L’hermine passant/03

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Ferenczi et fils, éditeurs (p. 43-64).
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III

À l’avance, Mlle Marguerite et son frère s’amusaient tant, que leur souffle en était raccourci. Le plus curieux est qu’ils n’avaient pour ainsi dire pas prémédité leur farce. Un enjolivement des circonstances, rien de plus.

Après une nuit mal dormie dans leur hôtel, le sommeil ne les ayant gagnés qu’à l’aube, ils constataient simplement l’heure du rendez-vous depuis longtemps passée. Mais la malice ne tardait pas à s’y mettre.

— Dis-donc, Marguerite ? Tu as vu ? Plus de onze heures ! Elle doit s’imaginer que nous l’avons plantée là, elle et son portrait d’ancêtre !

— Tu crois ? Alors, je vois d’ici le nez qu’elle fait. Ça doit être mignon comme tout !

— Quand même, nous y allons, hein ?

— Ah ! ah ! fit Marguerite. Je vois que tu tiens au La Tour, maintenant ! Depuis hier que je te ressasse que…

— Je serais bien bête de ne pas y tenir, puisque c’est la bonne affaire. Mais je tiens aussi à revoir cette maison et ces gens-là. C’est trop drôle, des phénomènes pareils, à notre époque !

— Et on ne nous a pas montré le reste de la famille. Je dois avouer que j’aimerais connaître la trombine de la mère, des deux filles et du fils. Ça doit être…

Marguerite n’acheva pas. S’interrompant elle-même, elle s’écria :

— Mais nous allons les voir forcément, puisque ce sera l’heure du déjeuner !

Là-dessus, les yeux d’Édouard brillèrent. Mais Mlle de Bocquensé, tout aussitôt, se mordait les lèvres.

— Une pareille incorrection. Ce n’est guère possible ! Arriver chez eux quand ils sont à table…

Ici se dessina brusquement la blague à faire.

— Écoute donc, Édouard…

Édouard vit les petits yeux encore jolis de sa sœur entrer en gaieté. D’un pas, elle se rapprocha de lui pour développer, rapide :

— Nous allons dire… C’est ça ! Nous allons dire que le temps nous manque et que la seule façon de nous en tirer, c’est de débattre le prix du La Tour tout en déjeunant. Comme ça, nous sommes sûrs de voir la famille au complet.

— Allons, Marguerite, Tu divagues ! D’abord, ils ne nous inviteront pas. Ce n’est pas le genre. Et, quand ils nous inviteraient, Dieu sait quelle ragougnasse on nous servirait ! Ça doit être d’un radin, là-dedans ! …

Marguerite battit des mains.

— Tais-toi ! Je tiens l’idée de génie ! Nous allons apporter la mangeaison avec nous ! On rafle dans la ville tout ce qu’on y trouve de bon comme repas froid, et en route !

Deux collégiens n’auraient pas eu leur entrain. Les homards, les poulets, le pâté, les gâteaux et quatre bonnes bouteilles entassés dans le cabriolet, ils reprirent enfin la route, le vent du printemps dans la figure et le rire aux dents.

Édouard disait :

— Et s’ils nous mettent à la porte, nos chers cousins ?

Marguerite répondait :

— Pas de danger ! Ils seront trop heureux de nous revoir ! Tu penses bien que, pour se défaire du jour au lendemain de leur La Tour, c’est qu’ils sont dans la débine noire !

Midi. Le cœur battant, ils reconnurent le carrefour, la prairie, puis la silhouette du château de tous les temps, entre ses arbres sauvages ; et, devant la porte principale, plus épouvantés encore que la veille, les trois chiens de chasse aboyaient déjà.


✽ ✽

Cette Quinteharde où nous allions avec de la blague au coin des yeux est, pour finir, quelque chose d’assez sinistre. Édouard rit quand je lui dis que le crime couve dans cette famille, mais je ne crois pas exagérer tellement.

Ces gens-là, qui vivent, au fond de leurs terres, plus arriérés que des paysans (information prise, ils s’éclairent encore à l’huile !) ne sont pourtant pas des paysans. S’ils étaient des paysans, ils laboureraient, ensemenceraient, récolteraient et engrangeraient, et tout serait normal. Mais, recroquevillés sur eux-mêmes, ankylosés dans leur aristocratie périmée, qu’ont-ils à faire dans leur castel plus ou moins hypothéqué, que se martyriser les uns les autres pour passer le temps, employer les loisirs effroyables que leur laisse leur monstrueuse inaction ?

