L’hôpital public d’Ottawa

La bibliothèque libre.
Syndicat des œuvres sociales (p. Couv-23).

JULES TREMBLAY

L’Hôpital public
d’Ottawa

(rue Water)

1921
SYNDICAT DES ŒUVRES SOCIALES
OTTAWA

AVANT-PROPOS



L’autorité diocésaine d’Ottawa a daigné accorder son haut patronage à la campagne, commencée le 6 décembre 1920 et terminée le 13, pour constituer un fonds de construction et d’équipement à l’Hôpital public d’Ottawa (rue Water). La campagne a rapporté $146,146.50. Elle doit reprendre en février prochain, afin de permettre à l’Hôpital d’atteindre son objectif de $300,000, nécessaire à l’exécution des travaux indispensables d’agrandissement.

L’Hôpital prie tous ses amis de lire la conférence que M. Jules Tremblay, secrétaire actif de la campagne, donnait le 20 décembre à l’Institut canadien-français. Ils reconnaîtront l’utilité publique de notre institution, et apprendront à mieux aimer une œuvre qui s’est obscurément poursuivie, depuis trois quarts de siècle, dans des conditions parfois très difficiles.

D’avance nos remerciements sont acquis à ceux qui voudront aider notre initiative.

Sœur St-Félix-de-Valois,
Supérieure de l’Hôpital.


21 décembre, 1920

Notre hôpital public vient de faire appel au sens pratique des populations auxquelles il rend gratuitement service depuis soixante-seize ans. Ses proportions, son personnel, son outillage, tout cela n’équilibre pas les aptitudes à faire le bien, et les exigences du bien qui reste à faire. Le temps est venu d’agrandir la superficie utilisable, d’augmenter le nombre des internes et des infirmières, de perfectionner les accessoires indispensables ; l’heure est arrivée de donner à la maison l’appoint des découvertes scientifiques dernières, et d’assurer par ce moyen l’excellence de la desserte hospitalière aux deux cents et quelques mille habitants de la région, qui ont droit d’attendre, d’un hôpital public, la sécurité la plus parfaite dans le traitement des maladies.

Après deux mois de repos, les solliciteurs reprendront, en février prochain, la campagne active qui se prorogeait le lundi soir 13 décembre.

C’est la première fois que l’institution demande du secours, et il convient d’examiner comment elle a pu se soutenir si longtemps sans l’intervention efficace des pouvoirs publics, ou du moins sans l’appui immédiat de ses ressortissants.

Le traitement des malades étrangers sous un même toit est une œuvre essentiellement chrétienne. Le paganisme n’a jamais connu l’hôpital. Il faut attendre le quatrième siècle pour trouver un abri exclusivement destiné à ceux que l’Église appelle « les membres souffrants du Christ ». Constantin, suivant l’exemple des évêques de Rome, fonde des hôpitaux, une fois établi dans sa nouvelle capitale du Levant. Julien l’Apostat essaye d’imiter plus tard les disciples de Jésus, et il crée des refuges « où l’on pourra faire pour les païens ce que les chrétiens font pour tous. » Puis, l’hôpital déborde ses premières frontières ; il s’intronise dans les Gaules, traverse le Rhin, passe la Manche, et bientôt l’Occident et l’Orient se couvrent d’hôpitaux. À Paris, à Lyon, à Tonnerre, dans tous les centres populeux de l’Europe, l’Hôtel-Dieu nous dit ce que le moyen âge, le XIIIe siècle surtout, fait pour les malades et pour les blessés. D’ailleurs, les vastes léproseries surgissent des Croisades, et depuis lors l’hôpital public synchronise son évolution avec celle de la médecine elle-même.

Au Canada, l’hôpital date du XVIIe siècle. La duchesse d’Aiguillon fonde l’Hôtel-Dieu de Québec en 1637 ; Jeanne Mance fonde l’Hôtel-Dieu de Montréal cinq ans plus tard. Cent ans après la vénérable mère d’Youville établira sa communauté des Sœurs Grises, qui à son tour multipliera ses filiales dans toutes les parties de l’Amérique du Nord, et notamment à Ottawa.

L’institution qui nous intéresse plus particulièrement — l’hôpital de la rue Water, comme tout le monde l’appelle — doit son existence au zèle indéfectible d’une petite sœur de vingt-sept ans, Élisabeth Bruyère, laquelle naquit à l’Assomption le 19 mars 1818, et mourut ici même le 5 avril 1875. Elle fut l’instrument des volontés divines dans la mission pénible qui allait donner à notre ville tant d’héroïnes de la charité pure et simple. Élisabeth Bruyère est connue partout sous le nom de Mère Bruyère, et jamais peut-être les pauvres et les infirmes n’ont prononcé ce nom de Mère avec plus d’affection douce qu’en parlant de Mère Bruyère.

Sœur Bruyère est fondatrice de l’hôpital public d’Ottawa ; elle est aussi la fondatrice et la première supérieure de la maison des Sœurs Grises à Bytown, comme elle est la première supérieure de l’Institut des Sœurs Grises de la Croix, lorsque 1854 amène la séparation des couvents de Montréal et d’Ottawa.

Si nous voulons relever avec précision le terrain que nous allons parcourir, il nous faut tout d’abord poser quelques repères. À l’automne de 1844, le village de Bytown accuse deux établissements distincts, dont les habitants sont groupés à quelque distance de chaque côté du canal Rideau, entre la rivière de ce nom et les chutes de la Chaudière. Ici, la population stable est de quatre mille âmes environ, mais elle s’augmente d’une foule flottante et bigarrée. Depuis 1819, les travaux du canal ont attiré vers les pays d’En-Haut les exodes de l’Est, et l’on est accouru faire commerce avec les ouvriers de toute origine et de toute catégorie employés aux besognes variées que le génie militaire exige. Dès l’ouverture de la navigation entre le Saint-Laurent et l’Outaouais, tout ce monde se prend au piège des affaires profitables, et bientôt, un peu tous les jours, des bandes de négociants, de colporteurs, remontent avec les bûcherons, flotteurs, forestiers quelconques, et offrent aux itinérants de la forêt l’hôtellerie, la pension, l’habillement, les denrées indispensables, comme ils apportent l’intempérance querelleuse et l’ambition processive. Inutile d’insister sur le répertoire aromatisé des liquides sensés utiles et des breuvages réputés agréables, qui usurpent dans ce milieu peu regardant le nom de whiskey. Voilà pour les gens et pour la bonne bouche.

