L’hermine passant/08

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Ferenczi et fils, éditeurs (p. 119-155).
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VIII

Mlle de Bocquensé ne s’inquiétait pas trop de rester sans aucune nouvelle des jeunes mariés disparus. Elle avait assez d’expérience de la vie, après ses longues amours, pour comprendre que leur histoire, du moins pendant les premiers mois, n’appartenait plus qu’à eux-mêmes.

Ce n’est pas parce qu’on a figuré sur des lettres de faire-part qu’il faut ignorer cette pudeur qui fait un amant et une maîtresse se cacher des regards d’autrui.

Afin de tromper sa solitude subite, elle, habituée depuis tant d’années à ne vivre que pour son frère, elle décida de retourner à la Quinteharde pendant que l’été régnait encore avec ses longs jours (un été que, pour la première fois, elle passait à Paris), à dessein de surveiller l’emballage et la mise en camion du La Tour dont elle avait déjà préparé l’emplacement dans l’appartement d’Édouard.

Cet appartement où elle vivait bien plus que dans le sien propre, c’était, en attendant le retour des amoureux, son plaisir de l’aménager afin, pour ainsi dire, de le mettre au féminin.

Le foyer d’un célibataire, même dirigé par une tendre sœur, ne saurait convenir tout à fait à la jeune femme qui va venir en prendre possession. Marguerite de Bocquensé mettait en œuvre tout son bon goût, tout son sens artistique pour que le nid de la belle-sœur chérie fût ce qu’il devait être.

Connaissant les bonnes adresses, elle courait Paris du matin au soir en vue de la réussite parfaite.

Ce ne fut donc qu’après avoir mis au point le principal qu’elle jugea venu le moment de prendre le train et de réapparaître aux yeux de ses cousins, non sans les avoir avertis par un petit mot.

Somme toute, une corvée.

Elle redoutait de revoir cette famille où Bertrande ne figurait plus pour éclairer toutes les obscurités. « Heureusement, pensait-elle, que je n’en aurai pas pour longtemps ! »

En réponse à sa lettre, invitée à déjeuner, elle était pourtant curieuse jusqu’à l’amusement de voir ce que pouvait être, là-bas, un repas organisé sans qu’elle y eût mis la patte.

La voiture drolatique qui l’attendait à la gare, conduite par le mari de Nanon et attelée d’un cheval de ferme, la remit immédiatement dans l’atmosphère de la Quinteharde.

Donc, on y avait jusqu’à présent soigneusement caché la possession de cette calèche armoriée et vermoulue dans laquelle, retenant son rire, elle dut prendre place toute seule en sautant du train.

M. le comte et Mme la comtesse attendent mademoiselle au château…

Habituée aux ruées du cabriolet fraternel, dans lequel on n’a le temps de rien voir, elle se laissait avec étonnement cahoter le long de routes interminables. Des lieues de campagne défilaient au trot dolent du gros cheval gris. Des fermes et encore des fermes passaient. À chaque carrefour paraissait un calvaire qui sentait déjà la Bretagne. Pas une affiche, pas une auto, pas une usine. Ignorance totale du tourisme. L’haleine de Paris ne parvient pas jusqu’à cette terre bâtarde, mitoyenne, qui n’est ni Bretagne, ni Vendée, ni Anjou, ni Normandie ou qui, plutôt, est un peu de tout cela, mais, repliée sur elle-même, gorgée de paysannerie, sentant encore la chouannerie et le hobereau, ne peut intéresser personne, dernier refuge d’une France passée qu’on ne retrouvera plus nulle part que là.

Un lent charme enveloppait la Parisienne, calmait jusqu’au fond d’elle-même cette trépidation moderne qui mène désormais l’univers entier, infernale danse de Saint-Guy.

« Tout cela c’est Bertrande, réfléchissait-elle. Tout cela c’est ce qui l’a faite silencieuse et secrète. Elle porte dans son âme ces infinis de prairies et de vergers qui l’ont jusqu’à présent séparée du monde contemporain, châtelaine à sa tour que le beau chevalier vient d’enlever sur son palefroi volant. Si l’on retrouve en cette précieuse créature tant de légende dorée c’est qu’elle a concentré dans son être ce qui traîne encore de chimérique autour des châteaux démantelés que je viens d’apercevoir au bout de leurs cours d’honneur, et quelque chose aussi de la sorcellerie restée dans les yeux de bergers comme celui que nous croisions, tout à l’heure, le long de ce chemin déserté. »

De reconnaître le salon moisi, et, dedans, ses deux cousins, la petite Marie-Louise, surtout Mlle Tuache, elle eut, assez inattendu tout de même, une sorte de froid dans le dos. Ces gens étaient effrayants, effrayant leur intérieur. Elle eut l’impression de s’être aventurée seule du côté d’un mystérieux danger. La pensée que Bertrande était sortie de là-dedans la souleva d’un soupir de délivrance qu’elle eut de la peine à dissimuler, tandis que tous l’entouraient, figures crispées par un contraint sourire d’accueil.

