L’heure sexuelle/13

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Mercure de France (p. 258-283).
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XIII

NUITS D’ORIENT

— Ô ma Cléopâtre adorée, ma petite esclave, ma reine et ma sœur, surtout ma sœur, pourquoi m’avez-vous reçu en le palais de votre poitrine ? (Je ne dis pas de votre cœur, car, depuis longtemps, votre poitrine est vide ; il n’y réside plus qu’un distributeur automatique de coups sourds, de coups de couteau plongeant, soit en vous-même, soit en les autres.) Pourquoi m’avez-vous laissé aller jusqu’aux mignonnes portes de vos seins, toucher aux boutons luisants de ces portes, si vous n’aviez pas l’intention d’ouvrir, et si vous ne désiriez permettre que l’effraction ? Il me paraît bien inutile de vous violer, je ne vous apprendrais rien. Le viol est, en somme, le temps qu’un homme donne à une femme pour penser à un autre, et, j’aimerais mieux, ayant le choix, vous voir penser à moi durant qu’un autre vous violerait. Mais, pourquoi, sans me repousser brutalement, vous raidissez-vous toute, dans mes bras, avec une si muette dignité que je m’imagine, quelquefois, tenir bien plus un sceptre qu’une femme ? Si vous me haïssiez, vous ne seriez pas venue chez moi ! Et si vous m’aimiez, vous ne seriez pas tellement triste ! Pourquoi êtes-vous ici, mon Dieu ?… Cléopâtre, l’ancienne, s’est prostituée aux soldats-empereurs pour le plaisir de sentir, sous son pied nu, rouler la perle du monde. (Et aussi pour un plaisir plus direct, moins sous ses pieds !) Voilà que vous vous serez prostituée à moi pour simplement dormir… Je ne vous ai pas offert de fortune, je ne vous ai pas promis de bijou, pas même la perle du monde, et je ne vous aurai pas donné de plaisir. Alors, pourquoi vous livrez-vous entièrement, dans un sommeil sans rêves, ô ma coupe d’argent pâle où j’ai versé tout mon rêve, et que je n’ose pas boire, tellement j’ai peur de n’y plus trouver aucune ivresse !

Elle est là, étendue, comme morte, dans les coussins de faille jaune ; elle ne parle pas, respire à peine ; elle a l’air de dormir en s’enfonçant dans une autre chair, couleur d’orangé. Elle n’a qu’un peignoir de tulle noir, un transparent peignoir de fille ; et elle montre sa poitrine, tout son torse où se soulèvent ses petites côtes, un peu saillantes, glissant doucement sous les allées et venues de sa respiration lente. On dirait, ses petites côtes un peu saillantes, les plis onctueux d’une soie épaisse. On dirait qu’il n’y a rien entre le tulle du peignoir et la faille des coussins !…

— Chérie, tu n’es pas malade ? As-tu faim ? As-tu soif ? Veux-tu lire, puisque tu aimes tant à paresser sur des livres que tu ne lis pas ? Veux-tu des bonbons, des fleurs, des jouets… la lune ?

Ses cheveux noirs semblent ramener sur sa tête, en torsade funèbre, le deuil de sa robe, et le bandeau d’ombre, avançant sur son front, son bandeau royal, est plein de paillettes d’or. Elle a voulu de la poudre d’or…

Ce mauvais goût, parce qu’un soir de carnaval on lui en avait jeté, et qu’elle avait trouvé cela joli.

— Non, laisse-moi, j’ai sommeil.

Elle parle d’un ton bas qui fait mal tant il est résigné.

Elle étouffe, cette fille, pour ne pas pousser des cris injurieux.

Elle est chez moi depuis une semaine, et elle s’ennuie certainement.

À moins que dormir ne soit sa manière d’être heureuse.

