L’heure sexuelle/04

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Mercure de France (p. 62-86).
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IV

LE PETIT SINGE DE VENUS CHEZ LES AUGURES

Andrel boit de la chartreuse verte d’un air très recueilli et il ajoute :

— Vous savez, Rogès, je ne suis pas pour l’intrusion des femmes dans nos turnes. Dehors, c’est bien, ça va, on rigole et on les sème après. Dedans, c’est sacré, faut du calme. Moi, je ne peux plus travailler quand j’ai des jupes autour de mon bureau, et ce n’est pas pour ce que je les aime : elles m’embêtent.

Andrel ne s’exprime correctement que quand il écrit. Alors, il chantourne ses phrases, les bistourne à faire croire que son énorme crâne est toujours sur le point d’accoucher d’une petite marquise.

Andrel est un homme de quarante ans, rude, brun, un peu vulgaire d’aspect. Il s’habille comme un laquais de bonne maison.

Je m’allonge sur mon divan, et je contemple les ronds des deux lampes de ma cheminée, au plafond. Je suis las, j’ai des nerfs, dirait Thilde, et je n’ai pas envie de dormir, mais je bâille, cependant, malgré moi, me détournant d’eux.

Oui, je sais, je sais très bien… Andrel a chez lui une servante maîtresse et il appelle cela : les semer dehors après. Je le crois ! Elle lui fait de terribles scènes de jalousie. Il est de la meilleure foi du monde quand il prétend ne pas aimer la jupe autour de lui ; une servante, ce n’est pas la jupe, c’est tous les jupons sales.

Massouard bourre sa pipe avec des soins méticuleux.

Jules Hector ne cause plus depuis longtemps, mais je sais aussi à quoi il pense ; il songe aux Javanaises, une fois entrevues dans une exposition lointaine… tout son cœur est parti par là.

Massouard, qui n’a d’aventures qu’avec des modèles impeccables, au moins de formes, relève sa face de lion roux, tire une bouffée :

― On ne peut cependant rien ficher sans elles.

Et il ne dit pas ficher.

Andrel hausse les épaules.

— En sculpture ?… (Il ajoute, malicieusement :) Vous, Massouard, vous ne devriez pas dire ça, car ce n’est pas la nature qui vous inspire : vous faites si large !

Massouard grogne. Il est avéré que ce brave génie de sculpteur voit trop large.

Depuis qu’il travaille, il a pétri une série de bonnes femmes fabuleuses, hautes comme des clochers ; minces ou épaisses, elles ont toutes le visage perdu dans le ciel, des expressions de torture ou de joie qui ne sont nullement à la portée de notre œil. La dernière, commandée par l’État, n’a pas pu passer par l’antichambre de la salle de mairie où on voulait la mettre. Elle attend derrière un chantier de démolitions que les frontons s’élèvent en France.

Massouard n’a jamais su qu’il voyait trop grand. Son rêve l’aveugle. Il prétend que la proportion n’existe pas. On se met au point, c’est l’essentiel, selon lui, mais à quel point ? Faut-il regarder ses géantes du haut d’une tour, ou faut-il prendre du champ avec une bicyclette ?

C’est ce que nous ignorons.

Seulement nous l’aimons bien quand il tolère des réductions de ses statues. Nous saisissons des choses charmantes comme avec nos doigts, nous couchons mieux avec ses déesses ou ses humaines, et nous analysons, pieusement, à la loupe de nos sens, des lambeaux de son rêve, afin de le reconstituer sous nos plumes profanes, en très petit.

Jules Hector serre les lèvres.

Il hésite pour proférer le moindre mot. C’est un chaste, ou un vicieux, qui ne parle jamais de femme de peur d’en trop dire.

Je m’écrie, d’un ton solennel, parce que je suis le plus jeune :

— Non ! Non ! Rien fiche sans les femmes, rien fiche sans la passion.

Andrel rit.

— Oh ! vous, Rogès, vous avez le profil de César et vous en abusez… Ça vous fait bâcler vos livres comme des assauts.

— Je préfère parler d’elles… à écrire sur vous ou sur moi. Je continue ma poursuite du beau, et si je n’arrive pas, j’ai des sensations toujours…

Jules Hector vient à mon secours.

— L’objet d’art, dit-il, c’est certainement la femme en tout… seulement nous avons pour mission de la retrouver sous les ruines de Pompéï.

— Ça, oui, fait Massouard se tapant sur la cuisse, car elle est généralement bien perdue de lignes.

