L’heure sexuelle/10

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Mercure de France (p. 187-213).
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X

MADAME ET MÈRE

— Monsieur ! je ne peux pas empêcher cette dame d’entrer… puisqu’elle dit qu’elle est votre mère.

Sursaut.

Ma mère chez moi ? J’ai envie de passer par la fenêtre.

Je considère la carte que Joseph me présente, cérémonieusement.

Je lis en très petits caractères, timbrés d’une minuscule couronne :

Madame Marie-Louise-Antoinette de Rogès
née de la Paillerie

En comptant bien : une impératrice, une reine et une comtesse issue de marquise par-dessus le marché. Voilà beaucoup de grandes dames pour venir voir mourir un pauvre diable d’homme de lettres, lequel, d’ailleurs, se porte à merveille.

Joseph, qui n’a jamais vu ma mère, est sens dessus dessous et se confond en excuses : effet du petit carton timbré.

Moi qui, par hasard, connais cette dame, je m’allonge sur mon divan, et j’essaye de refaire le mort.

J’ai le bras en écharpe, comme à la suite d’un duel sérieux. (Le seul duel sérieux de ma vie !) Depuis quinze jours je me promène ainsi, parce qu’une fièvre de printemps a envenimé le joli coup de couteau de Cléopâtre. Peu s’en est fallu qu’il ne me joue le tour du fameux aspic. Je n’avais pas soigné cela. Un matin, cela s’est mis à me mordre. On a dû chercher un médecin et des fioles. Ce sont les fioles qui m’ont rendu malade. Des amis sont arrivés, compresse perfide ; Andrel a rédigé une note, Massouard a raconté un accident de voiture, et Jules Hector s’est réservé en des phrases hermétiques.

Maintenant le canard vole, vole… On parle d’un véritable combat singulier. Je suis tombé sur une vitre brisée poursuivi par un mari vengeur. J’ai reçu un coup de couteau japonais, histoire de jupes. On prétend même que, revenant du théâtre… Ça, c’est l’attaque de Joseph, l’attaque nocturne. Il y tient !

Hier, Noisey et sa femme sont venus poser des cartes. Mme Saint-Clair, oubliant nos griefs, écrit des lettres éplorées, et, bien entendu, la seule qui aurait dû venir, Cléopâtre, n’est pas venue. Elle dort entre les pattes d’un tigre probablement.

Je suis d’une humeur massacrante et j’en profite pour ne recevoir personne.

Mais Madame et Mère est entrée.

Ce n’est pas celle-là qu’on empêchera jamais d’entrer quelque part.

Elle pénètre de hautes allurés, comme les chevaux de sang.

Et elle a sa robe couleur d’alezan brûlé.

Oh ! la famille !…

La comtesse de Rogès, mon honorable mère, est une femme de cinquante ans, très grande, très mince, qui marche sur des roues dissimulées. Sérieusement, je ne me rappelle pas lui avoir vu faire un pas humain. Elle avance ou elle recule, dirigée par le pouce de la providence ou de la fatalité, mais elle ne lève pas les jambes… Non ! elle n’a jamais levé les jambes.

Je lui fais une visite solennelle, chaque fois que le retour du premier janvier attendrit les foules. On échange des nouvelles de ses santés respectives, deux phrases aigres-douces sur l’immoralité des temps ou la bêtise de nos édiles qui dépavent les rues. On s’embrasse sur le front en prenant des précautions pour ne pas être contaminé, elle, par l’amour du vice, moi, par la haine de ce même produit de toutes nos civilisations, et on constate, périodiquement, que l’abîme se creuse de plus en plus, jusqu’à devenir insondable, selon son expression superfétatoire. Ma mère habite un hôtel assez coquet près de Passy. Elle y reçoit des gens très vagues qui ont, côté des dames, des panaches de corbillard, et, côté des hommes, des cannes à pommes de rampe. J’ai remarqué que, dans ces familles reçues chez elle membres à membres estimables et soigneusement épluchés, les enfants, garçons ou filles, naissaient tous à l’âge de quarante-cinq ans.

