L’hermine passant/Texte entier

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Ferenczi et fils, éditeurs (p. cov-im03).

L’HERMINE PASSANT
LUCIE DELARUE-MARDRUS
L’HERMINE
PASSANT
ROMAN INÉDIT
Bois originaux de ROGER GRILLON
LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, rue Antoine-Chantin, Paris (14°)

MCMXXXVIII
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays
Copyright by J. Ferenczi et Fils 1938

Mlle Marguerite de Bocquensé se reconnaît responsable du mariage de son plus jeune frère avec leur cousine éloignée, Bertrande, du même nom. Elle dit qu’il faudra le reste de sa vie pour bien évaluer ce qu’elle a fait.

Conversation avec sa nouvelle belle-sœur trois mois après le mariage :

— Bertrande, blasonnez-moi donc le machin de la famille. Je n’ai jamais pu me mettre ça correctement dans la tête !

Docile écolière, l’autre, d’une voix blanche, récite :

— Nous portons : écartelé aux 1 et 4 de gueules, aux 2 et 3 de sinople, le 2 chargé d’une hermine passant, et un écusson d’argent en abîme.

Le rire bref de Marguerite de Bocquensé.

— Nos ancêtres communs vous avaient certainement prévue, Bertrande ! Car, l’hermine, c’est vous. Sans ça je me demande ce que viendrait faire une hermine dans la famille de Bocquensé. Heureusement qu’il y a l’abîme pour nous représenter, mes frères et moi, qui sommes des démons !

Ici, faiblement, riposte Bertrande :

— Vous oubliez, Marguerite, que l’abîme s’appelle aussi le cœur…

— Ça, c’est chiquement répondu. J’ignorais ce détail. L’art héraldique, vous savez, nous nous en fichons, nous autres ! Nous n’avons pas, dans notre enfance, pâli comme vous sur ce grimoire-là, pauvre petite malheureuse !

Bertrande se tait. Ses paupières descendent jusqu’à ce que les cils touchent le haut de ses joues.

« Même mariée, remarque intérieurement la fine demoiselle, elle n’a pas perdu ce tic de baisser tout le temps les yeux comme une vierge médiévale. Je crois que nous ne saurons jamais qui elle est exactement. »

I

Jusqu’à ma mort je me souviendrai de notre arrivée à la Quinteharde. Édouard sacrait contre les fondrières. Le jour, sous tant d’arbres déjà touffus, avait l’air de cesser, la voiture cahotait dangereusement, puis dérapait sur des boues laissées dans l’ombre par les dernières averses. Je nous voyais d’avance les quatre pneus en l’air. Et nous n’étions même pas sûrs d’être dans le bon chemin !

Tout cela par la faute de cette Victorine Tuache qui nous avait écrit sa lettre tentante.

— Tu sais, Marguerite, si leur fameux La Tour est un faux ou une copie, je te préviens que je fais un malheur. Examine bien ça, toi qui y connais !

Je ne crois pas qu’Édouard tienne particulièrement au majestueux portrait de famille décrit par une demoiselle tombée de la lune. Son idée doit être de le revendre un jour aux États-Unis pour une somme extraordinaire. Les ancêtres ne l’excitent pas plus que moi. Nous savons très bien qu’être d’authentiques gens titrés, à l’époque présente, c’est une espèce de brevet d’incapacité, si l’on ne se défend pas.

Nous nous défendons. Édouard surtout qui, né plus tard que mes deux autres frères, a compris à temps quelle attitude, ou plutôt quel parti prendre.

Racé comme il l’est physiquement et moralement, sa fine culture et ses tendances le destinaient peut-être à n’être qu’un aristocrate, de ceux qu’envie et copie la roture élégante de Paris, théâtre de fantômes qui paradent aux yeux extasiés des snobs. Être marquis, posséder une écurie de courses, s’habiller à Londres, avoir un certain tour d’esprit — et de l’esprit — et rien de plus ? Non ! Il n’a pas voulu de ce jeu-là.

Parallèlement à la devise à nous léguée par le passé, mon frère s’en est trouvé une autre qu’il répète volontiers : « Il faut être de son époque. » Alors il a mis sa fortune dans une affaire de fournitures d’auto, de sorte que le moindre bouchon de radiateur vendu par la maison qu’il administre l’intéresse autrement que toutes les armoiries du monde. De même il a décidé de préférer le football au polo, la boxe au concours hippique et, jusque dans son langage, garde, primant tout, le souci d’être éminemment moderne. Comme je lui dis souvent : « Une tour du xxiiie achevée en béton armé. »

Quant à moi, l’amant que j’ai eu dans ma jeunesse était littérateur. C’est encore du commerce, mais entaché de romantisme, et de très mauvais rendement. Faut-il avouer que la moitié de ma dot y a passé ? Je l’aimais…

Maintenant que j’entre dans ma troisième jeunesse, tout est fini. Dès la deuxième il s’esquivait déjà. Je me suis mise dans quelques œuvres bien pensantes, vieux reste d’esprit de caste, car nous avons eu des abbesses dans la famille et comptons encore actuellement plusieurs parentes en religion, ou du tiers-ordre.

Je n’irai pas jusque-là, car, outre mon ancien péché mortel (cher Gaston !) je suis née frivole, et j’ai la faiblesse d’aimer le monde, ou plutôt ce qui en reste à une époque comme la nôtre, On y connaît fort bien la longue liaison que j’ai eue dans ma vie, mais mon écu n’en reste pas moins en losange comme celui des pucelles, de sorte que l’honneur est sauf.

Par ailleurs, je crois racheter mes fautes, ou plutôt ma faute, non pas par l’ouvroir dont je suis la fondatrice et autres œuvres pies, mais par toute la sollicitude (je ne craindrai pas de dire tout le dévouement) dont j’entoure Édouard, ce petit frère devenu mon enfant depuis la mort de nos parents. Il avait dix-sept ans. Il en a trente-deux maintenant ; moi, cinquante.

Non seulement je dirige son intérieur, mais ce qui me restait de ma dot est engagé dans ses affaires, et le plus important, je crois, c’est que je l’empêche de faire trop de bêtises car, bambocheur comme il l’est, Dieu sait quelle bonne femme finirait par mettre le grappin sur lui ! Comme un gosse, il me raconte tout, et je suis là pour le mettre en garde contre les femelles trop dangereuses. Car le cher petit est influençable (sans, du reste, s’en douter) autant qu’on peut l’être, j’en sais quelque chose, moi qui le mène depuis quinze ans par le bout du nez.

Mon rêve est de le marier et de le voir père de famille. Je ne serai pas éternelle. Et qui le retiendra sur la pente quand j’aurai disparu ? D’autre part, parmi les demoiselles modernes, où trouver ce qu’il lui faut ? Je le voudrais heureux, naturellement, et stable. Si c’est pour qu’il divorce au bout d’un an, mieux vaut encore qu’il reste garçon.

Tout ce qui tourne autour de lui, pourtant ! Marquis de Bocquensé, ça les tente, les tente… J’ai surtout peur des Américaines.

Heureusement encore qu’il a le goût difficile, nonobstant les airs qu’il se donne et l’indifférence qu’il s’efforce d’avoir pour les choses de l’art.

Je rêvais vaguement ainsi tout en me cramponnant, quand la voiture sortit enfin de l’ombre et des ornières où nous étions engagés depuis près d’une demi-heure. Débouchant tout à coup sur un carrefour sans arbres, nous étions rendus à la lumière, et les roues ne patinaient plus.

Avec ce coup d’œil d’oiseau de proie qu’ils acquièrent à force de conduire, Édouard repéra tout de suite ce que je ne voyais pas encore.

— C’est certainement là !

Je suis un peu myope, par-dessus le marché.

— Là ?… Où donc ?

— T’occupe pas. J’y suis, maintenant !

Un bond du cabriolet fit retomber mon face-à-main que j’allais braquer. Nous étions déjà dans l’allée que je n’avais pas distinguée et qui coupait en deux une de ces grandes prairies comme il en est en Mayenne.

— Tu ne vas pas me faire croire, dis-je, que c’est ça qu’ils appellent le château de la Quinteharde ?

— Pourquoi pas ?

— Ah ! non ! J’ai compris ! dis-je. Ce sont les communs. Voilà le château qui se découvre. Mais quelle drôle d’entrée ! Oh ! que de rapetassages ! Il y en a de toutes les époques. Ça a quand même de la gueule, hein ?

— Moi, tu sais, Marguerite, les styles…

— Oui, je sais. Mais, tu peux m’en croire, ce n’est pas mal.

— Je veux bien. Pour ce que j’en fais…

Trois chiens de chasse, épouvantés, aboyaient en reculant devant notre voiture. Sur le seuil parut une silhouette que nous crûmes d’abord celle d’un abbé.

Nous exécutions un virage élégant. Sitôt stoppés, nous voici hors de la voiture, et, pour commencer, nous restons cois, ayant devant nous non pas un prêtre, mais Victorine Tuache, probablement.

Elle parle, voix nasillarde et mordante :

— Le marquis de Bocquensé, je présume ! Je vous attendais comme convenu dans votre réponse.

À son coup d’œil soupçonneux, Édouard se dépêche :

— Mademoiselle est ma sœur.

— Je vous salue, mademoiselle. Eh bien ! Eh bien ! Je suis Victorine Tuache, et…

Pendant ce colloque : assourdi par les chiens, j’examinais discrètement la surprenante personne, si tant est que la discrétion s’accommode d’un face-à-main.

La robe étroite et noire qui flottait sur son long corps ressemblait (d’où notre erreur) à une soutane. Émaciée et jaune, elle avait ceci de bien remarquable que quatre dents de devant lui manquaient en haut et quatre en bas sans que ces deux vides se fissent vis-à-vis, de sorte que la rangée se trouvait complète, mais en fermeture-éclair. Une figure ratatinée nous souriait avec cela, le regard disparu derrière l’éclat des lunettes. Et cependant, sur cette physionomie inquiétante et ridicule, on décelait beaucoup de distinction ; et le front où les cheveux gris se faisaient rares, véritable calvitie masculine rendue plus gênante à voir à cause d’un petit chignon sur l’occiput, ce grand front d’homme annonçait l’intelligence, même une certaine noblesse.

— Monsieur… Mademoiselle…

Elle s’effaçait pour nous laisser entrer.

Au bout d’un vestibule sombre, elle allongea son bras tout en restant derrière nous, et, par la porte ouverte ainsi, nous laissa pénétrer dans le salon.

Un homme était debout au milieu, tenue de chasse, moustache encore blonde, dont les longs yeux bleus, enchâssés dans une figure maigre et pâle, nous dévisagèrent quelques secondes avec une froideur impressionnante.

Cependant, la vieille fille-abbé nous présenta tout de suite les uns aux autres. Nous avions devant nous le comte Thibault de Bocquensé, « votre parent, mademoiselle et monsieur ! »

D’un geste en quelque sorte résigné, le comte nous fit, sans mot dire, signe de nous asseoir. Je choisis le canapé Louis-Philippe, mon frère un fauteuil Louis XVI, défiguré par le vieux reps qui le recouvrait. Notre hôte prit une chaise insignifiante, Victorine Tuache resta debout.

Mon frère allait parler. Elle le devança.

— J’ai découvert, dernièrement, l’alliance entre vous et M. le comte, dit-elle, en consultant l’armorial de la famille établi par mes soins, et…

— Mais notre adresse ?… interrompit Édouard.

— J’ai fait venir un Tout-Paris, murmura-t-elle, tandis qu’elle jetait au comte un regard dans lequel il y avait à la fois de la peur et du défi.

Sans insister, elle reprit rapidement :

— Les armes, comme le nom, sont les mêmes, et, d’après mes recherches, votre père, Monsieur le marquis, et celui de M. le comte, étaient arrière-petits-cousins. Du reste, je vais vous chercher l’arbre.

Elle commençait deux pas vers la porte, quand Édouard l’arrêta d’un geste,

— Pas la peine ! Je n’y comprendrai rien !

La figure qu’elle fit, je n’eus pas le temps de m’y attarder. En même temps que mon frère, il me fallut tourner vivement la tête en tressaillant, car Thibault de Bocquensé venait de laisser échapper un ricanement d’une ironie telle, que nous pouvions nous demander de qui cet homme se moquait. Mais le regard dont il enveloppait celle qui lui tournait le dos ne pouvait laisser aucun doute. D’ailleurs la demoiselle chauve fit volte-face, comme piquée par un serpent.

— Riez toujours ! Vous…

Elle s’arrêta net, revint de notre côté, montra ses dents rigolotes, salua du buste en murmurant : « Eh bien !… Eh bien !… » acheva de reprendre ses esprits et demanda de l’air le plus cérémonieux :

— Voulez-vous voir le pastel ?

— Mais certainement ! s’écria mon frère avec un ton d’homme qui n’a pas de temps à perdre.

Il allait se lever. Je le retins d’un geste à peine perceptible.

— Pardon, mademoiselle !

Il fallait bien m’adresser à elle, puisque le maître de la maison restait muet.

— Pardon, mademoiselle ! Mais vous nous avez écrit que ce pastel ne pouvait pas ne pas retourner entre nos mains, nous qui sommes la branche aînée. Voulez-vous nous expliquer comment il se fait qu’il soit présentement ici, en Mayenne, au lieu d’être resté où il aurait dû rester ?

Mlle de Bocquensé, je le vois, a plus de patience que Monsieur son frère !… remarqua-t-elle sans chercher à réprimer sa rancune. J’ai tous les documents, et je peux vous les soumettre à l’instant. En bref, vous le devinez, c’est un des coups de la Révolution. Mais je vais apporter les papiers, et…

— Voyons le pastel d’abord !

Ça, c’était Édouard, naturellement.

Il fallait bien me lever avec lui. Je ne détestais pas de changer de place. Ce salon sans feu, par un printemps si plein d’aigreur, et le relent qui y régnait m’avaient déjà glacée. On se rendait tout de suite compte que personne n’y entrait jamais. Son ensemble hétéroclite, ses rideaux de peluche déteinte, parmi deux ou trois beaux meubles, ses têtières au crochet, le piano démodé, la pendule sous globe, le cor de chasse, la tête de sanglier, les honneurs du pied pendus aux murs, les tableaux couleur de chocolat, la bergère de tapisserie, ouvrage d’une grand’mère du second Empire, rien n’y manquait. C’était le décor, assez émouvant tout de même, qu’on attendait de cette gentilhommière perdue au bout des chemins où nous avions failli nous enliser. La vue d’une vieille lampe à huile posée sur un guéridon ne me surprenait même pas. On l’avait laissée là, comme le reste, dans le sépulcre qu’était ce salon désaffecté.

— Si vous voulez passer… dit Mlle Tuache.

Le comte Thibault ne nous suivit pas. Il se désintéressait visiblement de nous et de l’affaire. En somme, nous n’avions pas encore entendu le son de sa voix.

Une arrière-salle à manger précédait la grande, et, sans qu’il fût possible de bien déterminer pourquoi, l’on sentait que la vie, là, palpitait quotidiennement. Les fluides humains se respirent par des sens auxquels nous ne donnons pas encore de nom, mais qui sont autrement subtils que les cinq officiels.

Je n’eus pas le loisir, en y entrant, de détailler la grande salle à manger. Une main sur la bouche, je venais de pousser un cri.

Le pastel était devant nous, immense de par ses dimensions, immense de par cette sorcellerie avec laquelle La Tour a capté la substance même de ses modèles, pour les emprisonner derrière le verre qui les sépare, encore tout vivants, des siècles auxquels ils n’ont plus droit. Mais, outre cela, ce portrait d’un seigneur du xviiie, entouré de son faste, son petit chien à ses pieds, était, sous sa perruque poudrée, l’image si fidèle de notre père, qu’Édouard lui-même en eut un recul de saisissement.

Mlle Tuache n’avait plus besoin d’aller chercher ses documents. Tout ce que contenait sa lettre était strictement exact.

Cachant son trouble mieux que moi, mon frère se tourna vers elle qui, derrière ses lunettes, ne perdait rien de notre réaction, et, très américain (ou très féodal), assez odieux, je dois le dire, il demanda sèchement :

— Combien ?

Je crois pouvoir affirmer que je vis la vieille fille blêmir. Sa bouche, mince vipère, se tordit un instant sur ses dents cocasses.

— Cinquante mille, dit-elle à voix presque basse.

Je ne pouvais pas pincer mon frère pour lui faire signe que c’était pour rien. Je le vis hausser les épaules.

— Vous voulez rire, mademoiselle !

Le mouvement qu’il fit vers la porte accusait encore son expression moqueuse. Il traitait l’achat d’une relique sacrée et d’un chef-d’œuvre, comme celui d’un lot de fournitures d’auto. Une honte me vint. Je tâchai à la dissimuler. L’attitude de la vieille fille m’achevait, ayant toute l’éloquence du scandale silencieux.

Pour avertir mon frère sans en rien montrer :

— Laissez-nous réfléchir, mademoiselle ! Nous pourrions revenir demain. Nous passerions la nuit à Laval ou au Mans, voilà tout ! N’est-ce pas, Édouard ?

Édouard avait compris.

— Et vous réfléchiriez aussi !… jeta-t-il.

— Vous voulez dire que M. le comte réfléchira !… rectifia-t-elle en exhalant un soupir qui me parut plein d’un espoir soudain.