— Mais non ! Mais non, vous lui demandez d’être plus haute que nature, ricane Andrel.

Jules Hector se renverse et regarde le plafond, il attend je ne sais quoi, puis il reprend :

— Rogès n’a pas tort. Où je le blâme, c’est quand il s’extériorise de manière à perdre son véritable objet de vue. La passion, c’est notre force centrifuge, nous ne pouvons pas espérer gagner le ciel de l’art sans elle, mais elle n’est pas du tout inspirée par la femme, proprement ou salement dite, elle est en nous, rien qu’en nous, à l’état latent. La femme touche seulement au ressort qui doit faire jaillir la vision du beau selon notre vision du beau, qui est, pour chacun, une parcelle, une facette de l’Unique. Elle y touche quelquefois toute la vie sans que rien ne jaillisse d’autre… que ce que vous savez. Le hasard peut amener dans nos bras l’objet d’art tout créé, sous le rapport des lignes physiques ou sous le rapport des lignes morales, jamais complet, bien entendu… incomplet il est déjà si rare ! Nous sommes tellement bêtes que nous hésitons à nous l’approprier au seul nom de notre art, quand nous aurions déjà tant de raisons d’amour. Il y a les lois, nos usages à nous, plus sévères que nos lois, nos théories, nos systèmes tout cela complique énormément les choses. Il faudrait passer outre et nous mépriser, nous, d’abord, et les lois ensuite. Nous sommes tous d’une lâcheté sinistre et nous n’osons dépenser nos forces que pour des exploits ridicules, comme par exemple épouser une bourgeoise ! On a enfermé beaucoup de fous furieux qui avaient violé des enfants de huit ans et on ne sait pas si ceux-là n’avaient pas voulu, tout simplement, satisfaire à leur vision du beau, par conséquent failli devenir des géniaux au lieu de monomanes. On ne laisse pas le temps de cuver les crimes et on les laisse préméditer par les mille embarras de la vie moderne. Dans le pittoresque d’un crime passionnel, serait-il d’une attitude abjecte, révoltante, il y a une explosion de forces cérébrales qui peuvent ouvrir un lobe ignoré de son porteur, oui, une explosion de forces intellectuelles qui peuvent, le lendemain de la catastrophe, se ranger, se classer, retomber en pluie bienfaisante sur un champ de découverte. Tout, à ce sujet, est une affaire de petits hasards. Je suis persuadé qu’un homme n’est médiocre que parce qu’il n’a pas trouvé l’occasion d’être génial, surtout si le génie est considéré comme une guérison, non comme une maladie.

— Vous n’allez pas glorifier les assassins d’enfants, Hector, vous qui ne pouvez pas voir se débattre une mouche dans une tasse de thé sans déclarer que c’est de l’irrémédiable, murmure Andrel, formaliste à ses heures.

— Je ne glorifie personne, mais je plains l’assassin d’enfants à qui on coupe le cou, presque autant que la mouche qui crève dans sa tasse de thé. Il y a les mêmes proportions, croyez-moi… ou ne me croyez pas, ça n’a pas d’importance. La passion doit être seulement considérée comme force dynamique. Elle met en mouvement et n’a pas à conclure. Je la crois même sans objet réel. Ainsi Rogès se pense amoureux de quelques femmes parce qu’il cherche le genre d’objets qui convient à son tempérament d’artiste. Je veux admettre qu’il soit un artiste très sérieux, un jour, ce qui me semble difficile, car il finira par ne plus travailler sous prétexte qu’il manquera de matière ; il ne pourra cependant atteindre le genre de perfection dont il est capable, pas la perfection, mais un de ses modes, que s’il déniche l’objet d’art… l’objet de son art… L’assemblée saisit-elle, messieurs ?

Massouard et Andrel applaudissent, de leur banc ; moi, mis sur la sellette, je suis de mauvaise humeur.

— Permettez une objection à gauche, Hector ; les femmes, au contraire, m’empêchent de travailler.

— On ne le dirait guère, me répond son Excellence, ironique. Vous avez toujours l’air d’écrire sur leur peau tout exprès pour les chatouiller. C’est du bon travail cela, de l’excellent travail. Ça se vend dans certaines maisons sous un autre qualificatif. En librairie ça se colle sous des étiquettes fort honorables : Études de mœurs, profondes connaissances du cœur humain, psychologie, etc… etc… La vérité, je veux bien vous la lâcher, une fois pour toutes, parce que je vous aime à cause de votre franchise à être un nigaud ; vous ne considérez pas assez la passion comme force dynamique… vous cherchez beaucoup trop à conclure et vous ne lui laissez jamais le temps de devenir votre vrai tremplin, celui qui vous fera voir plus haut en vous aidant à exécuter les bonds désordonnés, toujours très ridicules aux yeux de la foule qui ne sait pas, toujours très utiles pour celui qui pressent.

