L’herbartianisme en Allemagne

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L’herbartianisme en Allemagne
Revue pédagogiquenouvelle série, tome VI (p. 560-564).

L’herbartianisme en Allemagne. — La pédagogie de l’autre côté du Rhin est engagée en ce moment-ci dans une lutte assez vive dont nous ne pouvons pas ne pas entretenir nos lecteurs.

Le monde des instituteurs germaniques, tant de l’Allemagne proprement dite que de l’Autriche et de la Suisse, se partage à l’heure actuelle en deux grandes catégories. D’une part, les disciples de Herbart, qui se subdivisent à leur tour en deux tendances, l’une modérée ou libérale, l’autre orthodoxe et intolérante ; la première reconnaissant pour chef le Dr Stoy, la seconde se rattachant au Dr Ziller. D’autre part, la grande masse des instituteurs et pédagogues qui, pour des raisons diverses, n’ont pas pris parti pour Herbart, et que les fanatiques de ce philosophe traitent de « pédagogues vulgaires » ou de « simples praticiens ». Ceux-ci se rattachent assez volontiers à Frédéric Dittes, l’ancien directeur de l’école normale supérieure de Vienne et le rédacteur en chef du Pædagogium, l’une des meilleures revues pédagogiques allemandes.

Des deux côtés, c’est depuis quelques années un flot intarissable de brochures, de volumes, d’articles de revues et de journaux. Dittes conduit la bataille avec une grande énergie ; il est vigoureusement attaqué à son tour, et peu d’instituteurs restent étrangers au conflit ; ils se croient à peu près tous obligés de se ranger sous l’une ou l’autre bannière.

Le nom de Herbart (1776-1841) est à peu près inconnu en France ; aussi commencerons-nous par dire quelques mots de ce philosophe. Précepteur en Suisse de 1797 à 1799, il y apprit à connaître Pestalozzi, subit son influence et recueillit quelques-unes de ses idées. C’est à Pestalozzi, par exemple, qu’il a emprunté sa théorie que l’intuition doit être la base de l’enseignement. Il a puisé ses autres doctrines chez les « Philanthropinistes » et dans les ouvrages de Niemeyer, principalement dans le livre classique : « Les principes de l’éducation et de l’enseignement. » Devenu professeur de philosophie à Gœættirgue et à Kœnigsberg, Herbart a fait des Iccçons et publié des livres de pédagogie, d’abord peu lus, peu connus, qui n’avaient pas du tout attiré l’attention du public spécial de l’enseignement. Dix ans même après sa mort, on pouvait les croire tombés dans la mer de l’oubli. Il appartenait à deux maîtres distingués de les retirer de cette obscurité profonde, et de provoquer en faveur des idées de Herbart un mouvement considérable.

Voici un court résumé de ces idées — plus fidèle peut-être que clair :

1. L’éducation repose sur le double fondement de l’éthique ou morale et de la psychologie.

L’éthique propose le but de l’éducation, qui est la formation chez l’homme d’une volonté morale.

La psychologie, en tant que doctrine des phénomènes, des lois et causes de la vie de l’âme, indique les voies et moyens pour parvenir à ce but. C’est sur les lois psychologiques que doit reposer le choix des objets et des méthodes d’enseignement.

Nous nous garderons bien d’exposer ici la psychologie de Herbart, dont le langage technique et obscur risquerait d’effrayer nos lecteurs. Quant à sa morale, elle comprend cinq divisions, ce qu’il appelle les cinq idées pratiques : liberté intérieure, perfection, bienveillance, droit, et équité. L’homme de bien est celui qui est fidèle à ces directions ; la pédagogie a pour objet suprême de mettre l’homme en état de s’y conformer et de lui en inspirer la ferme volonté.

2. L’éducation se divise en trois parties principales : A, le gouvernement (Regierung), ou la direction extérieure, la police scolaire : B, l’enseignement (Unterricht) ; C, la discipline morale (Zucht), qui comprend la formation du caractère. — Tout enseignement doit être éducatif, c’est-à-dire qu’il ne doit pas consister simplement à accumuler des connaissances, mais avoir en vue de produire et de coordonner des idées, d’exciter l’intérêt, de créer le vouloir et de donner naissance au jugement moral.

3. Un dis points cardinaux de la pédagogie de Herbart, c’est sa doctrine de la multiplicité de l’intérêt (Vielseitigkeit des Interesses). L’intérêt peut être empirique, spéculatif, esthétique, sympathique, social et religieux. L’éducateur doit se proposer d’éveiller et de développer régulièrement chacune de ces six formes, de façon à ce que chaque élève trouve dans l’enseignement quelque forme d’intérêt qui puisse l’attacher.

