L’heure sexuelle/07

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Mercure de France (p. 125-145).
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VII

DANS LA CHAMBRE DE Mlle LÉONIE SE TROUVE
LA PHOTOGRAPHIE D’UN SOLDAT

… Toute la littérature, tout le rêve, toutes les femmes, toutes les réalités, ne m’ont point empêché d’aller rue Grégoire-de-Tours.

Plus fort que moi

Je voulais avoir de ses nouvelles.

J’y suis allé, oui, là.

Et puis, après ? Ai-je le droit de prendre des nouvelles de cette fille ?

Je pense que oui : j’ai l’âge de raison.

La concierge, une mégère, m’a dit, criant d’une voix qui sentait l’absinthe :

— Vous pouvez monter. Elle est revenue et elle est seule, de ce moment ici !

J’ai gravi, en plein jour, la misérable échelle de meunier, j’ai retrouvé, d’instinct, la porte… sa porte où une clé était dans la serrure.

Je suis entré, simplement.

Alors j’ai eu le vertige atroce d’affreuses murailles, j’ai vu cette chambre comme on verrait un cachot ruisselant de sang.

Il n’y avait plus les meubles en pitchpin d’il y a deux mois, il n’y avait plus la lampe voilée d’un abat-jour de soie couleur ivoire, plus de chaises, plus de bibelots, plus rien… À la fenêtre seulement, un rideau rouge tendu sur tringle, épais, hermétique, tamisant juste assez de lumière pour être abominable, un rideau rouge que le soleil d’avril faisait flamber et qui répandait un flot de lie par la chambre.

Les matelas étaient à même le sol, sans un tapis devant, et elle assise sur un vieux fauteuil canné, une antiquaille rigide comme un instrument de torture.

Elle ravaudait un bas, appuyant son pied nu sur l’extrémité de son traversin pour ne pas le poser par terre.

Je suis resté sans souffle comme un collégien.

Elle a tourné les yeux et j’ai vu se lever les astres noirs de mes désirs.

— Tiens, c’est vous, le maboul ? a-t-elle dit tranquillement.

— Oui, c’est moi, le fou, en effet. Je ne vous dérange pas ?

Elle a haussé les épaules et m’a montré son lit, d’un air froid.

— Asseyez-vous… ou couche-toi, comme tu voudras. Je suis guérie.

Elle avait une voix sourde qui me faisait très mal.

— Je suis venu pour vous demander de vos nouvelles uniquement… Et pour savoir si vous aviez besoin de moi.

— Quel béguin ! C’est pas sérieux, j’espère.

J’ai été surpris de sa logique. Elle comprend qu’elle me plaît surtout parce que je ne marche pas, selon sa canaille expression.

― Vous êtes guérie ? Ah ! tant mieux…

Je m’assieds près de son pied nu et je le regarde. Elle a un pied exquis, cambré, petit, souple, on passerait sa main dessous entre la plante et le plancher, sans en déranger le talon ni l’orteil. Il est d’un blanc d’ivoire vert, si mort. Ce n’est qu’un objet, pas une chose humaine.

― Guérie… Guérie… (a-t-elle fait comme se répondant à elle même). La seconde fois, je ne serai plus bonne pour le service, ni ni, fini Léonie. Ils m’ont enlevé le morceau avec des pinces. Brrr !… j’en ai ma claque de leur hospice.

Elle est toujours belle inexplicablement. C’est toujours Cléopâtre, et ses lèvres dures distillent toujours le venin de la cruauté. Elle ne rit pas, ne pleure pas, tout lui demeure indifférent.

— Vous n’avez pas la trouille, vous, de grimper mon escalier en plein jour. Quel type !

— Dites-moi, Léonie, vous êtes très malheureuse ici. Où sont donc vos meubles ?

— Les cochons de concierges ont tout vendu pendant que j’étais à la salade. Vous comprenez… je leur devais des tas… la chandelle, le vin, et un terme, puis, le foin, quoi !

Je suis ahuri.

— Qu’est-ce que c’est que la salade et qu’est-ce que c’est que le foin ?

Elle me regarde, méprisante.

— Ah ! c’est juste, vous n’êtes pas de la classe. Le foin, c’est la pièce par homme que je donne à cette… maquerelle.