Elle dort, elle s’éveille, boit, mange, et se rendort. Esclave, vraiment, car elle ne sort jamais, elle est servie par moi qui suis bien plus esclave qu’elle, puisque j’éprouve une volupté à contempler son sommeil. Tout lui est indifférent. Elle ne rit ni ne pleure, elle bâille un peu. Je suis en face d’un objet d’art, d’une statuette d’ivoire qu’un caprice m’a fait voiler d’une écharpe funéraire, et je me demande si ce n’est pas sur une tombe que je l’ai étendue pour mieux la regarder.

Je n’ai pas voulu qu’elle pût croire au paiement prochain de mon hospitalité et j’ai mis la discrétion d’un verrou à sa porte.

Son appartement, deux chambres, communique avec le mien et il a sa sortie particulière.

Mais elle n’en use pas. C’est une justice à lui rendre.

Elle se repose.

Ou elle attend…

Elle va quelquefois jusqu’à sa fenêtre guetter les passants, si rares, dans ma rue, derrière un store grillagé de rubans comme un moucharabieh.

Vieille habitude.

Elle marche pieds nus, crispant ses ongles sur un tapis où ils entrent comme des griffes nerveuses dans de la mousse, et elle fredonne de temps à autre un air sourd ressemblant au fredon d’une grosse abeille captive.

Elle ne se plaint pas… oui, elle est peut-être heureuse, après tout.

Au-dessus d’elle, j’ai fait voûter les plafonds avec les plis, en forme de tente, de la faille jaune. On dirait que le soleil égyptien meurt, sur nos murailles, en longs rayons s’évanouissant.

La chaleur est suffocante, dans cette étroite prison, car nous sommes en juillet et nous avons des raisons pour ne pas ouvrir nos fenêtres.

Profitant de la chaleur, la petite esclave d’orient erre nue sous sa robe de tulle, sans vouloir admettre l’usage de la chemise ; pas plus, du reste, qu’elle ne veut admettre le pain comme normal compagnon de la viande.

Elle mange toujours des biftecks absolument crus, et elle mêle du cognac à du Porto pour étendre la saveur d’un muscat imaginaire.

Elle erre nue, elle a raison, elle est bien faite, à la fois si frêle et si forte qu’elle évoque un peu la silhouette d’un garçon de quinze ans, une bizarre idole androgyne, jadis coupable d’avoir suscité des cultes pervers et, aujourd’hui, châtrée, épilée, maudite, enchantée… et enchantant ses adorateurs. Une forme de fantôme, un corps de reine momifié dont les alchimistes de notre époque ont, du bout de leurs pinces profanes, métallisé le sexe.

Pauvre petite esclave d’orient… qui regrette, sans doute, les vigoureux matelots nègres des bords du Nil !

Je ne suis nullement ému par le ridicule de ma… de notre situation. Je vais même avouer que je me trouve, de mon côté, très heureux, abominablement heureux. Don Juan agonise en la douleur de ne pas être aimé. Pour la première fois, il entrevoit l’impossible, et cela le rend fier d’une douleur jusqu’alors non ressentie, mais plus féconde en voluptés qu’aucune satisfaction d’amour-propre. Je dois arriver au point de paroxysme si vanté par Jules Hector. Je n’ai plus qu’à fermer les yeux et à frotter légèrement mes paupières pour obtenir tous les spasmes. Toucher le fond du désir par l’excessive possession est un tort ; il faut y aller par la seule puissance d’un refus perpétuel. Or la volonté physique est peu de chose vis-à-vis d’une fille qui, selon l’expression du policier, abattrait ses douze types en une seule nuit.

Que ce soit le tigre ou moi qu’elle aime, nous ne l’aurons jamais entièrement.

Il faut avoir le courage d’attendre.

Surtout quand ce courage est l’égoïsme du plaisir.

Elle est féroce.

Je serai plus féroce encore, et si elle s’en va, lasse d’espérer mieux, je garderai d’elle, la prostituée immonde, le souvenir exquis des roses blanches de sa peau.