Toutes les rides de son visage remontèrent, Elle souriait.

— Ces automobiles, s’écria-t-elle, c’est vraiment merveilleux ! Vous parlez de coucher à Laval ou au Mans, comme si c’était la porte à côté.

Cette réflexion d’un autre siècle faillit nous donner le fou rire à tous deux. Où étions-nous ?

— Vous n’avez pas d’auto ?… demanda mon frère.

L’exclamation de Mlle Tuache nous stupéfia.

— Une automobile ?… Ici ?…

— Alors, vous ne sortez jamais de…

— Dam non ! Jamais !

Édouard s’intéressait prodigieusement tout à coup.

— Et vous vivez toute l’année dans ce château avec M. de Bocquensé ?… demanda-t-il en pinçant les lèvres.

Très digne :

— Et sa famille, monsieur !

— Ah ! Il a une famille ?

Elle sentit sans doute, que, pour faciliter le marché, la tactique était d’être aimable.

Toujours souriante, elle développa :

— Le comte a la comtesse, d’abord, puis deux filles qui lui restent, car l’aînée est au couvent.

Elle hésita, finit par ajouter avec un retard :

« Et puis son fils.

Et, brusquement volubile :

« C’est pour faire l’éducation du jeune Thibault que je suis venue autrefois ici. Il lui fallait un précepteur, puisque ses parents ne voulaient pas des collèges, et, en même temps, la présence d’un homme à la Quinteharde n’était guère admissible. Moi, je me destinais au professorat, après mes longues études et tous mes diplômes. Mais je devais faire toute ma carrière dans cette famille. Je me suis intéressée à mon élève, puis à ses sœurs… Et puis, la comtesse est malade… Personne ne dirigeait la maison… Enfin, voilà des années que je suis ici. C’est ce qui vous explique l’intérêt que je prends à…

Par crainte d’aller trop loin, elle s’arrêta court.

— Ah ! oui ?… répétait Édouard.

Je sentis la conversation terminée.

— Alors, mademoiselle, à demain ! de bonne heure dans la matinée, cela vous va-t-il ? Car nous devons être rentrés à Paris avant la nuit.

— À l’heure que vous voudrez ! À six heures tout le monde est debout.

Mon Dieu ! Six heures ! Quelle vie menaient-ils donc, ces gens-là !

Sur les trois marches du perron, les mains se tendirent. Les chiens n’étaient plus là. Le charivari des oiseaux s’entendait. Le crépuscule allait commencer. Nous n’avions pas revu le maître de la maison.

II

Bertrande de Bocquensé à sa sœur Béatrice, mère Marie des Anges, lettre brûlée aussitôt qu’écrite.

« Ma chère Béatrice,

« Tu seras étonnée de recevoir cette lettre, à une époque où je n’ai pas le droit de t’écrire, et une lettre qui ressemblera si peu aux autres.

« Toute la maison dort. J’ai attendu longtemps avant de me relever à pas de loup pour aller m’enfermer dans la bibliothèque. Heureusement que je sais par cœur quelles sont les planches qui craquent et comment ouvrir les portes sans qu’elles grincent.

« Ce qui me gênait surtout, c’était Marie-Louise, car nous continuons à partager la même chambre, et elle avait l’air, justement, de ne dormir qu’à moitié. Je la trouve trop jeune pour la mettre au courant, sans compter que je ne suis pas sûre d’elle, m’étant aperçue déjà de bien des petites choses. Et maintenant c’est ma bougie qui m’épouvante, malgré les volets et les rideaux. Si quelqu’un, passant dehors, allait voir ma lumière et le dire demain à Mademoiselle !

« Comment vais-je faire pour t’envoyer ceci, je ne le sais pas encore. Dieu m’aidera. D’abord, je ne peux pas mettre de timbre, étant sans le sou, comme d’habitude. Tu ne m’en voudras pas de la dépense que cela occasionnera, ou plutôt à Madame ta Supérieure. Il n’y a pas moyen de faire autrement. Quant à la boîte aux lettres, c’est le problème. Je ne vais jamais au village, quand par hasard j’y vais, que suivie de Marie-Louise, puisque nous ne devons pas sortir l’une sans l’autre. Je ne peux pas songer à Nanon ou à son mari. Ils seraient les premiers à me vendre.

« Mais laissons cela. Tu as choisi ta vie, chère Béatrice, et tu as bien fait, quoi qu’on en dise ici, car papa ne t’a pas pardonné, Mlle Tuache non plus, d’avoir quitté la Quinteharde. Tu dois bien te rendre compte de leur rancune, puisqu’ils ne t’écrivent jamais, pas plus que maman ; mais, elle, c’est pour obéir à Mademoiselle.

« Quant à nos lettres du jour de l’an et de Pâques, à Marie-Louise et à moi, il n’est pas difficile de deviner qu’elles sont rédigées sous surveillance.

« C’est pourquoi, n’ayant personne à qui me confier, je viens à toi, ce soir, car il se passe à la maison des choses qu’on ne nous dit pas. Mais moi, j’écoute aux portes.

« Le soir, quand on croit que nous dormons, ils parlent de leurs affaires. Je laisse Marie-Louise à son sommeil de quinze ans, et je me glisse dans les couloirs à mes risques et périls.

« Il y a deux choses terribles. On nous a fait t’écrire ces temps derniers, à Pâques, que Thibault nous avait quittés « pour un voyage d’études », ce qui ne veut rien dire, mais, n’est-ce pas, nous ne valons pas la peine, Marie-Louise et moi (ni toi), qu’on se casse la tête à chercher mieux.

« En réalité, Thibault a fui comme tu l’as fait toi-même. Seulement, au lieu d’entrer au couvent, il est parti, pas très loin d’ici, avec l’ancienne petite du forgeron, tu sais, la Simone, cette effrontée qui faisait déjà parler d’elle à seize ans, et qui est devenue, depuis six ans que tu es partie, une femme de mauvaise vie.

« Alors, ces temps derniers, Thibault s’est ouvertement « mis avec elle » (j’ai entendu maman dire ce mot-là). Ils habitent la vieille maison du bûcheron, au bois de la Coudraie, qui leur loue une chambre sans vergogne. C’est la Simone qui paie, puisque Thibault n’a pas d’argent.

« J’ai entendu par le trou de la serrure la scène qui a précédé son départ. Il ne criait pas. Personne ne parle haut chez nous. Mais ce qu’il disait presque bas n’en était que plus affreux. « J’en ai assez de vous tous et de votre cafardise, et de votre séquestration. J’ai compris au régiment qu’on pouvait vivre autrement qu’ici. Béatrice est déjà partie, elle, pas si bête ! »

« Puis il a dit exactement :

« — Pour elle, le couvent était une rigolade, à côté de l’existence qu’on mène ici ! »

« Il ne s’est pas laissé interrompre par les exclamations sourdes. Il a continué :

« — Elle a refusé de se faire abrutir par « l’inconvénient de votre mère », comme dit papa. (C’est vrai que papa continue à désigner Mademoiselle comme ça.) Elle n’a plus voulu passer sa jeunesse à faire du grec et du latin dans la salle d’en bas, ni à réciter par cœur la grammaire héraldique, ni à copier des blasons pour votre armorial, mademoiselle Tuache, qui vous vengez, avec votre manie, d’être de la roture, et fille d’un pauvre héraldiste qui peignait des blasons sur des calèches ! Ah ! ah ! il y a longtemps que je vous ai envoyée promener, moi ! » (Le dernier mot est si grossier que je préfère le traduire ainsi.)

« Il n’y avait plus que du silence pour lui répondre. Je n’entendais que ce petit rire de papa que tu connais bien.

« Notre frère a poursuivi :

« — Que Bertrande et Marie-Louise se laissent faire avec leurs yeux baissés, ça les regarde. Nous verrons si ça durera toujours. Mais moi qui n’ai pas d’autre distraction que de chasser quand, par hasard, papa me prête ses chiens, moi à qui on refuse de m’occuper des terres et des fermages parce que papa veut tout diriger seul, moi qui n’ai qu’à bâiller toute la journée, puisqu’on ne reçoit pas un journal ici, pas même La Croix, moi qui traîne entre la maladie de cœur de maman, le mutisme de papa et vos regards en dessous, vous, « l’inconvénient », qui terrorisez tout le monde en silence, moi, qui vais avoir vingt-trois ans, je considère que j’ai le droit de respirer à ma façon (pardon, Béatrice ! je répète) et je f… le camp, à votre nez, avec la garce qui me plaît et à qui je plais, et qui vaut mieux que vous, las d’hypocrites que je vomis ! »

« Je n’ai pas entendu la suite. Sa main sur la porte m’a fait fuir comme un rat. Je me suis blottie au fond du couloir noir, et je n’ai plus osé approcher, bien que la scène ait continué si longtemps que la lampe a dû manquer d’huile, car la lumière s’est éteinte sous la porte. Et, pourtant, ils chuchotaient encore. Ensuite, ils ont dû allumer une bougie, car j’ai revu passer une petite lueur. J’ai entendu maman pleurer, ça oui. Et puis, j’ai fini, bien tard, par aller me coucher.

« Mais tu vas voir la suite !

« Thibault, le lendemain, n’était plus chez nous. C’est là que Mademoiselle nous a dit qu’il était en voyage. Moi, je n’ai pas soufflé mot. Marie-Louise a dit : « ah ! » c’est tout, car elle n’a pas l’habitude de demander d’explications. Et puis, pour ce qu’elle aime Thibault qui la taquine, lui tire les cheveux et la pince tout le temps pour se distraire… (moi, il n’ose plus, depuis que je l’ai griffé à la figure).

« Donc, voilà Thibault parti. Le reste, à tout à l’heure. Je veux que tu saches d’abord la seconde chose.

« L’autre soir, j’étais aux écoutes pour savoir s’il y avait du nouveau, car je voyais bien que personne n’était couché. Béatrice ! C’était de moi qu’ils parlaient ! J’ai entendu pour commencer : « mauvais exemple… scandale ébruité… déshonneur… » Et puis : « Il faut la marier le plus vite possible ! »

« Je me suis rapprochée de la porte. Maman :

— « Ce sera déjà beau pour Philippe de Tesnes si on lui donne un petit bout de terre, lui qui n’a rien que la bicoque de sa mère. Il sera trop heureux de l’épouser.

« Ma sœur, toi qui connais comme moi Philippe de Tesnes depuis l’enfance, tu te figures mon tremblement derrière cette porte ! Ce garçon, cette brute aux cheveux rouges, qui sent la même odeur que la chèvre, qui frappe ses chiens, qui fait peur à sa mère depuis que le baron est mort et que personne n’est plus là pour le battre, qui hurle pour un rien (on dit qu’il boit) moi, épouser ça ? Moi qui voudrais cinq enfants, les avoir avec ça ?

« — Laissez-moi faire, a dit Mademoiselle. Je leur parlerai à tous deux en mon temps, et je réponds que ce mariage ira vite.

« Je n’en ai pas écouté plus. J’aurais crié. Je suis retournée dans mon lit en grelottant, et n’ai pas pu fermer l’œil une seconde.

« Béatrice, je viens te supplier : Est-ce que tu ne pourrais pas me faire entrer dans ton couvent, même avant d’être majeure ? Dire que je ne le serai que dans un an ! Tous les jours je guette ce que Mademoiselle va oser me dire. Elle n’a pas encore parlé. Pardonne-moi mes blasphèmes. Je crois que, cette fois, je la tuerai ou que je me tuerai.

« Mais attends ! Ce n’est pas tout. Voici quinze jours, le vrai scandale de Thibault a éclaté. Oh ! sans bruit. Mais j’ai tout surpris encore une fois.

« Il a écrit pour dire que, si on ne lui donnait pas immédiatement une grosse somme d’argent, il épouserait sa créature et se montrerait partout avec elle, au village, à la ville, dans les châteaux, en la présentant comme la vicomtesse Thibault de Bocquensé, ce qui sera vrai, somme toute.

« Ah ! l’histoire ! Maman sanglotait. Mademoiselle marchait de long en large dans la chambre, en murmurant : « De l’argent ? Où veut-il qu’on en trouve ? Avec les taxes, les hypothèques et tout, il sait bien qu’on est ruinés… ruinés… »

Alors, pour une fois, papa parle.

« — Voilà où vous nous menez, alors ?

« Il s’adressait à Mademoiselle, naturellement.

« — Quel maudit jour, celui où vous êtes entrée dans cette maison ! Vous avez hypnotisé ma femme, cette pauvre malade, abêti mes filles, révolté mon fils ; vous m’avez supprimé, moi, le mari, le père de famille, sous le prétexte que Mme de Bocquensé ne pouvait plus se passer de votre direction, non plus que mes enfants. Et voilà où nous en sommes, avec vos manigances de vieux satan ! Et si je vous prenais par la peau du dos pour vous jeter dehors, à la fin ?

« — Monsieur ! Monsieur ! disait Mlle Tuache, vous ne voyez pas que vous tuez la comtesse ? Regardez ! Elle se trouve mal !

« — Marie !… a crié papa, comme s’il sanglotait.

« Que se passait-il ? Je me suis sauvée encore un coup, car je prévoyais qu’on allait courir à l’armoire à pharmacie dans le couloir, ce qui est arrivé, en effet.

« Et voilà. Depuis, j’ai eu beau écouter, je n’ai plus rien surpris, plus rien entendu. Ils ont dû parler de jour, quand nous sommes dans la salle d’en bas. Mais tout à coup, hier, Mademoiselle nous a dit, à Marie-Louise et à moi :

« — Il va venir ici quelqu’un, demain. Un parent de la famille. Il n’est pas convenable qu’il vous voie. Comme nous ne savons pas son heure, car il vient dans sa voiture automobile, vous resterez enfermées dans votre chambre, et vous y déjeunerez, même. Nanon vous servira là-haut. Je vous avertirai quand vous pourrez redescendre travailler en bas.

« Tu penses bien que, Marie-Louise et moi, nous avons passé notre journée derrière les rideaux. C’est vers quatre heures et demie que nous avons vu la fameuse voiture automobile arriver dans la cour. Mais, dedans, au lieu d’un monsieur tout seul, il y avait un monsieur et une dame.

« Le monsieur tout jeune, mince, rasé, clair, avec un air que je n’ai jamais vu à personne ici, et la dame bien plus vieille, grande, maigre, habillée de belles affaires, et… la figure peinte ! Je l’ai mieux vue quand ils sont repartis. Une femme comme ça ici ! Qu’est-ce qui se passe encore ? Si jamais je le sais, je tâcherai de te le dire.

« Ma bougie arrive à sa fin. Je me dépêche de t’embrasser. Quand tu écriras pour le jour de l’An, dans huit mois, tâche de glisser un mot pour moi qui me fera comprendre que tu as lu cette lettre que je n’écris qu’en claquant des dents de froid, et surtout de peur.

« Ta petite sœur bien loin de l’état de grâce, je n’ai pas besoin de te le souligner.

« Bertrande. »

III

À l’avance, Mlle Marguerite et son frère s’amusaient tant, que leur souffle en était raccourci. Le plus curieux est qu’ils n’avaient pour ainsi dire pas prémédité leur farce. Un enjolivement des circonstances, rien de plus.

Après une nuit mal dormie dans leur hôtel, le sommeil ne les ayant gagnés qu’à l’aube, ils constataient simplement l’heure du rendez-vous depuis longtemps passée. Mais la malice ne tardait pas à s’y mettre.

— Dis-donc, Marguerite ? Tu as vu ? Plus de onze heures ! Elle doit s’imaginer que nous l’avons plantée là, elle et son portrait d’ancêtre !

— Tu crois ? Alors, je vois d’ici le nez qu’elle fait. Ça doit être mignon comme tout !

— Quand même, nous y allons, hein ?

— Ah ! ah ! fit Marguerite. Je vois que tu tiens au La Tour, maintenant ! Depuis hier que je te ressasse que…

— Je serais bien bête de ne pas y tenir, puisque c’est la bonne affaire. Mais je tiens aussi à revoir cette maison et ces gens-là. C’est trop drôle, des phénomènes pareils, à notre époque !

— Et on ne nous a pas montré le reste de la famille. Je dois avouer que j’aimerais connaître la trombine de la mère, des deux filles et du fils. Ça doit être…

Marguerite n’acheva pas. S’interrompant elle-même, elle s’écria :

— Mais nous allons les voir forcément, puisque ce sera l’heure du déjeuner !

Là-dessus, les yeux d’Édouard brillèrent. Mais Mlle de Bocquensé, tout aussitôt, se mordait les lèvres.

— Une pareille incorrection. Ce n’est guère possible ! Arriver chez eux quand ils sont à table…

Ici se dessina brusquement la blague à faire.

— Écoute donc, Édouard…

Édouard vit les petits yeux encore jolis de sa sœur entrer en gaieté. D’un pas, elle se rapprocha de lui pour développer, rapide :

— Nous allons dire… C’est ça ! Nous allons dire que le temps nous manque et que la seule façon de nous en tirer, c’est de débattre le prix du La Tour tout en déjeunant. Comme ça, nous sommes sûrs de voir la famille au complet.