Quant à la topographie, disons que la Haute-Ville et la Basse-Ville sont complètement séparées. Le pont des Sapeurs, jeté sur le canal, réunit bien les deux rives, sans doute, mais de la rue Sussex à la rue Elgin, le bois règne — c’est une borne géographique dont la persistance se remarque aujourd’hui, malgré l’élargissement du point de jonction, malgré l’abattage des arbres d’autrefois.

La Colline du Parlement était un bocage taché çà et là de rares cabanes, et qui descendait jusqu’à l’arrière de notre hôtel Russell, où passait un chemin de raccordement entre les îlots de l’Est et de l’Ouest. Plus bas, c’était la savane.

Les routes, ou du moins ce qu’on appelait fort généreusement ainsi, se manifestaient dans des successions vertigineuses de buttes de sable et de trous de vase dans lesquels les barouches s’engloutissaient amoureusement. Au dire des chroniqueurs du temps, il n’y avait pas un seul trottoir dans la région avant que Bytown eût obtenu sa charte de ville, en 1847.

La Basse-Ville proprement dite comprenait des maisons de commerce et d’habitation échelonnées le long des rues Rideau et Sussex, et des quelques rues transversales qui trouaient les marécages du Marché By et des environs, et allaient se perdre dans le ruisseau de la rue King, en plein bois.

À cette époque aussi, Bytown était un rendez-vous crapulard, dont le cosmopolitisme s’accusait dans la mine des gens autant que dans le langage. C’était le « mi-chemin » entre le Haut-Canada et le Bas-Canada, et le « halfway-house » a toujours eu une signification précise pour les voyageurs de tous les pays. Les plus perspicaces voyaient avec angoisse le dérèglement des mœurs et l’absence totale d’hygiène. Pour sa part surtout, le Père Telmon, de la mission oblate établie rue Saint-Patrice, comprenait le danger social de Bytown, et il désirait ardemment une réforme, qu’il ne pouvait pas poursuivre seul. Ses représentations aux autorités sont navrantes. Leur effet ne tarde pas, cependant, car dès l’automne de cette année 1844, le Coadjuteur de Kingston, Mgr  Phelan, se rend à Montréal chez les Sœurs Grises, et demande des religieuses pour enseigner les enfants, civiliser les parents, et soigner les malades. L’entreprise n’est pas des plus encourageantes. Il faut des abnégations résolues, des volontés fermes, des vocations évidentes. Pour les trouver, Mgr  de Régiopolis prend le chemin le plus court, celui de la vérité claire et nue : il explique franchement les difficultés et les épreuves immensurables qui attendent les volontaires. Il n’y a pas d’argent, pas de logement convenable ; il n’y a guère de familles bien disposées en dehors de la Basse-Ville et, par-dessus tout, la police est nulle. Comme salaire, le prélat offre la misère, et l’ingratitude probable des soulagés. Ces promesses suffisent, et toutes les béguines veulent embrasser l’apostolat nouveau. Il faut tout de même faire un choix, et les sœurs Bruyère, Thibodeau, Charlebois et Howard s’inscrivent sans hésiter pour la passion difficultueuse qui ouvre devant elles ses avenues de souffrance.

Le 19 février 1845, cinq mois plus tard, les quatre religieuses quittaient Montréal pour Bytown sous la conduite du Père Telmon. Elles avaient passé la journée précédente en prières, et le matin même de leur départ, elles avaient demandé à la communion la force qui vient du Ciel. Aux petites heures, elles étaient déjà en route.

Que dire du voyage ! Ne songeons pas au chemin de fer : il est encore à l’état de projet lorsque les missionnaires partent. L’hiver était changeant. Une journée de froid intense suivait une journée d’averses torrentielles. Les routes étaient défoncées. La boue se mêlait avec la neige. Les ornières buvaient littéralement les roues et les patins. Les baissières se transformaient en lacs et cachaient mille dangers.

Après trente-quatre heures de roulis et de tangage dans leur voiture hippomobile, les voyageuses arrivaient à la hauteur des carrières Marier, tout près du cimetière Notre-Dame d’aujourd’hui. La pluie battait de plus belle. Les chevaux tiraient à grande peine. Les esprits, humainement, devaient être abattus ; la perspective d’entrer dans une localité indifférente, peut-être hostile, n’était pas propre à remonter les courages. Tout à coup, les religieuses virent s’avancer à leur rencontre, à travers l’arcature effeuillée des arbres bordant les lacets courbes du chemin, un cortège étrange de véhicules et de piétons.

Combien cette journée du 20 février 1845 reste mémorable dans l’histoire de notre ville ! Ce cortège, c’est la foule — toutes les races et toutes les croyances qui se donnent une fois la main pour saluer les hérauts de la paix et de la consolation. Il y a là le révérend Spence, pasteur de l’église presbytérienne écossaise ; le Père Molloy, desservant de la population irlandaise catholique ; un jeune homme qui doit peu après s’appeler le chevalier Heney, un autre qui devient en 1847 maire de Bytown, M. Turgeon. Jamais mosaïque d’équipages, de costumes, de langage, de physionomies, n’a été mieux marquée au Canada, et pour une cause plus noble.

Malgré l’averse, on échangea les salutations les plus joyeuses, comme bien on pense, et les quatre-vingts voitures qui s’étaient portées au devant des sœurs, reprirent leur trajet vers le village, pendant que les piétons, nombreux, resserraient leurs rangs dans la neige fondue et la glaise délayée, pour faire conduite aux messagères de l’aurore nouvelle.