4. Pour parvenir à ce résultat, le maître doit diviser son enseignement en quatre étapes successives, que nous croyons devoir indiquer mal : ré la bizarrerie de la forme. Ce sont : A, la clarté, qui comprend : a) l’analyse, c’est-à-dire la préparation à ce qui est nouveau ; b) la synthèse, c’est-à-dire l’exposition de ce qui est nouveau ; B, l’association, qui rattache le nouveau aux choses déjà connues ; C, le système, qui rassemble et coordonne les résultats obtenus afin d’en constituer un ensemble organisé : D, la méthode ou l’exercice, ou degré de l’application pratique.

La pédagogie de Herbart occupe une place si considérable dans les écrits et les polémiques du jour en Allemagne, qu’il nous a semblé utile d’en reproduire ici, malgré l’obscurité inévitable d’un tel résumé, les lignes principales. Longtemps inconnues, médiocrement appréciées, même par plusieurs de ceux qui s’y intéressaient, les doctrines de Herbart n’acquirent une véritable notoriété que par les travaux de Stoy et de Ziller.

Le Dr Stoy fonda à ses frais une école normale à Iéna en 1843 pour y appliquer ses idées pédagogiques ; il l’a dirigée avec grand succès jusqu’au commencement de cette année-ci, où il est mort à l’âge de 70 ans. Il a formé dans cet intervalle plus de 600 élèves, placés aujourd’hui dans toutes les parties de l’Allemagne et de l’Autriche. Tout en prenant pour base de son enseignement la pédagogie de Herbart, il a su montrer un esprit large, s’est attaché à l’esprit plutôt qu’à la lettre, insistant par-dessus tout sur la valeur personnelle de l’éducateur, plus importante de beaucoup à ses yeux que celle des méthodes. Ses disciples sont ce qu’on appelle les herbartiens modérés.

À côté d’eux s’est formée une école d’herbartiens plus rigoureux et plus prétentieux. Ceux-ci ont Ziller pour chef. Le Dr Ziller fonda en 1862, auprès de l’université de Leipzig, un institut pédagogique äcadémique (academisches pädagogisches Seminar), avec une école primaire d’application, ou école annexe. Les auditeurs des cours étaient moins des étudiants de la faculté des lettres que des théologiens ou des instituteurs autorisés, après de bons examens, à suivre les cours de l’Université. Très actif, très ardent, d’une nature passionnée et intolérante, Ziller a voulu pousser l’herbartianisme à ses dernières conséquences, lui donner une forme qu’il croyait définitive et absolue. Il nous serait difficile ici de donner une idée exacte de son système, qui nous paraît consister beaucoup plutôt en formules obscures qu’en idées neuves. Voici du moins ce qui le caractérise. Il prétend que le dernier mot de la science pédagogique, c’est la concentration de l’enseignement. Il n’entend pas par là cette sage méthode des bons maîtres qui cherchent à rattacher, à grouper, à réunir par un lien commun les différentes matières de l’enseignement, ou à mettre en lumière leurs points de contact ; non, la concentration consiste, pour Ziller, à prendre une matière quelconque, et à en faire le centre de toutes les autres branches d’enseignement ; aucune d’elles n’a plus d’existence particulière ; elles ne sont que les rayons du centre commun plus ou moins arbitrairement choisi, et ne sont étudiées que dans la mesure où elles sont nécessaires pour éclairer le sujet principal. Cet objet central de l’enseignement doit être pris soit dans l’histoire profane, soit dans l’histoire religieuse, et changer chaque année. Voici le plan d’études tracé par Ziller. Pour la première année, il avait choisi douze fables ; pour la seconde, l’histoire de Robinson ; pour la troisième, l’histoire des patriarches, Les cinq autres années devaient avoir tour à tour pour étude centrale l’époque des juges d’Israël, celle des rois d’Israël, la vie de Jésus, l’histoire des Apôtres, et celle de la Réformation. Ces huit objets répondent selon Ziller aux huit étapes, aux huit degrés de civilisation que l’humanité a traversés jusqu’à ce jour, et correspondent également aux degrés successifs de développement de l’enfance pendant les huit années de la vie scolaire. De six à quatorze ans, dit Ziller, l’enfant parcourt ainsi avec rapidité toutes les étapes de la vie historique de l’humanité.