— Allons, Marguerite, Tu divagues ! D’abord, ils ne nous inviteront pas. Ce n’est pas le genre. Et, quand ils nous inviteraient, Dieu sait quelle ragougnasse on nous servirait ! Ça doit être d’un radin, là-dedans ! …

Marguerite battit des mains.

— Tais-toi ! Je tiens l’idée de génie ! Nous allons apporter la mangeaison avec nous ! On rafle dans la ville tout ce qu’on y trouve de bon comme repas froid, et en route !

Deux collégiens n’auraient pas eu leur entrain. Les homards, les poulets, le pâté, les gâteaux et quatre bonnes bouteilles entassés dans le cabriolet, ils reprirent enfin la route, le vent du printemps dans la figure et le rire aux dents.

Édouard disait :

— Et s’ils nous mettent à la porte, nos chers cousins ?

Marguerite répondait :

— Pas de danger ! Ils seront trop heureux de nous revoir ! Tu penses bien que, pour se défaire du jour au lendemain de leur La Tour, c’est qu’ils sont dans la débine noire !

Midi. Le cœur battant, ils reconnurent le carrefour, la prairie, puis la silhouette du château de tous les temps, entre ses arbres sauvages ; et, devant la porte principale, plus épouvantés encore que la veille, les trois chiens de chasse aboyaient déjà.


✽ ✽

Cette Quinteharde où nous allions avec de la blague au coin des yeux est, pour finir, quelque chose d’assez sinistre. Édouard rit quand je lui dis que le crime couve dans cette famille, mais je ne crois pas exagérer tellement.

Ces gens-là, qui vivent, au fond de leurs terres, plus arriérés que des paysans (information prise, ils s’éclairent encore à l’huile !) ne sont pourtant pas des paysans. S’ils étaient des paysans, ils laboureraient, ensemenceraient, récolteraient et engrangeraient, et tout serait normal. Mais, recroquevillés sur eux-mêmes, ankylosés dans leur aristocratie périmée, qu’ont-ils à faire dans leur castel plus ou moins hypothéqué, que se martyriser les uns les autres pour passer le temps, employer les loisirs effroyables que leur laisse leur monstrueuse inaction ?

Un orgueil de paons dans un délabrement à peine déguisé les tient à l’écart de la vie contemporaine, et toutes les passions concentrées au fond d’eux-mêmes préparent un terrible explosif qui n’attend que l’occasion d’éclater. C’est dans de tels milieux, et du fond d’un tel silence, qu’on voit surgir en cour d’assises de ces magnifiques affaires qui font l’excitation du public, un moment secoué par le jeu des hypothèses.

Je vois très bien, d’ici quelques années, la petite Marie-Louise qui, déjà jolie, est sournoise à faire peur, fautant avec un quelconque valet de ferme, et celle qu’ils appellent Nanon, cette bonne de curé, et son mari, ce maître Jacques à bobine de bedeau, aidant la comtesse, grosse cardiaque terrorisée, et Mlle Tuache, ange noir de la maison, à étouffer dans la cave ou brûler dans le poêle le déshonneur de la famille.

Imaginations de Parisienne en quête de procès criminels ? Divagations d’ancienne maîtresse de romancier ? Qui vivra verra, peut-être.

Le visage étonnant de leur Bertrande est à soi seul une accusation formelle contre les choses qui se passent à la Quinteharde, choses que je soupçonne, moi, sans pouvoir rien préciser.

Elle m’a fascinée. C’est peut-être cette pâleur collée avec la justesse d’un gant sur ses os délicats ? Elle a l’air d’une carmélite adolescente. Mais quelle fine passion vit dans ses narines précieuses ! Et que sa bouche est belle ! Belle de couleur et de dessin, subite violence dans son masque mystique.

J’ai cherché ses yeux sans les trouver, pendant tout ce déjeuner incroyable. Je ne voyais que ses paupières étroites comme celles du père, leurs cils sombres, et cette meurtrissure précoce grandie jusqu’aux joues. Petite figure de sainte ou d’enfant martyre, de quoi donner une espèce de frisson. Mince, de taille moyenne, le cou long, des mains admirables. Et cette robe semblable à celle de sa sœur, triste tenue d’orphelinat, et ce nœud de nattes dans le cou, ce vrai paquet de cordes fauves…

Elle ne sait certainement pas qu’elle est belle. Peut-être ne sait-elle pas non plus qu’elle souffre.

Quand, un instant, j’ai pu voir ses yeux, à table, j’en suis restée saisie. Deux lames bleues étirées vers les tempes, un regard incompréhensible.

Elle est tellement impressionnante que mon grand gosse d’Édouard, si sensible sous ses dehors ultra-modernes, ne pouvait, comme moi, s’empêcher de la regarder tout le temps. Il en oubliait de parler, presque de manger. Ça le changeait, bien sûr, de ses poulettes de Paris !

Cette petite, si pure, si sévère, elle commande l’émotion, et l’on ne sait quel respect, aussi, qui n’est plus de notre temps.

Les autres s’apercevaient-ils du magnétisme qu’elle exerçait sur nous deux ? Elle-même le sentait-elle ?

Comment le savoir ? On ne comprendra jamais rien à tous ces gens-là.

Nous arrivions, chargés de notre ravitaillement et de notre esprit de rigolade. Sans leur laisser le temps de se retourner, nous fonçons dans le vestibule et commençons par nous y cogner dans Victorine Tuache, tout de même accourue grâce au tapage des chiens. Et me voilà surgie avec mon frère devant la tablée en désarroi, très gaie, très désinvolte, récitant le petit laïus préparé d’avance.

— Excusez-nous, chers cousins, mais nous n’avons pas pu faire autrement. Nous nous invitons à déjeuner chez vous sans façon, à la parisienne. Non ! Ne vous levez pas de table, je vous en prie !

Naturellement, ils étaient déjà, tous debout ; Mme de Bocquensé cramoisie, son mari prêt au combat, les deux petites reculées pour fuir et le domestique qui servait, resté sur place, montrant une bouche ouverte en carré, des yeux hors de la tête. Mlle Tuache, seule, conservait son sang-froid. Sans trop comprendre encore ce que signifiait ce coup de théâtre, elle se hâtait, très dégagée, de faire les présentations, non sans multiplier les petites courbettes de la veille. Édouard saluait, correct, un peu éberlué, je pense, par mon toupet infernal.

Je lui prends des mains et dépose à mesure, sur la table, mes homards, mon poulet, mon pâté, mes gâteaux, denrées sorties à moitié de leurs papiers, puis les quelques bouteilles de rouge et de blanc.

— Nous nous invitons, mais en surprise-partie (un mot qu’ils ignorent !) Nous allons rompre le pain et le sel, puis nous parlerons de nos affaires, si vous le voulez bien.

À ce mot, magie ! Mlle Tuache, comprenant que l’achat du La Tour allait suivre cette entrée sensationnelle, se mit à rire, ce qui n’est pas un spectacle ordinaire. « Eh ! bien ! Eh bien ! voilà une manière originale et charmante de faire connaissance ! » Le comte pousse son ricanement. Maintenant tournée au violet, la comtesse fait signe au domestique foudroyé d’apporter les assiettes et les couverts, et les deux filles, revenues à leurs chaises, les écartent timidement pour nous faire de la place. En un instant, le brouet qu’ils allaient manger disparaît de la vieille toile cirée qui leur sert de nappe ; et bientôt les langues se délient.

Mme de Bocquensé commence la première. C’est une grosse personne au teint plaqué d’écarlate, aux cheveux tout blancs relevés à la Louis XV, une sorte de La Tour encore, si l’on veut, mais retouché par l’école de 1880. Un fichu de laine noire au crochet couvre pauvrement ses épaules empâtées. Elle a dû être jolie. Sa voix distinguée est d’une douceur charmante.

— Excusez-nous… balbutie-t-elle. Nous vivons si retirés, nous…

Le mari, bref, mais essayant d’être cordial, ne la laisse pas finir sa phrase. S’adressant à Édouard :

— Mon cousin, notre simplicité ne doit guère cadrer avec vos habitudes. Mais puisque tel est votre désir.

Il s’efface courtoisement devant moi.

— Ma cousine, veuillez prendre ma droite, et vous, mon cousin, celle de Mme de Bocquensé.

Les yeux faux de la plus jeune des filles, essayant de cacher l’ardeur de ses douze ou treize ans, dévoraient d’avance les bonnes choses que le domestique, sur un ordre muet de la comtesse, disposait, Dieu me pardonne, dans des plats d’argent vivement tirés du buffet.

Un peu confuse, la comtesse :

— Mais que de choses !

Le ricanement de l’autre :

— C’est un banquet !

— Marie-Louise, dit la gouvernante, placez-vous près de votre cousin, et vous, Bertrande, près de votre cousine, si elle le permet.

Je réponds par un sourire sincèrement charmé. Bertrande ! J’apprends son nom. Comme il lui va bien !

Je me tasse pour lui laisser du champ, et c’est là que je commence à chercher ses yeux sans parvenir à les rencontrer.

Pas une parole. Droite, de bonne tenue, elle attend, les cils baissés, que vienne son tour d’être servie.

— Par quoi commençons-nous ?

C’est le comte. Il semble avoir pris son parti presque joyeusement de l’aventure. Édouard se réveille enfin.

— Il me semble que les poulets… Mais, en tout cas, débouchons toujours le vin !

Très à son aise à présent, il regarde le domestique.

— Un tire-bouchon, s’il vous plaît !

— Dites à Nanon de venir vous aider à servir !… ordonne le faux abbé.

Entrée de Nanon, osseuse, moustachue, l’œil féroce et noir. Et ce qu’ils ont appelé banquet se développe parmi des propos tels que : « Voilà bien longtemps que je n’ai vu Paris. Où en est-on ? » Ou bien : « Êtes-vous en relations avec nos cousins de Pravelin, qui habitent Tours ? »

— Je coupe vite :

— Votre fils est absent ?

Un petit froid a passé. La gouvernante s’empresse :

— Il est en voyage d’études.

Édouard, aussitôt :

— À quelle carrière se destine-t-il ?

Au bout d’un instant qui semble long, c’est encore la gouvernante qui répond :

— Le jeune Thibault n’a pas de carrière spéciale en vue. Il s’intéresse à beaucoup de choses…

Moi :

— Et ces jeunes filles ?

— Elles sont très habiles brodeuses, assez bonnes latinistes, un tantinet hellénistes ; et surtout très versées dans l’art héraldique. Je vous montrerai tout à l’heure certains de leurs travaux.

Le silence est passé de notre côté. De quoi donc nous parle-t-on ?

Mme de Bocquensé, plus congestionnée encore après un peu de vin, et tout en écartant son fichu de bonne, ajoute orgueilleusement :

— Ce sont les élèves de Mademoiselle !

— Ah oui ? fait Édouard avec un regard épouvanté vers les deux petites.

Mais elles n’ont pas levé les yeux.

Le comte, qui boit verres sur verres, jette à mon frère un clin d’œil presque complice.

— Mes filles sont imbattables sur le blasonnement !… déclare-t-il. Je ne vois pas trop où ça les conduira, mais…

Un vent de haine, à ces mots, a semblé devoir se déchaîner autour de la table. Les expressions du mari, de la femme et de la gouvernante, quelle comédie dramatique jouée en moins d’un quart de seconde ! Mais vivement, dominant sa rage, Mlle Tuache allonge, sur le ton le plus affable :

— Monsieur le marquis et sa sœur n’ont pas le temps, dans leur Paris, de s’attarder à ces vieilles sciences.

Et, tout à coup elle éclate, bien que ne buvant, elle, que de l’eau :

— Paris ! Les plaisirs ! Les frivolités !…

C’est moi qu’elle regarde, et avec impertinence, et s’adressant certainement à mon maquillage pourtant si discret. Je ne sais quel agacement me pousse. Les jésuites disent : « déconcerter l’adversaire ».

Tout en surveillant les deux petites, Marie-Louise qui, le nez en bas, mange en affamée et Bertrande, presque hostile, ne touchant pour ainsi dire à rien :

— Vous avez l’air de croire, mademoiselle, que notre vie, à Paris, est une fête perpétuelle. Pourtant…

Sûre de moi, je mène où je veux la conversation. En un quart d’heure, ces gens sont au courant de mon ouvroir, de mes œuvres, de mes relations ecclésiastiques. Pour embêter la gouvernante :

— Vous avez certainement lu les ouvrages du chanoine Mauvier. Oui ? Je m’en doutais. C’est un habitué de mes mardis. Quelle culture ? Quel cœur !… C’est le plus fin critique littéraire que je connaisse, et le prêtre le plus tolérant, le plus compréhensif. Et ses mots font le tour de tous les salons. Dernièrement, chez l’archevêque de Paris…

Elle me regarde, ironique :

— Vous connaissez personnellement Monseigneur d’Archevêque ?…

— Mais certainement !

Quand j’ai donné mes preuves par neuf, un commencement de confiance semble régner. Les voilà rassurés, prêts à oublier ma poudre, mon rouge et mes cheveux au henné. Comment faire, maintenant, pour capter les petites, surtout Bertrande ?

— Vous connaissez Paris, petite cousine ?

Les prunelles ont enfin quitté l’assiette qu’elles fixaient.

La réponse n’est qu’un murmure :

— Non, madame.

— Vous aimeriez y aller ?

— Non, madame.

Les minces yeux bleus sont retournés à l’assiette. Je ne les reverrai plus.

Édouard a tendu l’oreille à cette voix musicale.

Inquiète, Victorine Tuache s’interpose :

Mlle de Bocquensé voudrait-elle nous donner encore quelques détails sur son ouvroir ?

Et, chaque fois que j’ai tenté de parler à Bertrande, elle a, de même, détourné la conversation.

Au moment du dessert, Édouard, un peu gris à la fin, avec son genre « crochet du gauche » :

— Et si nous parlions de l’ancêtre ? Il me semble qu’on l’oublie !

À ces mots une extrême agitation a visiblement bouleversé la comtesse et sa sorcière de gouvernante.

— Bertrande et Marie-Louise, ordonne celle-ci, montez chercher, dans la bibliothèque, vos derniers ouvrages héraldiques, pour les montrer à vos cousins.

Comme des ressorts, on ne peut pas dire autrement, elles se sont levées toutes les deux. Quelle discipline ! La plus jeune n’a même pas regardé les gâteaux, cette tentation. Elles ont compris qu’elles étaient de trop dans la conversation.

La gouvernante, dès leur sortie de la salle, n’essaie d’ailleurs pas de nous le cacher.

— Ces enfants ignorent que le portrait vous est proposé.

(Ah ! ah ! nous allons savoir quelque chose !)

— Il est de pénibles circonstances dans les plus hautes familles, continue-t-elle. Le comte et la comtesse ont un immédiat besoin d’une certaine somme…

Un doigt sur la bouche, et plus bas :

— Le jeune Thibault… dettes de jeu !

Elle poursuit dans un subit silence de mort, et sa voix n’est qu’un chuchotement :

— Vous pensez bien que, sans ces circonstances, il ne vous serait pas demandé cinquante mille francs pour une pièce de musée qui en vaut au moins le double. Je connais…

Elle s’est reprise :

— Nous connaissons le prix exact de ce que nous offrons.

Le vieux démon s’est documenté soigneusement avant de nous écrire. C’est bien. À nous deux, alors !

— On voit, mademoiselle, que vous vivez depuis des années loin de Paris. Savez-vous ce que c’est que de clouer un tableau ?

— Clouer un tableau ?…

Son ahurissement m’amuse déjà.

— Clouer un tableau, mademoiselle, voilà ce que c’est : vous allez proposer votre chef-d’œuvre à un marchand. Il vous en offre aussitôt le quart du prix. Vous haussez les épaules et sortez. Mais, à partir de ce moment, vous pouvez passer chez tous les marchands, le premier leur a téléphoné. Tous sont alertés. Nulle part vous ne trouverez un sou de plus de votre tableau…

Et, plus démoniaque qu’elle, très gracieuse :

— Le tout est qu’ils soient avertis…

Le regard qui s’échange entre nous doit être quelque chose d’assez cinématographique. Plus gracieuse encore que moi :

— Oui, susurre la damnée Victorine, le lout est qu’ils soient avertis…

Vieux renard pris au piège par la poule, je m’attarde à l’étudier. Je vois devant moi se décomposer son visage.

— Eh bien !… Eh bien !…

Édouard a saisi le sens de ce petit duel. Il y ajoute aussitôt sa canaillerie de commerçant :

— Quarante-cinq mille !… prononce-t-il tranquillement.

Je sens qu’il va proposer de les donner tout de suite, Sans même comprendre encore le sentiment qui me guide, j’interviens à temps :

— Bien entendu, vous nous laisserez réaliser une si grosse somme. Nous ne l’avons pas liquide entre les mains. D’ailleurs, et puisque j’en donnerai la moitié, je demande à réfléchir encore ; sans compter qu’il faut nous arranger pour passer entre les mailles du fisc.

Les trois paires d’yeux qui me regardent parler me feraient pitié, presque. Quelle angoisse dans cette maison ! Édouard, ne sachant où je veux en venir, se tait prudemment. Comment devinerait-il, puisque je le devine à peine moi-même, que cet atermoiement n’a d’autre but que de garder le contact avec la Quinteharde ?

Bertrande ! Ne pas perdre de vue Bertrande !