Quiconque venait de Montréal à Bytown, suivait le chemin actuel. Une fois la rivière des Rideaux franchie, on gravissait le raidillon taillé en pleine glaise entre deux buttes de sable, puis on longeait les cimetières, qui occupaient l’emplacement actuel du parc Macdonald. La route dégringolait ensuite en montagnes russes jusqu’au marais élargi croupissant entre les rues Nelson et Cumberland, et qu’on passait sur des falourdes. Partout des arbres, partout le bois, partout la désolation d’un terrain fangeux sous la neige liquéfiée.

Les rares maisons de la rue Rideau et de la rue Sussex étaient pavoisées, ce jour-là du 20 février 1845. Les cinq voyageurs, courbaturés, trempés mais heureux, passèrent au milieu des ovations, et furent convoyés jusqu’à la petite chapelle de la rue Saint-Patrice, où il y eut cérémonie d’actions de grâces. La bonne religieuse qui raconte l’office dans les Annales, nous assure que les voix étaient mouillées de larmes.

Il était à cette heure trop tard pour trouver un logement aux arrivantes, mais les Oblats cédèrent de grand cœur leur petite habitation voisine, et ils furent à leur tour séparément hébergés chez les fidèles des environs.

Le lendemain, 21 février, Sœur Bruyère prenait la direction de la communauté naissante, et trouvait un gîte temporaire tout près de l’endroit où l’hôpital allait bientôt s’ouvrir. Sans perdre un moment, on commençait les classes le 24 février, dans un hangar attenant au logement. Quinze jours plus tard l’habitation était prête, et les sœurs pouvaient conduire de front l’enseignement, le soin des malades à domicile, et la visite des indigents.

La salubrité publique n’était pas la vertu dominante de Bytown ; les religieuses le reconnurent impérativement, et durent accepter la lourde obligation de donner asile aux malades les plus nécessiteux. Le Père Telmon joua ici le rôle du bon Samaritain. Il entendit le cri des blessés et des mourants, et sa résolution fut incessamment prise. Au coût de $60, il acquit pour les sœurs deux petites maisons de bois voisines du logement des Oblats. Le cessionnaire, M. Lavoie, activa les travaux urgents de réfection, et dès le deuxième mois d’attente, il remit aux religieuses la clef de ce palais, qui couvrait bien une superficie de dix-huit pieds sur vingt-quatre. L’hôpital était fondé. L’hôpital allait s’ouvrir.

Fixons l’emplacement de ces constructions historiques. La première maison que les Sœurs Grises habitèrent à Bytown est aujourd’hui remplacée par une construction en béton où la Chorale de la Basilique fait ses répétitions, tout à côté de l’Archevêché. Le logement des Oblats se trouvait à droite, en descendant vers la rue Dalhousie ; la chapelle venait ensuite, dans la construction plus vaste qui porte aujourd’hui les nos 165 et 167 de la rue Saint-Patrice. L’hôpital proprement dit se trouvait là où se dresse la demeure du docteur Lorenzo-J. Lamy, no  169 de la rue. Les deux petites maisons blanches qui se remarquent de nos jours entre le domicile du docteur Lamy et la salle de la Chorale, et qui ont abrité le cloître du Précieux-Sang, sont les bâtiments, restaurés, où les Sœurs Grises passèrent les premières années de leur séjour ici.

Ceux qui réclament le pittoresque dans toutes les actions des religieuses fondatrices, sont un peu trompés s’ils le cherchent dans l’installation même des sœurs chez elles. Ces hospitalières sont comme les autres femmes. On imagine en vain l’auréole sur leur front, ou la dévotion ostentatoire que le public semble désirer pour les débuts de toute œuvre de charité. Le premier repas des Sœurs Grises nous fait penser aux déménagements traditionnels de mai. Une porte abandonnée sert de table ; des chevalets de menuisier la soutiennent. C’est là la partie visible des commencements. Cependant, la vie intérieure intense de ces âmes d’élite échappe à l’analyse.

Avant d’étudier en détail l’évolution si intéressante de l’hôpital, demandons-nous ce qu’étaient les deux esprits dirigeants du petit groupe monastique.

Pour comprendre un peu la mentalité de ces deux femmes, il n’est qu’un moyen : attribuer à la foi religieuse intense, à la vocation acceptée, la force de caractère et la grandeur d’âme qui se constatent dans chaque page de leur biographie. Élisabeth Bruyère naquit à l’Assomption le 19 mars 1818. Douée d’une intelligence précoce, elle fut attentive à ses études, et de bonne heure orpheline, fut confiée à des cousines maternelles qui soignèrent chrétiennement son éducation. Après quelques années d’enseignement, elle entra au noviciat des Sœurs Grises de Montréal, le 4 juin 1839, et prononça ses vœux le 31 mai 1841.

Ce qui domine le Moi de cette religieuse, c’est la rectitude, la sûreté du jugement, et l’absolu de la croyance. Pour elle, l’obstacle n’existe pas. Un trait marqua cet aspect de sa confiance en Dieu. Une religieuse moribonde était terrorisée par la perspective de l’éternité. Comme disent les Annales, l’agonisante en butte à une tentation de désespérance ; ses traits livides accusaient une angoisse intérieure indicible ; ses yeux révélaient une crainte voisine de la peur. Soudain, dans un geste désolé, elle montre à la Supérieure ses mains grandes ouvertes, en criant d’un accent intraduisible : « Vides, ma mère, vides ! »

Mère Bruyère comprend. Prenant le livre des Règles monastiques, elle le place dans une des mains de la malade, et dans l’autre main elle met son crucifix d’argent ; « Elles ne sont plus vides, maintenant ; soyez tranquille. » Et la grabataire sourit, sa mort est paisible.