Nous n’entreprenons pas de discuter le plus ou moins de valeur de ces théories. Leur auteur les tenait pour la vérité même, pour le premier et le dernier mot de la science. En 1868, pour contribuer à leur propagation. il fonda la société de la Pédagogie scientifique, qui ne tarda pas à avoir sa revue particulière. Après la mort de Ziller (1882), c’est le professeur Th. Vogt, de Vienne, qui en a pris la direction. Difficile à comprendre, hérissée comme elle est de termes techniques, écrite dans un langage spécial qui demande une initiation, c’est une revue plutôt philosophique que pédagogique, qui semble exercer une assez médiocre influence. En revanche, la Société de pédagogie scientifique compte un grand nombre d’adhérents, plus de 600, qui ne semblent pas tous absolument d’accord, et que le Dr Wesendonck (dans un article du Repertorium auquel nous empruntons ces détails) divise en quatre catégories. Ce sont d’abord les simples herbartiens, fidèles aux doctrines du maître. Ensuite les herbartiens modérés, comme nous les avons déjà désignés, dont la vénération n’exclut pas la critique ; parmi eux, Stoy et ses élèves. Puis les Zilleriens ou néo-herbartiens, de la « stricte observance » ; c’est le parti militant, agressif, qui n’admet pas de salut hors de sa chapelle, pas de pédagogie en dehors de ses formules. Enfin, il y a, paraît-il. les herbartiens par mode, par imitation, qui aiment à voir leurs noms inscrits sur la liste des sociétaires, et se soucient médiocrement de la doctrine.

L’exclusivisme et le langage hautain des disciples de Ziller ont soulevé depuis longtemps contre eux une antipathie bien compréhensible. Un herbartien modéré, M. Frædhlich, n’a pas craint de protester lui-mème contre des prétentions et des allures qui lui paraissaient injustifiées et dangereuses. De quelle mêlée la critique de Frœbhlich a été le signal ! Pendant que les uns reprochaient aux disciples de Ziller leur esprit exclusif et batailleur, l’obscurité et les dangers de leurs théories, ceux-ci répondaient par l’expression d’un souverain dédain pour ceux qu’ils appellent des dilettantes, des ignorants, des têtes bornées, etc.

Nous avons déjà nommé le plus considérable des adversaires de l’école de Herbart : c’est Dittes, qui combat infatigablement dans son Pædagogium des prétentions et des doctrines qui lui paraissent compromettantes pour une saine pratique de l’enseignement ; il plaide en faveur du bon sens ; il montre que la pédagogie prétendue « scientifique » n’a rien de commun avec la science, puisqu’elle s’appuie non sur l’observation des faits, mais sur une théorie métaphysique : et que les quelques vérités qu’elle contient et qu’elle exprime dans un langage barbare sont de celles que les éducateurs ont toujours connues et appliquées.

La plus sérieuse défense de l’herbartianisme est présentée par le Dr Rein, directeur de l’école normale d’Eisenach, dans son intéressant recueil Pædagogische Studien. Là, des écrivains de valeur, comme Rein lui-même, Gœbpfert, Zillig et autres rompent des lances en faveur des doctrines de Ziller, expliquent et vantent la « concentration », repoussent les attaques, portent l’agression sur le terrain des adversaires. *

Les herbartiens, qui ont plusieurs journaux et revues, ont fondé des cercles, font de la propagande, font du bruit, — je crois même qu’on peut ajouter : font du bien, parce qu’ils attirent l’attention sur des questions intéressantes, et qu’ils forcent ainsi le personnel enseignant à réfléchir sur les méthodes d’enseignement, et à sortir de la routine.

Les conférences pédagogiques, soit d’instituteurs, soit de directeurs d’écoles primaires supérieures, s’entretiennent de ces sujets, mettent à l’ordre du jour les doctrines de Herbart-Stoy-Ziller, discutent sur leurs avantages et leurs inconvénients. Ce serait aujourd’hui ne pas savoir le premier mot du mouvement pédagogique de l’autre côté du Rhin que n’être pas au courant de cette grande querelle.

Peut-être ceux qui y prennent part de l’un ou de l’autre côté s’en exagèrent-ils l’importance. Quand la poussière du combat sera tombée, on s’apercevra qu’on a disputé beaucoup plus sur des mots que sur des choses ; mais il restera sans doute quelques bons résultats acquis, comme à la suite de toute controverse. On s’apercevra alors que ce qu’il y a de sensé, de rationnel, de pratique dans les théories des Herbart, des Stoy et des Ziller appartenait déjà au domaine commun de la pédagogie ; et les bizarreries, les étrangetés, les points peut-être auxquels les disciples convaincus attachent le plus d’importance, disparaîtront comme ont disparu tant d’autres systèmes. Un mot qui a souvent été répété dans la lutte pourrait caractériser assez exactement la valeur de l’école de Herbart : « Ce qu’elle offre de nouveau n’est pas bon ; ce qu’elle offre de bon n’est pas nouveau. »