Je vais souvent voir mes jeunes amies, Mme Saint-Clair, Mme Noisey, et, par un nouvel équilibre des lois sociales, c’est la bourgeoise artiste et la bourgeoise mariée qui font le métier des filles, tandis que la fille est en train d’oublier, ô sommeil sans rêve, qu’elle n’est plus tout à fait une vierge.

Ces dames sont tristes. Aujourd’hui, elles ont pleuré sur moi, qui me suis laissé aller à la dérive de leurs larmes, parce que j’ai des secrets pour elles et que cela se voit bien.

Elles sont touchantes et folles, surtout très voraces ; elle finiront par me rendre plus chaste que Mlle Léonie.

Mon Dieu, qu’on s’amuse bêtement dans la vie dès qu’on cesse de faire de la littérature !

Et mes amis, mes camarades, sont maussades parce que j’ai muré ma porte.

Andrel prétend que j’élève un singe.

Massouard grogne, regrettant la chartreuse verte.

Et Jules Hector se réserve en des opinions prudentes.

Cependant, je voudrais bien montrer mon objet d’art à ce dernier. Je n’ai pas peur de Jules Hector qui pense aux Javanaises.

En tous les cas, la police nous oublie, et je ne reçois pas la visite des clients.

Nous pouvons dormir tranquilles.

Nous dormons…

— Reine, qu’est-ce que tu as, ce soir ? tu es malade ?

— Mais non, j’ai sommeil.

— Toujours ?

Elle s’est levée, sur son coude, et me regarde fixement.

Sa bouche est rouge, luisante comme tous les piments ; elle a pris, sous le fard, le teint cuivré des véritables orientales qu’on dirait frottées d’or ou de safran. Ses yeux longs tiennent toute la largeur de sa face, comme des sangsues gonflées d’un poison noir, et son profil est si pur, cependant, si arrêté en relief de médaille, que je ne peux pas m’empêcher de l’admirer. Je suis ensorcelé par ce profil de vieille reine méchante… car elle a tantôt l’aspect d’une vieille reine, et tantôt la jeunesse, bien spéciale, d’une toute jeune fille sortie des marchés du Caire, déjà souillée furieusement par ses vendeurs.

— Oui, tu as l’air d’une médaille, ai-je pensé tout haut.

Elle a paru réfléchir répétant, en écho : — L’air d’une médaille… toi aussi.

En passant son index, lentement, sur mon profil à moi.

C’est la première fois qu’elle me dit quelque chose.

Est-ce qu’elle se réveillerait, enfin ?

Je me mets à genoux et je la garde bien serrée contre moi pour que ses idées ne s’échappent plus.

Elle jette ses mots comme des cailloux inutiles dans une eau profonde, et cela me navre.

— Explique-toi, chérie ; où as-tu vu des médailles ?

— Donne de la chartreuse.

Elle boit la chartreuse verte de mes amis du vendredi, et elle en boit trois fois plus qu’eux trois réunis, mais elle cause moins.

Elle a trouvé un gobelet de vermeil sur une de mes étagères, et s’en sert pour que je ne juge pas des proportions.

Quand elle a fini, j’essuie ses lèvres, si elle daigne les tendre aux miennes, sauvage liqueur qui fermente en mon cerveau et me fait tituber dans les rues de Paris au sortir de mon orient mystérieux.

Je tomberai, un jour, consumé par ma passion pour cet étrange alcool, et personne ne saura pourquoi.

Morphine, éther, haschich ou opium, je verse tout sur la coupe de corail de ses lèvres mortes, et cela fait beaucoup de poisons en un seul.

Elle retombe dans les coussins et elle joue avec son pied. Elle est si souple qu’on peut la tenir toute ployée entre ses bras comme un morceau de satin, et elle prend, tout-à-coup, la rigidité et la froideur d’un morceau d’ivoire. Elle devient un objet chinois curieusement poli, comme un objet chinois qui sent le vétiver, la poussière, le musc, le santal, les roses blanches, les roses mortes, et elle ne se parfume point.