Ça m’a bouché un peu l’horizon de Passy.

J’ignore les occupations de ma mère. Je crois qu’elle joue aux revers de fortune. Elle perd des procès et fonde des ouvroirs. Elle soigne les aveugles qui sont aussi paralytiques et chasse, à coup de mouchoirs ourlés de deuil, les ferments de toutes les corruptions.

Les journaux parlent d’elle quand il y a une épidémie.

Ceci pour l’extérieur.

Intérieurement, elle prie Dieu de bénir ses haines.

Car elle a des haines formidables.

Elle en a deux principales qui suffiraient à chauffer les deux locomotives d’un express.

Elle abomine ma tante, Mme Chasel, et déteste mes livres.

Très réellement née de la Paillerie, elle a non moins réellement fait mourir mon père et son époux, le comte de Rogès, par l’abus de sa pudeur et des petits cierges brûlés à l’église en l’honneur de la conversion de ce brave homme, un peu porté, malgré lui, sur le tutu des danseuses.

Elle m’a pourvu d’un conseil judiciaire.

(Heureusement ! Car j’ai pu apprendre un plus noble métier que celui des armes.)

Et elle m’a fiancé, dans l’austère salon de son cœur, à une jeune provinciale pieuse.

Ce sont là des vétilles.

Je ne lui reproche que sa haine féroce contre ma pauvre tante.

Cette haine date du jour où j’eus l’idée originale d’enlever la charmante sœur de mon papa.

(Entendons-nous. Comme j’avais dix-sept ans et que je sortais du collège, la raison serait de supposer que c’est ma tante, alors âgée de quarante ans, qui m’enleva).

Mais ceci n’autorise personne à la mésestimer. Au contraire…

Le souvenir de ce voyage en Italie m’est encore cher. Il fallait me récompenser de mes brillantes études, de ma sagesse, et je ne sache pas qu’on puisse mieux récompenser un garçon de dix-sept ans que par la folie,

Ma tante ! Bien bizarre créature. Une héroïne de la Fronde descendue de son cadre, extrêmement dévote, extrêmement sensible à toutes beautés profanes, violente, désordonnée, romantique, et pleine de petits soins pour sa toilette. Elle était tellement coquette qu’on ne s’en apercevait pas tout de suite, et elle aurait allumé un couvent de capucins rien qu’en tirant ses jarretières : un geste qu’elle avait d’attraper, sur sa robe, un pli, entre le genou et la ceinture, un petit geste irrésistible.

On la trouvait pleurant à chaudes larmes devant des crucifix, puis elle se retournait, brusquement, pour administrer des taloches à ses filles de chambre, ou à son neveu.

— Loulou ! je parie que tu viens de faire des cigarettes avec mon papier à frisure ?

(Un papier brun clair, imitant divinement le tabac, exquis de goût…)

— Non, ma tante.

— Tu mens !…

— Oui, ma tante.

Alors, vlan !… j’en recevais.

J’allais chez elle tous les dimanches pour perfectionner mon éducation religieuse. Elle me faisait m’agenouiller sur un pouf de damas bleu que je vois d’ici, un pouf orné d’une levrette héraldique arrondissant une patte en queue de cruche autour d’un blason naïf. Là, je disais, mains jointes et paupières baissées, de ferventes prières et je récitais les commandements de Dieu. Durant ces exercices, ma tante s’habillait, se frisait, tirait ses jarretières de son petit geste sournois. Elle n’était pas jolie, seulement douée d’un charme diabolique, avec une figure zigzagant en rictus passionnés, des yeux de braise, une chevelure miraculeuse. Elle possédait une fille très laide, un peu bossue, qu’elle destinait à une prise de voile et qui préféra épouser un juif. (Encore un scandale de famille ! Le sentiment de la dignité étant toujours très vif, chez nous, ma tante songe à la déshériter de la quotité disponible à cause de cette… mésalliance.)