Leur première parole :

— Avez-vous des nouvelles ? Nous, nous n’en avons pas !

— Moi non plus ! s’empressa-t-elle.

Mais elle le disait sur un ton si gai que le gémissement unanime en fut coupé d’avance.

Cependant la gouvernante ne put pas ne pas déclarer :

— Si Bertrande oublie déjà ses plus simples devoirs, je me demande à quoi nous devons nous attendre par la suite !

Alors Marguerite comprit qu’on la rendait responsable de tous les désordres qu’allait avoir à se faire pardonner la brebis égarée.

En se mettant à table, elle jugea bon d’arrêter net ce flot de ténébreuse rancune, cette suspicion empoisonnée.

— Après tout, lança-t-elle avec son plus beau geste de désinvolture, ces enfants n’ont plus le temps de penser ni à vous, ni à moi ! Vous oubliez qu’ils sont en voyage de noces !

Le piteux déjeuner qu’on lui faisait manger ne l’engageait guère à l’amabilité. Tout au contraire, taquine, diabolique, elle fit son possible pour scandaliser en douceur, donna des détails sur l’appartement qu’elle aménageait, sur la femme de chambre parfaite qu’elle avait trouvée pour sa petite belle-sœur, sur les toilettes qu’elle méditait de lui commander, sur les gâteries dont elle allait l’entourer, sur les succès que la jeune femme aurait à Paris, sur les mondanités qui l’y attendaient.

— Belle comme elle l’est…

Non seulement le comte, mais toute la tablée ricanait. Marie-Louise pinçait la bouche pour empêcher l’explosion de son rire godiche. Belle, Bertrande ? Les gens de Paris sont décidément fous !

Sitôt levée de table, l’extravagante invitée annonça l’arrivée dans un instant du camion qui venait de Paris pour emporter le pastel. « Je vous l’enlève comme je vous ai enlevé Bertrande ! se disait-elle joyeusement. Car, sur elle aussi vous pouvez la faire, la croix ! »

Et, pour les achever, une fois l’immense portrait calé dans le camion, elle repartit pour Paris installée, sans vergogne, à côté des camionneurs.

Moins de trois heures après leur dépêche ils apparaissaient. Deux mois d’absence !

Précipitée dans l’antichambre, perdant tout contrôle, Marguerite, sans leur laisser le temps de dire un mot, se jetait sur eux comme un chien qui retrouve ses maîtres.

Sous l’éclairage indirect qui les inondait comme un coup de soleil, ils étaient, dans leur tenue de voyage, trop charmants, trop jeunes, trop exactement le couple imaginé par elle pendant les longs jours d’attente sans un signe de leur part. Oh ! tout savoir d’un seul coup !

Elle saisit aux épaules Bertrande la première, la fit pivoter presque brutalement, et, les yeux tout proches des siens, les mains enfoncées dans l’étoffe du manteau :

— Heureuse ?

Elle revit le mouvement connu, si lourd, des paupières qui descendent vers le sol.

— Oui… murmura la jeune femme.

Avec autant de violence, l’exubérante Marguerite bondit sur son frère.

— Et toi ? Heureux ?…

Volontairement, ou involontairement ? Il baissa les yeux exactement comme sa femme ; comme elle, exactement, murmura :

— Oui…

Le valet de chambre descendu chercher les valises surgit à cet instant. Sans pouvoir encore analyser ce qu’elle venait de ressentir, Marguerite poussa les deux nouveaux mariés devant elle.

— Entrez ! Venez voir votre appartement !

Dans le salon seulement elle les embrassa, plusieurs baisers à chacun, d’une bouche frémissante. Puis une pirouette :

— Ça vous plaît-il, mon arrangement ? Voilà le La Tour, Bertrande !

Et, le sourire aux lèvres, les mains croisées, elle les regardait regarder. C’était la récompense de son patient et fervent travail.

— Bravo, Marguerite !… s’écriait Édouard sans retenir son enthousiasme.

Et, tout aussitôt :

— N’est-ce pas, Bertrande ?

— Oh ! oui, Édouard !

Une hésitation sur « Édouard », comme si l’habitude d’appeler son mari par son nom n’était pas encore prise.

Des fleurs partout.

— Voilà la salle à manger ; voilà le petit salon ; voilà le cabinet de travail d’Édouard ; voilà la chambre à coucher ; voilà la salle de bains… Ah ! et voilà Marthe, votre femme de chambre, Bertrande ! La cuisinière est celle qu’Édouard avait déjà. Vous la verrez tout à l’heure dans la cuisine.