Un obscur roman s’échafaude dans ma tête. Il se clarifiera par la suite. Je saurai qu’il me faut Bertrande, créature de rêve ; que je ferai tout pour l’arracher aux ténébreux siens, pour la rendre à la lumière en la donnant à mon frère. La sauver, elle, et le sauver, lui. Voilà la véritable œuvre pie qui m’était réservée. Car, méconnue, opprimée, cette enfant est le bonheur d’Édouard comme Édouard est son bonheur. Je désespérais de trouver la compagne de mon grand gosse. La voici. Je l’adopte comme j’ai adopté mon frère. J’aurai deux enfants au lieu d’un.

Essayant de dissimuler l’étranglement de sa gorge :

— Et… quand prévoyez-vous que vous aurez en main la somme ?… interroge Mlle Tuache.

Diriger comme un orchestre les battements du cœur d’autrui, ça, c’est une sensation. Dommage que je ne sois pas née sadique. Un chien de Terre-Neuve n’est pas sadique.

— Écoutez, mademoiselle, nous reviendrons d’ici quinze jours ou un mois vous surprendre tous à table, puis nous promener dans vos bois en discutant loin des jeunes filles. D’ici là, nous allons essayer de vendre des actions… Enfin, nous ferons de notre mieux…

— Nos bois sont magnifiques en juin !… s’écrie naïvement la comtesse.

— Mettons en juin…

Je lui ai souri. Le tremblement de ses lèvres me faisait mal.

— Peut-être avant, même !

Esquissant le geste de me lever de table :

— D’ailleurs, nous devons revenir pour voir les travaux héraldiques de vos élèves, mademoiselle. Car, aujourd’hui, malheureusement, nous n’avons plus une minute à perdre si nous voulons être à Paris à temps.

IV

— Nous sommes magnifiques !

Édouard riait, les mains au volant. La route s’emballait sous la voiture.

— Tu veux sans doute parler de notre crapulerie ?… répondit Marguerite de Bocquensé.

De profil elle acheva, fixant les horizons :

— Je veux dire ta crapulerie. Car, moi, je ne conduis tout ça que dans un autre but.

Avec le même visage tendu que sa sœur, il rectifia :

— Pourtant, quand on nous a dit le prix, c’est toi qui m’as rebattu les oreilles de « la bonne affaire ». Tu n’es donc pas plus honnête que moi.

— Ça, mon chéri, quand on tombe sur des poires, on serait bien bête de ne pas en profiter. Mais voilà le point : ce ne sont pas du tout des poires ; ce sont des gens traqués. Alors, toi, avec tes quarante-cinq mille, tu y es allé un peu fort !

— Peut-être. C’est comme ça qu’on s’y prend en affaires.

Après un kilomètre dévoré sans plus rien dire, à brûle-pourpoint, elle interrogea, le cœur serré par l’attente de quelque ironie :

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Il ne demanda même pas de qui ou de quoi il était question.

— Elle est épatante !… répondit-il presque bas.

Marguerite de Bocquensé tressaillit. Un espoir alluma ses yeux.

— Avoue que c’était dommage de ne plus jamais la revoir ! Mais, grâce à ma malice, nous reviendrons à la Quinteharde quand nous voudrons.

Une seconde, Édouard détourna ses yeux du vertige de la route pour regarder de côté sa sœur. Il croyait lire en elle et ne se trompait pas. Du bout des lèvres, pour cacher une petite émotion :

— Tu crois que nous la reverrons ?

« Étonnant !… pensa-t-elle. Je ne le croyais tout de même pas capable de me ressembler à ce point-là. Voilà qu’il a le béguin comme moi ! »

— Toi aussi elle te plaît, hein ?

Il eut presque l’air de s’excuser.

— Tu comprends, elle me fait du chagrin. Avec sa petite gueule de médaille, n’est-ce pas, on a tout de suite envie de lui réciter sa prière. Et tous ces loufoques-là n’ont pas l’air de se douter de ce qu’ils ont chez eux. Elle est malheureuse, ça saute aux yeux ; elle a peur de tout le monde. Alors on voudrait l’emporter pour lui donner ce qu’elle mérite !

Et, sans savoir qu’il formulait tout haut le secret conte bleu de sa sœur :

— Belle comme elle est, Marguerite, pense ! La rendre femme ! La mettre à la page !

C’était aller presque trop vite. Sagement elle répondit :

— Il faudrait la connaître un peu plus avant de nous lancer, tu ne crois pas ?

Mais il n’écoutait plus.

— La gâter, l’habiller, la balader partout ! Paris, le luxe, les admirations… La sortir de son cauchemar pour la gaver de tout ce qu’elle n’a même pas osé rêver !

Il était à tel point monté, tout à coup, qu’elle n’essaya plus de rien enrayer. Souriante :

— Il est certain qu’avec celle-là tu serais sûr de n’être jamais trompé. Et quels beaux enfants !

— Oh ! des enfants, tu sais, je ne suis pas si pressé que ça !

— Oui… Enfin !… Tu ne diras pas toujours ça.

— Peut-être… Mais, en attendant… Je connais ton vieux bateau, Marguerite ! Tu voudrais être grand’mère, hein ?

— Mais oui, mais oui !…

Instinctivement il ralentissait à mesure que leur songe à deux prenait corps.

— Marguerite ?… Si nous n’étions pas passés par là, dis ?… Qu’est-ce que c’était que son avenir ? Tu crois qu’elle serait entrée au couvent comme sa sœur aînée ?

— Probablement. Ou bien elle se serait suicidée.

— Oh ! pauvre petite !

— Ou bien elle se serait résignée à devenir la seconde vieille fille de la maison.

— Tais-toi ! Elle ?

— Écoute ! Ne nous verse pas dans le fossé pour ça !

Marguerite montra ses dents bien arrangées, assez éblouissantes encore.

— Mon pauvre vieux, ce n’est pas pour dire, mais je crois que tu es sérieusement pincé !

Il ne releva pas. Il suivit son idée.

— Heureusement que les affaires vont bien et que je n’aurai pas à m’inquiéter d’une dot !

Elle le regarda.

— Nous sommes un peu fous, tous les deux, tu sais ? Nous parlons d’elle comme s’il s’agissait déjà de ta fiancée. Je le répète, nous ne savons rien d’elle. Il s’agirait de l’étudier un peu. Ce qu’il faudrait, vois-tu, ce serait obtenir qu’on me la confie quelque temps à Paris. Comme nous n’habitons pas le même appartement, toi et moi, les convenances seraient sauvées. Mais, ça, c’est de la chimère. Ils ne nous la donneront pas !

Et les dents serrées, Édouard répondit :

— On verra !

Puis ils retombèrent dans le silence ; et, de nouveau, la voiture fila.

Les approches du crépuscule transformèrent les paysages. Un monde de silhouettes apparut sur l’écran rouge du soir. Tout à coup, Édouard reprit la parole.

— Marguerite ?… Et si, pendant notre absence, un Américain quelconque venait leur acheter le La Tour ? Avec cette vieille ficelle : de gouvernante, sait-on jamais ?

— Tu me fais peur ! murmura-t-elle.

— Nous vois-tu revenir comme des idiots pour trouver le tableau valsé ?

— C’est pour ça, conclut-elle, qu’il ne faut pas trop lanterner. Il me semble que, dans huit jours…

Elle vit l’éclair du coup d’œil jeté vers elle.

— C’est ça, dans huit jours !

Redressant la tête, et comme pour lui-même, il acheva presque bas :

— Et s’il faut donner le vrai prix, on le donnera, tant pis !

« J’ai peur, écrivait Marguerite en rentrant. Peut-être a-t-il subi seulement l’atmosphère de la Quinteharde. Car il y a du phosphore qui circule secrètement dans cette bicoque lugubre, Maintenant revoilà Paris, les bars, les dancings, la boxe, la piscine. Après avoir presque exagéré, s’il allait oublier Bertrande, ma Bertrande, et retomber dans les filles et la bringue nocturne ? Car son emballement n’est pas très naturel. Je n’aurais jamais cru mon frère capable de comprendre si vite le sortilège de cette petite créature. L’ai-je par hasard influencé dans ce coup de foudre à deux ? Ou bien s’il n’attendait qu’un signe pour se révéler presque un poète ? Car enfin il faut être presque un poète pour goûter le cachet d’austérité, de dignité d’une jeune fille pareille.

« J’aimais déjà mon frère de toute ma maternité de sœur aînée. Le voilà plus que jamais mon enfant. Vais-je vraiment avoir un jour le bonheur de le voir marié selon mes plus belles aspirations, d’avoir à mon côté la jeune alliée qui, mieux que je n’ai su le faire, le dégagera des matérialités contemporaines dans lesquelles il s’enfonce à plaisir pour le rendre à son vrai tempérament, lui qui se moquait si fort de ma passion pour un littérateur ?

« Tout arrive, décidément.

« Du reste, en y réfléchissant mieux, il y a dans son exaltation une bonne petite part de vanité. Comme il disait ça : « La gâter, l’habiller, la balader partout ! » Bien sûr, il serait fier de montrer sa perle rare. C’est humain. C’est naturel. Est-ce que je ne serais pas fière, moi aussi, de l’avoir avec moi dans tous les endroits où j’irais ? Car, pendant qu’Édouard serait à ses affaires, je devine qu’elle ne me quitterait guère. Quel plaisir que de la mener chez les couturiers, les modistes, les joailliers, de la parer, de pousser son style, et puis de la présenter dans tous les salons, de la faire briller dans toutes les réceptions, dans toutes les premières !

« Ah ! que ce mariage se fasse !

« Elle n’aura qu’à être belle et particulière. Plus que jamais je dirigerai l’intérieur de mon frère. Je lui épargnerai à elle tout souci ménager, en même temps que je la guiderai dans cette vie de Paris qui commencera par l’ahurir, pauvre petite nonne laïque perdue dans son manoir noir, entre des parents périmés, une cadette chafouine, des domestiques atroces et cet épouvantail de gouvernante qui les mène tous à la baguette, sans parler du frère invisible dont les histoires doivent être encore quelque chose de gai.

« Je croyais la vie finie, après les cendres de l’amour refroidies dans mon cœur. Voilà qu’elle recommence, peut-être. Un intérêt palpitant s’annonce pour la seconde partie de mon existence. Le jour se lève de nouveau, le couchant redevient l’aurore. Je crois y être déjà. Passées les premières années de leur grand égoïsme d’amoureux, quand mes enfants auront à leur tour des enfants, je recommencerai de plus belle les joies de la tendresse puisqu’une fois de plus, toute vieille que je serai, ces petits me seront confiés, moi l’instrument de tant de bonheur.

« Comme elle va m’aimer, Bertrande ! Je serai son conseil, sa confidente, son indispensable. Et dire qu’elle ne se doute pas de ce que le destin prépare pour elle ! Chère petite ! Il me semble qu’elle doit rêver en ce moment à mon frère comme au prince charmant, elle qui n’a certainement jamais vu d’autres hommes que son père, son frère et des paysans. Édouard est assez beau pour émouvoir l’imagination de n’importe quelle jeune fille. J’en sais quelque chose avec toutes celles qui le guettent ; et je connais pas mal de femmes mariées amoureuses de lui. Son titre, par-dessus le marché, bien qu’il fasse semblant de le dédaigner, n’est pas pour déplaire à Bertrande. Il lui ira bien. Une vraie petite marquise de légende. Et, pour l’orgueil démodé des parents, quelle aubaine ! Eux aussi feront un beau rêve.

« Allons ! Mlle Tuache, avec sa lettre, a sans doute, sans le vouloir, le vieux serpent, préparé de la joie pour tout le monde. Il est vrai que je l’ai bien aidée. Sans moi, l’innocent Édouard passait à côté du La Tour sans songer à l’acheter, et, même en l’achetant, ignorait à jamais Bertrande, puisque c’est sur mon initiative que nous avons fait irruption dans le déjeuner de famille.

« Alors je me vote des félicitations, en attendant toutes celles que je vais recevoir par la suite.

« Car ce mariage va se faire. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne se fasse pas, à moins, je le répète, que le charme n’agisse plus, une fois mon frère repris par son business et sa noce.

« Mais je suis là pour le ramener de force du côté de la fascination, et pas plus tard que la semaine prochaine, si j’en crois mon instinct. »


✽ ✽

Accroupie dans son angle de ténèbres, Bertrande entend, comme à l’ordinaire, la conversation qui n’est pas faite pour elle. Son oreille exercée perçoit ce qui ne se dit que dans un souffle, même à cette heure nocturne où la maison est supposée dormir tout entière.

— Et s’ils ne reviennent pas ?

— Alors, nous agirons autrement. J’ai la liste des musées capables d’acheter. J’aurai d’autres adresses encore.

— Je sais bien, articule très bas Mme de Bocquensé, qu’on peut compter sur vous, mademoiselle. Mais tout cela sera long, et nous sommes pressés.

— Pour moi, madame, ils reviendront. C’est leur intérêt. Rien que la diminution indiquée par votre cousin est une garantie. Mais c’est surtout sur sa sœur que je compte.

— Que Dieu vous entende ! Sans quoi, comment éviter ce qui nous attend, avec le nouveau scandale annoncé ce matin par Thibault ?

— Madame, un enfant ne naît jamais qu’au bout de neuf mois. Cela nous donne du temps pour nous retourner.

— Mais, mademoiselle, vous oubliez donc que cet enfant à naître n’est qu’une nouveauté ? Que la menace du mariage de Thibault avec sa gourgandine reste en suspens sur nos têtes ?

— Madame, je vous demande pardon. Et cette fois, M. le comte sera de mon avis. Thibault, dans son égarement, perd jusqu’au sens de la logique…

Le ricanement paternel passe.

— Que vous lui avez pourtant enseignée, mademoiselle !

— Monsieur le comte, l’heure n’est pas indiquée pour confronter nos vieilles rancunes. Comme vient de le remarquer Mme la comtesse, le temps presse. Thibault, d’une part, déclare qu’il épousera sa créature si on ne lui donne pas une certaine somme, et, d’autre part, annonce qu’elle est enceinte de ses œuvres et que, si la somme ne lui est pas versée, il apportera le bâtard à la porte de la Quinteharde, laissant à la famille le soin de l’élever…

— Ayez pitié de nous, mon Dieu !

— Madame, ne vous rendez pas malade inutilement. Si bâtard il y a, c’est donc que Thibault ne sera pas marié.

— Tiens ! C’est vrai !

— C’est donc, dis-je, que Thibault ne songe pas sincèrement à cette union, mais n’use ainsi que d’un nouveau chantage pour avoir de l’argent.

— Mais, mademoiselle…

— Toutes mes excuses, madame, je demande à terminer ma démonstration. Donc, s’il y a bâtard, il n’y a pas mariage, et je crains moins ceci que cela. Car, après tout, un nouveau-né… (la voix sombre un peu plus encore) n’est pas forcément viable.

Le grand silence qui suit a quelque chose de surprenant, quand on ne peut voir les expressions des visages.

Un grognement enfin :

— Ah ! C’est du propre !

— Monsieur le comte, on fait comme on peut. Il y a, dans tout cela, quelque chose de fort important que nous n’avons pas encore envisagé suffisamment : c’est la présence de vos filles parmi ces ignominies.

Encore le ricanement.

— Faut-il les murer dans la cave ?

— Monsieur le comte, il ne semble pas qu’il y ait là matière à plaisanterie. Ces enfants qui, Dieu merci, n’ont pas encore compris, ne peuvent pas assister à ce qui va se passer d’une manière ou d’une autre d’ici peu. J’ai déjà pu parler à Philippe de Tesnes, qui est consentant, mais qui devine, j’en ai peur, ce qui nous pousse à brusquer les noces ; car il parle de votre ferme de Vertehaie comme s’il comptait la recevoir en dot, et :

— Vertehaie ? Par exemple !

— Eh bien ! eh bien !… Ne vous emportez pas ! Je suis là pour remettre au point les choses. Nous serons quand même obligés de faire des concessions, vu les circonstances, et les agissements de Thibault commençant à se répandre. Mais je sauverai Vertehaie, soyez tranquille ! Quant à Bertrande, je compte dès demain… Mais laissons cela ! Nous pouvons d’ores et déjà calmer Thibault en lui promettant, dans un court délai, l’argent que nous lui donnerons peut-être, en effet. Pendant ce temps, les bans du mariage de Bertrande seront publiés, et, dès que mariée, la voilà sortie de la maison… et du déshonneur. Mais il reste Marie-Louise, dont l’esprit peut se mettre en éveil. Il faut donc l’éloigner le plus tôt possible.

— Parfait ! Où l’envoyez-vous ?

— Monsieur le comte, ce n’est pas à moi d’en décider.

— Tiens ! Pour une fois ?

— Je suggérerais le pensionnat des Dames d…

— Ah ! Ah ! Ah ! (C’est un vrai rire, cette fois). Vous le paierez, n’est-ce pas, ce pensionnat, mademoiselle l’Inconvénient !

— Monsieur le comte, je…

— Mon ami, je vous en supplie…

— Vous avez de la chance d’être malade, Marie, c’est moi qui vous le dis ! Si je ne craignais pas pour votre cœur… Tenez ! j’aime mieux aller me coucher ! Débrouillez-vous comme vous pourrez avec votre âme damnée !