C’est encore Mère Bruyère qui disait : « On ne fait pas le bien sans qu’il en coûte. » C’était sa réponse aux calomnies que la foule aveugle criait contre les religieuses pendant une épidémie qu’elles combattaient secrètement. Elle disait aussi : « Perdre l’amour des pauvres, c’est perdre l’esprit de notre communauté, c’est perdre l’amour de Dieu. »

Pour Sœur Thibodeau, la première infirmière de l’hôpital, la perspective n’est pas la même. La foi est profonde, très certainement, mais il y a chez cette femme un caractère agissant, une volition tenace, et une vigueur physique extraordinaire. Née le 16 novembre 1812, elle entre au noviciat le 23 juillet 1828, et prononce ses vœux le 29 juillet 1830. Elle avait étudié la médecine et, lors de son arrivée à Ottawa, connaissait à fond la pharmacie. On l’appelait le médecin des pauvres, car elle pratiquait chez tous ceux qui avaient besoin de traitement, mais qui ne pouvaient pas payer les services des praticiens officiels. Personne ne résistait longtemps à ses bons offices, et la maladie était rondement chassée du grabat dont la sœur s’approchait. Voilà pour le corps.

Médecin de l’âme, elle le fut aussi. Elle moralisait discrètement la population dont elle s’occupait, visitant les foyers où il y avait du désordre, et prêchant sans le moindre souci des invectives, qu’on ne lui ménageait pas, du côté des hommes surtout. Sa décision inéluctable et sa force lui valurent d’être nommée le « policeman », mais les quolibets, pas plus que les menaces, ne l’empêchèrent jamais de faire ce qu’elle croyait être son devoir. On peut dire que l’influence de cette admirable batailleuse fut plus efficace que toutes les législations imaginables.

Sœur Thibodeau fonda l’Orphelinat Saint-Joseph, en 1866. Elle mourait le 10 mars 1883. Son oraison funèbre fut prononcée par les pauvres, qui la pleurèrent sincèrement, comme on pleure une mère ; et c’est peut-être là le plus bel éloge qu’on puisse faire de son dévouement.

Sœur Bruyère et Sœur Thibodeau sont les deux principaux personnages qui ont fait de l’hôpital public d’Ottawa une institution viable, dans des conditions vraiment miraculeuses que nous allons maintenant examiner.

Nous emprunterons volontiers aux Annales des Sœurs Grises de la Croix. Le 27 février 1845, on lit ceci : « Nous avons commencé à soigner à domicile un grand nombre de malades pauvres ; nous en aurions davantage si nous avions des remèdes. Bon nombre de nos patients sont des bûcherons. »

N’y a-t-il pas quelque chose d’étonnant, pour nous, gens pratiques et matérialistes du Vingtième siècle, dans ce travail des petites nonnes ? Elles ne s’inquiètent jamais des moyens, mais voient la fin désirable, avec toute l’ardeur du désir — les soins à domicile se continueront jusqu’au 8 mai, alors que la clef de l’hôpital sera remise aux nouvelles occupantes. Déjà pourtant, une centaine d’enfants suivent les classes, et c’est là un appoint important pour les œuvres de charité qu’on veut accomplir. Les Annales racontent que les écoliers, pendant les heures de récréation, enthousiasmés par l’exemple des sœurs, cousent les oreillers et les matelas pour l’hôpital ; on bourre avec de la paille.

Le samedi, dixième jour de mai 1845, dernier jour de l’octave de la Sainte Croix, l’hôpital est inauguré. Le premier malade est un pulmonaire nommé Pierre Éthier. Les sœurs vont le chercher en triomphe, et l’annaliste écrit ce jour-là : « Ce fut pour nous un jour de fête. » Éthier était trop miséreux pour payer un sou, tant sa maladie prolongée l’avait appauvri ; il n’avait même plus d’amis en état de le garder. Son admission, son arrivée triomphante à l’hôpital, voilà le critère de l’institution. Pendant soixante-seize ans le pauvre sera toujours chez lui à l’hôpital catholique. Aujourd’hui ressemble au passé, le présent est le garant de l’avenir. Si les sœurs veulent agrandir leur maison, c’est pour donner plus de place aux malades pauvres, qui ont toujours représenté plus que la moitié du total des patients inscrits, depuis 1845. La comptabilité des frais et des recettes de chaque journée le prouve sans conteste.

L’hôpital ne reconnaît aucune distinction de race, de croyance, ou de couleur. Le 14 mai 1845 apporte un nègre de vingt et un ans. Ce bûcheron s’est gelé un pied dans le bois. Son transport a été long, très dur, et les privations ont dû être fréquentes. Boule-de-Neige est le plus affamé que les sœurs aient encore rencontré dans leur apostolat. Il ne mange pas, il dévore. Il crie famine aux passants, par sa fenêtre qui donne rue Saint-Patrice. Son passage fait du bruit dans le petit Landernau du voisinage. Il s’excuse, cependant, d’avoir toujours faim. Un curieux lui demande : « Noiraud, pourquoi manges-tu sans cesse ? — Je me venge de n’avoir pas mangé ». Quelle belle devise de gourmand !

Mais le temps fuit, les travaux grandissent. L’œuvre se fait chaque jour des amis, qui s’inquiètent du lendemain. Comment soutiendra-t-on l’hôpital sans ressources visibles, sans appui tangible ? Sœur Bruyère donne la réplique, tout bonnement : « La Providence veille ».

En effet, la Providence veille. La quête du dimanche, 11 mai, produit $10.27 ; mais d’autre part le docteur Van Cortland offre gratuitement ses soins aux patients. L’école devient l’adjuvant de l’hôpital. L’enseignement de l’enfance atteint les familles où la paix ne règne pas toujours — car l’alcool creuse bien des estomacs et produit bien des rides. Peu à peu les enfants s’instruisent ; ils répètent à la maison ce qu’ils ont entendu en classe ; la morale, étrangère oubliée depuis si longtemps, s’insinue en tapinois au cœur des adultes, et le cercle familial apprend graduellement la terminologie des choses honnêtes et bonnes. La prière s’instaure dans les habitudes intimes, et la bonne volonté revient avec l’économie. L’aisance ouvre la porte à la charité active. Combien finissent par concevoir que l’hôpital n’est pas une maison de pension pour les riches, mais bien plutôt l’habitat des malades, quels qu’ils soient !