Massouard, désolé de cette période :

— Pourquoi voulez-vous forcer ce garçon à sauter sur une corde raide ?

— Et quelle corde ? soupire Andrel en levant les épaules.

— Il a le choix des ficelles, murmure Hector mélancolique, et peut-être qu’il a trouvé la bonne. Je ne blâme pas son choix ; je blâmerai plus tôt le ratage de l’exercice que l’on veut faire. Je suis critique, je n’écris pas de livres, je n’oserais pas écrire un livre sur l’amour… cependant, après étude de toutes les philosophies, qui blanchissent surtout en vieillissant, je me demande si ce ne serait pas l’œuvre que je voudrais tenter… oui, un très gros livre à propos de l’amour.

L’idée que Jules Hector, le critique influent, sévère, mais juste, tenterait une histoire de l’amour depuis les temps les plus reculés jusqu’à notre lamentable époque, nous déride

Il rit avec nous et boit un peu de chartreuse.

— Voyons, dit Massouard entêté comme une brute, vous sauteriez aussi ?… Vous qui poussez les gens à se casser les reins.

— Certes, mais beaucoup plus haut que les autres… et il ne faudrait pas que la société me mît des barrières, car je m’approprierais l’objet d’art, en supposant que je le découvre, par tous les moyens possibles, y compris le rapt, le viol et le mariage. Un objet d’art d’une réelle valeur, physique ou morale, plutôt physique, c’est un tremplin précieux, vous savez ! c’est le gage de beauté que les dieux nous accordent pour faire notre salut, remplir notre mission, gagner le pain de notre âme et toutes nos raisons d’exister… sans lui. Ah ! sans lui… (Jules Hector ajoute d’un ton sourd :) Bien fous les sages qui le laissent s’échapper de leurs mains… La société, surtout les lois morales que nous nous inventons en dehors de toutes les justices, enchaînent tellement nos poignets, quelquefois !

Nous nous regardons fixement, Jules Hector et moi, et nous n’écoutons plus les réflexions d’Andrel.

Je vois bien qu’il songe aux Javanaises… !

… Parce que je songe à Cléopâtre.

— … De nos jours la passion est sans objet, dit-il, me répondant sans que j’aie pu parler, ou tous les objets sont si loin. Pas en France. Non… plus en France.

Et il fume, les yeux clos.

À ce moment de discussion grave, on sonne à la porte du temple. Je tressaille parce que je n’attends personne. Il est mi nuit.

Le vendredi soir, j’ai toujours mes trois camarades, pas plus. Nous avons arrangé cela ensemble parce que nous nous sommes aperçu qu’on ne pouvait pas causer dès qu’on était six ou huit. Nous avons été cinq un moment, avec un arriviste plus jeune, mais cette petite bonne à tout faire du succès nous servait des cancans de journalistes et se servait de nos mots pour servir des journalistes. Nous l’avons prié de rendre son tablier. Nous ne sommes que quatre pouvant nous tolérer. Andrel fait un roman toutes les années bissextiles, un livre solide, ennuyeux, d’une écriture merveilleuse ; moi je bâcle un volume tous les ans, qui peut amuser les femmes, selon l’opinion d’Hector, mais dont le style laisse à désirer… même aux femmes. Nous nous complétons parce que nos défauts respectifs nous sautent aux yeux et que nous sommes heureux d’avoir mutuellement à nous pardonner quelque chose.

Massouard, le rustre, amuse Jules Hector, le systématique Hector, qui critique et invente des systèmes de naissance sans jamais avoir mis une seule œuvre debout. Habillé comme un Anglais soucieux de correction, Hector contemple avec une joie intense Massouard vêtu en maçon du dimanche et déchargeant sa pipe à petits coups secs sur l’épaule des statues les plus fragiles, plâtre, terre cuite, albâtre, marbre blanc, si bien que ses confrères, les sculpteurs mondains, en sont à ne pas oser lui montrer leur création.

Car celles de Massouard… qui pourrait les atteindre à l’épaule ?

Second coup de timbre.