Mon oncle mourut en jouant aux cartes, d’une congestion, après un bon dîner.

Cette fin subite impressionna et exalta terriblement la nerveuse dévote qui voulut m’apprendre à jeûner dès ma dixième année.

Nous passions des heures les genoux sur des planchers froids, sans collation, et au dessert du dîner, le soir, nous avions tous des crises de larmes ; nous nous embrassions entre parents et domestiques, parce que la moindre liqueur nous incendiait le cerveau, naturellement.

De la rigidité de ma mère, une sainte de bois, aux fantaisies espagnoles de ma tante, une sainte de carton, j’errais en des alternatives cruelles pour mes instincts de jeune mâle. Ma mère ne m’embrassait jamais, désirant ne pas développer ces mêmes instincts, et ma tante, après les gifles, me caressait vraiment trop.

Vers douze ans, l’internat me permit de fumer de vraies cigarettes en des coins moins parfumés que le cabinet de toilette de Mme Chasel, mais où je respirais plus… virilement, et je commençais à rendre les gifles à tous mes camarades.

Seulement, il y avait les vacances.

Oh ! les vacances.

Une petite propriété, en Poitou ; un parc, des arbres, des prairies, et des vaches rousses dont la vue me rendait fou de malice.

Je transformais le parc et la prairie en domaine de Gustave Aymard ; les vaches rousses étaient les indiens. Il y en avait une, la plus grosse, qui avait fini par savoir son rôle : dès qu’elle m’apercevait, elle imitait le cri de Bas-de-Cuir et saccageait des buissons.

Dans la maison, je demeurais plus calme. Je me contentais de déchirer les rideaux du salon ponceau pour me faire une étole et parodier la messe.

Ma tante grondait, pleurait, riait, me tirait les oreilles, tirait ses jarretières, me comblait de caresses ou de friandises.

Elle m’était nécessaire comme le fouet est utile à la toupie qui est en train de tourner mal.

Cette veuve, encore jeune, très surexcitée par les pratiques religieuses, un des meilleurs aphrodisiaques connus, me prenait souvent sur ses genoux et me racontait ses tourments :

— Loulou, est-ce que tu m’aimes ?

— Oui, ma tante !

(Baisers, caresses, et lissage de mon col marin sur mes épaules.)

— C’est que je n’ai que toi, pour me consoler. Ma fille ne m’aime pas. C’est une renfermée. Tu vois qu’elle ne m’a même pas écrit le jour de ma fête !

(Sa fille était aux Ursulines.)

— Pourquoi ne la fais-tu pas venir ici ? On s’amuserait mieux.

— Non… elle est trop grande. Et tu es déjà un garçon… Je parie que tu as encore fumé ?

— Oh ! Si on peut dire, ma tante ! Tiens, sens toi-même.

(Ma bouche sur la sienne.)

— Tu sens la fraise… c’est drôle. Non, tu n’as pas fumé.

— Là ! Tu es contente. Dis donc ? Est-ce que tu me donneras l’attirail de pêche pour aller à la rivière ?

— Jamais de la vie ! Tu n’aurais qu’à glisser sur le bord qui est argileux. Je te défends d’aller là.

— Tante, c’est embêtant, mais tu me défends toujours quelque chose !

— On ne dit pas embêtant. Ah ! Ils sont propres vos collèges. Tu nous rapportes des expressions !

— On ne peut pas dire : embêtant. Bien, je m’ennuie, là !

— Tu t’ennuies, chez moi ! Avec moi qui fais tes trente-six volontés ?

— …Pas fumer, toujours.

— Mais ça empeste mes tentures, et tu sauras, plus tard, qu’on ne fume jamais devant une femme.

— C’est donc pour ça que les Messieurs sont toujours dehors !

Et de bouder.

Elle me retraçait des tableaux affreux où la fumée causait les pires catastrophes et développaient des cancers sur la langue des gens.