Entre deux portes, Bertrande retrouva son brusque geste de la Quinteharde. Jetée au cou de sa belle-sœur :

— Merci !… Merci !…

Et Marguerite eut les larmes aux yeux.

— Maintenant je remonte chez moi, mes enfants ! Je vous laisse. Je me suis invitée à dîner pour ce soir. Vous voulez bien de moi ? Bon ! Au revoir ! À tout à l’heure !


Cette pudeur inattendue de son frère, ces yeux baissés… pour finir, oui, très gentil ! Bien sûr qu’il n’allait pas, comme autrefois, quand elle l’interrogeait sur ses conquêtes, répondre d’un ton goguenard « qu’elle était très bath ». Bertrande avait déjà passé par là. C’était bien. C’était ce qu’il fallait attendre de l’influence de l’élue : un autre Édouard, ou plutôt le vrai, longtemps masqué derrière un rien de gouape et pas mal de cynisme voulu.

À table, pendant qu’il racontait gaiement des incidents de leur voyage, elle observa qu’il disait vous à sa femme contre toute attente, et combien il surveillait son langage. Évidemment ! ni l’argot, ni le tutoiement ne conviennent pour une dame à la tour.

La rentrée étant commencée, il dut en hâte reprendre son travail d’administrateur, c’est-à-dire retourner à ses bureaux toute la matinée, reparaître juste à l’heure du déjeuner, repartir, et ne rentrer définitivement que pour le dîner.

Laissée à la maison, Bertrande, qui semblait encore une étrangère chez elle, qui n’osait toucher à rien ni donner un ordre à ses domestiques, et que son habillement à la mode continuait certainement à déconcerter, eût fait figure de petite fille délaissée sans l’empressement de sa belle-sœur à diriger son intérieur et lui tenir compagnie.

La curiosité de celle-ci lui brûlait les lèvres de questions qu’elle ne posait pas. Pourtant ce n’était rien d’autre, chez elle, qu’un mouvement de tendresse. Magicienne de ce bonheur, elle eût voulu savoir s’il répondait pleinement à son imagination. Mais sentant que ni l’un ni l’autre époux n’était encore prêt aux confidences, elle attendait patiemment que cette ère de réticence se terminât d’elle-même.

Bertrande, elle, ne faisait que continuer la jeune fille de la Quinteharde. Mais, Édouard, comme il était changé !

Dès les premiers jours, avec un regard détourné que Marguerite ne lui connaissait pas :

— Il ne faut pas brusquer Bertrande. Comme elle est très religieuse, fais-lui d’abord visiter Notre-Dame et les autres églises. Tu pourras la conduire au cinéma, naturellement, et dans les magasins. Mais, pour commencer, pas de mondanités. Pas de gens. Attendons qu’elle soit un peu plus apprivoisée.

Une autre fois :

— Surtout n’essaie pas de lui faire mettre de la poudre. Elle n’est pas habituée au maquillage. Elle pourrait croire qu’on veut la pervertir.

Et puis encore :

— Ne la promène plus au Bois. Elle ne peut pas encore comprendre ce que signifie le chic de Paris.

Était-il jaloux ? Marguerite se demandait s’il ne fallait pas chercher là le sens de ces bizarres recommandations. « À la façon dont il la regarde, je me rends bien compte qu’il en est fou. Mais elle ?… Est-elle folle de lui ?… Je n’en sais rien. »

Seule avec la petite, elle ne parvenait pas à connaître quelle était sa pensée. N’ayant jamais rien vu, cette singulière fille ne trouvait rien à dire sur toutes les nouveautés dont on lui faisait les honneurs. « Ça vous intéresse, Bertrande ?… » — Oui, Marguerite… — Aimez-vous mieux rester à la maison aujourd’hui, plutôt que de sortir ?… — Oui, Marguerite. »

Oui, toujours oui.

C’était la résignation de l’ancienne enfant martyre. Rien de plus naturel. Il lui faudrait du temps pour devenir normale, pauvre petite !

Parfois, installées dans le petit salon, Mlle de Bocquensé cherchait péniblement des sujets de conversation susceptibles d’intéresser ce petit sphinx. Ainsi reparla-t-elle un jour des armoiries de la famille, faisant adroitement semblant de ne plus savoir les blasonner. Ici sa conclusion : « Nous ne saurons jamais qui elle est exactement. »

Les semaines passaient. Elles en étaient toujours au même point, l’anxieuse Marguerite étonnée de ne pas nager dans sa double joie maternelle si difficilement conquise, quand une lettre fut remise à Bertrande, justement dans ce petit salon où l’une brodait pendant que l’autre lisait.