Joseph doit dormir sur la banquette de l’antichambre ou est allé se coucher. Je suis angoissé parce que je pense immédiatement à Cléopâtre, je ne pense qu’à elle, puisque ce n’est pas elle qui peut venir. Elle a mon adresse, pourtant, avec ma carte.

Dans l’atmosphère bleutée du salon règne un calme et une sécurité qu’on ne devrait pas troubler… si ce n’est pas elle ! je vais voir. La portière retombe sur moi en même temps que ces mots d’Andrel :

— Ce Rogès, quel esclave de sa ficelle ! Je parie qu’on vient la tirer jusque chez lui. Ça, c’est un coup de sonnette de femme. Hélas !

Un tourbillon de soieries, de dentelles, la mollesse d’une fourrure et une odeur violente de chypre.

C’est Julia.

— Tu es folle ! sans prévenir… Et ton mari ?

— Non… J’ai une voiture en bas, j’arrive de chez les Devierne, de leur vendredi, j’y reste plus ou moins, c’est pas important. Mon mari travaille, suis venue au hasard de la fourchette… Tu travailles aussi, tant mieux, nous allons nous amuser… J’ai deux heures.

— Plus bas, malheureuse ! Il y a du monde… pas de femmes, des amis, un clan qui te connaît, que tu connais… Massouard et les autres… c’est impossible.

Je songe que ce qui est impossible c’est que je la renvoie. Elle aurait une attaque de nerfs.

Elle se tord, prend son parti, et entre dans le salon, tête haute :

— Bonjour, Messieurs. Comment, mon mari n’est pas là ? Je viens reprendre mon mari, en passant.

Cela s’est fait si rapidement que je n’ai pas eu le temps d’un geste, je bafouille, j’explique des choses inutiles, car tout le monde a compris, et mes trois amis se lèvent en s’entreregardant comme trois augures.

— Oui, Mme Noisey vient reprendre son mari… qui m’avait promis de venir, et il s’est excusé par télégramme comme vous savez, Messieurs. (Une gaffe !) Nous allons avoir le plaisir de lui voler sa femme quelques minutes pour le punir de ce lâchage.

Et mes yeux ajoutent, furibonds :

— Quelques minutes, tu m’entends, petite peste !

Ils savent que je mens.

Elle sait que je mens.

Nous savons tous que nous mentons.

Qui trompe-t-on ici ? je crois que c’est Noisey, mais je n’en suis pas bien sûr.

Le petit singe de Vénus est entré dans le temple.

Massouard cache sa pipe, comme un gosse mettrait sous sa blouse une poire volée » Andrel rentre des manches douteuses.

Hector jette son cigare d’un mouvement d’impatience.

Je vais ouvrir une fenêtre pour chasser le nuage.

Du froid pénètre. On se tait.

Elle est très à son aise, détache son manteau, ôte ses gants. Elle est outrageusement décolletée, a une jupe de tulle pailletée sur satin rose, un corsage haut d’une phalange et un croissant de brillants éclaire ses cheveux. Je connais le croissant… il me semble qu’il brille moins. Ses yeux de myope sont humides, sa bouche se mouille, et elle rit.

Elle n’a jamais eu tant de mâles à la fois à faire embêter.

Nous songeons que chacun notre tour, ce serait plus drôle.

— Eh bien, quoi, Messieurs ? Vous ne fumez plus ? Offrez-moi, au contraire, une cigarette, j’adore ça, et puisque mon mari n’est pas là… je vais le remplacer. (Elle fume, je suis consterné.) Tiens, Monsieur Massouard ? heureuse de causer avec vous, je viens un peu pour cela. J’avais demandé à mon mari de vous prier pour un buste. Ne me faites pas cette lippe ! Vous fabriquez des bonnes femmes que je gobe. Je suis toute petite et ça m’irait de grandir comme votre Jeanne d’Arc, j’ai pas de lignes du tout et M. Louis Rogès prétend que j’ai l’air d’un singe en peluche… Si vous vouliez le faire mentir…

Jules Hector laissa tomber ceci, tranquille :

— Ce ne serait pas la première fois, Madame.

Massouard est ahuri. Il secoue sa crinière de lion roux.

— Mais, Madame, je ne travaille pas dans les mondaines, moi. De la ligne… on a toujours de la ligne, cependant, non, je ne vous vois pas en Jeanne d’Arc.

Et il a son gros rire de gros brasseur de glaise.

Andrel ajoute, conciliant :

— Peut-être en Esméralda… rien que pour la chèvre.