Je tirais la mienne.

— Tiens ! j’ai fumé toute la matinée derrière toi. T’as rien vu, rien senti et regardes-y voir si j’ai un cancer !…

Ensuite, elle me parlait de notre sainte mère l’Église, de mes proches confessions, des enseignements, si poétiques, de saint Augustin, son auteur favori. (« Tout ce qui finit est trop court. »)

Ça durait des heures, et on se faisait des serments comme des amoureux.

— Tu épouseras ma fille et nous demeurerons ensemble toute la vie !

— Oui, mais ta fille est bossue, tante. Moi, ça m’emb… pardon, ça m’ennuie. On se moquerait de moi, au collège.

— Nigaud ! Tu auras quitté le collège ! Tiens… tu ne m’aimes pas.

Là-dessus, attendrissement, baisers prolongés, et mon jeune corps de félin exaspéré se tordait entre ses bras jusqu’à ce qu’il eût trouvé une certaine détente nerveuse que je m’imaginais être le début d’une effroyable maladie. (Au collège, ça se passait tellement d’une autre façon !)

Quand j’eus quinze ans, un matin qu’elle m’avait giflé trop fort, je lui sautai à la gorge et je la mordis cruellement en lui disant des vilains mots appris dans les endroits où j’allais fumer les cigarettes du collège. Ce fut une scène terrible. Elle me renvoya chez ma mère.

Je devins mélancolique.

J’eus des crises de larmes, moi aussi.

Puis une envie lâche de me faire prêtre.

Puis ma tante, sur le conseil funeste de ma mère dont j’entravais la vie mondaine, me rappela.

À partir de ce moment, tout se passa mieux. Il nous semblait que quelqu’un nous eût accordé la permission.

Vers dix-sept ans, après les brillantes études, le voyage en Italie. Tous les deux, ma tante et moi, nous nous mîmes en tête de ne plus revenir. Nous avions assez de la vie de famille. Nous restâmes un an absents, oubliant de donner de nos nouvelles, et je ne revins que parce que je n’avais plus d’argent. La porte maternelle se ferma devant mes supplications. On m’offrit, en échange de ces supplications, un conseil judiciaire. Et on m’interdit de me servir de mon nom… que je déshonorais. (J’ai pris un pseudonyme identique, ce qui a dérouté mes meilleurs amis.) Je suis un personnage incestueux… car je n’ai jamais pu faire comprendre à ma mère qu’enlever sa tante ce n’est pas un inceste.

Ma pauvre petite tante !… Je l’avais laissée dans un couvent de Naples, demandant la protection de Dieu et des saints, scandalisant tous les prêtres italiens, peu enclins à se scandaliser, par la crudité de ses confessions.

Je ne l’ai jamais revue.

Jamais nous ne nous sommes croisés, dans nos nouveaux chemins de perditions. Elle habite Paris, pourtant, mais… elle est revenue à de meilleurs sentiments.

Elle a vite vieilli.

Elle a maintenant soixante-cinq ans, je crois.

Ma mère l’a parquée dans sa haine froide, lui a fait clore son salon, perdre ses intimes ; elle a éloigné d’elle tous les hommes jeunes et bons pour lui fournir ses propres confesseurs, des vieillards ignorants de toutes les douleurs humaines et qui lui parlent des imaginaires douleurs de l’enfer. On l’a forcée à m’écrire des sottises.

Sa fille la fuit comme on doit fuir le mauvais exemple.

Son gendre ne la connaît même pas.

Elle n’embrassera jamais ses petits-enfants mâles.

Et encore moins ses petits-enfants femelles.

Oh ! le respect de la famille… c’est une belle chose !

Enfin, aujourd’hui, ma mère a pénétré pour la première fois chez moi depuis qu’elle m’a mis à la porte de chez elle.

Je suis hérissé de respect, ainsi que peut l’être un porc-épic de ses dards naturels.