Elle sent aussi… la sève humaine que tous les hommes lui ont donnée pour s’en vernir affreusement, et elle en est plus brillante, plus objet d’art, plus morte.

— Oui, la médaille… (Elle s’étire, la bouche et le geste énervés.) Tu sais que je suis d’Auvergne ? C’est là que j’étais chez des parents nourriciers, dans la montagne, oui, une grande plaine sur une montagne.

— Voyons, Reine, tu dis des bêtises. Une plaine sur une montagne ? Elle est saoule, la petite Cléopâtre. Tu ferais mieux de m’embrasser.

Elle bâille.

— Ce que tu es collant, tout de même !

— Ah !… Explique la médaille ou embrasse-moi. Je te promets une parure de sequins très faux, en cuivre d’orient, si tu m’expliques.

Ses yeux s’allument.

— Tu as de la veine ! J’ai justement envie de ça depuis que j’ai vu le collier de la belle Féridjé de la foire aux pains d’épices…

Je pouffe.

— J’en étais sûr ! Quand il s’agit de poudre d’or ou de sequins faux, elle marche, la petite peau-rouge. On t’aura toujours pour des verroteries ou… un coup de couteau. Mais on ne reçoit guère que du toc, en échange. Embrasse-moi d’abord.

— Je ne sais pas embrasser… ça m’ennuie. Si tu savais ce que ça me rase.

— Oui, je connais l’histoire… tu es vierge.

Elle m’embrasse comme un oiseau méchant flanquerait son bec dans une écorce d’arbre.

Elle oublie le métier, complètement.

— Mieux que ça, dis ?

C’est l’enfouissement de tout mon être, cette fille, dans un marécage où des monstres me regardent expirer avec des yeux troubles.

— … Une plaine qui serait sur une montagne. Non. Je ne me trompe pas, mon petit homme, et je ne suis pas saoule, parce que je ne me saoule jamais. Une plaine qu’on appelait le plat… le plat… le plateau de Gergovie.

J’ignore ce qu’elle veut dire et j’ai un singulier frisson.

— Le plateau de Gergovie ? Tu as raison, c’est bien en Auvergne, ce pays-là, et si tu savais ton histoire de France…

— Voilà, je me rappelle pas très bien. J’étais gosse, tu comprends ? Je vois une chambre où des oignons séchaient au plafond. Je me cachais pour en voler, quand j’avais faim de ça… j’aime beaucoup les oignons crus. Dans cette chambre, il y avait une armoire à linge, et dans l’armoire, un tiroir plein de médailles, des espèces de sous tout rouillés. On ne voyait rien dessus… (Elle s’anime.) Mais il y avait une médaille très grosse, aussi grosse qu’un oignon coupé, une belle en argent, pas rouillée parce qu’on l’avait nettoyée avec du sable. Il faut te dire qu’on trouve de ces affaires-là en labourant dans mon pays. Oui, mon vieux, je t’assure…

— Et cette médaille en argent ?…

Je parle tout bas pour ne pas faire s’envoler son souvenir.

— Sur cette grande médaille en argent, il y avait une tête d’empereur. Pas Napoléon, l’autre, et c’est à l’autre que tu ressembles. Tiens, en touchant, j’ai tout-à-fait l’idée de la médaille…

— Le profil de César ! Vous me flattez, ma reine.

Seulement, au lieu de rire, j’ai peur.

Je suis tellement pris aux moelles par cette femme, que j’en deviens superstitieux. Je regarde, effaré, derrière moi, et je finis par croire qu’il plane des choses surnaturelles.

En réalité, elle est très grise, je pense.

Jamais elle ne m’aura parlé si longtemps sans émailler son discours d’une ou de plusieurs obscénités.

Je suis heureux.

— Dis donc, ce ne serait pas déjà trop mal de marcher sérieusement pour César.

Elle rêve.

— César… c’est un nom de chien.

Elle se rendort, boudeuse.

Je la regarde dormir et je n’ose remuer mon bras.

Toi, ce que tu te moques de mon empire !

