estime et de la vénération dont jouissait Ambroise Larrivée.

L’ouverture du testament qui se fit le lendemain, n’apprit rien à personne, car le père Braise n’avait jamais caché ses intentions. Outre une somme rondelette destinée à faire célébrer des messes pour le repos de son âme, le testateur assignait une forte rente à sa sœur Mérance. Quant au bien, il revenait aux enfants de Céline ; celle-ci n’en pouvait avoir que la jouissance et l’usufruit, sa vie durant.

Les parents réunis furent tous d’accord de mettre le bien à ferme, en attendant que Céline put en prendre possession par son mariage.

Les choses en étaient là, lorsque le 10 mai, Cyprien arriva des chantiers.