— Enfin ! soupira Bertrande en jetant son ouvrage.

Et sa belle-sœur constata qu’elle devenait pâle comme une morte.

— Une lettre des vôtres ?

— Oui. Je leur avais écrit le soir de notre arrivée, c’est-à-dire depuis plus d’un mois. Vous permettez, Marguerite ?

— Je vous en prie !

Discrètement, Mlle de Bocquensé se remit à lire son livre. Au bruit du papier qui retombait, elle releva la tête. Bertrande, le regard arrêté dans le vide, avait les yeux presque noirs. Pour la première fois Marguerite y lisait couramment. Et, ce qu’elle lisait, épouvantée, c’était une haine atroce et sans pardon.

Immobile et comme en état d’hypnose, la petite commença d’une voix que l’autre ne connaissait pas, âpre et saccadée :

— Je n’oserais pas vous la lire, cette lettre ! Elle est de ma mère, écrite sous la dictée de Mlle Tuache. On m’écrit que… Oh ! c’est trop ! C’est trop ! Et pourtant, Marguerite, si vous saviez comment on vit à la Quinteharde, dans quelle malédiction ! Ah ! ah !… Ils ne m’ont plus là pour que je sois leur principale esclave ! Ah ! ah !… mademoiselle « l’inconvénient de votre mère », comme dit papa ! Ses broderies, sa grammaire héraldique !… Et forcée de lui obéir, moi qui ne désirais que la tuer ! La tuer !… Toujours obéir, toujours obéir ! Sans vous, elle me mariait de force avec Philippe de Tesnes qui bat ses chiens et qui bat aussi sa mère au besoin, après avoir été roué de coups lui-même tant que son père a vécu, Philippe de Tesnes un ivrogne dangereux, une brute qui m’aurait battue aussi. Et j’aurais eu des enfants avec ça, moi ! Je l’avais écrit à ma sœur la religieuse, elle qui a fui la Quinteharde pour le couvent, une rigolade à côté de la famille, comme disait Thibault. Mais, cette lettre-là, je l’ai brûlée. Ma sœur ne l’a pas eue. C’est vous qui saurez tout, Marguerite, vous seule, car je n’ai rien dit à mon mari. Je ne pouvais pas lui dire ; je ne peux pas dire, jamais, à personne. Il faut que cette lettre soit venue et que vous vous soyez trouvée là… Et Thibault s’est mis avec une drôlesse du ruisseau qu’il a menacé d’épouser si on ne lui donnait pas d’argent. C’est pour ça qu’ils vous ont vendu le La Tour. Et Thibault a dit aussi qu’il apporterait son bâtard chez nous pour que nous l’élevions, et mademoiselle a dit, Marguerite, qu’un nouveau-né n’était pas nécessairement viable. Tout ça ! Et la pauvreté, et l’hypocrisie, et la cachotterie, et la lumière à l’huile et aux chandelles, et n’être jamais seule, et mal manger depuis que nous sommes nées, Marie-Louise et moi, et vivre dans la terreur et le noir sans rien qui puisse faire plaisir, rien, rien, rien !… Et personne à qui le dire jamais, jamais, jamais ! Marie-Louise plus cafarde qu’eux tous, maman malade et dominée, papa ricanant comme vous l’avez vu, Thibault enragé et qui nous pinçait au sang dans les coins, Marie-Louise et moi ; Nanon et son mari, espions tous les deux, et tout le monde détestant et soupçonnant les autres, tout le monde ! Tout le monde ! Tout le monde !…

Une convulsion sembla prête à la tordre. D’un geste aussi violent que le bond d’un tigre sur sa proie, elle mit en morceaux la lettre, s’acharnant sur le papier, ses ongles le déchirant comme des griffes.

Terrifiée, Marguerite la regardait. Elle la vit se lever toute droite, puis se jeter à genoux, et reçut dans le creux de sa jupe la tête de la malheureuse petite, pâmée par une crise d’affreux sanglots…

— Bertrande ! Bertrande ! Mon enfant ! Ma chérie ! Calmez-vous ! Calmez-vous !