Puis les faibles revenus de l’école comblent les lacunes budgétaires de l’hôpital, qui dévore tout ce que reçoivent les sœurs. Par bonheur, l’économat le plus méticuleux assure l’équilibre financier. Seulement, la population augmente dans le voisinage. Les besoins sont pressants. Le 27 juin, il y a dans les petites pièces cinq malades de passage, deux invalides, et deux orphelines irlandaises. Le 6 août, quatre jeunes filles gravement atteintes sont reçues ; parmi elles se voient trois immigrées pour lesquelles la municipalité paye la somme magnifique de quarante sous chaque jour.

Si les exigences augmentent, la Providence veille, les religieuses nous l’ont dit. Novembre apporte un secours important. Un vieillard nommé Étienne se présente le Jour des Morts. Il a vu ce que les sœurs font pour les dénués et, afin de leur aider, il se donne avec sa fortune : $210. Ce renfort est doublé, triplé, car Sœur Thibodeau commence ses fonctions d’infirmière permanente. Il est temps que quelqu’un s’occupe plus régulièrement des malades.

À cette époque, Bytown possède au bas de la rue Sussex, tout près de la rue Cathcart, des hangars qui servent d’abri aux immigrés. La grande misère est la maîtresse de céans, et les malades languissent dans un état pitoyable. L’agent Burke ne sait où se tourner — comme d’ailleurs les autorités du jour — pour trouver un appui. Il craint de s’adresser aux sœurs, de peur d’avoir plus tard une note à payer ! Ces considérations d’indemnité ne préoccupent pas énormément les religieuses ; elles écoutent plutôt la voix qui parle en elles, et qui leur commande de chercher les besogneux. Ainsi, elles vont dans les abris des immigrés porter la consolation de leurs bons soins, de leurs connaissances médicales, évangéliques, d’infirmières chrétiennes ; elles font plus que cela, elles prennent clandestinement le blanchissage des malades, et font tous les reprisages nécessaires.

L’année tire à sa fin, et les neuf mois de la période 1845 nous offrent le bilan suivant :

Pauvres entretenus à l’hôpital
6
Orphelins entretenus à l’hôpital
7
Enfant trouvé
1
Malades payant pension (40 sous par jour)
4
Malades soignés gratuitement, sans compter les pauvres (invalides)
10
Malades soignés à domicile, et dont la moitié ont eu les remèdes sans frais
250
Pauvres habillés
15

      Total
293
Argent distribué aux pauvres
$120.00

Il y a du mystère dans cette aventure financière entreprise sans argent. Deux sœurs faisaient la classe, à raison de cinquante sous par mois, quant aux élèves dont les parents étaient assez riches pour payer ; une autre sœur enseignait la couture ; on faisait les ornements destinés aux églises, des cierges, des hosties ; on prenait de l’ouvrage pour les fournisseurs des chantiers ; on faisait des quêtes avec les dames de Bytown ; on blanchissait et on raccommodait la lingerie d’autel. Bref, nous assurent les Annales, l’année 1846 s’ouvrait avec une recette de $3222.56 et un déboursé de $2917.04, laissant un surplus de $305.52. Quelle administration laïque en eût fait autant dans les mêmes conditions ?

Nous n’avons pas l’intention de suivre pas à pas la croissance de l’hôpital. Nous voulons surtout faire connaître les beaux événements de sa vie intime. Nous passerons donc l’année 1846, pour entrer dans une période désormais historique au Canada, 1847. Bytown vient de recevoir sa charte de ville. En même temps l’épidémie de typhus éclate. Les Sœurs admettent cette année-là 573 patients. Les premiers arrivent mourants, et 185 succombent. Tour à tour sont encombrés l’hôpital, la petite habitation contiguë, les maisons voisines, le couvent même. Alors les religieuses obtiennent de faire dresser des tentes dans la cour de la communauté. Cela ne suffit pas. L’agence des immigrés construit un hôpital en bois, rue Bolton (maintenant rue Water), à gauche de l’hôpital actuel, là même où se trouvent aujourd’hui les dépendances de la Maison-Mère. La très grosse part du travail hospitalier est dévolue aux Sœurs, et les gens à cœur fermé qui les voient besogner sans relâche, les accusent de faire « une belle affaire financière ». Les « gros profits » des sœurs méritent d’être examinés avec soin. Nous savons que la petite école rapportait certaines mensualités. Or, pendant l’épidémie, l’école fut fermée et les recettes de ce chef disparurent. Toutes les sœurs furent malades, tous les travaux productifs furent interrompus, et il fallut quand même renouveler souvent la lingerie et la literie. On nourrit les malades à l’aide des provisions volontairement offertes par des personnes plus charitables que riches, et l’on s’en remit au bon hasard de la Providence pour le reste.

Après s’être dévouées jour et nuit au soin des contagiés, les sœurs demandèrent une compensation pour les pertes réelles qu’elles avaient éprouvées. C’est alors que l’avalanche des accusations malveillantes déferla sur elles toutes. On les taxa de cupidité, on douta qu’elles fussent des sœurs de charité, on ne comprit pas qu’on pût donner sans avoir, et que pour faire la charité des actes, il fallait vivre.

L’hostilité témoignée aux sœurs pendant l’épidémie, en certaines régions de la ville, avait une origine religieuse qui ne s’explique pas plus au XIXe siècle qu’elle ne devrait s’expliquer à l’heure actuelle. Un incident de 1848 nous indique cependant les dessous d’une mentalité singulière. Souvent, en passant les bois de la ville, les gens trouvaient des nouveaux-nés abandonnés au sort d’une découverte problématique. Ces enfants étaient d’ordinaire confiés aux sœurs, et celles-ci faisaient baptiser les « champis » et les envoyaient ensuite à la Crèche de Montréal, faute d’espace pour les garder et de personnel pour leur donner les soins voulus.