Elle est là, devant ma bibliothèque, solennelle et flottante, s’emparant de toute l’atmosphère comme une bannière de procession.

Des yeux sévères, un nez pointu et des lèvres minces, en lame de yatagan.

Encore belle, toilette d’un goût sobre, pour seul bijou un Saint-Esprit pendu au col, agrémenté d’un onyx qui me regarde avec la prunelle d’un chat mystique.

Je ne suis pas très rassuré.

Il doit y avoir quelque histoire plus grave que mon duel.

— Alors, mon fils, vous pourriez mourir et votre mère n’en serait informée que par les journaux ?

Voix douce, timbre de cloche de chapelle, argentine, cristalline, mais elle se tient à quatre pour ne pas me foudroyer sous le doigt de Dieu qu’elle garde au fond de sa poche.

Je me lève péniblement, j’offre un fauteuil, je traîne la jambe et le bras.

— Une toute petite chute de bicyclette, ma chère maman. Ce n’est rien… en attendant celle dans le purgatoire. Je suis touché de votre démarche, devinant bien ce qu’elle a dû vous coûter d’hésitations.

Elle fait le tour du salon d’un regard noir.

Il y a, chez moi, des photographies plus que décolletées et quelques obscènes chinoiseries de jade, possédant de vagues ressemblances avec le doigt de Dieu.

— Oui, je suis désolé, mais il fallait me prévenir de votre visite. J’aurais mis l’appartement en état de vous recevoir. Joseph !

Joseph paraît et, sur un signe (comme il est stylé aujourd’hui), enlève les objets du culte profane.

Pendant cet enlèvement, ma mère contemple son Saint-Esprit.

— Vous faites de la bicyclette, vous ? dit-elle, rompant notre silence d’église.

— Depuis que vous avez vendu mes chevaux, ma chère maman.

Ce n’est pas vrai, je n’aime pas ce sport, seulement c’est pour la phrase.

Elle pince les lèvres, de sorte qu’elle n’a plus de bouche du tout.

Une femme qui n’aurait pas de bouche… l’idéal de la chasteté.

Je regrette bien de ne pas avoir connu ma mère lorsqu’elle était dans son vingtième printemps.

— La blessure de votre bras n’est pas sérieuse, je pense. (Regard oblique sur mon bras que je viens d’appuyer, sans y faire attention, contre un meuble). Je sais, du reste, de quoi il s’agit.

Ahurissement.

Ne perdons pas de terrain à nous étonner.

— Ah ? Vous savez que ce n’est pas une chute de bicyclette… mais vous avez le choix entre un duel mystérieux et une attaque nocturne, maman.

— Inutile de me rappeler vos mœurs, mon fils. Je les connais.

Je prends un air innocent comme tout, un air d’enfant martyr.

— Mes mœurs ! Je croyais, ma chère maman, que vous ne vous en occupiez plus depuis ma sortie du collège ?

— Moi, Monsieur, je ne fais pas d’esprit.

— C’est une lacune dans la famille, Madame.

— L’esprit, Monsieur, le tombeau du cœur…

(Chapitre XI des confessions du père François Nordelet, page 3, ligne 4.)

Elle reprend, souriante :

— Vous êtes content de votre dernier livre ?

(Un four ! Trop chaste. Un essai qui s’est mal vendu.)

— Enchanté ! Ça se vend comme du pain.

— Cela m’étonne ! Ce roman est presque plus propre que les autres. Le Figaro en a parlé.

(Je me demandais pourquoi celui-là ne se vendait pas ? Tout s’explique.)

Je répète, machinalement :

— Oui, comme du pain.

— Et ce n’est pas le pain de la prostitution, par hasard.

— Peuh ! Il y a des créatures, ma mère, qui en mangent de plus dur.

— Elles se vengent quelquefois, mon fils.

Je suis très inquiet.

— À propos, Louis, votre tante… Madame Chasel, se meurt.

Un bond.