Je deviens très inquiet. N’insistons pas pour la salade.

Je suis navré de mon ignorance du milieu, je ne cherche pas du tout une étude de mœurs, et j’ai la terreur qu’on me la serve malgré moi.

. Je voudrais bien m’en aller, je ne sais pas comment.

— Heureusement que ça reprend, le turbin.

Je tressaille.

— Heureusement… dis-je en écho douloureux sans penser à ce que je dis.

— Voyons ! m’achète pas, hein, avec tes figures d’enterrement. J’enfile pas des perles, ici, et il faut que je mange. (Elle ajoute :) De vrai, j’ai pas faim. J’en ai trop vu là-bas… Tu sais, de quoi rendre son ventre à Dieu.

L’expression : rendre son ventre à Dieu est superbe, mais que nous voilà loin de mes roses blanches.

Il y a un grand silence entre nous.

Elle raccommode son bas noir en tirant très vite son aiguille ; la soie noire passe et repasse dans le petit trou blanc, sur son poing.

Elle est en jupe de laine sombre, avec un jersey rouge ouvert en rond au cou. On devine qu’elle a coupé le col parce qu’il était trop usé.

Elle a l’air en maillot de bain.

J’aime mieux ça que les cabochons. Et puis, c’est dans le ton furieux de la chambre, une chambre de tortures.

— Voulez-vous que je vous appelle autrement que Léonie, dites ? Vous n’avez pas un autre nom ?

— Je m’appelle Léonie Bochet sur les papiers, si vous voulez les voir…

Est-ce qu’elle continue à me croire de la police ?

— Eh bien, je vous appellerai Reine. Cela vous fâche-t-il ?

— Comme votre ancienne, hein ? Vous y tenez !

Je m’accoude sur le traversin, et je caresse son pied de belle morte d’un index prudent.

— L’ancienne s’appelait : Cléopâtre. Tu l’as oublié, déjà ? Et elle était couleur de roses blanches, de roses d’ivoire…

Il m’a semblé qu’un éveil se faisait en son impassible visage. Elle n’a pas souri, se contentant de retirer son pied.

— Ah ! oui, les roses !… C’est une infirmière qui me les a prises et on les a fichues à la chapelle. J’ai gardé votre carte. (Elle baisse la voix.) Il paraît que vous turbinez, vous, dans les journaux. Un interne me l’a dit.

Je suis ennuyé qu’elle me suppose journaliste. Pourquoi n’est-elle donc pas venue me trouver me sachant le Monsieur tapable ? Peut-être a-t-elle eu peur des distances. Elle est bête ou… peureuse ?

— Écoute, Reine, je ne travaille pas du tout dans les journaux et je ne suis pas du tout un Monsieur connu. (Je cherche à lui expliquer les choses et me voilà embarrassé en dernier point : nous avons l’air de personnages aux deux bouts d’un téléphone s’égosillant pour être plus clairs.) Reine… tiens… je vends de l’amour comme toi. Le mien est en papier, mais il est peut-être plus dangereux… selon certains maris.

Je ne sais pas ce qui m’arrive. Il faut que je pense tout haut devant elle, précisément parce qu’elle ne peut pas me comprendre.

Elle a un petit rire sec.

— Tu es maboul.

— Je te jure que non… j’essaye de me rapprocher de toi, puisque nous ne parlons pas la même langue.

— Bien possible. Veux-tu boire quelque chose : une menthe ou de la chartreuse ?

Je fais un geste de prière.

— Pas cela, dis, je bois tes yeux et ce poison me suffit, je t’assure.

— Espèce de dégoûté, mes verres sont propres. (Elle réfléchit.) Je les laverai devant toi, si tu veux. Je te dois une politesse.

J’ai envie de pleurer.

À trente-trois ans, c’est absurde. Comme c’est réel, ça me fait du bien de le constater, moi, le pauvre exilé de la vie, toujours dans le rêve et ne le distinguant plus de la réalité.

— Reine, puisque tu a besoin d’argent, pourquoi n’es-tu pas venue m’en demander… en sortant de l’hôpital ?