Un vol de chauve-souris ne serait ni plus étouffé ni plus inquiétant que la fuite de Bertrande à travers les couloirs sans lumière.

V

On ne recommence jamais la seconde fois un coup réussi.

Grâce à Dieu, je ne sais quel sentiment me fit dire à mon frère, au moment d’arriver à la Quinteharde :

— Ce n’est pas la peine, aujourd’hui, de faire notre entrée victuailles en main. Nous chargerons le domestique d’aller les chercher dans la voiture.

Une première nouveauté nous attendait. Pas de chiens pour prévenir de notre arrivée. Et les murs sont tellement épais dans ce château que, si les portes ne sont pas ouvertes, le ronron de l’auto ne peut rien percer. Or, les portes n’étaient pas ouvertes.

En parcourant le couloir, notre pas hésitait.

— Est-ce qu’il n’y a plus personne, ici, par hasard ?

Mais je n’avais pas poussé la porte de la salle à manger qu’une vraie meute se précipita. Non seulement les chiens ordinaires, mais trois ou quatre autres nous saluaient d’abois furieux. Et, d’un coup d’œil, nous comprîmes l’aventure : nos cousins recevaient des invités à déjeuner, lesquels avaient amené leurs bêtes.

On ne pouvait plus mal tomber. Quelle disgrâce que de jouer le rôle de fâcheux, quand on n’en était plus au rythme de la farce !

Je voulus m’écrier : « Oh ! pardon ! » Ma voix fut couverte, non seulement par les chiens, mais par la triple exclamation du comte, de la comtesse et de la gouvernante, tous trois levés en sursaut, ainsi que les deux filles, désagréable brouhaha de gens qu’on dérange dans leur petite fête. Les invités, restés à leur place, nous regardaient avec un ébahissement comique. C’était une vieille dame décharnée et pauvre, tout en noir, extraordinairement laide, et un individu que je n’avais pas le temps de détailler, mais dont les cheveux couleur de carotte, la lourde moustache de même et la pâleur mal rasée me frappèrent, ainsi que l’aspect crasseux de toute sa personne et la figure de brute qu’il tendait vers nous.

— Voilà nos cousins de Bocquensé !

Cri presque joyeux qui nous réconforta quelque peu.

— Mais prenez donc place !

Le comte, sans attendre :

— Le marquis de Bocquensé et sa sœur, Mlle de Bocquensé ; le baron de Tesnes et sa mère, la baronne de Tesnes.

La vieille dame se leva, le fils non.

Notre embarras, je le sentais, faisait peine à voir. Les plats d’argent étaient sur la table recouverte d’une nappe. Quelque chose comme un gigot figurait au milieu. Mme de Bocquensé, dans ses atours, avait un corsage à dentelles noires, et les petites des cols de guipure ajoutés à leurs robes de pensionnaires.

Nous venions troubler on ne sait quel gala de chasse. La maldonne dans toute son horreur.

À l’empressement des hôtes, nous répondîmes par des pas en arrière et des mains en avant.

— Non ! Non ! Nous reviendrons un peu plus tard ! Nous allons aller déjeuner à Laval !… Mais si ! Mais si !

Leurs supplications furent inutiles. Nous avions tellement hâte de disparaître que ce fut presque en courant que nous reprîmes le couloir, suivis de près, et parmi des flots de paroles.

— Restez ! Nous serons si heureux, au contraire.

Mlle Tuache tenta de nous barrer le chemin. Mais, déjà, nous étions montés d’un bond dans le cabriolet et démarrions, assourdis par les protestations.

Nous le dîmes exactement ensemble :

— Quelle affaire !

Et, cette fois, nous n’avions pas envie de rire.

Au premier sous-bois qui parut, d’un commun accord nous décidâmes de nous arrêter et de manger tout simplement le déjeuner apporté dans la voiture. Et ce fut un pique-nique sans gaîté, malgré le joli soleil qui venait nous chercher.

— En somme, conclut Édouard, nous leur avons empoisonné leur réception.

— Tu as vu la tête des invités ?

— Mal. Mais ça n’avait pas l’air joli joli !

— Le plus affreux pour eux c’est, qu’une fois encore, ils se demandent s’ils vont nous revoir.

— Y retournons-nous ?

— Édouard ! Tu rêves ! Bien sûr, que nous y retournons, voyons !

Je ne savais pas devoir, pour le reste de mes jours, garder imprimée en moi l’expression de mon frère. Une sorte de superstition, eût-on dit, agrandissait ses yeux restés fixes. Lentement, presque solennellement, il prononça :

— Tu crois que nous ferons bien ?

D’abord assez pétrifiée par cet arrêt subit de son enthousiasme, je me répandis en reproches, moqueries, objurgations, et je dois dire qu’il fut, dès les premiers mots, convaincu.

— Tu as raison !… trancha-t-il.

Et, notre trainant déjeuner terminé, nos papiers gras dissimulés dans les buissons, notre ménage fait, en un mot, nous nous retrouvâmes côte à côte dans la voiture, et roulant à petite allure.

Nous ferions un grand tour dans la campagne, de façon à ne rejoindre la Quinteharde que vers quatre heures. La montre à la main, je bâillais.

À la longue arriva le moment de reprendre l’allée. Nous pûmes voir de loin, debout sur le seuil, et qui, certainement, guettait avec anxiété notre retour, Victorine Tuache et sa soutane noire.

Je sautai la première à terre.

— Partis ?…

— Oui, chère demoiselle.

Elle ajouta, mielleuse :

— Et tout le monde vous a regrettés.

Dans le couloir, le comte et la comtesse. Édouard coupa d’avance leurs fatigantes politesses.

— Nous apportons l’argent !

Pas un mot, pas un petit cri, pas un soupir. Mais, fluidiquement, je sentis le frisson qui passait.

— Allons à la bibliothèque !… proposa la gouvernante d’une voix aussi naturelle que possible. C’est là que nous serons le mieux.

Une image encore me reste, celle de M. de Bocquensé tenant dans sa main droite, d’un air embarrassé, honteux, comme enfantin, la liasse de billets qu’il évitait de regarder.

Édouard avait rajouté les cinq mille francs supprimés d’un mot une semaine plus tôt, geste qui rachetait un peu ses diverses attitudes précédentes et qu’un unanime sourire aux yeux de flamme venait d’accueillir.

— Veuillez compter, dit-il avec son ton impérieux, si spécial, mélange d’impertinence ancestrale et de muflisme moderne.

Un faible geste qui proteste, un échange de rapides regards, et, docile, l’homme s’exécute. Les yeux des autres ne quittent pas ses doigts.

— À présent, dit Mlle Tuache quand c’est fini, vous allez signer à M. le marquis un reçu.

— Sans aucune valeur ! fait Édouard dans un rire. Mais, de cette façon, les notaires sont roulés !

Un bien-être sourd et général a suivi ces petites opérations. Les billets escamotés ont disparu sans que nous ayons vu dans quelle poche. Nous allons donc pouvoir passer à autre chose, ou plutôt à la Chose, celle pour laquelle nous sommes revenus si vite.

— Vous emportez le pastel aujourd’hui ?… demande la gouvernante d’un air gai.

Édouard me remercie d’un regard après ma réponse.

— Oh ! non. Nous ne sommes pas pressés ! D’ailleurs il faudrait un fourgon. On verra ça plus tard.

Ayant, avec une pirouette, terminé : « Ce sera une occasion de nous revoir ! », j’attaque sur un autre ton :

— Et maintenant, nous demandons à connaître les travaux héraldiques des jeunes filles

— Beaucoup d’honneur pour elles !… dit la vieille fille. Je vais les appeler à l’instant.

Effrontée et cachant mon désir ardent sous des airs de plaisanter, je l’arrête au vol.

— Une minute, mademoiselle. Je veux poser à nos cousins une question, et, comme je sais que c’est vous qui répondrez…

Trois mimiques variées accueillent ce coup.

— Voilà ! Je me sens du goût pour votre fille Bertrande. Me la confieriez-vous pendant une quinzaine à Paris ?

Le tonnerre en tombant n’aurait pas fait plus d’effet. Le haut-le-corps passé, des figures froides essayant de rester courtoises, des regards soupçonneux qui veulent sourire précèdent la réplique de la gouvernante.

— S’il s’agissait, mademoiselle, d’un couvent connu, nous l’enverrions volontiers à Paris, même pour un mois, et vous pourriez l’y visiter au parloir. Du reste, ce serait plutôt l’affaire de Marie-Louise.

Je me suis retenue au moment de crier : « Oh ! non ! Pas Marie-Louise ! » J’ai dit simplement :

— Et pourquoi pas Bertrande ?

Alors c’est sur Édouard et moi que le tonnerre est tombé.

— Parce que, mademoiselle, avant quinze jours Bertrande sera mariée.

Tous deux ensemble nous avons grondé.

— Quoi ?

— Parfaitement, mademoiselle ! Elle sera mariée au baron Philippe de Tesnes que vous avez vu tantôt à table avec nous. C’était justement le déjeuner de fiançailles.

Édifice écroulé devant nous, décombres. Je devais être pâle, Édouard plus pâle que moi. J’eus la présence d’esprit, quand même, d’observer de quel œil la vieille fille nous dévisageait.

Elle vit que je la voyais, et, détournant son regard, elle reprit :

— Philippe de Tesnes est un ami de la famille depuis son enfance ; c’est pourquoi les fiançailles sont si courtes.

Nous n’avions plus un mot à dire. Il fallait nous en aller, rien d’autre. Mais déjà Mlle Tuache disparaissait à la recherche des deux petites.

À la vue de Bertrande, tout mon être se révolta. La marier avec le butor en question, elle ? Impossible ! Mon Dieu qu’elle me parut pâle à son entrée ! Plus pâle encore que nous deux. Sans attendre ni son bonjour ni celui de sa sœur, j’attaquai, cruelle, amère :

— Je vous félicite, mon enfant ! Je viens d’apprendre vos fiançailles avec M. de Tesnes…

Sans pouvoir continuer, j’enregistrai le mouvement de tout son corps, véritable recul d’horreur. Une demi-seconde ses yeux d’enfant martyre me regardèrent, et j’en restai frémissante. La gorge serrée, elle répondit : « Merci, ma cousine. » Puis, retournée à son énigme, de nouveau muette, elle posa sur la table le gros livre parcheminé qu’elle portait, et l’ouvrit à la première page.

Les parents et la gouvernante la regardaient faire comme s’ils l’eussent surveillée.

— Montrez d’abord l’arbre généalogique de la famille ! commanda Mlle Tuache.

Tandis que la jeune fille cherchait :

— Tout cet ouvrage a été peint et calligraphié de sa main sous ma direction. Nous reconstituons dans son entier l’armorial de France. Marie-Louise, elle, est en train de travailler particulièrement la Mayenne… Mais veuillez vous asseoir, mademoiselle, et vous aussi, monsieur le marquis !

L’un à droite, l’autre à gauche de Bertrande restée debout, et qui se penchait sur le livre, nous approchâmes nos sièges. Mme  et M. de Bocquensé s’assirent en face de nous. Victorine Tuache, dompteur de la famille, allait et venait en se frottant les mains. Sa fierté de ses élèves éclatait visiblement.

— Regardez et dites si le meilleur héraldiste ne pourrait prendre des leçons ! Vous y êtes, Bertrande ? Blasonnez-nous la généalogie.

Comme un répons à la messe, la jeune voix s’éleva, sans nulle inflexion, récitant par cœur :

— Bocquensé porte écartelé aux 1 et 4 de gueules, aux 2 et 3 de sinople…

Quand elle en fut à la devise, je restai surprise d’entendre Édouard murmurer après elle, sur un ton indéfinissable :

Ne me salis

Je me penchai pour le regarder. Je vis ses yeux fixés sur la bouche de Bertrande, et je compris le désir furieux qu’il avait d’elle.

La généalogie continuait, voix décolorée passant par les lèvres rouges et passionnées de cette fille impressionnante. La mère se rengorgeait, le père ricanait sans bruit, la petite sœur attendait son tour.

Nous n’entendions même pas l’insipide litanie. Bertrande aurait pu continuer une heure sans nous réveiller de notre léthargie, deux bêtes charmées qui subissent l’emprise sans plus bouger.

Le nasillement de la gouvernante nous fit sursauter. La généalogie venait de se terminer.

— Maintenant il faudra dessiner et peindre le blason de votre mari, Bertrande, disait-elle.

Alors, sur le même ton monocorde, Bertrande récita sans en être priée, mécanique remontée qui ne peut plus s’arrêter :

— Tesnes porte d’azur à trois forces d’argent posées sans ordre. La devise est : Je le veulx.

Certes, Édouard ne dormait plus.

— La nôtre est mieux ! fit-il impérieusement.

En même temps que la vieille fille, la petite le regarda. Je ne sais si mon frère comprit comme moi ce regard d’un instant, véritable appel au secours.

Je ne pouvais plus y tenir.

— Vous nous aviez promis une promenade dans vos bois !… m’écriai-je en me levant.

Je me repris pour achever aimablement :

— Maintenant que nous avons admiré le magnifique travail de votre élève, mademoiselle !

— Et le livre de Marie-Louise ?… observa-t-elle.

— Nous le verrons à la prochaine visite !… Le soleil baisse déjà, je crois, et…

— Et vous en avez assez !… éclata le comte. Je comprends ça !

Pour n’avoir pas l’air de voir ce qui s’échangeait en silence entre les deux ennemis, je pressai le mouvement.

— Allons !

Les petites ne nous avaient pas suivis. J’aimais mieux cela. Car ma détermination était prise. Je ferais tout pour sauver le bonheur de mon frère.

Je le laissai passer devant avec nos cousins et gardai fort habilement la gouvernante près de moi. Sans ambages, me jetant à l’eau :

— Ce Philippe de Tesnes, elle l’aime ?

Pour mon étonnement, elle sembla n’en éprouver aucun, elle.

Tout aussi directe que moi :

— Dam non ! Elle se résigne.

— Mais ?

— Mais il n’y a pas d’autre parti pour elle.

— Qu’en savez-vous ?

Deux épées qui se croisent : mes yeux et ses lunettes.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que mon frère est beau, riche et marquis, et que Bertrande lui est une cousine trop éloignée pour qu’il y ait contestation de la part de Rome.

Elle s’arrêta net au milieu de l’allée que nous suivions.

— Votre frère songerait à…

— Oui !

La lueur qui flamba derrière les lunettes s’éteignit aussitôt.

— Eh bien ! Eh bien !… Voilà qui est tout à fait inattendu. Pour deux fois que M. le marquis voit sa cousine…

Son sourire gouailleur me fit peur. Je compris qu’à son tour elle allait jouer avec moi comme le chat avec la souris. J’étais allée trop vite. Il suffisait qu’elle eût, tout à l’heure, soupçonné ce que je lui révélais si brutalement. Mais le temps pressait après cet affreux déjeuner de fiançailles.

Mlle Tuache détournait maintenant les yeux, faisant semblant d’être gênée.

— C’est que, dit-elle, s’agirait-il d’une chose sérieuse, la vie de Paris ne serait pas celle qui conviendrait à notre Bertrande. Philippe de Tesnes est un campagnard, comme elle…

— Ce rouquin qui doit sentir le bouc ? Mais, mademoiselle, vous ne voyez pas que ce mariage est monstrueux ?

— Vous vous engagez dans les jugements téméraires, mademoiselle de Bocquensé ! Je connais Philippe depuis son bas âge, et, monsieur votre frère, je ne le connais pas.

— Mon frère…

— Bertrande ne peut pas être le jouet de Parisiens habitués à la vie légère.

— Mademoiselle, je vous prie !

Elle fit une petite révérence pour marquer sa confusion devant mon redressement offensé.

— Je parlais de M. le marquis ! Ce que vous nous avez dit de vos œuvres pieuses et de vos relations suffit à…

Je l’arrêtai d’un geste sec.

— Laissons ! Mon frère est comme mon enfant. Mon appartement, à Paris, est situé juste au-dessus du sien. Bertrande deviendrait ma fille, et je me porte garant de son bonheur. Elle est exactement la femme que je rêvais pour mon frère. Car je puis vous confier que, depuis des années, mon plus cher désir est de le voir marié, tranquille, établi. Et je sais qu’il peut rendre une femme heureuse, surtout l’ayant choisie avec son cœur. Et, mademoiselle, c’est la première fois qu’il aime.

— Mais, vous donner Bertrande, pour nous c’est la perdre !

L’âpreté de sa voix me remua tout de même. Craignait-elle de laisser échapper une de ses victimes ou si quelque étrange attachement à cette famille qu’elle opprimait la poussait à rejeter mon offre, véritable miracle ? Cette question, par la suite, je ne l’ai jamais résolue.

À tout hasard je m’écriai, désespérée :

— Mais il vous reste Marie-Louise !

À ce moment les autres se retournèrent au loin et parurent nous attendre. Notre dialogue se précipita.

— Malgré ce qu’il y a de surprenant dans tout ceci, si nous envisagions un jour d’étudier la question, votre frère consentirait-il une dot ? Car Bertrande n’a qu’elle-même.

Le marchandage. Soit.

— Oui, certainement.

— Eh bien ! Eh bien ! voilà qui est à considérer. Et… accepterait-il de l’épouser tout de suite ?