— Ma tante se meurt et vous ne m’en dites rien ?

— Est-ce que vous me prévenez, vous, des accidents qui vous arrivent le long de vos courses nocturnes ? Voyons, mon cher enfant, pas de scènes. Vous pratiquez trop le théâtre pour que vos grands gestes m’émeuvent. La sincère douleur est toujours muette. Vous n’allez pas me dire que cette vieille femme vous tient encore… de très près ? Oui, Mme Chasel va rendre son âme à Dieu. Grâce à nous, elle est en passe de faire une fin édifiante. Elle n’a pas rompu, comme vous, avec tous les préjugés, toutes les traditions, elle s’est amendée, la solitude est une bonne conseillère, et du fond de sa retraite elle a pu juger de la levée du mauvais grain qu’elle avait semé en de certains cœurs ! Elle s’efforcera, j’en suis sûre, de réparer le mal selon tous ses moyens, avant de mourir. C’est, au moins, ce que m’affirme la digne femme que nous avons placée chez elle en qualité de gouvernante. En voilà une qui en a eu de la patience… depuis cinq ans !

Pauvre petite tante !

Et elle, donc !

— Dites-moi, mon fils, causons simplement : êtes-vous au courant des dispositions testamentaires de Mme Chasel ?

— Non, ma mère. Je sais qu’elle a une fille, cela me suffît.

— Il y a la quotité disponible, mon enfant, et elle est capable de nous en frustrer, après nous avoir fait les pires affronts.

Je commence à entrevoir quelque chose.

Nous frustrer de la quotité disponible est la plus admirable phrase de chicane que j’aie jamais entendue.

— Votre tante a cessé de vous écrire ?

— Moi, je lui écris tous les ans… le jour où j’ai l’honneur d’aller vous voir, ma mère.

— Touchante promiscuité, mon fils, de vos sentiments de famille… avec votre penchant incestueux.

Ça y est !

Pas de différence. Pas de trêve. Heure sensuelle. Heure du travail. Grande étreinte de la vie ou du rêve, c’est tout un.

Reste à devenir le héros d’un testament qui pourrait bien me faire aussi manger le pain dur de la prostitution.

Cette femme, je parle de ma mère, avec ces odeurs d’encens et sa voix blanche de trappistine : « Fils, il faut mourir ! » est la plus épouvantable des inventions catholiques : celle du remords.

Partant, celle de l’analyse et l’envie furieuse de retomber dans le péché jusqu’au cou.

— Si ma tante est très malade, je veux aller la voir.

— Vous ferez sagement, mon fils. Hein ?

— Vous désirez que j’aille voir ma tante, moi ? Et c’est vous qui avez fait interdire sa porte ?

— Aujourd’hui, mon cher enfant, ce peut vous être fort utile… d’après ce que m’a raconté sa gouvernante.

Je regarde et je vois.

— Bien ma mère, j’irai.

Elle a senti à mon ton subitement changé que j’avais compris, trop compris.

Je ne suis pas riche. Je gagne ma vie en fantaisiste. Vis-à-vis d’elle, je n’ai jamais rien réclamé, parce que j’ai trouvé juste de payer, à la famille, en m’abstenant de toutes réclamations, toutes mes folies de jeunesse. J’ai calculé, calcul de fauve rongeant les os après le passage du chasseur qui a enlevé la viande, que ma famille, m’ayant donné l’initiation complète, elle avait le droit de me la faire payer plus cher que dans certaines maisons, moins nobles.

Grâce à ma tante, je sais et je suis libre.

Que pourrait-elle, pauvre femme, ajouter encore à mon éducation ?

— Ma chère maman, comptez sur moi, j’irai…

Nous croisons deux regards noirs d’orage.

Entre nous, il y a maintenant la quotité disponible.

Mais en quoi cela peut-il l’intéresser ? Elle se lève pour prendre congé.

Sur le seuil, pendant que je m’efface

— Il faut soigner votre blessure, mon fils. Les coups de couteau sont toujours très malsains, au printemps.