Elle se mit à la bercer comme un bébé qu’on endort. Penchée, pleurant aussi :

— Tout ça je l’avais deviné, pauvre petite ! Je l’ai même écrit. Je peux vous montrer mon journal. « Des yeux d’enfant martyre. » J’ai tracé ce mot-là. Je le savais, rien qu’à vous voir, qu’ils étaient effrayants, les vôtres ! Des malheureux qui vivent oisifs dans leur château quand ils devraient être des paysans et cultiver la terre. Des retardataires ! Des inutiles ! Et vous si belle et si fière au milieu de tout ça ! C’est moi qui ai compris la première, c’est moi, qui ai tout fait pour vous revoir, c’est moi qui ai influé sur mon frère pour retarder l’achat du tableau, de façon à revenir à la Quinteharde. Je vous voulais pour lui, pour moi aussi ; car, tout de suite, j’ai senti que je vous aimerais comme ma fille. Et, tous les deux, ah ! si vous saviez comme nous espérions pouvoir vous arracher à votre cauchemar, vous tirer de la pauvreté, de la tyrannie, vous mettre dans la lumière, vous aduler, vous parer, vous rendre heureuse, quoi ! Vous ne pouviez pas ne pas être entendue, ma Bertrande, avec vos yeux qui criaient au secours. Et maintenant vous voilà mariée avec l’homme qui vous adore, vous voilà riche, titrée, gorgée de tendresse et de luxe. Ici vous ne connaîtrez que la liberté, la santé, le soleil, la joie. C’est fini. Vous êtes délivrée, sauvée, hein ? Sauvée, pauvre, pauvre petite victime, sauvée des monstres !

À mesure qu’elle parlait, elle sentait la jeune femme s’apaiser. La tête enfouie dans ses genoux se relevait peu à peu. Aux dernières paroles, Bertrande, dégagée, se remit enfin debout. Marguerite aussi se leva, le cœur battant à grands coups. Son bras entoura les épaules de celle qu’elle allait serrer contre elle, embrasser comme jamais mère n’embrassa son enfant.

— Et soyez tranquille, ma beauté, je serai toujours là pour vous protéger, vous assister, vous garder de tout mal, vous épargner tous les soucis. Et, ce que vous venez de me confier, je serai fière de le garder pour moi seule, si vous ne voulez pas qu’Édouard soit du secret. Mais il avait deviné comme moi, vous savez ! Nous avons été deux à vous sortir de la nuit, nous serons deux à vous faire oublier votre horrible famille !

Elle avança son visage éperdu d’émotion… et se retrouva les bras vides, muette et déconcertée. Bertrande, d’une seule enjambée, venait de s’éloigner d’elle.

La petite voix froide s’éleva :

— Vous permettez que j’aille me baigner les yeux ?…

Et, sans attendre la réponse, la jeune femme alla vers la porte, l’ouvrit, et disparut.

Je ne mange plus, je ne dors plus, je vais tomber malade, je vais peut-être en mourir. Entre Bertrande et moi que s’est-il donc passé, l’autre soir ? J’avais cru voir son cœur éclater devant moi, je sentais éclairée d’un seul coup son énigme détraquante, me disais que le bonheur, enfin, celui que j’ai tant voulu, déferlait désormais à grands flots sur nous tous. Elle venait de se délivrer de son secret maléfique, elle avait sangloté dans mes genoux. Je crois pourtant n’avoir rien dit que de maternel, de tendre, de réconfortant… Et ce recul subit, cette glace, et, depuis, l’attitude qu’elle a prise, si distante ; et surtout, surtout, ces mots d’Édouard, hier, pendant que nous étions seuls un instant : « Écoute, ma petite Marguerite ! Si nous voulons que Bertrande apprenne à vivre sa vie de femme, qu’elle se sente chez elle, ose commander chez elle, je crois qu’il faudra peut-être que tu la laisses un peu se débrouiller sans toi. »

Devant ce qui a dû se passer sur ma figure, il m’a pris les mains spontanément.

— Je sais que tu es parfaite pour elle, et je t’en remercie. Mais, n’est-ce pas, elle n’est presque jamais seule chez elle, alors…

J’ai ôté mes mains des siennes, et j’essayais de ne pas m’étrangler en posant la question :

— Elle t’a dit quelque chose ?

Oh ! mon Édouard, mon petit garçon de toujours ! Je jure que, pour la première fois de ma vie, j’ai vu passer dans ses yeux quelque chose comme un mensonge.

— Non, Marguerite, je t’assure ! Elle ne m’a rien dit !

Où suis-je ? Où sommes-nous ?… Mais ce n’est pas tout. Ulcérée, décidée à ne plus mettre les pieds dans l’appartement d’en bas, qui est-ce qui, cette après-midi, vient sonner à ma porte ? Bertrande.

— Marguerite, je monte vous faire une petite visite.

Je ne savais plus sur quel ton le prendre. Je l’ai fait entrer, asseoir, mais je ne pouvais pas lui parler.

Au bout d’un instant elle a prononcé, sans me regarder comme à l’ordinaire, car c’était le plancher qu’elle regardait :

— Un étage à monter, ça ne me fait pas une promenade, moi qui suis habituée au grand air. C’est dommage que nous habitions l’une au-dessus de l’autre. Si votre appartement était dans un autre quartier je viendrais à pied, et ça me ferait du bien.