— Qu’est-ce que c’est que Esméralda ? demande Mme Noisey qui a lu tous les livres de Catulle mais n’est pas allée jusqu’à Victor Hugo, ayant entendu dire que c’était la même chose.

— C’est, fait Andrel très respectueux, une danseuse sacrée du temps d’Osiris.

Je suis sur les épines et j’offre du thé. Seulement il n’y a plus de thé, et les petits fours sont finis. Reste des liqueurs, beaucoup trop fortes ; si je lui fais boire de la chartreuse verte, elle va se répandre en mille folies, et, comme ce n’est pas une drôlesse, je serai obligé de me fâcher avec des gens que j’aime bien, pour cette drôlesse.

Elle jacasse, minaude, griffe, déclare le dernier livre d’Andrel, trop décadent. Elle a beau secouer sa jupe pailletée, nous sommes en bois. Ah ! Andrel a raison, une servante vaudrait mieux, elle servirait le thé, bourrerait les pipes, et, l’heure de la littérature venue, elle s’en irait se coucher, sur les pointes, pour ne pas faire de bruit.

Hector est le plus cruel. Il retourne contre elle tous ses mots et la frappe par derrière avec des manières de stylets italiens qu’elle sent, mais qu’elle ne peut pas voir. Massouard finit par la frapper, lui, de l’index, sur l’épaule, comme s’il débourrait ; Andrel propose des promenades à bicyclette… La soirée se gâche complètement.

Enfin ils s’en vont.

Massouard pour éviter le rendez-vous du buste.

Andrel pour fuir le rendez-vous de bicyclette qu’il a d’abord désiré. (Il redoute une scène de jalousie… pas de moi.)

Et Hector part le dernier en lui baisant la main, très gracieusement.

Seuls :

— Tu m’en veux, Loulou ?

— Je suis littéralement exaspéré, si tu tiens à le savoir. Ton mari a peut-être eu l’idée d’aller te chercher chez les Devierne, et le vois-tu ne t’y trouvant pas ? Tu es folle ou tu as envie de nous forcer à nous couper la gorge, dis ?

— Il y aurait de quoi, je t’assure ! Vous êtes aussi bêtes l’un que l’autre (elle tapote sa jupe).

J’éclate :

— Mais pourquoi viens-tu ?

— Tu n’es pas poli, mon cher… je viens (elle cherche), je viens pour te faire plaisir. (Elle m’embrasse :) J’ai deux pauvres heures, je te les apporte et tu grondes ?

Elle saute à mon cou. Elle se frotte à moi et se fait choir de la cendre de cigarette dans le dos, malgré tous mes efforts pour la maintenir à des distances respectueuses.

Voilà que je joue les Massouard, à présent. Je débourre sur l’épaule des statues. Mais celle-là est si petite.

J’ai passé la nuit précédente chez Thilde. Je suis très vanné. J’ai plein le dos de l’amour gentil comme elle a plein le dos des cendres de ma cigarette.

Tout de même je souffle un peu pour écarter ce voile gris.

Elle rit, chatouillée.

— Pourquoi que tu souffles ?

— Rien, des cendres. Dois-je te reconduire ou faut-il aller payer le fiacre ? Si ton cocher te lâche, nous serons jolis…

— Non. Me lâchera pas. Nous avons une petite heure… et je n’ôterai pas ma belle robe.

Je me demande quelle différence il peut y avoir entre Mlle Léonie, la pierreuse, et Mme Julia Noisey, femme d’un honnête architecte ?

Au moins Léonie ressemble à Cléopâtre, elle !

Subitement calme, je la dépose sur un fauteuil.

— Lia, je ne joue plus. Tu as dépassé la mesure.

— Hein ? Il y a de la mesure, maintenant ! Ah ! non, c’est idiot ! Risquer de se faire tuer pour un homme ! Tout planter là pour venir se jeter à son cou et l’entendre verbaliser comme un garde champêtre… Ça c’est trop fort ! Tes amis ? Est-ce que tu n’aurais pas dû les flanquer à la porte en mon honneur, espèce de grand mal élevé ! Tes amis ! Ils sont propres ! Massouard, c’est un palefrenier. Lui confier mon buste ? Je ne lui montrerais pas ma jambe, seulement. Mon mari en connaît de plus chouettes, des sculpteurs dans l’architecture ; et ton Andrel qui pond des livres comme des Bottin ! On ne peut même pas fourrer ça dans son lit pour s’endormir, tellement c’est gros. Ah ! Ne crie pas… tu m’as dit déjà qu’il faisait trop dense… sais pas ce que ça veut dire, mais je lui répéterai un jour, sois tranquille. Quant à Hector, je lui en passe parce qu’il est poli, seulement j’ai idée qu’il doit être symboliste ou… pédéraste, car il ne serait pas toujours habillé de noir et ganté de blanc comme une lettre de faire part !