Un jour, sœur Charlebois recueille un poupon anonyme trouvé près de l’hôpital. La nouvelle se répand. Tout essoufflé, un agent de police se présente et clame très haut l’ordre de lui céder l’enfant au nom du bien public, afin de le confier à des mains non catholiques. L’autorité le veut ainsi, et il faut céder ou subir la juste vindicte de la Loi. Pandore crie ferme, soucieux d’accomplir saintement son devoir civilisateur. Mais les sœurs ont entendu bien des admonitions dans leur vie ! Elles ne se déconcertent pas facilement. Sœur Charlebois est justement à faire la toilette du bébé lorsque Pandore réclame autoritairement la remise du corpus delicti. Sans perdre son sang-froid, la religieuse cache subrepticement l’enfant dans un panier à linge, puis se présente sur la scène de la discussion :

— Quoi ! vous cherchez l’enfant, monsieur ? Cherchez, vous êtes libre. Emportez si vous trouvez. »

Pandore cherche, cherche, cherche tant, qu’il ne découvre rien, et il s’en va bredouille, en parodiant dans sa caboche saxonne la chanson fameuse de Nadaud :

— Ô ma sœur, vous avez raison !

Le merveilleux de l’histoire, c’est que, pendant la querelle, Monsieur Bébé ne donna pas signe de vie. Il attendit sagement le départ du policier, puis pleura consciencieusement sur la stupidité des hommes.

Cinq ans à peine après la fondation, l’hôpital prend une telle expansion que le petit local devient tout à fait insuffisant. Les demandes d’admission pleuvent de partout, et il faut agrandir si l’on ne veut pas laisser souffrir les miséreux — et les sœurs ne tolèrent même pas la pensée d’abandonner les malades. Mgr Guigues, évêque du diocèse d’Ottawa depuis 1847, partage l’avis des religieuses, et pour donner corps à ses désirs de pasteur, il acquiert le bâtiment des immigrés et l’offre à l’hôpital, avec les dépendances qui ont servi pendant l’épidémie. Le premier recevra le couvent, les salles privées des vieillards, des invalides et des orphelins, et les chambres des malades. Les dépendances, ré-aménagées, abriteront l’hôpital public. L’emplacement de ces constructions anciennes est aujourd’hui occupé par la maison-mère des Sœurs Grises, et par les écuries de la cour.

Avant le déménagement, la population du petit hôpital de la rue Saint-Patrice comprenait :

Invalides pauvres
21
Orphelins
9
Orphelins entretenus aux frais du public
12
Enfants trouvés
2
Malades de passage (payants)
38
Malades de passage (gratuits)
7
Malades soignés à domicile aux frais des sœurs
298

      Total
387

Six ans après, en 1856, Mgr  d’Ottawa donne $500 à l’hôpital pour acheter les premiers instruments de chirurgie. Le nombre des patients s’est accru dans des proportions inimaginées. En 1860, l’hôpital est à l’étroit tout autant qu’il l’était dix ans plus tôt. Il abrite vingt vieillards invalides, six orphelins, et cent soixante malades dans les salles. Il faut de nouveau songer au lendemain, assurer l’abri aux souffrants qui viendront. Les difficultés du projet n’effraient pas les hospitalières et leurs compagnes de la maison-mère. Le 19 septembre, Sœur Phelan, économe du couvent, et sœur Marie-de-la-Nativité se rendent chez les bourgeois des exploitations forestières, à Aylmer, et demandent du bois d’œuvre et de charpente pour l’édifice projeté. Elles l’obtiennent. Le 18 décembre, les dames de la ville font un bazar qui rapporte $900. Le 1er  janvier 1861, Mgr  Guigues fait ses étrennes à l’hôpital, soit $1200. D’autres offrandes viennent d’un peu partout, et les plans sont confiés à M. Bourgeau, architecte de Montréal, qui les prépare avec le Père Aubert. Nous lisons dans l’adjudication que M. Pétrus Rocque est directeur des travaux à raison d’un chelin l’heure ; M. W. Davis a la maçonnerie en main ; M. Marier s’occupe de la pierre de taille et M. Pigeon des charpentes et de la menuiserie. Les ouvriers sont à la besogne le 3 mai, posant les fondations sur un terrain en partie venant de l’Artillerie, et en partie des Sœurs. Ce sont les assises du bâtiment central de l’hôpital actuel. On chôme souvent, toutefois, car l’argent manque. Enfin, le 19 mars 1866, après de nombreux atermoiements, une grande cérémonie religieuse réunit tout le monde autour de l’édifice nouveau.

Pendant la construction, les œuvres diverses de la charité ont grossi les fonds de l’hôpital. Le 26 mai 1861, la bénédiction des quatre pierres angulaires a donné lieu à une quête : $180.00. M. Goodwin fait un peu plus tard une collecte chez les protestants, et apporte $180.00 lui aussi. En 1864, les dames font un nouveau bazar, dont la recette nette est de $2800. Mgr  Guigues, toujours généreux pour les pauvres, donne $2000, et Mlle  Julie Dulong offre, avec ses services dorénavant ininterrompus, une somme de $1200.

Un fait tranche dans cette émulation de la charité. Il y avait à Ottawa depuis 1857 un ancien bourgeois de la compagnie du Nord-Ouest, qui, après la fusion de cette compagnie avec celle de la Baie d’Hudson en 1821, avait abandonné les affaires du Couchant pour reprendre ses labeurs de traite dans l’Est. M. Joseph-Félix Larocque, frère du célèbre découvreur François-Antoine Larocque, et découvreur lui-même, avait quitté l’Ouest pour aller fonder le poste de Mingan et prendre la surintendance de tous les postes que la Cie de la Baie d’Hudson avait installés dans le bas Saint-Laurent. Il démissionna en 1830, et possédait alors une fortune d’environ $80000. Il se maria avec Archange Guillon, en mars 1833, passa en France en 1837, et ne revint au pays qu’en 1851. Cinq ans d’études sérieuses à Montréal le préparèrent à mieux entendre le beau travail de propagande qu’il allait faire pour l’hôpital dès 1857, date de son entrée avec sa femme dans cette institution.