— Oui. Mais pourquoi cette hâte ?

Elle venait de surprendre ma subite rétraction. Sa grimace mystérieuse me rassura plus vite encore que ses paroles.

— C’est à cause de Thibault, bredouilla-t-elle comme à regret. Il ne fait que des bêtises, et nous craignons des scènes pénibles à la Quinteharde. C’est pourquoi nous sommes pressés de marier Bertrande qui, de cette façon, n’y sera pas mêlée. Nous songeons aussi à mettre Marie-Louise en pension pour la même raison. Et pourtant Marie-Louise est si jeune qu’elle comprendra moins que son aînée.

— Ah ! Ah ?… C’est cela ?… Mais Bertrande sera mariée aussi vite que vous voudrez, mademoiselle ! Au contraire !

— Eh bien !… Eh bien !…

— … Si toutefois elle consent !

— Là n’est pas la question !

— Comment ? Vous ne la consulteriez pas ?

— La consulter ?

Sa stupéfaction si sincère me mit une fois de plus sur les lèvres un « C’est monstrueux ! » Mais je gardai pour moi ce cri.

VI

Un mariage bâclé, qui se serait attendu, dans la famille encroûtée de Bertrande, à une telle aventure ?

Pendant la quinzaine passée à Laval par Édouard et moi, nous avons eu l’occasion d’apercevoir de nouveau Philippe de Tesnes, destiné depuis l’enfance à devenir le mari de notre archange. Il passait à la limite des bois de la Quinteharde, suivi de ses chiens, vêtu d’un velours de chasse crotté, le cou dans les épaules, son vieux feutre enfoncé jusqu’aux yeux. La grosse moustache rouge éclatait dans tout ce brun. Il avait à la main un bâton de bouvier. Le regard qu’il nous lança, petits yeux noirs perdus dans l’ombre du chapeau, fut celui d’un assassin. Nous marchions entre Marie-Louise et la gouvernante, garde ordinaire de Bertrande que, pas une fois pendant ces brèves fiançailles, on n’aura laissée seule avec mon frère.

Le tressaillement des deux petites en le voyant et l’arrêt brusque de la gouvernante nous révélèrent la terreur qu’on avait désormais de l’ami d’enfance. Comment Mlle Tuache l’avait averti de sa disgrâce, nous n’en savions absolument rien. Les mystères de cette demeure, on les respirait partout. Ils faisaient corps avec l’aspect du château, son ameublement, ses lampes à huile, sa domesticité, les silences, les regards, les allures furtives de ses habitants.

Nos arrivées quotidiennes en auto, les journaux que nous apportions, les conversations que nous tentions d’avoir, mon parfum, mes fards, les précieux chandails d’Édouard, tout ce qui venait de nous semblait une sourde offense, une aumône à contre-cœur acceptée par ceux auxquels nous venions enlever Bertrande et qui n’admettaient un tel préjudice que pour des raisons pécuniaires et morales dont le sens ne nous échappait pas.

À chaque instant je craignais de voir se rompre ce mariage étrange. Les formalités n’allaient pas assez vite à mon gré. Le contrat traînait. Les préparatifs de la noce n’avançaient pas. Commandée par nos soins à mon meilleur couturier (car Édouard se chargeait de tous les frais), la robe de la mariée n’était pas encore livrée. L’essayeuse, que nous pilotions de la gare à la Quinteharde en auto — cette auto dans laquelle tous avaient refusé de faire aucune promenade — ne revenait pas après huit jours passés. Je m’énervais, ivre d’anxiété, d’agacements de toutes sortes et aussi de rires rentrés.

Mais Bertrande !

Il me suffisait de la regarder pour que l’adoration remplaçât toutes mes petites tortures. Plus on la voyait, plus on la découvrait une merveille. Le son de sa voix, son port de tête, ses attaches de biche, le moindre de ses gestes me transportaient d’orgueil. Qu’elle serait belle, la femme de mon frère !

Encore prise dans le carcan effroyable de la famille, elle n’osait qu’à peine lever les yeux quand je lui parlais, qu’à peine répondre à mes avances maternelles. Quant à mon frère, elle semblait avoir pour lui cette crainte qu’on imaginerait à quelque héroïne de Perrault visitée par le fils du roi.

Songeant à la revanche qu’il prendrait quand elle serait sienne, Édouard patientait. Entré comme elle dans le rythme du conte bleu, ce sportif d’aujourd’hui, cet industriel pratique et roublard oubliait tout de sa nature — ou de son attitude — pour trembler à son tour devant la fleur immaculée qu’il n’avait pas encore le droit de respirer.

Je ne l’ai vu lui-même qu’un seul soir durant cette curieuse période. C’était comme il venait de mettre au doigt de sa fiancée la bague par moi combinée avec un artiste de mes amis lors d’une journée passée dans ce but à Paris, une bague faite d’un magnifique diamant enchâssé dans l’ébène, bague unique, celle même qui convenait à notre infante défunte, et qu’elle reçut avec un essai de sourire vite dispáru, suivi d’un soupir profond.

La réaction des siens, je m’y attendais. Leurs compliments sur ce bijou rare cachaient un étonnement presque désapprobateur, comme si tout ce qui venait de nous eût senti le fagot.

— Moi, dit Mme de Bocquensé, ma bague de fiançailles, que je n’ai plus, était une perle entourée de brillants…

Elle n’ajouta rien à cette critique déguisée. Victorine Tuache prononça son « Eh bien ! eh bien !… », le comte ravala son ricanement. Seule, Marie-Louise, avide, envieuse, vint examiner de tout près le doigt de sa sœur, puis enfin se rassit, d’ailleurs sans aucun commentaire.

Fût-ce par irritation d’un accueil si froid fait à son premier cadeau ? Je ne sais comment Édouard amena cette conversation.

Je le vois encore assis au coin de la cheminée sans feu, face à son cousin et futur beau-père. Les assistants écoutent, muets, réfugiés dans une prétendue impassibilité.

Édouard est dans ses jours d’intelligence et de culture.

— Je veux bien essayer, mon cousin, de vous expliquer mon point de vue, qui est proprement le contraire du vôtre, je m’en aperçois. Moi, je prends le mot aristocrate dans son sens étymologique. Puisque vous êtes hellénisante, Bertrande, vous savez qu’aristos veut dire : le meilleur. Autrefois, nous étions peut-être ça, nous, les nobles, les titrés. Nos noms et nos blasons représentaient de l’orgueil, mais aussi des charges. Nous étions les meilleurs, c’est-à-dire les plus braves, les plus cultivés, les plus sains, les plus propres. Et ainsi nous avions place à la grande table de l’excellence. Mais nous en avons été peu à peu exclus, et nous avons aidé nous-mêmes, d’ailleurs, à nous en retirer. Qu’est-ce que nous sommes aujourd’hui ? Une vieille imagerie restante qu’on regarde avec un sourire. Et on a raison ! Mais, pour ma part, je ne marche pas ! C’est pour ça que je fais la vente et l’achat des fournitures d’auto, pour votre scandale à tous, et ma fierté à moi, car je suis un commerçant sérieux, vous savez, et je donne mes preuves. Voyez fortune ! Je fais remuer l’argent, moi ! Je sers à quelque chose dans la communauté. C’est pour ça que je me considère faisant partie de mon oligarchie à moi, à savoir : le grand savant, le grand écrivain, le grand artiste, le grand commerçant, tous des aristocrates. Et le bon ouvrier aussi, parbleu ! Est noble toute valeur humaine, c’est-à-dire toute la race des meilleurs ! À ceux-là, quelle que soit leur origine, et à ceux-là seulement, j’accorde le privilège d’être nés, comme nous disons stupidement !

Parmi les regards qui luisaient sur lui pendant qu’il parlait, je surpris celui de Bertrande. Je crois qu’elle l’approuvait, qu’elle l’admirait. Mais, comme de coutume, elle n’osait rien dire. Le comte tapotait son genou ; la comtesse, empourprée d’indignation, retenait ses répliques ; Marie-Louise avait une main sur sa bouche de gamine et regardait tour à tour ses parents, sa sœur et Mlle Tuache.

Cette dernière seule eut le courage de répondre.

— Monsieur le marquis a ce que nous appelons des idées avancées… formula-t-elle respectueusement.

Et moi je me mis à trembler. N’était-il pas extrêmement dangereux pour Édouard de développer de pareils thèmes avant d’être sûr que Bertrande serait sienne ?

Il le sentit lui-même, sans doute, car il se hâta de changer de conversation. Flattant la tête d’un des chiens :

— Il doit être bon pour la chasse !… commença-t-il.

Et le reste de la soirée fut animé par le comte, enfin mis sur son sujet favori.

VII

Le jour de la noce arriva tout de même, exactement un mois après la demande en mariage par moi faite à Mlle Tuache et d’abord si froidement accueillie.

Dans la chapelle de la Quinteharde, en pleine fête de l’été, ce fut quelque chose de charmant et d’assez grotesque à la fois. Charmant de par la féerie d’une Bertrande changée en lis dans son satin blanc, et de par la naïveté campagnarde de la cérémonie à laquelle assistaient tous les fermiers environnants ; grotesque à cause du défilé de la famille, parents et alliés venus de loin, extraordinaires funambules extirpés d’on ne sait quels châteaux. Pas un nom roturier dans le cortège. Mais quels gibus ! Mais quelles capotes à fleurs ! Mais quelles redingues et quelles toilettes ! J’étais heureuse que nulle connaissance de Paris n’eût été prévenue. Les lettres de faire-part allaient être envoyées huit jours plus tard, avec la formule « stricte intimité ».

Le déjeuner qui suivit la messe, somptueux par mes soins et riche en vieux vins et champagne, ne dérida que très peu la morgue de tout ce monde-là.

Pour nos cousins, cette bombance, dont on parlerait pendant des années, et leur orgueil de présenter le marquis leur gendre, étaient gâtés, je le sus plus tard, par la terreur de voir leur fils Thibault apparaître et faire quelque esclandre, bien qu’ils lui eussent versé la veille la moitié de la somme touchée pour le pastel de La Tour.

Ce pastel, Édouard l’avait galamment offert à sa fiancée :

— Comme ça, vous continuerez de l’avoir sous les yeux, puisqu’il ne quittera la Quinteharde que pour être mis en place dans notre appartement de Paris !

Elle avait accepté ce magnifique cadeau comme le reste, avec son sourire refoulé, ses yeux à peine levés de terre.

— Oh ! quand je la tiendrai !… grondait Édouard les soirs, alors que nous nous retrouvions seuls dans notre hôtel de Laval.

Et voici qu’il était arrivé, le jour « où il la tiendrait » !

Sans attendre le départ du dernier convive, sitôt l’interminable repas terminé, j’avais, connaissant par cœur mon rôle, entraîné Bertrande dans la bibliothèque mise à ma disposition pour ce changement à vue.

— Voilà, ma chérie, le petit costume de voyage que je vous ai fait faire à Paris. J’avais vos mesures exactes. Dépêchons-nous de l’essayer. Et voilà votre valise, pleine de tout ce qu’il vous faut pour partir. Vous y trouverez des petites surprises qui vous plairont, je crois !

Son premier geste spontané, non sans un coup d’œil préliminaire aux portes. Une enfant qui se jette brusquement dans mes bras, la mariée et toutes ses blancheurs contre mon épaule, mouvement de reconnaissance et peut-être de peur, la peur de s’en aller si loin avec l’homme qui va l’emporter.

Quelle minute !

Vite redressée, elle me laisse enlever sa couronne, son long tulle, m’aide à dégrafer la robe d’un jour qu’on ne reverra jamais plus sur elle. Et j’ai la curieuse impression qu’il s’agit plutôt d’une prise de voile que d’un mariage. Elle est si grave et si pâle !

Les parents et la gouvernante, retenus en bas par les suprêmes salutations à leurs hôtes, ne nous ont pas troublées. Ils ne revoient Bertrande que transformée en Parisienne, nouvel aspect qui la change jusqu’au fantastique.

C’est fait. Les époux sont partis. L’auto va les emporter à travers la France « au hasard du caprice », a déclaré mon frère. Ainsi, se débarrassant de tout itinéraire, défend-il même aux pensées de la famille de le suivre dans sa course au bonheur. Enlèvement. Rapt. Effarante aventure pour la Quinteharde et, qui sait, pour Bertrande elle-même qui, d’une heure à l’autre, quitte une vie de noire et monotone contrainte pour connaître d’un seul coup toutes les nouveautés et toutes les douceurs.

Ses adieux aux siens, elle les a faits dans une sorte d’hallucination. Je l’ai regardée embrasser sa mère. Une joie presque mauvaise m’est venue de constater que nul mouvement du cœur ne la jetait dans les bras de celle-ci comme dans les miens tout à l’heure. Et pourtant, comme elle pleurait, la mère ! Le père, lui, ricanait nerveusement. Marie-Louise avait, dans ses yeux d’enfant, tout le fiel de l’envie,

Et Mlle Tuache ! Des tics parcouraient son vieux visage, découvraient ses dents impossibles, en dépit de l’effort qu’elle faisait pour rester calme.

— Adieu, mon enfant ! N’oubliez jamais les directions que je me suis efforcée de vous donner.

Sanglant reproche ? Parole sans portée ? Lieu commun de dévote ? En prononçant cela, Bertrande a regardé la vieille fille dans le blanc des yeux, et ce regard, un instant d’acier, m’a fait étrangement frémir.

— Je prierai pour vous, mademoiselle…

L’ultime patience d’Édouard lui permettait de souffrir avec un sourire ces dernières minutes. Il lui faudrait encore me supporter dans sa voiture jusqu’au moment de me déposer à la gare où je prenais le train de Paris. J’avais pitié de lui pour son bouillonnement intérieur, suprêmes convulsions d’un long mois de martyre.

Enfin ce fut son tour de serrer les mains que je venais de serrer moi-même, de murmurer les mots qu’on dit quand on s’en va.

D’un bond, il fut à son volant, approcha le cabriolet du perron. Pour la première fois de sa vie, Bertrande montait dans une auto. C’était le commencement de toutes les initiations. Je m’installai derrière le jeune couple assis à l’avant. Le groupe familial s’écarta de la portière, le cabriolet démarra.

Je m’étais retournée pour de derniers signes. En un instant la distance grandie mit loin derrière nous les silhouettes agitant des mouchoirs. La prairie dévorée ne laissa du château qu’un profil anguleux dans des arbres ronds.

Mais je fus la seule à capter ces derniers vestiges de la Quinteharde. Droite et muette au côté de son mari, Bertrande n’avait même pas tourné la tête pour un coup d’œil de plus à sa maison natale, à ceux qui, sur le seuil, la regardaient partir.

VIII

Mlle de Bocquensé ne s’inquiétait pas trop de rester sans aucune nouvelle des jeunes mariés disparus. Elle avait assez d’expérience de la vie, après ses longues amours, pour comprendre que leur histoire, du moins pendant les premiers mois, n’appartenait plus qu’à eux-mêmes.

Ce n’est pas parce qu’on a figuré sur des lettres de faire-part qu’il faut ignorer cette pudeur qui fait un amant et une maîtresse se cacher des regards d’autrui.

Afin de tromper sa solitude subite, elle, habituée depuis tant d’années à ne vivre que pour son frère, elle décida de retourner à la Quinteharde pendant que l’été régnait encore avec ses longs jours (un été que, pour la première fois, elle passait à Paris), à dessein de surveiller l’emballage et la mise en camion du La Tour dont elle avait déjà préparé l’emplacement dans l’appartement d’Édouard.

Cet appartement où elle vivait bien plus que dans le sien propre, c’était, en attendant le retour des amoureux, son plaisir de l’aménager afin, pour ainsi dire, de le mettre au féminin.

Le foyer d’un célibataire, même dirigé par une tendre sœur, ne saurait convenir tout à fait à la jeune femme qui va venir en prendre possession. Marguerite de Bocquensé mettait en œuvre tout son bon goût, tout son sens artistique pour que le nid de la belle-sœur chérie fût ce qu’il devait être.

Connaissant les bonnes adresses, elle courait Paris du matin au soir en vue de la réussite parfaite.

Ce ne fut donc qu’après avoir mis au point le principal qu’elle jugea venu le moment de prendre le train et de réapparaître aux yeux de ses cousins, non sans les avoir avertis par un petit mot.

Somme toute, une corvée.

Elle redoutait de revoir cette famille où Bertrande ne figurait plus pour éclairer toutes les obscurités. « Heureusement, pensait-elle, que je n’en aurai pas pour longtemps ! »

En réponse à sa lettre, invitée à déjeuner, elle était pourtant curieuse jusqu’à l’amusement de voir ce que pouvait être, là-bas, un repas organisé sans qu’elle y eût mis la patte.

La voiture drolatique qui l’attendait à la gare, conduite par le mari de Nanon et attelée d’un cheval de ferme, la remit immédiatement dans l’atmosphère de la Quinteharde.

Donc, on y avait jusqu’à présent soigneusement caché la possession de cette calèche armoriée et vermoulue dans laquelle, retenant son rire, elle dut prendre place toute seule en sautant du train.