Un orgueil de paons dans un délabrement à peine déguisé les tient à l’écart de la vie contemporaine, et toutes les passions concentrées au fond d’eux-mêmes préparent un terrible explosif qui n’attend que l’occasion d’éclater. C’est dans de tels milieux, et du fond d’un tel silence, qu’on voit surgir en cour d’assises de ces magnifiques affaires qui font l’excitation du public, un moment secoué par le jeu des hypothèses.

Je vois très bien, d’ici quelques années, la petite Marie-Louise qui, déjà jolie, est sournoise à faire peur, fautant avec un quelconque valet de ferme, et celle qu’ils appellent Nanon, cette bonne de curé, et son mari, ce maître Jacques à bobine de bedeau, aidant la comtesse, grosse cardiaque terrorisée, et Mlle Tuache, ange noir de la maison, à étouffer dans la cave ou brûler dans le poêle le déshonneur de la famille.

Imaginations de Parisienne en quête de procès criminels ? Divagations d’ancienne maîtresse de romancier ? Qui vivra verra, peut-être.

Le visage étonnant de leur Bertrande est à soi seul une accusation formelle contre les choses qui se passent à la Quinteharde, choses que je soupçonne, moi, sans pouvoir rien préciser.

Elle m’a fascinée. C’est peut-être cette pâleur collée avec la justesse d’un gant sur ses os délicats ? Elle a l’air d’une carmélite adolescente. Mais quelle fine passion vit dans ses narines précieuses ! Et que sa bouche est belle ! Belle de couleur et de dessin, subite violence dans son masque mystique.

J’ai cherché ses yeux sans les trouver, pendant tout ce déjeuner incroyable. Je ne voyais que ses paupières étroites comme celles du père, leurs cils sombres, et cette meurtrissure précoce grandie jusqu’aux joues. Petite figure de sainte ou d’enfant martyre, de quoi donner une espèce de frisson. Mince, de taille moyenne, le cou long, des mains admirables. Et cette robe semblable à celle de sa sœur, triste tenue d’orphelinat, et ce nœud de nattes dans le cou, ce vrai paquet de cordes fauves…

Elle ne sait certainement pas qu’elle est belle. Peut-être ne sait-elle pas non plus qu’elle souffre.

Quand, un instant, j’ai pu voir ses yeux, à table, j’en suis restée saisie. Deux lames bleues étirées vers les tempes, un regard incompréhensible.

Elle est tellement impressionnante que mon grand gosse d’Édouard, si sensible sous ses dehors ultra-modernes, ne pouvait, comme moi, s’empêcher de la regarder tout le temps. Il en oubliait de parler, presque de manger. Ça le changeait, bien sûr, de ses poulettes de Paris !

Cette petite, si pure, si sévère, elle commande l’émotion, et l’on ne sait quel respect, aussi, qui n’est plus de notre temps.

Les autres s’apercevaient-ils du magnétisme qu’elle exerçait sur nous deux ? Elle-même le sentait-elle ?

Comment le savoir ? On ne comprendra jamais rien à tous ces gens-là.

Nous arrivions, chargés de notre ravitaillement et de notre esprit de rigolade. Sans leur laisser le temps de se retourner, nous fonçons dans le vestibule et commençons par nous y cogner dans Victorine Tuache, tout de même accourue grâce au tapage des chiens. Et me voilà surgie avec mon frère devant la tablée en désarroi, très gaie, très désinvolte, récitant le petit laïus préparé d’avance.

— Excusez-nous, chers cousins, mais nous n’avons pas pu faire autrement. Nous nous invitons à déjeuner chez vous sans façon, à la parisienne. Non ! Ne vous levez pas de table, je vous en prie !

Naturellement, ils étaient déjà, tous debout ; Mme de Bocquensé cramoisie, son mari prêt au combat, les deux petites reculées pour fuir et le domestique qui servait, resté sur place, montrant une bouche ouverte en carré, des yeux hors de la tête. Mlle Tuache, seule, conservait son sang-froid. Sans trop comprendre encore ce que signifiait ce coup de théâtre, elle se hâtait, très dégagée, de faire les présentations, non sans multiplier les petites courbettes de la veille. Édouard saluait, correct, un peu éberlué, je pense, par mon toupet infernal.