Veuf en 1863, il ne songea plus qu’à lui-même[1]. M. Larocque donna $10000 à l’hôpital avant l’ouverture de la construction nouvelle de 1866. Il mourut le 1er  décembre de la même année. Un don de $10000 en 1866 équivaut à une offrande de $100000 aujourd’hui.

Les Sœurs Grises de la Croix ne pouvaient pas compenser tous les frais avec ces dons, quelque généreux qu’ils fussent. Aussi, elles durent emprunter pour achever les travaux. La compagnie d’assurances Liverpool leur accorda la somme voulue, bien qu’elles fussent obligées de se mettre glorieusement dans les dettes par-dessus la tête pour soigner les malades.

Mgr  d’Ottawa ne voyait pas sans crainte l’hôpital s’aventurer dans une entreprise aussi périlleuse au point de vue financier. Il conseilla aux religieuses d’abandonner leurs invalides pauvres, sous prétexte qu’elles ne pouvaient pas tout faire toutes seules. Mais la supérieure tint bon contre les plus sages conseils, et c’est grâce à cet entêtement superbe que la ville possède aujourd’hui son bel hôpital public, comme elle lui doit l’Hospice Saint-Charles. De nouveau l’institution veut accroître ses travaux, et de nouveau elle contrecarre, avec une persévérance qui vaut mieux que tous les arts de la diplomatie, les avis « les plus sages ».

Le premier malade entré à l’hôpital de la rue Water est le Père Gigoux. Son admission date du 1er  septembre 1866. Des milliers ont suivi depuis lors. Il y aurait bien des incidents à raconter si le temps ne nous était pas mesuré. Disons cependant que lors de l’invasion fénienne, l’hôpital dut être loué au gouvernement pour la milice. Dans l’intervalle, les malades furent soignés rue Water, là même où se dresse aujourd’hui l’Hospice

Saint-Charles. L’hôpital ne reprit ses fonctions ordinaires qu’en 1871. Une seule fois dans son histoire l’équilibre financier fut atteint — en octobre 1891. L’aile droite était construite en 1897 par M. Fauteux. En 1899 on commençait les cours des infirmières, et trois ans plus tard, on affectait aux gardes-malades une aile spéciale, devenue insuffisante aujourd’hui.

À l’heure actuelle, l’hôpital compte soixante-cinq infirmières et vingt-neuf religieuses affectées au seul service des malades. Ce personnel est également réparti entre gens de langue française et de langue anglaise. Le corps médical comprend dix-huit médecins, et douze associés. Au cours de l’année, plus de quatre mille cinq cents patients ont été traités. La moitié d’entre eux étaient ce qu’on appelle des « patients gratuits ». Comme on le voit, le budget des 207 lits est assez obéré par ces services. On se fera une idée des frais généraux en songeant que les sœurs ont placé un million dans les différents départements de l’hôpital depuis 1845. Une seule fois on a fait appel en leur nom au public d’Ottawa. En 1880, le docteur Coyteux-Prévost demanda de l’aide, mais sa prière resta absolument sans réponse.

Le but de la campagne actuelle n’est pas de payer les quelques dettes que l’incendie de 1918 augmentait assez lourdement. On veut agrandir l’hôpital en lui donnant une rallonge de 250’ x 47’ x 70’. Les frais de construction, d’aménagement, d’outillage, se chiffrent, avec la dette citée, à $606000. Les Sœurs Grises souscrivent la moitié de cette somme, et elles demandent le résidu au public, pour hâter la construction, désormais indispensable.

Chaque jour des malades sont refusés faute de place. La situation peut s’aggraver et, s’il survenait une épidémie ou une catastrophe, personne ne sait comment les services hospitaliers de toute la ville pourraient l’affronter. Une statistique s’avère : un pour cent de la population urbaine a constamment besoin de l’hôpital. Or la ville d’Ottawa compte 135000 habitants ; la ville de Hull a 32000 âmes, et le district que notre institution dessert groupe au delà de 200000 personnes. Il faudrait donc au moins 2000 lits dans nos hôpitaux, alors que Hull et Ottawa en ont à peine 600. N’oublions pas que les patients viennent, rue Water, du Témiscamingue et de Maniwaki, de partout. La dernière épidémie de grippe espagnole a prouvé l’insuffisance de nos moyens hospitaliers, car il a fallu ouvrir des salles dans toutes les parties de la ville. Si le nombre des lits d’hôpital avait été à Ottawa et à Hull proportionné aux besoins ordinaires de la population, il n’y aurait pas eu lieu de créer des camps d’isolement. Et observons bien que pendant l’épidémie, les Sœurs Grises de la Croix ont soigné plus de cinq cents contagiés. Tout l’hôpital avait été affecté aux malades : il y avait des lits partout où l’espace pur et simple le permettait ; de plus les religieuses avaient fourni la lingerie et la pharmacie à plusieurs hôpitaux d’urgence, et ces services divers n’ont jamais coûté quoi que ce soit à la ville ou au public. Ce sont là des choses qu’il faut savoir.

L’hôpital de la rue Water appartient à l’Association catholique des hôpitaux de l’Amérique du Nord, dont le Père Moulinier, de la Compagnie de Jésus, est président. L’Association compte aujourd’hui 674 hôpitaux répartis dans tout notre continent, et ces institutions représentent la bonne moitié des services hospitaliers d’Amérique septentrionale. Notre hôpital est donc en bonne posture. S’il demande aujourd’hui de l’aide, c’est que les besoins du public grandissent avec la population.

L’aile nouvelle, conforme à l’architecture intéressante de l’édifice actuel, apportera les appoints indispensables que voici :

De l’espace pour cent cinquante patients couchés, ce qui soulagera l’aménagement actuel, et permettra à l’hôpital de prendre soin de tous les malades qui se présenteront.

Deux nouvelles salles modernes d’opération, complément des deux salles actuelles constamment en service ; l’une des salles nouvelles sera exclusivement affectée aux enfants, et l’autre sera réservée aux opérations extraordinaires.

Un logement nouveau, plus grand, pour les infirmières postulantes, ce qui procurera à ces dernières de meilleures conditions de vie et de préparation, et facilitera l’entrée d’un nombre plus considérable de gardes-malades.