M. le comte et Mme la comtesse attendent mademoiselle au château…

Habituée aux ruées du cabriolet fraternel, dans lequel on n’a le temps de rien voir, elle se laissait avec étonnement cahoter le long de routes interminables. Des lieues de campagne défilaient au trot dolent du gros cheval gris. Des fermes et encore des fermes passaient. À chaque carrefour paraissait un calvaire qui sentait déjà la Bretagne. Pas une affiche, pas une auto, pas une usine. Ignorance totale du tourisme. L’haleine de Paris ne parvient pas jusqu’à cette terre bâtarde, mitoyenne, qui n’est ni Bretagne, ni Vendée, ni Anjou, ni Normandie ou qui, plutôt, est un peu de tout cela, mais, repliée sur elle-même, gorgée de paysannerie, sentant encore la chouannerie et le hobereau, ne peut intéresser personne, dernier refuge d’une France passée qu’on ne retrouvera plus nulle part que là.

Un lent charme enveloppait la Parisienne, calmait jusqu’au fond d’elle-même cette trépidation moderne qui mène désormais l’univers entier, infernale danse de Saint-Guy.

« Tout cela c’est Bertrande, réfléchissait-elle. Tout cela c’est ce qui l’a faite silencieuse et secrète. Elle porte dans son âme ces infinis de prairies et de vergers qui l’ont jusqu’à présent séparée du monde contemporain, châtelaine à sa tour que le beau chevalier vient d’enlever sur son palefroi volant. Si l’on retrouve en cette précieuse créature tant de légende dorée c’est qu’elle a concentré dans son être ce qui traîne encore de chimérique autour des châteaux démantelés que je viens d’apercevoir au bout de leurs cours d’honneur, et quelque chose aussi de la sorcellerie restée dans les yeux de bergers comme celui que nous croisions, tout à l’heure, le long de ce chemin déserté. »

De reconnaître le salon moisi, et, dedans, ses deux cousins, la petite Marie-Louise, surtout Mlle Tuache, elle eut, assez inattendu tout de même, une sorte de froid dans le dos. Ces gens étaient effrayants, effrayant leur intérieur. Elle eut l’impression de s’être aventurée seule du côté d’un mystérieux danger. La pensée que Bertrande était sortie de là-dedans la souleva d’un soupir de délivrance qu’elle eut de la peine à dissimuler, tandis que tous l’entouraient, figures crispées par un contraint sourire d’accueil.

Leur première parole :

— Avez-vous des nouvelles ? Nous, nous n’en avons pas !

— Moi non plus ! s’empressa-t-elle.

Mais elle le disait sur un ton si gai que le gémissement unanime en fut coupé d’avance.

Cependant la gouvernante ne put pas ne pas déclarer :

— Si Bertrande oublie déjà ses plus simples devoirs, je me demande à quoi nous devons nous attendre par la suite !

Alors Marguerite comprit qu’on la rendait responsable de tous les désordres qu’allait avoir à se faire pardonner la brebis égarée.

En se mettant à table, elle jugea bon d’arrêter net ce flot de ténébreuse rancune, cette suspicion empoisonnée.

— Après tout, lança-t-elle avec son plus beau geste de désinvolture, ces enfants n’ont plus le temps de penser ni à vous, ni à moi ! Vous oubliez qu’ils sont en voyage de noces !

Le piteux déjeuner qu’on lui faisait manger ne l’engageait guère à l’amabilité. Tout au contraire, taquine, diabolique, elle fit son possible pour scandaliser en douceur, donna des détails sur l’appartement qu’elle aménageait, sur la femme de chambre parfaite qu’elle avait trouvée pour sa petite belle-sœur, sur les toilettes qu’elle méditait de lui commander, sur les gâteries dont elle allait l’entourer, sur les succès que la jeune femme aurait à Paris, sur les mondanités qui l’y attendaient.

— Belle comme elle l’est…

Non seulement le comte, mais toute la tablée ricanait. Marie-Louise pinçait la bouche pour empêcher l’explosion de son rire godiche. Belle, Bertrande ? Les gens de Paris sont décidément fous !

Sitôt levée de table, l’extravagante invitée annonça l’arrivée dans un instant du camion qui venait de Paris pour emporter le pastel. « Je vous l’enlève comme je vous ai enlevé Bertrande ! se disait-elle joyeusement. Car, sur elle aussi vous pouvez la faire, la croix ! »

Et, pour les achever, une fois l’immense portrait calé dans le camion, elle repartit pour Paris installée, sans vergogne, à côté des camionneurs.

Moins de trois heures après leur dépêche ils apparaissaient. Deux mois d’absence !

Précipitée dans l’antichambre, perdant tout contrôle, Marguerite, sans leur laisser le temps de dire un mot, se jetait sur eux comme un chien qui retrouve ses maîtres.

Sous l’éclairage indirect qui les inondait comme un coup de soleil, ils étaient, dans leur tenue de voyage, trop charmants, trop jeunes, trop exactement le couple imaginé par elle pendant les longs jours d’attente sans un signe de leur part. Oh ! tout savoir d’un seul coup !

Elle saisit aux épaules Bertrande la première, la fit pivoter presque brutalement, et, les yeux tout proches des siens, les mains enfoncées dans l’étoffe du manteau :

— Heureuse ?

Elle revit le mouvement connu, si lourd, des paupières qui descendent vers le sol.

— Oui… murmura la jeune femme.

Avec autant de violence, l’exubérante Marguerite bondit sur son frère.

— Et toi ? Heureux ?…

Volontairement, ou involontairement ? Il baissa les yeux exactement comme sa femme ; comme elle, exactement, murmura :

— Oui…

Le valet de chambre descendu chercher les valises surgit à cet instant. Sans pouvoir encore analyser ce qu’elle venait de ressentir, Marguerite poussa les deux nouveaux mariés devant elle.

— Entrez ! Venez voir votre appartement !

Dans le salon seulement elle les embrassa, plusieurs baisers à chacun, d’une bouche frémissante. Puis une pirouette :

— Ça vous plaît-il, mon arrangement ? Voilà le La Tour, Bertrande !

Et, le sourire aux lèvres, les mains croisées, elle les regardait regarder. C’était la récompense de son patient et fervent travail.

— Bravo, Marguerite !… s’écriait Édouard sans retenir son enthousiasme.

Et, tout aussitôt :

— N’est-ce pas, Bertrande ?

— Oh ! oui, Édouard !

Une hésitation sur « Édouard », comme si l’habitude d’appeler son mari par son nom n’était pas encore prise.

Des fleurs partout.

— Voilà la salle à manger ; voilà le petit salon ; voilà le cabinet de travail d’Édouard ; voilà la chambre à coucher ; voilà la salle de bains… Ah ! et voilà Marthe, votre femme de chambre, Bertrande ! La cuisinière est celle qu’Édouard avait déjà. Vous la verrez tout à l’heure dans la cuisine.

Entre deux portes, Bertrande retrouva son brusque geste de la Quinteharde. Jetée au cou de sa belle-sœur :

— Merci !… Merci !…

Et Marguerite eut les larmes aux yeux.

— Maintenant je remonte chez moi, mes enfants ! Je vous laisse. Je me suis invitée à dîner pour ce soir. Vous voulez bien de moi ? Bon ! Au revoir ! À tout à l’heure !


Cette pudeur inattendue de son frère, ces yeux baissés… pour finir, oui, très gentil ! Bien sûr qu’il n’allait pas, comme autrefois, quand elle l’interrogeait sur ses conquêtes, répondre d’un ton goguenard « qu’elle était très bath ». Bertrande avait déjà passé par là. C’était bien. C’était ce qu’il fallait attendre de l’influence de l’élue : un autre Édouard, ou plutôt le vrai, longtemps masqué derrière un rien de gouape et pas mal de cynisme voulu.

À table, pendant qu’il racontait gaiement des incidents de leur voyage, elle observa qu’il disait vous à sa femme contre toute attente, et combien il surveillait son langage. Évidemment ! ni l’argot, ni le tutoiement ne conviennent pour une dame à la tour.

La rentrée étant commencée, il dut en hâte reprendre son travail d’administrateur, c’est-à-dire retourner à ses bureaux toute la matinée, reparaître juste à l’heure du déjeuner, repartir, et ne rentrer définitivement que pour le dîner.

Laissée à la maison, Bertrande, qui semblait encore une étrangère chez elle, qui n’osait toucher à rien ni donner un ordre à ses domestiques, et que son habillement à la mode continuait certainement à déconcerter, eût fait figure de petite fille délaissée sans l’empressement de sa belle-sœur à diriger son intérieur et lui tenir compagnie.

La curiosité de celle-ci lui brûlait les lèvres de questions qu’elle ne posait pas. Pourtant ce n’était rien d’autre, chez elle, qu’un mouvement de tendresse. Magicienne de ce bonheur, elle eût voulu savoir s’il répondait pleinement à son imagination. Mais sentant que ni l’un ni l’autre époux n’était encore prêt aux confidences, elle attendait patiemment que cette ère de réticence se terminât d’elle-même.

Bertrande, elle, ne faisait que continuer la jeune fille de la Quinteharde. Mais, Édouard, comme il était changé !

Dès les premiers jours, avec un regard détourné que Marguerite ne lui connaissait pas :

— Il ne faut pas brusquer Bertrande. Comme elle est très religieuse, fais-lui d’abord visiter Notre-Dame et les autres églises. Tu pourras la conduire au cinéma, naturellement, et dans les magasins. Mais, pour commencer, pas de mondanités. Pas de gens. Attendons qu’elle soit un peu plus apprivoisée.

Une autre fois :

— Surtout n’essaie pas de lui faire mettre de la poudre. Elle n’est pas habituée au maquillage. Elle pourrait croire qu’on veut la pervertir.

Et puis encore :

— Ne la promène plus au Bois. Elle ne peut pas encore comprendre ce que signifie le chic de Paris.

Était-il jaloux ? Marguerite se demandait s’il ne fallait pas chercher là le sens de ces bizarres recommandations. « À la façon dont il la regarde, je me rends bien compte qu’il en est fou. Mais elle ?… Est-elle folle de lui ?… Je n’en sais rien. »

Seule avec la petite, elle ne parvenait pas à connaître quelle était sa pensée. N’ayant jamais rien vu, cette singulière fille ne trouvait rien à dire sur toutes les nouveautés dont on lui faisait les honneurs. « Ça vous intéresse, Bertrande ?… » — Oui, Marguerite… — Aimez-vous mieux rester à la maison aujourd’hui, plutôt que de sortir ?… — Oui, Marguerite. »

Oui, toujours oui.

C’était la résignation de l’ancienne enfant martyre. Rien de plus naturel. Il lui faudrait du temps pour devenir normale, pauvre petite !

Parfois, installées dans le petit salon, Mlle de Bocquensé cherchait péniblement des sujets de conversation susceptibles d’intéresser ce petit sphinx. Ainsi reparla-t-elle un jour des armoiries de la famille, faisant adroitement semblant de ne plus savoir les blasonner. Ici sa conclusion : « Nous ne saurons jamais qui elle est exactement. »

Les semaines passaient. Elles en étaient toujours au même point, l’anxieuse Marguerite étonnée de ne pas nager dans sa double joie maternelle si difficilement conquise, quand une lettre fut remise à Bertrande, justement dans ce petit salon où l’une brodait pendant que l’autre lisait.

— Enfin ! soupira Bertrande en jetant son ouvrage.

Et sa belle-sœur constata qu’elle devenait pâle comme une morte.

— Une lettre des vôtres ?

— Oui. Je leur avais écrit le soir de notre arrivée, c’est-à-dire depuis plus d’un mois. Vous permettez, Marguerite ?

— Je vous en prie !

Discrètement, Mlle de Bocquensé se remit à lire son livre. Au bruit du papier qui retombait, elle releva la tête. Bertrande, le regard arrêté dans le vide, avait les yeux presque noirs. Pour la première fois Marguerite y lisait couramment. Et, ce qu’elle lisait, épouvantée, c’était une haine atroce et sans pardon.

Immobile et comme en état d’hypnose, la petite commença d’une voix que l’autre ne connaissait pas, âpre et saccadée :

— Je n’oserais pas vous la lire, cette lettre ! Elle est de ma mère, écrite sous la dictée de Mlle Tuache. On m’écrit que… Oh ! c’est trop ! C’est trop ! Et pourtant, Marguerite, si vous saviez comment on vit à la Quinteharde, dans quelle malédiction ! Ah ! ah !… Ils ne m’ont plus là pour que je sois leur principale esclave ! Ah ! ah !… mademoiselle « l’inconvénient de votre mère », comme dit papa ! Ses broderies, sa grammaire héraldique !… Et forcée de lui obéir, moi qui ne désirais que la tuer ! La tuer !… Toujours obéir, toujours obéir ! Sans vous, elle me mariait de force avec Philippe de Tesnes qui bat ses chiens et qui bat aussi sa mère au besoin, après avoir été roué de coups lui-même tant que son père a vécu, Philippe de Tesnes un ivrogne dangereux, une brute qui m’aurait battue aussi. Et j’aurais eu des enfants avec ça, moi ! Je l’avais écrit à ma sœur la religieuse, elle qui a fui la Quinteharde pour le couvent, une rigolade à côté de la famille, comme disait Thibault. Mais, cette lettre-là, je l’ai brûlée. Ma sœur ne l’a pas eue. C’est vous qui saurez tout, Marguerite, vous seule, car je n’ai rien dit à mon mari. Je ne pouvais pas lui dire ; je ne peux pas dire, jamais, à personne. Il faut que cette lettre soit venue et que vous vous soyez trouvée là… Et Thibault s’est mis avec une drôlesse du ruisseau qu’il a menacé d’épouser si on ne lui donnait pas d’argent. C’est pour ça qu’ils vous ont vendu le La Tour. Et Thibault a dit aussi qu’il apporterait son bâtard chez nous pour que nous l’élevions, et mademoiselle a dit, Marguerite, qu’un nouveau-né n’était pas nécessairement viable. Tout ça ! Et la pauvreté, et l’hypocrisie, et la cachotterie, et la lumière à l’huile et aux chandelles, et n’être jamais seule, et mal manger depuis que nous sommes nées, Marie-Louise et moi, et vivre dans la terreur et le noir sans rien qui puisse faire plaisir, rien, rien, rien !… Et personne à qui le dire jamais, jamais, jamais ! Marie-Louise plus cafarde qu’eux tous, maman malade et dominée, papa ricanant comme vous l’avez vu, Thibault enragé et qui nous pinçait au sang dans les coins, Marie-Louise et moi ; Nanon et son mari, espions tous les deux, et tout le monde détestant et soupçonnant les autres, tout le monde ! Tout le monde ! Tout le monde !…

Une convulsion sembla prête à la tordre. D’un geste aussi violent que le bond d’un tigre sur sa proie, elle mit en morceaux la lettre, s’acharnant sur le papier, ses ongles le déchirant comme des griffes.

Terrifiée, Marguerite la regardait. Elle la vit se lever toute droite, puis se jeter à genoux, et reçut dans le creux de sa jupe la tête de la malheureuse petite, pâmée par une crise d’affreux sanglots…

— Bertrande ! Bertrande ! Mon enfant ! Ma chérie ! Calmez-vous ! Calmez-vous !

Elle se mit à la bercer comme un bébé qu’on endort. Penchée, pleurant aussi :

— Tout ça je l’avais deviné, pauvre petite ! Je l’ai même écrit. Je peux vous montrer mon journal. « Des yeux d’enfant martyre. » J’ai tracé ce mot-là. Je le savais, rien qu’à vous voir, qu’ils étaient effrayants, les vôtres ! Des malheureux qui vivent oisifs dans leur château quand ils devraient être des paysans et cultiver la terre. Des retardataires ! Des inutiles ! Et vous si belle et si fière au milieu de tout ça ! C’est moi qui ai compris la première, c’est moi, qui ai tout fait pour vous revoir, c’est moi qui ai influé sur mon frère pour retarder l’achat du tableau, de façon à revenir à la Quinteharde. Je vous voulais pour lui, pour moi aussi ; car, tout de suite, j’ai senti que je vous aimerais comme ma fille. Et, tous les deux, ah ! si vous saviez comme nous espérions pouvoir vous arracher à votre cauchemar, vous tirer de la pauvreté, de la tyrannie, vous mettre dans la lumière, vous aduler, vous parer, vous rendre heureuse, quoi ! Vous ne pouviez pas ne pas être entendue, ma Bertrande, avec vos yeux qui criaient au secours. Et maintenant vous voilà mariée avec l’homme qui vous adore, vous voilà riche, titrée, gorgée de tendresse et de luxe. Ici vous ne connaîtrez que la liberté, la santé, le soleil, la joie. C’est fini. Vous êtes délivrée, sauvée, hein ? Sauvée, pauvre, pauvre petite victime, sauvée des monstres !

À mesure qu’elle parlait, elle sentait la jeune femme s’apaiser. La tête enfouie dans ses genoux se relevait peu à peu. Aux dernières paroles, Bertrande, dégagée, se remit enfin debout. Marguerite aussi se leva, le cœur battant à grands coups. Son bras entoura les épaules de celle qu’elle allait serrer contre elle, embrasser comme jamais mère n’embrassa son enfant.

— Et soyez tranquille, ma beauté, je serai toujours là pour vous protéger, vous assister, vous garder de tout mal, vous épargner tous les soucis. Et, ce que vous venez de me confier, je serai fière de le garder pour moi seule, si vous ne voulez pas qu’Édouard soit du secret. Mais il avait deviné comme moi, vous savez ! Nous avons été deux à vous sortir de la nuit, nous serons deux à vous faire oublier votre horrible famille !