Je lui prends des mains et dépose à mesure, sur la table, mes homards, mon poulet, mon pâté, mes gâteaux, denrées sorties à moitié de leurs papiers, puis les quelques bouteilles de rouge et de blanc.

— Nous nous invitons, mais en surprise-partie (un mot qu’ils ignorent !) Nous allons rompre le pain et le sel, puis nous parlerons de nos affaires, si vous le voulez bien.

À ce mot, magie ! Mlle Tuache, comprenant que l’achat du La Tour allait suivre cette entrée sensationnelle, se mit à rire, ce qui n’est pas un spectacle ordinaire. « Eh ! bien ! Eh bien ! voilà une manière originale et charmante de faire connaissance ! » Le comte pousse son ricanement. Maintenant tournée au violet, la comtesse fait signe au domestique foudroyé d’apporter les assiettes et les couverts, et les deux filles, revenues à leurs chaises, les écartent timidement pour nous faire de la place. En un instant, le brouet qu’ils allaient manger disparaît de la vieille toile cirée qui leur sert de nappe ; et bientôt les langues se délient.

Mme de Bocquensé commence la première. C’est une grosse personne au teint plaqué d’écarlate, aux cheveux tout blancs relevés à la Louis XV, une sorte de La Tour encore, si l’on veut, mais retouché par l’école de 1880. Un fichu de laine noire au crochet couvre pauvrement ses épaules empâtées. Elle a dû être jolie. Sa voix distinguée est d’une douceur charmante.

— Excusez-nous… balbutie-t-elle. Nous vivons si retirés, nous…

Le mari, bref, mais essayant d’être cordial, ne la laisse pas finir sa phrase. S’adressant à Édouard :

— Mon cousin, notre simplicité ne doit guère cadrer avec vos habitudes. Mais puisque tel est votre désir.

Il s’efface courtoisement devant moi.

— Ma cousine, veuillez prendre ma droite, et vous, mon cousin, celle de Mme de Bocquensé.

Les yeux faux de la plus jeune des filles, essayant de cacher l’ardeur de ses douze ou treize ans, dévoraient d’avance les bonnes choses que le domestique, sur un ordre muet de la comtesse, disposait, Dieu me pardonne, dans des plats d’argent vivement tirés du buffet.

Un peu confuse, la comtesse :

— Mais que de choses !

Le ricanement de l’autre :

— C’est un banquet !

— Marie-Louise, dit la gouvernante, placez-vous près de votre cousin, et vous, Bertrande, près de votre cousine, si elle le permet.

Je réponds par un sourire sincèrement charmé. Bertrande ! J’apprends son nom. Comme il lui va bien !

Je me tasse pour lui laisser du champ, et c’est là que je commence à chercher ses yeux sans parvenir à les rencontrer.

Pas une parole. Droite, de bonne tenue, elle attend, les cils baissés, que vienne son tour d’être servie.

— Par quoi commençons-nous ?

C’est le comte. Il semble avoir pris son parti presque joyeusement de l’aventure. Édouard se réveille enfin.

— Il me semble que les poulets… Mais, en tout cas, débouchons toujours le vin !

Très à son aise à présent, il regarde le domestique.

— Un tire-bouchon, s’il vous plaît !

— Dites à Nanon de venir vous aider à servir !… ordonne le faux abbé.

Entrée de Nanon, osseuse, moustachue, l’œil féroce et noir. Et ce qu’ils ont appelé banquet se développe parmi des propos tels que : « Voilà bien longtemps que je n’ai vu Paris. Où en est-on ? » Ou bien : « Êtes-vous en relations avec nos cousins de Pravelin, qui habitent Tours ? »

— Je coupe vite :

— Votre fils est absent ?

Un petit froid a passé. La gouvernante s’empresse :

— Il est en voyage d’études.

Édouard, aussitôt :

— À quelle carrière se destine-t-il ?

Au bout d’un instant qui semble long, c’est encore la gouvernante qui répond :

— Le jeune Thibault n’a pas de carrière spéciale en vue. Il s’intéresse à beaucoup de choses…

Moi :

— Et ces jeunes filles ?

— Elles sont très habiles brodeuses, assez bonnes latinistes, un tantinet hellénistes ; et surtout très versées dans l’art héraldique. Je vous montrerai tout à l’heure certains de leurs travaux.

Le silence est passé de notre côté. De quoi donc nous parle-t-on ?