Un département plus vaste et plus moderne pour les enfants ; il remplacera le local actuellement encombré de ce service essentiel.

Un dispensaire meilleur, agrandi — le dispensaire actuel est absolument insuffisant.

Un quartier isolé pour le traitement du cancer et des maladies vénériennes — tous les médecins, tous les fonctionnaires municipaux reconnaissent l’urgence de cette innovation.

Une cuisine nouvelle munie d’accessoires modernes et d’un réfrigérant, permettant non seulement de servir mieux et plus économiquement les patients de l’hôpital, mais assurant aussi aux élèves-infirmières l’avantage d’une préparation scientifique parfaite en diététique.

Un aménagement spécial pour les patients du clergé et des ordres religieux.

L’hôpital municipal, dont la pierre angulaire a été posée ces temps derniers, affectera peu le service à Ottawa, puisque son inauguration, dans quelques années, amènera la fermeture de l’hôpital Saint-Luc et de l’hôpital protestant (rue Rideau) ; il donnera soixante nouveaux lits seulement. C’est bien peu quand il en faudrait au moins cinq cents, et même davantage.

En soixante-seize ans, l’hôpital public d’Ottawa a connu toutes les épreuves de la misère sans se plaindre. Ses religieuses ont soigné avec la sollicitude propre aux moniales les malades les plus répugnants. Elles seules traitent ici les cancéreux et les syphillitiques, car l’infirmière laïque, salariée, n’a pas les grâces d’état que rien n’achète, et elle n’a pas appris à faire pour l’idéal divin ce qu’on lui a enseigné à faire pour une rémunération. L’Institut des Sœurs Grises de la Croix, fondé en 1845, mais reconnu indépendant en 1854, comporte aujourd’hui 1875 religieuses de toute catégorie, réparties en 77 maisons d’éducation, onze hôpitaux, quatre hospices, quatre orphelinats, et une maison de refuge au Canada. Nous ne disons rien des établissements qui lui appartiennent aux États-Unis.

Comment le grain de sénevé s’est-il transformé en cet arbre géant aux ramifications innombrables ? Un fait obscur nous le dira. Nous le prendrons dans la vie de la fondatrice, Sœur Bruyère. Une épidémie de petite vérole accablait la ville d’Ottawa. Les gens mouraient par dizaines chaque jour. On n’osait plus sortir, même pour aller chez ses parents, tant la contagion était rapide, et chacun se barricadait chez soi contre le fléau. Les Sœurs Grises proposèrent à la municipalité d’établir un hôpital dans la cour même du couvent, à l’insu du public. La proposition fut acceptée. Pendant deux ans et demi les religieuses et leurs employés furent séquestrés dans les murs de l’institution, et principalement dans un bâtiment qui occupait alors remplacement des écuries actuelles du couvent. On allait chercher les malades la nuit. M. Phydime Lemieux était le voiturier des contagiés. Des centaines de patients furent sauvés et la contagion fut enrayée, mais plusieurs religieuses, mais plusieurs laïcs, périrent dans leur lutte contre le mal.

Or un jour l’aumônier de l’hôpital revenait d’une visite au lazaret clandestin. Un passant l’arrête et lui montre un article virulent de journal, dans lequel on insultait grossièrement les sœurs. Elles étaient prises à partie pour leur manque de charité, pour leur fuite du devoir. Le passant demande : « Est-il vrai, Père, que les Sœurs ne veulent pas soigner les picotés ? »

Le prêtre allait répliquer, mais il se souvint du secret. Revenant sur ses pas, il fit appeler la Supérieure et la mit au courant de ce qui se passait. Il la pria de lui permettre de répondre à l’accusation déshonnête. Sœur Bruyère s’écria, d’un accent et d’un air qui révélaient sa noble tristesse :

— Non, mon Père, laissez dire ; Dieu nous voit. On ne fait pas le bien sans qu’il en coûte.

Plus tard, elle consolait ses religieuses : « Il faut », disait-elle, « essuyer les accusations les plus sottement pernicieuses, et tout le feu de la calomnie, quand on travaille pour Dieu. »

C’est cet esprit-là qui a fait grandir l’Institut des Sœurs Grises de la Croix. À leur arrivée à Ottawa, elles avaient entendu l’hosanna ; quelques années plus tard, elles entendaient le « Tolle, crucifige ! » de la masse ignorante.

Et d’ailleurs, n’en est-il pas un peu toujours ainsi ? Pendant la campagne de décembre, j’ai entendu, pour ma part, les plus imbéciles calomnies dirigées contre les sœurs de l’hôpital, et je me suis demandé combien de temps nous, laïcs, dans les mêmes conditions, endurerions en silence le même assaut de stupidité ingrate.

À l’époque où l’indifférence, l’égoïsme vaniteux, le cynisme ignare méprisent quiconque souffre dans la pauvreté, il est réconfortant de trouver des femmes pensant à Dieu ; il est consolant de les voir, ces femmes, surmonter les dégoûts de leur nature délicate pour laver les plaies nidoreuses du cancer, et panser les traumatismes vénériens. Plus que cela. Elles veulent que le public leur aide à faire davantage en leur fournissant une partie des moyens qu’il faut pour construire une rallonge à l’hôpital.

Figurez-vous pareil geste lancé du haut de la scène par une héroïne de tragédie moderne ! Quels applaudissements ébranleraient la salle, quelles larmes couleraient sur la poudre et le fard ! Mais comme ce geste sublime appartient à la vie active, comme il vient des petites sœurs, il passe inaperçu, il perd à nos yeux sa véritable beauté poétique, tant nous restons attachés à la forme et à la convention, au lieu d’honorer l’idée pure, l’idée du dévouement impayé, l’idée de la grâce réelle, celle qui vient d’en Haut.

Jules TREMBLAY.


Décembre 1920.

  1. Dictionnaire historique des Canadiens et des Métis français de l’Ouest. A.-G. Morice, O. M. I., p. 170.