On l’entend rarement en dire si long. Faut-il que cet enhardissement ne lui vienne que de sa perfidie ? Car elle est perfide, horreur ! Perfide, et le reste. Elle ressemble à sa famille. Et cela signifie qu’elle regrette tout ce qu’elle m’a révélé dans sa crise et qu’il faut, maintenant, que je disparaisse de sa vue. Cela signifie qu’il va me falloir déménager, cela signifie qu’Édouard est perdu pour moi, cela signifie que j’ai réchauffé sur mon cœur un serpent.

Qu’est-ce que je vais devenir ? Qu’est-ce que je vais faire ?

… Ou, plutôt, qu’est-ce que j’ai fait ?

Plus que jamais, en attendant qu’elle eût le courage de se chercher un nouvel appartement, Mlle de Bocquensé s’abstenait de descendre à l’étage au-dessous. Son frère devait monter et la prier longtemps pour qu’elle consentit, de temps à autre, à dîner à sa table. Par ailleurs, le mois de novembre vit la femme de chambre choisie par elle remplacée, et bientôt ce fut le tour de la cuisinière, chez Édouard depuis huit ans. Marguerite remarquait sans le montrer que l’ameublement aussi se modifiait. Des bibelots qu’elle avait choisis avec amour disparaissaient peu à peu, l’arrangement du salon ne ressemblait plus en rien à ce qu’elle avait fait. Les robes mêmes changeaient, redevenaient austères. Un jour viendrait où tout ce qui venait de son goût personnel serait complètement éliminé. La marque de Bertrande se substituait à la sienne, sous les yeux consentants et approbateurs du mari. Le règne de Marguerite était terminé…

Sa santé s’altérait visiblement. Les fêtes de Noël et du Jour de l’An la trouvèrent alitée. Bertrande, beaucoup moins timide que les premiers jours, sortant maintenant toute seule et commandant son personnel, s’offrit à soigner sa belle-sœur, qui refusa le plus cordialement qu’elle put.

Pour sauver ce qui lui restait de son frère après le grand naufrage, son jeu, désormais, était d’avoir l’air de ne s’apercevoir de rien et de se montrer aussi souriante que possible. À Bertrande penchée sur son oreiller elle tendit l’enveloppe préparée qui contenait son billet de mille francs.

— Ce sont vos étrennes, mon enfant. Comme je ne peux pas sortir, vous choisirez vous-même le cadeau que je vous aurais fait. Il sera mieux à votre idée que ce que j’aurais acheté pour vous.

Elles ne se regardaient pas. Marguerite, elle aussi, savait maintenant baisser les yeux. Mais toutes deux comprenaient que l’autre était devinée.

Le mois de mars commençait à peine que Bertrande, un matin, monta chez sa belle-sœur.

— Oh ! Je suis très inquiète ! Voilà ce que je reçois de la Quinteharde. Il va falloir que j’y aille. Je ne sais pas ce qu’Édouard en pensera tout à l’heure, quand il rentrera pour déjeuner.

Pourquoi, cette fois-ci, donnait-elle à lire la lettre ? Quand elle l’eut parcourue : « Je parierais qu’elle se l’est fait envoyer ! » pensa Marguerite.

Avec un hochement de tête triste, elle dit :

— Je suis désolée pour vous, ma petite. Mais il faut espérer que votre mère va se remettre. Les maladies de cœur sont des brevets de longue vie…

Elle s’empressa d’ajouter :

— Mais vous avez raison. Votre mère vous appelle, il faut y aller.

— Vous le direz à votre frère, n’est-ce pas ?

— Mais certainement, ma petite !

— Merci, Marguerite.

Donc, Bertrande voulait retourner à la Quinteharde après tout ce qu’elle en avait raconté. « Avec ces refoulées perverses on ne sait jamais. Elle doit avoir la nostalgie de l’épouvante, Ou bien elle veut les éclabousser de son luxe. Peut-être les deux à la fois. »

Ne pouvant la conduire lui-même à cause de ses affaires en cours, Édouard, consterné, lui donna la voiture et le chauffeur qu’il employait à Paris.

— Vous pouvez en disposer pendant les quelques jours nécessaires. Je m’arrangerai.

Que sa belle-sœur accompagnât la jeune femme, il n’en était même pas question. Marguerite prétexta quelque obligation mondaine pour n’assister pas au départ. En rentrant chez elle le soir, elle soupira bizarrement. L’absence de Bertrande, bien que n’habitant pas le même étage, la laissait respirer mieux, Quel lendemain à ses enthousiasmes !

Elle ne fut pas trop étonnée, après le diner, de voir arriver son frère.

— Je ne peux pas rester tout seul. C’est effroyable qu’elle ne soit pas là.

— Bien sûr…, dit-elle en évitant son regard.