— Cette histoire ! Pour que tes larbins me foutent à la porte ! j’ai pas besoin de chambard… La police m’a à l’œil… (elle hésite) depuis que j’ai fait la fenêtre sans sa permission.

— La fenêtre sans permission ?

— Oui. Y en a qui sont en cartes, moi, (elle hésite encore) j’y étais pas. Maintenant, j’y suis. C’est plus la même chose. Il y a les heures pour le trottoir et les heures pour la fenêtre, faut pas se tromper. Je peux pas toujours me promener où je veux… rapport à un sergot de ville qui est mufle comme tout dans cette sale rue.

Sergot de ville est joli.

Je m’habitue un peu à ce langage singulier et lui découvre de la saveur.

— Ai-je le droit, malgré ton sergot de ville, de t’offrir autre chose que de la menthe ou de la chartreuse ? (Et je ris.) Tu n’es pas franche, Reine, tu n’es pas venue pour d’autres raisons ?…

Elle se tait, un instant, puis, brutalement :

— Tu m’embêtes ! Je te dis que tu es maboul !

— Ah ! sotte qui a peur que de mon côté, je cache un vilain jeu et que je veuille la chouriner comme un simple monomane !

Elle me regarde en dessous, les lèvres serrées, les prunelles sombres.

On sent que pèsent sur elle toutes les terreurs inconscientes qu’on entretient chez ces malheureuses : lois des concierges, de la police, toutes les tyrannies d’une société fière de sa pudeur et qui ne daigne que les tolérer.

Ou elle a souvenance de quelques tortures inouïes subies de bonne volonté en une de ses nuits louches de levages d’ivrognes.

Ils ne sont pas tous gris d’un rêve de poète, les ivrognes.

— Reine, est-ce que tu ne désirerais pas faire un autre métier ?

J’ai l’air du médecin qui propose l’Italie au poitrinaire pauvre.

— Moi ? je sais rien fiche… et je veux rien fiche. Je suis sur le tas… faut que j’y reste. (Elle ajoute farouche :) Je suis paresseuse, tu sais.

Il y a quelque chose de lourd sur les épaules de cette fille, de plus lourd… Elle a une raison pour se réserver ainsi devant un homme qu’elle pourrait si facilement exploiter.

Je redeviens nerveux

Je m’étends sur le lit pensant que je suis sur mon divan, chez moi, à rêver d’elle.

Je continue, impatienté :

— Enfin, combien te faudrait-il pour vivre en repos… le temps de te reposer de ta maladie.

— Me reposer ? Et coucher avec toi, hein ? J’ai idée que ce serait la même chose qu’avec les autres… ça ne serait pas plus reposant.

Elle a un rire sec, odieux.

— Mais je ne tiens pas du tout à coucher avec toi, ma fille.

— Alors ! (elle me toise) qu’est-ce que tu fais ici ?

— Si je te le dis, tu ne saisiras jamais les nuancés… J’ai tout un arc-en-ciel dans l’âme à ton sujet. Des histoires de maboul ? Oui, je l’avoue parce que ce sera plus simple. D’ailleurs c’est peut-être vrai, je ne voudrais pas te causer la moindre terreur et je suis fort triste de ne trouver que la folie pour une explication honnête. Je crois que je t’aime, enfin, comme si tu étais une véritable femme.

Elle hausse les épaules.

― Fais pas ton daim !

Elle est laconique.

Drôle d’idylle.

— Reine, je voudrais aussi…

Une voix aigre nous interrompt. Celle de la concierge qui monte et qui crie, dans la serrure :

— Ninie, est-ce que ton type s’est barré ?

Je bondis.

D’elle, n’importe quelle locution vicieuse me semble pittoresque.

De cette mégère, je ne vais rien pouvoir entendre.

J’ouvre.

— Non, Madame, et je vous défends de déranger Mademoiselle quand je suis là. Vous allez vous taire.

Je lui glisse une pièce dont je ne regarde pas du tout le millésime et je la pousse vigoureusement dans l’escalier.

Elle s’effondre. On dirait du linge mouillé s’empilant.

Et je referme la porte.

— Dis donc, est-ce que tu vas faire de l’harmonie chez moi à présent ? On peut vraiment nous déranger pour ce que tu me racontes…

Reine est debout, les bras croisés, les yeux en feu, elle a l’aspect sinistre.