Un brouillard monte sur ma vue. Je ne vois plus distinctement. Colère ou honte, je tremble.

Un élancement nouveau dans ma blessure Comment sait-elle ?… Inutile de nier.

— Comment savez-vous ?

— On sait toujours ce que l’on veut savoir. Et j’ajoute ceci pour votre gouverne, puisque vous roulez jusqu’à des aventures de ce genre : la fille qui vous a gratifié de ce coup de couteau est sous la surveillance de la police. Il est probable qu’on vous surveille aussi… en haut lieu. Prenez garde !

Je serre brusquement le bras de ma mère. Elle a un mouvement de révolte et d’horreur : non parce que je lui fais mal, mais parce que je la touche, affreuse mortification !

— Voulez-vous me dire tout de suite ce que vous désirez ? Ces manières, genre dernier empire, ne sont plus à la mode, je vous assure.

Ses yeux au ciel :

— Encore vos romans ? Je ne désire rien, Monsieur, que votre guérison. (Et sa voix conserve des notes de cristal de la chapelle des trappistines.) Votre guérison radicale du corps et de l’âme ! La préfecture est là. On peut s’en servir quand on a un enfant tellement dénaturé qu’il oublie de vous faire part de ses accidents de bicyclette. Les détails manquaient dans les journaux. J’ai envoyé un de mes amis, un vieil avocat fort estimable, en demander au parquet. Le dossier d’une nommée Léonie Bochet nous a édifiés sur votre conduite. D’ailleurs, vous êtes bien libre, n’est-ce pas, depuis votre âge de raison…

Il me semble qu’on fouille ma blessure avec des ongles pointus.

— Vous n’allez pas faire de mal à cette fille, je pense.

J’ai la tête en feu.

Ah ! pauvre tante ! La raillerie, l’intrépidité, la Fronde…

Je suis tout d’un coup un petit garçon frissonnant de fièvre. Mes yeux se brouillent de plus en plus. J’ai le vertige du surnaturel et suis tout prêt à croire que ma mère est douée de la puissance des archanges exterminateurs.

Libre, moi, oui. Mais Léonie ? Et je ne réfléchis pas qu’il faudrait ma propre plainte.

— Mon Dieu, maman, vous considérez cette personne comme un objet impur. Vous briseriez volontiers mes petites statuettes de jade et d’ivoire qui sont peu décentes, je l’avoue, et vous laisseriez tomber cette fille par terre, Sans penser qu’elle a une âme, qu’elle est également un objet d’art précieux. Je vous en prie, faites bien attention à vos gestes, ne brisez rien… j’y tiens beaucoup.

Et j’ai trente-trois ans ! Je me battrais.

Elle me répond, pleine de mansuétude :

— Pouvez-vous supposer, mon cher enfant, que j’abandonnerai jamais mes droits de mère chrétienne ? Vous êtes en grand péril et je ne puis que prier de loin, mais nul au monde, pas même vous, ne peut m’empêcher de demeurer en prière pour votre âme, pendant que vous dormez. Une mère veille toujours.

(Chapitre XII des confessions du père François Nordelet, page 8, ligne 5.)

Elle sort.

Ma mère porte malheur, comme la religion et comme la vertu.

C’est elle qui m’a livré, enfant, à ma tante.

C’est elle qui va me précipiter dans une aventure folle.

Si on ose toucher à mon objet d’art, dieu, diable ou police, je lui offre un asile chez moi.

Je suis exaspéré et je vais m’abattre sur mon divan, les poings crispés, le front chaud.

Je ne suis donc plus maître de ma vie d’amour ?

Ai-je dérogé, par hasard ?

Et deux femmes se dressent aux deux bouts de ma route.

Elle, Cléopâtre, le beau vice doré, le sexe attirant…

Ma mère, la vertu maléfique, repoussante…

Madame et Mère, née de la Paillerie.