Il faudrait…

Non, il faudrait le tigre, n’insistons pas.

Je suis le jouet de la reine, un bouffon d’une espèce bien rare ; celui qui n’exploite pas sa situation de bouffon.

Quand elle se réveillera, elle me demandera de lui raconter des histoires, à mon tour ; elle aime à m’entendre causer comme le serpent aime la musique. Elle n’y comprend rien ; seulement, cela l’étonne et la charme, la prédispose à de meilleurs sommeils.

Et nous ne pouvons pas sortir ensemble.

Nous ne pouvons pas aller à la campagne, comme tout le monde.

Nous ne pouvons pas ouvrir nos fenêtres pour jouir des vrais couchers de soleil.

La nature nous est interdite.

Nous demeurons enchaînés l’un à l’autre, comme deux bêtes.

— Je t’adore…

Sa tête est penchée, ses yeux sont clos, sa bouche respire à peine. Elle est très calme… c’est une heure unique dans sa vie… et là, au coin de sa bouche dure, impassible, si méprisante, il y a un petit frisson — oh ! presque rien — de l’eau qui se riderait sous le remous d’un très petit poisson rouge, sa langue, qu’elle laisse tout au bord de ses lèvres.

Ainsi les chattes s’assoupissant après avoir bu.

Elle boira tout le sang de mon cœur.

Elle dort vraiment. Elle est si lasse de mes tortures.

Que faut-il faire ? Cette fille ne me dira plus ce qu’elle rêve. Elle est retournée ailleurs. Je ne sais plus où elle est !

Aujourd’hui, Jules Hector est venu pour la voir. Il est entré dans mon bureau et m’a dit, causant bas comme dans une chambre de malade :

— Rogès, vous allez me faire le plaisir de prendre l’air. Vous êtes pâle, et vous avez la fièvre. C’est idiot.

— Non. Je crains qu’elle ne s’en aille durant mon absence. Je n’ose plus la quitter. Elle s’en ira ou… me ramènera des hommes.

Jules Hector sourit, imperceptiblement.

— Vous ne pouvez pas vous rendre compte…

— Si, je me rends très bien compte ; vous aimez. Enfin, voyons toujours l’idole. Elle en est peut-être digne. Je vous le souhaite.

Je suis allé chercher Reine. Elle lisait, les yeux fermés, en bâillant.

— Un de tes amis, le type ?

— Oui, un Monsieur grave. Sois gentille.

— Est-ce qu’il faut que je marche avec lui ?

Elle trouverait cela tout simple, je crois. Un de plus, un de moins…

Je l’ai ramenée dans sa robe transparente de déesse de l’illusion, ma petite idole en deuil, je l’ai priée seulement de ne point parler.

Elle avait, au cou, un collier d’ambre comme en ont les enfants en nourrice, et ses cheveux se dressaient sur sa tête, tordus selon l’actuelle mode ignoble des femmes des boulevards extérieurs, en un monstrueux phallus d’ébène. Elle ne veut pas abandonner cette coiffure, pas plus que le fameux peignoir transparent, et le bandeau royal subsiste, sous le phallus, comme une nuée ténébreuse d’orage d’où il sortirait plus sinistre.

Elle s’est présentée à Jules Hector, la taille droite, les seins dressés, crevant le tulle et ses yeux dardés de fureur. Elle a conscience d’une injure, mais ne sait pas bien quelle injure.

Hector l’a regardée, très respectueusement.

Puis il s’est tourné vers moi et d’une voix nette, cassante :

— Il faut épouser Madame.

Est-ce une ironie ou une pensée jaillie spontanément de son admiration ?

Elle n’a pas ri et n’a même pas daigné hausser les épaules, selon sa coutume.

— Tu peux t’en aller, chérie. Va dormir.

Elle est partie tout de suite, traînant ses voiles funèbres sans un mot.

— Mon pauvre Rogès, m’a dit Jules Hector, vous êtes fichu car… vous ne l’épouserez pas… cette fille n’est pas à vous, ne sera jamais entièrement à vous.