Je suis étourdi, suffoqué, sans voix. Non, je n’ai pas envie de crier, j’ai envie de me sauver.

Elle me griffe.

— Symboliste ou pédéraste, Jules Hector ? Lia, taisez-vous, sacré tonnerre, ou je vais vous gifler !

Elle -est debout, furieuse, ses cheveux courts semblent droits, ses sourcils sont en accent aigu, sa bouche est violette, elle a ses ongles en avant.

— Moi ! Essayez donc de me battre, moi que mon mari n’a jamais osé toucher ! Vous êtes déjà assez brutal, Dieu merci. C’est bon… je m’en vais… tant pis si mon mari est chez les Devierne, je lui dirai d’où je sors et tu auras du plomb dans la cervelle, puisqu’au fond tu as peur de ça !

Le malheur est que mon état de nerfs ne me permet pas de juger drôle une offense de singe.

J’ai levé la main et je la gifle, histoire de me différencier du mari.

Pas très fort, assez pour lui donner des couleurs.

Elle pleure, se roule sur le tapis et casse les barreaux d’une chaise volante.

Je suis très honteux et j’essaye de l’embrasser sans aller plus loin que de plates excuses.

Elle me rattrape, se tord, me mord. Il est clair qu’elle va finir par gagner la partie. J’en tremble…

En bas, sur le pavé, le bruit monotone d’un sabot de cheval qui se morfond dans la rue à marquer l’heure…

Je m’imagine entendre le mari, frappant ma porte d’un poing résigné.

Dans la débâcle des jupes pailletées, puis roses, puis blanches, puis encore très roses, je me perds, je m’attarde, j’ai l’odieuse sensation d’accomplir plus une corvée mondaine qu’une cérémonie amoureuse.

Elle est déjà toute consolée, daigne sourire, se relève en retapotant ses jupes.

— Voyons, Lia, c’est pas sérieux ? Voici deux fois que tu me joues ce tour. Tu manques absolument de générosité, épouvantable petite singesse ? Tu vas te sauver maintenant.

— Tiens ! C’est pour payer la gifle.

— Pardon ! Rends-moi ma monnaie alors.

Elle est d’aplomb, lisse, proprette, et à part un pli dans les bouffants de ses manches et un autre, sous les yeux, elle est fort digne.

— Non !… Je me trotte. À lundi le dîner chez moi, c’est convenu, hein !

Je ne risquerais pas un viol, en ce moment, pour toute la littérature. Le mieux est de l’accompagner jusqu’à sa voiture, en s’effilant les moustaches, et en l’appelant : chère Madame, c’est plus facile.

Pendant que nous descendons l’escalier, moi, tenant un bougeoir, elle ses jupes qu’elle retrousse afin d’éviter d’accrocher ses dentelles au bout des tringles, elle me débite des choses monstrueuses, dans le cou :

— Si tu étais bien raisonnable, bien gentil, ce serait toujours comme ça et nous serions bons amis tout plein. Tu comprends, j’ai peur des gosses, ce serait une histoire que mon mari ne me pardonnerait pas, lui qui fait tant attention… Et puis, me vois-tu sans taille, malade, neuf mois et plus ? Un médecin m’a prédit que j’en mourrais… mets-toi ça dans la tête… si tu m’aimes. Non, tout l’amour, c’est vraiment sale. Vous ne pouvez pas vous figurer ce que vous avez l’air bête… car nous avons le temps de vous regarder, tandis que vous autres, vous ne nous voyez même pas… Le reste, à la bonne heure… il faudrait seulement supprimer les gifles, je suis assez jolie pour qu’on prenne des gants.

Elle appelle ça des gants !

J’ai beau connaître la petite antienne par cœur, je suis secoué d’un fou rire. En a-t-elle un profond mépris de l’homme, et elle n’ajoute même pas la pudeur de l’oubli. Quand on songe que Thilde, de son côté, appelle toutes les bagatelles de la porte les choses sales.

À mon tour je me tords et nous nous quittons sur des éclats de rire qui s’étouffent dans nos baisers.

Mais je vais rompre. J’en ai assez.

Le petit singe est sorti du temple, heureusement.