Elle avança son visage éperdu d’émotion… et se retrouva les bras vides, muette et déconcertée. Bertrande, d’une seule enjambée, venait de s’éloigner d’elle.

La petite voix froide s’éleva :

— Vous permettez que j’aille me baigner les yeux ?…

Et, sans attendre la réponse, la jeune femme alla vers la porte, l’ouvrit, et disparut.

Je ne mange plus, je ne dors plus, je vais tomber malade, je vais peut-être en mourir. Entre Bertrande et moi que s’est-il donc passé, l’autre soir ? J’avais cru voir son cœur éclater devant moi, je sentais éclairée d’un seul coup son énigme détraquante, me disais que le bonheur, enfin, celui que j’ai tant voulu, déferlait désormais à grands flots sur nous tous. Elle venait de se délivrer de son secret maléfique, elle avait sangloté dans mes genoux. Je crois pourtant n’avoir rien dit que de maternel, de tendre, de réconfortant… Et ce recul subit, cette glace, et, depuis, l’attitude qu’elle a prise, si distante ; et surtout, surtout, ces mots d’Édouard, hier, pendant que nous étions seuls un instant : « Écoute, ma petite Marguerite ! Si nous voulons que Bertrande apprenne à vivre sa vie de femme, qu’elle se sente chez elle, ose commander chez elle, je crois qu’il faudra peut-être que tu la laisses un peu se débrouiller sans toi. »

Devant ce qui a dû se passer sur ma figure, il m’a pris les mains spontanément.

— Je sais que tu es parfaite pour elle, et je t’en remercie. Mais, n’est-ce pas, elle n’est presque jamais seule chez elle, alors…

J’ai ôté mes mains des siennes, et j’essayais de ne pas m’étrangler en posant la question :

— Elle t’a dit quelque chose ?

Oh ! mon Édouard, mon petit garçon de toujours ! Je jure que, pour la première fois de ma vie, j’ai vu passer dans ses yeux quelque chose comme un mensonge.

— Non, Marguerite, je t’assure ! Elle ne m’a rien dit !

Où suis-je ? Où sommes-nous ?… Mais ce n’est pas tout. Ulcérée, décidée à ne plus mettre les pieds dans l’appartement d’en bas, qui est-ce qui, cette après-midi, vient sonner à ma porte ? Bertrande.

— Marguerite, je monte vous faire une petite visite.

Je ne savais plus sur quel ton le prendre. Je l’ai fait entrer, asseoir, mais je ne pouvais pas lui parler.

Au bout d’un instant elle a prononcé, sans me regarder comme à l’ordinaire, car c’était le plancher qu’elle regardait :

— Un étage à monter, ça ne me fait pas une promenade, moi qui suis habituée au grand air. C’est dommage que nous habitions l’une au-dessus de l’autre. Si votre appartement était dans un autre quartier je viendrais à pied, et ça me ferait du bien.

On l’entend rarement en dire si long. Faut-il que cet enhardissement ne lui vienne que de sa perfidie ? Car elle est perfide, horreur ! Perfide, et le reste. Elle ressemble à sa famille. Et cela signifie qu’elle regrette tout ce qu’elle m’a révélé dans sa crise et qu’il faut, maintenant, que je disparaisse de sa vue. Cela signifie qu’il va me falloir déménager, cela signifie qu’Édouard est perdu pour moi, cela signifie que j’ai réchauffé sur mon cœur un serpent.

Qu’est-ce que je vais devenir ? Qu’est-ce que je vais faire ?

… Ou, plutôt, qu’est-ce que j’ai fait ?

Plus que jamais, en attendant qu’elle eût le courage de se chercher un nouvel appartement, Mlle de Bocquensé s’abstenait de descendre à l’étage au-dessous. Son frère devait monter et la prier longtemps pour qu’elle consentit, de temps à autre, à dîner à sa table. Par ailleurs, le mois de novembre vit la femme de chambre choisie par elle remplacée, et bientôt ce fut le tour de la cuisinière, chez Édouard depuis huit ans. Marguerite remarquait sans le montrer que l’ameublement aussi se modifiait. Des bibelots qu’elle avait choisis avec amour disparaissaient peu à peu, l’arrangement du salon ne ressemblait plus en rien à ce qu’elle avait fait. Les robes mêmes changeaient, redevenaient austères. Un jour viendrait où tout ce qui venait de son goût personnel serait complètement éliminé. La marque de Bertrande se substituait à la sienne, sous les yeux consentants et approbateurs du mari. Le règne de Marguerite était terminé…

Sa santé s’altérait visiblement. Les fêtes de Noël et du Jour de l’An la trouvèrent alitée. Bertrande, beaucoup moins timide que les premiers jours, sortant maintenant toute seule et commandant son personnel, s’offrit à soigner sa belle-sœur, qui refusa le plus cordialement qu’elle put.

Pour sauver ce qui lui restait de son frère après le grand naufrage, son jeu, désormais, était d’avoir l’air de ne s’apercevoir de rien et de se montrer aussi souriante que possible. À Bertrande penchée sur son oreiller elle tendit l’enveloppe préparée qui contenait son billet de mille francs.

— Ce sont vos étrennes, mon enfant. Comme je ne peux pas sortir, vous choisirez vous-même le cadeau que je vous aurais fait. Il sera mieux à votre idée que ce que j’aurais acheté pour vous.

Elles ne se regardaient pas. Marguerite, elle aussi, savait maintenant baisser les yeux. Mais toutes deux comprenaient que l’autre était devinée.

Le mois de mars commençait à peine que Bertrande, un matin, monta chez sa belle-sœur.

— Oh ! Je suis très inquiète ! Voilà ce que je reçois de la Quinteharde. Il va falloir que j’y aille. Je ne sais pas ce qu’Édouard en pensera tout à l’heure, quand il rentrera pour déjeuner.

Pourquoi, cette fois-ci, donnait-elle à lire la lettre ? Quand elle l’eut parcourue : « Je parierais qu’elle se l’est fait envoyer ! » pensa Marguerite.

Avec un hochement de tête triste, elle dit :

— Je suis désolée pour vous, ma petite. Mais il faut espérer que votre mère va se remettre. Les maladies de cœur sont des brevets de longue vie…

Elle s’empressa d’ajouter :

— Mais vous avez raison. Votre mère vous appelle, il faut y aller.

— Vous le direz à votre frère, n’est-ce pas ?

— Mais certainement, ma petite !

— Merci, Marguerite.

Donc, Bertrande voulait retourner à la Quinteharde après tout ce qu’elle en avait raconté. « Avec ces refoulées perverses on ne sait jamais. Elle doit avoir la nostalgie de l’épouvante, Ou bien elle veut les éclabousser de son luxe. Peut-être les deux à la fois. »

Ne pouvant la conduire lui-même à cause de ses affaires en cours, Édouard, consterné, lui donna la voiture et le chauffeur qu’il employait à Paris.

— Vous pouvez en disposer pendant les quelques jours nécessaires. Je m’arrangerai.

Que sa belle-sœur accompagnât la jeune femme, il n’en était même pas question. Marguerite prétexta quelque obligation mondaine pour n’assister pas au départ. En rentrant chez elle le soir, elle soupira bizarrement. L’absence de Bertrande, bien que n’habitant pas le même étage, la laissait respirer mieux, Quel lendemain à ses enthousiasmes !

Elle ne fut pas trop étonnée, après le diner, de voir arriver son frère.

— Je ne peux pas rester tout seul. C’est effroyable qu’elle ne soit pas là.

— Bien sûr…, dit-elle en évitant son regard.

— Marguerite, tu ne peux pas savoir ce qu’elle est pour moi !

Elle ravala son amertume pour murmurer : « Tant mieux, mon chéri ! »

— C’est à toi que je la dois, Marguerite. Ah ! si tu savais !…

Maintenant qu’elle n’en voulait plus, les confidences allaient venir. Elle essaya de les arrêter.

— Tu ne sais pas qui j’ai rencontré, tantôt, au thé des Boissevain ?

— Ça m’est égal… Dis, Marguerite ? Tu n’es pas jalouse d’elle, hein ?

— Tu es fou, mon chéri !

— Parce que… Enfin… Si tu es moins souvent chez nous, n’est-ce pas, ce n’est pas que tu es de trop… C’est que…

— Ne t’embête pas à me donner des explications, mon enfant. Bertrande a le droit d’être indépendante, et je trouve cela tout à fait juste. Elle a souffert assez chez elle !

— Tu comprends tout, toi !… Marguerite, ah ! je l’adore !

Elle enveloppa son frère d’un regard dans lequel il y avait de tout. Elle enregistra l’expression qui transformait ce visage tant aimé. Jamais elle n’avait vu des traits masculins bouleversés par une telle sensualité.

« À la fin, qu’est-ce que c’est donc que cette fille ? »… se demanda-t-elle avec un recul d’effroi.

— Dieu merci, continuait Édouard, elle ne va pas rester longtemps partie ! Trois jours, quatre au plus. Elle me l’a promis. C’est déjà bien long !

Il avait envie de parler d’elle pendant des heures, ce n’était pas difficile à voir. Mais sa sœur ayant déclaré qu’elle se sentait souffrante, il redescendit docilement chez lui.

… Quand le chauffeur revint avec la voiture vide, apportant la petite lettre où Bertrande, qui n’avait envoyé ni dépêche, ni carte depuis son départ, annonçait que, sa mère allant plus mal, elle restait à son chevet et reviendrait par le train quand elle pourrait, Édouard se précipita comme un fou chez sa sœur.

Le désespoir de son grand gosse le lui rendait pour un moment tout entier.

Elle le berça contre elle, « comme l’autre ! » songeait-elle sombrement.

Se forçant au mensonge, elle le rassurait de son mieux.

— Mais non, elle ne t’oublie pas ! Mais bien sûr qu’elle t’aime ! Seulement c’est une fille de devoir. Malgré tout ce qu’ils lui ont fait, elle a la grandeur d’âme de rester près des siens quand le malheur y est. Tu ne peux pas lui en vouloir de sa noblesse !… Elle ne te donne pas de nouvelles ? Sans autre voiture que leur guimbarde, que veux-tu qu’elle fasse ? Tu sais bien comment c’est, la Quinteharde ! Loin de tout ; impossible ! Pas de poste, pas de téléphone, pas de télégraphe…

Elle pensait, en même temps que continuaient ses paroles rassurantes : « C’est quelque chose comme cette histoire du moyen âge où la femme du seigneur se change en louve pour courir avec les loups. Le seigneur chasse, et, de sa flèche, blesse une bête qui s’enfuit. Il suit les traces de sang sur la neige, et, dans un fourré, trouve la bague donnée comme gage à sa châtelaine. Le soir il la fait comparaître. Elle arrive, cachant son bras derrière elle. « Montrez votre bras, madame ! » Et le bras porte un pansement. « Je me suis blessée en tombant dans l’escalier de la tour ! » Alors, lui présentant la bague : « S’il en est ainsi, comment se fait-il, madame, que ce soit dans la neige des bois qu’en tombant vous ayez perdu ceci ? »

— Marguerite, elle est si pure, si douce ! C’est mon hermine à moi ; tu sais, celle de nos armes…

— Oui, Édouard, l’hermine passant…

Et tout bas : « En ce moment elle court avec les loups. Elle est allée retrouver son père, sa mère, son frère, sa sœur, Mlle Tuache. Pourvu que, dans les bois de la Quinteharde, elle ne perde pas sa bague de fiançailles ! »

Il lui fallait bien, pour l’amour de son frère, sacrifier sa susceptibilité, son amour-propre, son orgueil, et aussi son sens de la vérité. Héroïque, elle lui cachait ce qu’elle avait découvert, l’encourageait à croire à ce bonheur tant voulu pour lui, tremblant bonheur échafaudé sur des nuées de mensonges.

— En somme, il n’y a que huit jours qu’elle est partie. Non ! N’y vas pas ! Laisse-la revenir quand elle voudra. Tu ne vas pas l’opprimer, toi aussi ? Il lui serait pénible de te revoir dans le milieu misérable où tu l’as connue. Reste. Patiente. Elle appréciera mieux encore fout ce que tu lui donnes, après cette longue visite à son passé.

Était-ce pour l’avoir plus longtemps à elle, ou si elle redoutait qu’en y allant il ne trouvât la mère n’ayant jamais eu l’intention d’être en danger, Bertrande heureuse de se retremper dans le noir, et qu’il ne commençât à soupçonner que sa femme pouvait bien être autre chose que celle qu’il aimait ?

Elle n’a pas tardé plus de dix jours. En la revoyant, puisqu’on m’invitait à dîner pour fêter son retour, je ne pouvais m’empêcher de chercher sur elle l’odeur moisie de la Quinteharde.

Oui, sa mère s’était tirée de la mauvaise crise. Marie-Louise ? Elle avait grandi. Oui, la maison était toujours éclairée à l’huile. Non. Pas de feu dans les cheminées. Oui (c’était assez curieux qu’il lui en parlât), elle avait justement revu Philippe de Tesnes, par hasard, un soir qu’après une journée passée dans la chambre de sa mère, elle prenait une bouffée d’air dans le bois. Mais oui, d’assez près pour constater qu’il sentait toujours le bouc…

À toutes les moqueuses questions d’Édouard, mis en gaîté par son retour, elle répondait avec ce calme impressionnant derrière lequel je savais, moi, ce qu’elle cachait. Le malheureux ! Quelle lie il devait remuer en elle pendant qu’elle l’écoutait bafouer sa famille, elle qui ne me pardonnera jamais d’avoir trop généreusement abondé dans son sens le jour de son attaque de nerfs entre mes bras, elle qui me… qui nous voue une haine éternelle pour l’avoir faite riche quand elle était pauvre, heureuse quand elle était misérable, elle qui trouve que nous le lui avons trop fait sentir, elle pour qui la reconnaissance représente une dette exécrable, exécrée, elle qui méprise tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous nous efforçons d’être sur cette terre, elle qui porte à jamais dans tout son être le sceau terrible de Victorine Tuache…

J’avais l’extraordinaire sensation, (maintenant que son absence m’avait permis le recul nécessaire), de déchiffrer jusqu’en ses derniers méandres le secret de cette créature. Et pourtant, à cause d’Édouard, je pouvais lui sourire. Il ne savait, ne saurait jamais rien. Je me le jurais à moi-même. Plutôt me faire l’alliée de mon ennemie mortelle quand il s’agirait d’entretenir l’aveuglement de mon frère, moi la responsable de son union avec un monstre, fille, sœur et pupille de monstres.

…Sentait-elle ce qui se passait en moi ?

Je fus bien forcée de me répondre par l’affirmative le jour où, deux semaines après son retour, elle vint me trouver chez moi.

Depuis ce qui, ce jour-là, s’est passé entre elle et moi, le pacte satanique a été signé par nous deux. Nous vivrons désormais nous haïssant, mais étroitement unies dans le mensonge, seule condition du bonheur d’Édouard, accord tacite que j’accepte parce que je veux mon frère heureux malgré tout.

— Marguerite, me dit-elle en abaissant ses paupières gothiques, c’est à vous la première que je veux annoncer la nouvelle. Je suis enceinte.

Mon « oh ! » étouffé la fit me regarder une seconde.

— Je ne l’ai pas encore dit à Édouard, continua-t-elle, parce qu’il en sera sans doute contrarié, lui qui ne veut pas d’enfant avant quatre ou cinq ans.

En tourbillon la légende de la châtelaine changée en louve reparut dans mon esprit. Pour cacher mon trouble, je lui saisis les mains.

— Je vous remercie de me l’avoir dit la première, Bertrande ! Pour moi c’est un événement très heureux.

— Et pour moi aussi, Marguerite !

Pendant un long silence nos regards ne se lâchèrent plus. Le sien ne bronchait pas. Il ne broncha pas davantage quand, doucereusement, je commençai :

— Je suppose que vous broderez vous-même la layette, habile comme vous l’êtes ?

— Mais certainement !

— Et vous l’ornerez sans doute de notre blason, telle que je vous connais ?

— Pourquoi pas ?

— Et aussi de notre devise, dites, petite hermine ? Ce sera très joli, sous votre aiguille : Ne me salis !

— Très joli, Marguerite !

J’ai laissé passer un petit temps pour achever mon cinglant persiflage. Mais, même au dernier mot, je n’ai pas eu la satisfaction de voir s’altérer ce visage auquel je crachais la vérité.

— Vous le savez, je suis très peu ferrée en art héraldique. Mais vous qui êtes si savante, au contraire, aidez-moi donc, Bertrande ! Comment est-ce déjà, dites, ce truc qu’on appelle… oui ! C’est ça : la barre de bâtardise ?

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

i 
 13
ii 
 31
iii 
 43
iv 
 65
v 
 83
vi 
 103
vii 
 111
 119
« le livre moderne illustré »
est tiré sur papier de luxe
et imprimé
sur les presses de l’imprimerie moderne

177, route de Châtillon, à Montrouge.
le dix-huit février mil neuf cent trente-huit
L’IMPRIMERIE MODERNE
177, Route de Châtillon
Montrouge (Seine)
1938