— Je sais. Je l’aime… trop.

— Vous êtes devant un mur. Espérons qu’il se passera quelque chose derrière ce mur.

Mes amies sont venues aussi la voir toutes les deux. Mais je ne les en avais pas priées.

Elles sont venues, puis sont reparties, scandalisées énormément.

Une idée folle en les voyant :

— Vous me dites que je ne vous aime plus. Si… je vous aime encore dans une troisième qu’il vous faut aimer autant que moi.

La Saint-Clair s’est formalisée la première :

— Nous ne pouvons consentir à cela, mon cher Louis, parce que nous ne sommes pas aussi dépravées que vous. Julia est mon amie, c’est vrai, mais je tolère ses exagérations sentimentales pour lui éviter de fâcheuses liaisons. Une troisième, dans notre alliance, ce serait du vice.

Et la seconde s’est écriée, blanche de colère :

— Le bruit court que tu élèves un singe ! Est-ce que tu nous prends pour des guenons, par hasard ?

Je leur ai montré mon singe.

Je n’ai pas fait venir Cléopâtre. Je les ai toutes deux introduites dans l’antre sacré.

Reine s’est éveillée, a mis la main sur ses yeux pour mieux regarder les jeunes femmes, subitement tremblantes.

— Ce sont mes amies, Reine, d’une façon ou d’une autre, je te les offre. Je suis certain qu’elles seront heureuses de t’apprendre l’amour.

Cléopâtre ne s’est point émue :

— Moi, j’aime pas les femmes, tu es maboul ! (Et en se tournant du côté du mur pour leur exhiber ce qu’elle a certainement de plus admirable, deux globes d’ivoire un peu plus gros et plus rond que les deux sphères de ses seins, elle a murmuré :) Oh ! là ! là ! Ces dindes !

Je n’ai pu retenir ces dames qui se sont sauvées en poussant des cris assez semblables aux gloussements des volatiles évoqués par a reine d’Égypte.

Je ne chercherai point à les retenir. Elles me vitrioleraient, car elles en ont vu suffisamment pour établir des comparaisons humiliantes.

 

Il est minuit. Je ne dors pas. Je suis dans mon lit comme le prisonnier qui attend un arrêt.

Elle est fâchée.

Elle n’a pas voulu de mes baisers, ce soir, avant de tirer son verrou. Elle a dû souffrir, peut-être cruellement.

Comme c’est une sorte de créature végétant au lieu de vivre, un animal qui serait une fleur (oh ! une fleur très vénéneuse), elle ne peut pas se plaindre, elle ne sait pas se plaindre.

Elle est la mystérieuse idole portant, brodé sur ses voiles, l’emblème de l’Éros captif, le phallus enchaîné à la terre Isis. Elle est l’abominable charmeuse qui ne peut se soustraire elle-même au charme maudit, et il faut qu’on la désenchante.

Puis-je la désenchanter ?

Pauvre Don Juan sans force, presque sans croyance. Je n’ai plus ma belle confiance de jadis. Je ne suis plus César, et j’ai perdu la bataille.

J’ai voulu trop aimer, je me suis grisé de mon amour, et mes pas sont incertains. Je touche à une précoce vieillesse ; J’ai souffert, j’ai heurté la mort. Il n’y a rien de plus anéantissant que cette pensée qu’on ne plaît pas, et je me découvre tous les défauts physiques, je crois que je suis laid, vieux ou usé, maussade, railleur. Elle déteste mes plaisanteries.

Comment est le tigre, lui ?

Il est, simplement.

Moi, je ne suis pas.

J’ai cessé d’être le jour où, devant cette fille, la réalité, j’ai choisi le rêve.

J’ai désiré cette épreuve, je suis récompensé de ma patience, puisque je me dégage peu à peu du lien charnel ; mais je suis puni parce qu’elle s’éloigne de plus en plus de ma chair.