— Marguerite, tu ne peux pas savoir ce qu’elle est pour moi !

Elle ravala son amertume pour murmurer : « Tant mieux, mon chéri ! »

— C’est à toi que je la dois, Marguerite. Ah ! si tu savais !…

Maintenant qu’elle n’en voulait plus, les confidences allaient venir. Elle essaya de les arrêter.

— Tu ne sais pas qui j’ai rencontré, tantôt, au thé des Boissevain ?

— Ça m’est égal… Dis, Marguerite ? Tu n’es pas jalouse d’elle, hein ?

— Tu es fou, mon chéri !

— Parce que… Enfin… Si tu es moins souvent chez nous, n’est-ce pas, ce n’est pas que tu es de trop… C’est que…

— Ne t’embête pas à me donner des explications, mon enfant. Bertrande a le droit d’être indépendante, et je trouve cela tout à fait juste. Elle a souffert assez chez elle !

— Tu comprends tout, toi !… Marguerite, ah ! je l’adore !

Elle enveloppa son frère d’un regard dans lequel il y avait de tout. Elle enregistra l’expression qui transformait ce visage tant aimé. Jamais elle n’avait vu des traits masculins bouleversés par une telle sensualité.

« À la fin, qu’est-ce que c’est donc que cette fille ? »… se demanda-t-elle avec un recul d’effroi.

— Dieu merci, continuait Édouard, elle ne va pas rester longtemps partie ! Trois jours, quatre au plus. Elle me l’a promis. C’est déjà bien long !

Il avait envie de parler d’elle pendant des heures, ce n’était pas difficile à voir. Mais sa sœur ayant déclaré qu’elle se sentait souffrante, il redescendit docilement chez lui.

… Quand le chauffeur revint avec la voiture vide, apportant la petite lettre où Bertrande, qui n’avait envoyé ni dépêche, ni carte depuis son départ, annonçait que, sa mère allant plus mal, elle restait à son chevet et reviendrait par le train quand elle pourrait, Édouard se précipita comme un fou chez sa sœur.

Le désespoir de son grand gosse le lui rendait pour un moment tout entier.

Elle le berça contre elle, « comme l’autre ! » songeait-elle sombrement.

Se forçant au mensonge, elle le rassurait de son mieux.

— Mais non, elle ne t’oublie pas ! Mais bien sûr qu’elle t’aime ! Seulement c’est une fille de devoir. Malgré tout ce qu’ils lui ont fait, elle a la grandeur d’âme de rester près des siens quand le malheur y est. Tu ne peux pas lui en vouloir de sa noblesse !… Elle ne te donne pas de nouvelles ? Sans autre voiture que leur guimbarde, que veux-tu qu’elle fasse ? Tu sais bien comment c’est, la Quinteharde ! Loin de tout ; impossible ! Pas de poste, pas de téléphone, pas de télégraphe…

Elle pensait, en même temps que continuaient ses paroles rassurantes : « C’est quelque chose comme cette histoire du moyen âge où la femme du seigneur se change en louve pour courir avec les loups. Le seigneur chasse, et, de sa flèche, blesse une bête qui s’enfuit. Il suit les traces de sang sur la neige, et, dans un fourré, trouve la bague donnée comme gage à sa châtelaine. Le soir il la fait comparaître. Elle arrive, cachant son bras derrière elle. « Montrez votre bras, madame ! » Et le bras porte un pansement. « Je me suis blessée en tombant dans l’escalier de la tour ! » Alors, lui présentant la bague : « S’il en est ainsi, comment se fait-il, madame, que ce soit dans la neige des bois qu’en tombant vous ayez perdu ceci ? »

— Marguerite, elle est si pure, si douce ! C’est mon hermine à moi ; tu sais, celle de nos armes…

— Oui, Édouard, l’hermine passant…

Et tout bas : « En ce moment elle court avec les loups. Elle est allée retrouver son père, sa mère, son frère, sa sœur, Mlle Tuache. Pourvu que, dans les bois de la Quinteharde, elle ne perde pas sa bague de fiançailles ! »

Il lui fallait bien, pour l’amour de son frère, sacrifier sa susceptibilité, son amour-propre, son orgueil, et aussi son sens de la vérité. Héroïque, elle lui cachait ce qu’elle avait découvert, l’encourageait à croire à ce bonheur tant voulu pour lui, tremblant bonheur échafaudé sur des nuées de mensonges.

— En somme, il n’y a que huit jours qu’elle est partie. Non ! N’y vas pas ! Laisse-la revenir quand elle voudra. Tu ne vas pas l’opprimer, toi aussi ? Il lui serait pénible de te revoir dans le milieu misérable où tu l’as connue. Reste. Patiente. Elle appréciera mieux encore fout ce que tu lui donnes, après cette longue visite à son passé.