Mme de Bocquensé, plus congestionnée encore après un peu de vin, et tout en écartant son fichu de bonne, ajoute orgueilleusement :

— Ce sont les élèves de Mademoiselle !

— Ah oui ? fait Édouard avec un regard épouvanté vers les deux petites.

Mais elles n’ont pas levé les yeux.

Le comte, qui boit verres sur verres, jette à mon frère un clin d’œil presque complice.

— Mes filles sont imbattables sur le blasonnement !… déclare-t-il. Je ne vois pas trop où ça les conduira, mais…

Un vent de haine, à ces mots, a semblé devoir se déchaîner autour de la table. Les expressions du mari, de la femme et de la gouvernante, quelle comédie dramatique jouée en moins d’un quart de seconde ! Mais vivement, dominant sa rage, Mlle Tuache allonge, sur le ton le plus affable :

— Monsieur le marquis et sa sœur n’ont pas le temps, dans leur Paris, de s’attarder à ces vieilles sciences.

Et, tout à coup elle éclate, bien que ne buvant, elle, que de l’eau :

— Paris ! Les plaisirs ! Les frivolités !…

C’est moi qu’elle regarde, et avec impertinence, et s’adressant certainement à mon maquillage pourtant si discret. Je ne sais quel agacement me pousse. Les jésuites disent : « déconcerter l’adversaire ».

Tout en surveillant les deux petites, Marie-Louise qui, le nez en bas, mange en affamée et Bertrande, presque hostile, ne touchant pour ainsi dire à rien :

— Vous avez l’air de croire, mademoiselle, que notre vie, à Paris, est une fête perpétuelle. Pourtant…

Sûre de moi, je mène où je veux la conversation. En un quart d’heure, ces gens sont au courant de mon ouvroir, de mes œuvres, de mes relations ecclésiastiques. Pour embêter la gouvernante :

— Vous avez certainement lu les ouvrages du chanoine Mauvier. Oui ? Je m’en doutais. C’est un habitué de mes mardis. Quelle culture ? Quel cœur !… C’est le plus fin critique littéraire que je connaisse, et le prêtre le plus tolérant, le plus compréhensif. Et ses mots font le tour de tous les salons. Dernièrement, chez l’archevêque de Paris…

Elle me regarde, ironique :

— Vous connaissez personnellement Monseigneur d’Archevêque ?…

— Mais certainement !

Quand j’ai donné mes preuves par neuf, un commencement de confiance semble régner. Les voilà rassurés, prêts à oublier ma poudre, mon rouge et mes cheveux au henné. Comment faire, maintenant, pour capter les petites, surtout Bertrande ?

— Vous connaissez Paris, petite cousine ?

Les prunelles ont enfin quitté l’assiette qu’elles fixaient.

La réponse n’est qu’un murmure :

— Non, madame.

— Vous aimeriez y aller ?

— Non, madame.

Les minces yeux bleus sont retournés à l’assiette. Je ne les reverrai plus.

Édouard a tendu l’oreille à cette voix musicale.

Inquiète, Victorine Tuache s’interpose :

Mlle de Bocquensé voudrait-elle nous donner encore quelques détails sur son ouvroir ?

Et, chaque fois que j’ai tenté de parler à Bertrande, elle a, de même, détourné la conversation.

Au moment du dessert, Édouard, un peu gris à la fin, avec son genre « crochet du gauche » :

— Et si nous parlions de l’ancêtre ? Il me semble qu’on l’oublie !

À ces mots une extrême agitation a visiblement bouleversé la comtesse et sa sorcière de gouvernante.

— Bertrande et Marie-Louise, ordonne celle-ci, montez chercher, dans la bibliothèque, vos derniers ouvrages héraldiques, pour les montrer à vos cousins.

Comme des ressorts, on ne peut pas dire autrement, elles se sont levées toutes les deux. Quelle discipline ! La plus jeune n’a même pas regardé les gâteaux, cette tentation. Elles ont compris qu’elles étaient de trop dans la conversation.

La gouvernante, dès leur sortie de la salle, n’essaie d’ailleurs pas de nous le cacher.

— Ces enfants ignorent que le portrait vous est proposé.

(Ah ! ah ! nous allons savoir quelque chose !)

— Il est de pénibles circonstances dans les plus hautes familles, continue-t-elle. Le comte et la comtesse ont un immédiat besoin d’une certaine somme…

Un doigt sur la bouche, et plus bas :

— Le jeune Thibault… dettes de jeu !