En voilà une qui n’est pas de l’espèce qui sont bien gentilles et vous appellent Loulou. Mâtin ! J’ai la sensation qu’elle va me rendre la gifle que j’ai donné à Mme Julia Noisey.

Cela tourne mal.

Je la regarde bravement, mais je tremble.

— Tu as envie de me chasser parce que j’offense ta concierge, ma belle amie ? C’est d’un bon cœur. Seulement, je ne m’en irai pas, j’ai pas fini…

Elle va reprendre son bas noir, et rechausse son pied blanc avec un soin railleur, insultant.

— Écoute, j’aime tes yeux et je sens que je ne puis plus m’en passer. Combien veux-tu me les vendre ?

— Rien que mes yeux ?

Il y a entre nous une barrière, un mur que nous ne franchirons plus, ô Platon !

Je la condamne et je me condamne.

Je ne sais pourquoi je lui ai dit cette chose folle.

— Oui, je viendrai, je causerai, ou je ne parlerai pas, seulement, je les verrai, ils me regarderont et je te donnerai ce que tu me demanderas. Tu es d’ailleurs bien libre de ne pas accepter… si je te déplais tellement que je te fasse peur.

Je n’en ai nulle envie.

Et si elle me répondait que je lui déplais, il est certain que je sauterais dessus.

Elle doit me voir comme un Monsieur capable des pires fantaisies, une nouvelle espèce de plaie sociale qu’il lui faudra panser au nom de la grande tolérance humaine… et sans joie.

— Paie ou ne paie pas, fiche ton camp ou reste, ça m’est égal… Tu m’embêtes !

J’insiste, grelottant d’effroi et de colère.

— Je te déplais ?

— Non…

Elle a un petit rire, puis tourne la tête vers moi, les yeux fixes.

Elle prononce lentement :

— Tu veux m’aimer d’amitié, sans doute ? c’est du propre.

— Et pourquoi pas ? Qui m’empêche de chercher ton âme avec la mienne, au lieu de chercher autre chose… avec autre chose ? Laisse-toi faire sans comprendre, selon ton habitude. Ce n’est pas pour la purification des vierges folles que je travaille, chérie, va rassure-toi. Je ne suis pas un moraliste. Je suis un vicieux qui rêve de vices plus… absolus, voilà tout.

Je suis tout à fait fou et c’est elle qui a raison de sourire, apitoyée, mais ma fantaisie m’emporte si loin d’elle.

Je vois, derrière cette femme qui se chausse, des ténèbres, de la fumée, et un désert s’étendant tout rouge, s’empourprant de la buée sanglante d’une lune pareille à une tête coupée, une tête sortant de l’échancrure trop large d’un col d’une blancheur de chaux vive.

Est-ce la mort du soleil d’avril derrière le rideau rouge ?

Est-ce réellement des astres humains qui se heurtent dans un couchant funèbre, l’un éclipsant l’autre ?

Où suis-je bien saoul de la lie qui se répand à flots du haut de cette croisée condamnée par la police ?

Elle l’ouvrira tout à l’heure pour faire des signes mystérieux, et les passants monteront son échelle, une raide échelle de guillotine.

Ce qui est absolument vrai, c’est que nous sommes, cette fille et moi, en présence, comme les deux fantômes de deux forces de jadis…

… Aujourd’hui, perdues, ne se retrouvant même pas par le sens du toucher.

Il doit y avoir d’autres sens plus sensuels que celui du toucher.

Ah ! on ne s’échappe guère quand on porte en soi le souvenir de très anciens crimes !

Je suis heureux de savoir qu’elle m’est destinée avant que l’idée me soit venue de la contraindre.

Je l’aime un peu plus de toute son infamie, car la société me fournira des armes… si elle me résiste.

Me résister ? À propos de quoi ?

Je ne lui demande rien.

C’est justement cela qui lui fait peur.

— Reine ! Reine !…

Durant ce vertige, j’ai tourné autour de la chambre et me suis arrêté près de la cheminée.

Là, au coin, dans un petit cadre de paille, il y a une photographie, une mauvaise photographie faite à la foire de Neuilly ou en banlieue, par un jour de décembre. On voit une tête de soldat, un affreux voyou qui a dû mettre, avant son entrée au régiment, un képi plus regrettable.