Était-ce pour l’avoir plus longtemps à elle, ou si elle redoutait qu’en y allant il ne trouvât la mère n’ayant jamais eu l’intention d’être en danger, Bertrande heureuse de se retremper dans le noir, et qu’il ne commençât à soupçonner que sa femme pouvait bien être autre chose que celle qu’il aimait ?

Elle n’a pas tardé plus de dix jours. En la revoyant, puisqu’on m’invitait à dîner pour fêter son retour, je ne pouvais m’empêcher de chercher sur elle l’odeur moisie de la Quinteharde.

Oui, sa mère s’était tirée de la mauvaise crise. Marie-Louise ? Elle avait grandi. Oui, la maison était toujours éclairée à l’huile. Non. Pas de feu dans les cheminées. Oui (c’était assez curieux qu’il lui en parlât), elle avait justement revu Philippe de Tesnes, par hasard, un soir qu’après une journée passée dans la chambre de sa mère, elle prenait une bouffée d’air dans le bois. Mais oui, d’assez près pour constater qu’il sentait toujours le bouc…

À toutes les moqueuses questions d’Édouard, mis en gaîté par son retour, elle répondait avec ce calme impressionnant derrière lequel je savais, moi, ce qu’elle cachait. Le malheureux ! Quelle lie il devait remuer en elle pendant qu’elle l’écoutait bafouer sa famille, elle qui ne me pardonnera jamais d’avoir trop généreusement abondé dans son sens le jour de son attaque de nerfs entre mes bras, elle qui me… qui nous voue une haine éternelle pour l’avoir faite riche quand elle était pauvre, heureuse quand elle était misérable, elle qui trouve que nous le lui avons trop fait sentir, elle pour qui la reconnaissance représente une dette exécrable, exécrée, elle qui méprise tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous nous efforçons d’être sur cette terre, elle qui porte à jamais dans tout son être le sceau terrible de Victorine Tuache…

J’avais l’extraordinaire sensation, (maintenant que son absence m’avait permis le recul nécessaire), de déchiffrer jusqu’en ses derniers méandres le secret de cette créature. Et pourtant, à cause d’Édouard, je pouvais lui sourire. Il ne savait, ne saurait jamais rien. Je me le jurais à moi-même. Plutôt me faire l’alliée de mon ennemie mortelle quand il s’agirait d’entretenir l’aveuglement de mon frère, moi la responsable de son union avec un monstre, fille, sœur et pupille de monstres.

…Sentait-elle ce qui se passait en moi ?

Je fus bien forcée de me répondre par l’affirmative le jour où, deux semaines après son retour, elle vint me trouver chez moi.

Depuis ce qui, ce jour-là, s’est passé entre elle et moi, le pacte satanique a été signé par nous deux. Nous vivrons désormais nous haïssant, mais étroitement unies dans le mensonge, seule condition du bonheur d’Édouard, accord tacite que j’accepte parce que je veux mon frère heureux malgré tout.

— Marguerite, me dit-elle en abaissant ses paupières gothiques, c’est à vous la première que je veux annoncer la nouvelle. Je suis enceinte.

Mon « oh ! » étouffé la fit me regarder une seconde.

— Je ne l’ai pas encore dit à Édouard, continua-t-elle, parce qu’il en sera sans doute contrarié, lui qui ne veut pas d’enfant avant quatre ou cinq ans.

En tourbillon la légende de la châtelaine changée en louve reparut dans mon esprit. Pour cacher mon trouble, je lui saisis les mains.

— Je vous remercie de me l’avoir dit la première, Bertrande ! Pour moi c’est un événement très heureux.

— Et pour moi aussi, Marguerite !

Pendant un long silence nos regards ne se lâchèrent plus. Le sien ne bronchait pas. Il ne broncha pas davantage quand, doucereusement, je commençai :

— Je suppose que vous broderez vous-même la layette, habile comme vous l’êtes ?

— Mais certainement !

— Et vous l’ornerez sans doute de notre blason, telle que je vous connais ?

— Pourquoi pas ?

— Et aussi de notre devise, dites, petite hermine ? Ce sera très joli, sous votre aiguille : Ne me salis !

— Très joli, Marguerite !

J’ai laissé passer un petit temps pour achever mon cinglant persiflage. Mais, même au dernier mot, je n’ai pas eu la satisfaction de voir s’altérer ce visage auquel je crachais la vérité.

— Vous le savez, je suis très peu ferrée en art héraldique. Mais vous qui êtes si savante, au contraire, aidez-moi donc, Bertrande ! Comment est-ce déjà, dites, ce truc qu’on appelle… oui ! C’est ça : la barre de bâtardise ?