Ah ! si j’avais su !… Comme j’aurais joyeusement partagé la misère et les hontes de son sexe.

Je n’ai pas eu le courage d’aimer, d’abord.

On ne peut plus aimer après.

Une heure existe, durant quelle heure il ne faut pas contrarier les destins.

… J’entends du bruit, un petit bruit de robe frôlante. Mon Dieu, c’est elle ! Et je me dresse du fond de mon lit, pauvre Lazare qui ressuscite ; j’écoute.

Non, plus rien.

Pourtant si… on écarte une draperie et voilà une lumière qui pâlit le plancher, sa lampe.

— Reine !

J’ouvre les bras. Elle entre de son pas souple, muet, elle a mis le costume de notre belle journée de campagne. Elle a dépouillé sa livrée d’esclave orientale, sa robe transparente lui permettant les poses cyniques et les phrases qui font frémir. Elle est en jeune femme d’occident, toute simple, toute enfantine, ses yeux sont plus doux et ses lèvres moins rouges.

Elle va me dire :

— En effet. Pourquoi n’épouserais-tu pas ta sœur, la reine, toi mon frère, le roi ? Il faut sauver la maudite en la gardant éternellement sur ton cœur.

Ce serait fou. Cependant, l’honneur est une beauté généralement déchue… comme elle.

— Reine ! Reine ! Il y a quelque chose ?

Elle s’assied sur le bord de mon lit, en tenant haut sa lampe.

— Il n’y a rien. Je m’en vais.

Et le pauvre Lazare ressuscité par sa présence bénie, se sent mourir encore de sa présence maudite.

C’est le coup de couteau final.

— Pourquoi t’en vas-tu ? Que t’ai-je fait, Reine ? Tu m’en veux de l’ami et des femmes ? J’ai eu tort de te montrer aux gens, mais tu es si belle. Ma petite Reine, tu ne vas pas t’en aller, ce serait un crime.

— Non, je ne t’en veux pas pour le type et pour les femmes. Tu es… maboul. Pas ta faute. (Elle caresse doucement ma poitrine, et je ne l’ai jamais sentie si douce. Mon Dieu, comme elle me fait mal !) Je suis obligée de partir. Voyons, du courage, mon petit homme. L’autre est sorti de prison. Tu comprends bien ?

Je retombe, le front caché dans mon oreiller.

Oui, je comprends bien. J’avais déjà très bien compris plusieurs fois. Je ne voulais pas le croire. J’espérais toujours… le vaincre.

— Oh ! Reine, est-ce que tu reviendras ? Au moins, ne m’abandonne pas complètement.

Elle me regarde, ses yeux sont fixes, de nouveau, très durs. On dirait qu’elle ne me voit plus du tout.

— Pauvre petit homme, ça me fait tant de peine… tant de peine.

On ne sait pas si elle parle de lui ou de moi.

— As-tu besoin d’argent, dis ?

— J’en ai bien de trop… et il y a le turbin.

— Reine… tais-toi… Je te supplie de te taire.

Je pleure.

Je n’ose plus ni la retenir, ni la chasser, ni la toucher.

Je n’ai pas de volonté devant elle.

Elle me caresse toujours la poitrine, puis se recule ; je sens ses yeux fixes brûler mon pauvre cœur, mis à nu.

Elle s’en va !

Je relève la tête, horrifié.

Sur le seuil, elle s’arrête, s’appuie contre la porte ; j’entends comme un petit bruit d’aile, sa jupe qui frôle… Elle est partie.

Je ne dois pas la retenir, elle reviendra. Elle reviendra parce qu’elle a hésité, là, sur le seuil de ma chambre. Je l’ai bien vu, dans cette ombre… ses yeux n’étaient plus si durs… à moins que le reflet de sa lampe… oui… peut-être, seulement, le reflet…

Elle n’est pas revenue.

Et je suis resté seul, essayant de faire un peu d’art pour me guérir d’elle, un peu d’art avec toute ma douleur.

Ô nuits d’orient !… nuits d’orient !…