Affreux ? Non. Jeune et très quelqu’un avec son masque diabolique, ses yeux sournois, sa bouche grimaçant en gueule de bête carnassière.

Le tigre !…

Le mâle de cette femme qui ressemble à Cléopâtre.

— Qui, ça ? ai-je dit en désignant le cadre.

— Mon frère. (Elle ajoute, plus bas :) Non, un cousin, un parent à moi.

— Tu ne sais plus si c’est ton frère ou ton cousin ? Drôle de parenté !

— Laisse-moi tranquille. Je te dis que tu m’embêtes, à la fin !

Très assorti, le couple. Un de plus, un de moins… celui-là doit lui en prendre au lieu de lui en donner.

Je rage. Celui-là, c’est celui qu’elle aime. J’en suis sûr.

Elle m’arrache la photographie et la remet sur la cheminée.

Son mouvement a été si violent qu’elle m’a griffé.

Et elle a une poigne, la sinistre demoiselle.

— Reine chérie, je n’ai pas du tout envie de me fâcher, parce que je constate que vous pouvez avoir un cœur.

Je ris un peu difficilement.

— J’ai pas de cœur. J’ai pas le temps, tu sais… Toi, tu es riche, tu n’as rien à faire ! mon bonhomme.

— Rien à faire ? J’ai à brûler ici tout l’encens que je ne peux pas brûler ailleurs… car elles ne m’ont pas fait peur, mes idoles, jusqu’à présent. Tu appelles cela ne rien faire, se sentir vivre ? Ether, morphine, haschisch, opium ou poison plus mortel, il faut que tu deviennes mon excentricité. J’en ai tellement assez de leur petit centre ! Je suis trop bien portant pour admettre les poisons lents en question ; je veux goûter à tes yeux parce qu’ils iront plus vite, comme deux morts qu’ils sont ! Il faut que je souffre, moi, pour être heureux. Et si je n’aime pas mon idole, je n’en n’aurai jamais peur… tu comprends. Reine… regarde-moi. Tu es sourde et je ne veux pas non plus que tu m’entendes… Il demeure convenu que je plaisante. Reine… Je t’adore.

Elle est devant la croisée rouge, les bras tombés, la tête si blanche qu’elle a la réverbération d’un astre.

Ses yeux font deux trous noirs au rideau. On dirait qu’ils percent la tête de part en part et que derrière, il y a le vide.

Ses yeux communiquent avec le néant.

Sa bouche est toujours dure, méprisante.

Elle a peut-être la crainte superstitieuse de l’amour.

L’amour est, pour elle, le dernier blasphème.

— Vous avez du toupet, oui, un fier toupet pour votre âge !

— Je suis très vieux, Reine, et il faut le piment des lointains mystères d’Égypte pour me rappeler ma jeunesse et ma force. Les filles qui boivent le sang des têtes coupées sur leur bouche ou celles qui jouent entre les pattes des tigres.

— Oh, bien, non ! Je ferais jamais ce travail-là, aujourd’hui. Avec des chiens, passe encore, mais des tigres… Vous pourriez me donner mille francs, je marcherais pas.

Je me mets à rire malgré moi, à cause du mot aujourd’hui.

Reconnaît-elle son ouvrage de jadis dans l’histoire du tigre ?

Elle est une pauvre petite dégénérée, ce n’est pas sa faute.

Après lui avoir pieusement baisé les yeux, je jette, sous le portrait du soldat, le louis qu’elle ne songe pas à me demander et je m’en vais.

Je ne reviendrai plus. Je me le jure en descendant son escalier comme ivre d’un affreux alcool qui me brûle l’estomac et me casse les jambes.

Je dois, en effet, être très vieux depuis une heure.

Si la belle Mathilde Saint-Clair ou la mignonne Julia Noisey me voyaient, elles auraient pitié de moi… »

… Et je donnerais les deux corps de ces deux femmes honnêtes (très relativement) pour que le petit pied mort de Cléopâtre soit à moi par l’amour.

Non, je ne reviendrai plus parce que j’ai aperçu dans la chambre de Mlle Léonie la photographie d’un soldat.