Elle poursuit dans un subit silence de mort, et sa voix n’est qu’un chuchotement :

— Vous pensez bien que, sans ces circonstances, il ne vous serait pas demandé cinquante mille francs pour une pièce de musée qui en vaut au moins le double. Je connais…

Elle s’est reprise :

— Nous connaissons le prix exact de ce que nous offrons.

Le vieux démon s’est documenté soigneusement avant de nous écrire. C’est bien. À nous deux, alors !

— On voit, mademoiselle, que vous vivez depuis des années loin de Paris. Savez-vous ce que c’est que de clouer un tableau ?

— Clouer un tableau ?…

Son ahurissement m’amuse déjà.

— Clouer un tableau, mademoiselle, voilà ce que c’est : vous allez proposer votre chef-d’œuvre à un marchand. Il vous en offre aussitôt le quart du prix. Vous haussez les épaules et sortez. Mais, à partir de ce moment, vous pouvez passer chez tous les marchands, le premier leur a téléphoné. Tous sont alertés. Nulle part vous ne trouverez un sou de plus de votre tableau…

Et, plus démoniaque qu’elle, très gracieuse :

— Le tout est qu’ils soient avertis…

Le regard qui s’échange entre nous doit être quelque chose d’assez cinématographique. Plus gracieuse encore que moi :

— Oui, susurre la damnée Victorine, le lout est qu’ils soient avertis…

Vieux renard pris au piège par la poule, je m’attarde à l’étudier. Je vois devant moi se décomposer son visage.

— Eh bien !… Eh bien !…

Édouard a saisi le sens de ce petit duel. Il y ajoute aussitôt sa canaillerie de commerçant :

— Quarante-cinq mille !… prononce-t-il tranquillement.

Je sens qu’il va proposer de les donner tout de suite, Sans même comprendre encore le sentiment qui me guide, j’interviens à temps :

— Bien entendu, vous nous laisserez réaliser une si grosse somme. Nous ne l’avons pas liquide entre les mains. D’ailleurs, et puisque j’en donnerai la moitié, je demande à réfléchir encore ; sans compter qu’il faut nous arranger pour passer entre les mailles du fisc.

Les trois paires d’yeux qui me regardent parler me feraient pitié, presque. Quelle angoisse dans cette maison ! Édouard, ne sachant où je veux en venir, se tait prudemment. Comment devinerait-il, puisque je le devine à peine moi-même, que cet atermoiement n’a d’autre but que de garder le contact avec la Quinteharde ?

Bertrande ! Ne pas perdre de vue Bertrande !

Un obscur roman s’échafaude dans ma tête. Il se clarifiera par la suite. Je saurai qu’il me faut Bertrande, créature de rêve ; que je ferai tout pour l’arracher aux ténébreux siens, pour la rendre à la lumière en la donnant à mon frère. La sauver, elle, et le sauver, lui. Voilà la véritable œuvre pie qui m’était réservée. Car, méconnue, opprimée, cette enfant est le bonheur d’Édouard comme Édouard est son bonheur. Je désespérais de trouver la compagne de mon grand gosse. La voici. Je l’adopte comme j’ai adopté mon frère. J’aurai deux enfants au lieu d’un.

Essayant de dissimuler l’étranglement de sa gorge :

— Et… quand prévoyez-vous que vous aurez en main la somme ?… interroge Mlle Tuache.

Diriger comme un orchestre les battements du cœur d’autrui, ça, c’est une sensation. Dommage que je ne sois pas née sadique. Un chien de Terre-Neuve n’est pas sadique.

— Écoutez, mademoiselle, nous reviendrons d’ici quinze jours ou un mois vous surprendre tous à table, puis nous promener dans vos bois en discutant loin des jeunes filles. D’ici là, nous allons essayer de vendre des actions… Enfin, nous ferons de notre mieux…

— Nos bois sont magnifiques en juin !… s’écrie naïvement la comtesse.

— Mettons en juin…

Je lui ai souri. Le tremblement de ses lèvres me faisait mal.

— Peut-être avant, même !

Esquissant le geste de me lever de table :

— D’ailleurs, nous devons revenir pour voir les travaux héraldiques de vos élèves, mademoiselle. Car, aujourd’hui, malheureusement, nous n’avons plus une minute à perdre si nous voulons être à Paris à temps.