L’homme aux deux visages/05

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Éditions Édouard Garand (61p. 10-12).

IV

OÙ FLANDRIN N’A PAS FINI D’EN APPRENDRE…


Il fut tiré de sa rêverie par l’entrée de son fils adoptif revenant du collège des Jésuites. L’écolier parut avec un visage grave. Une grande amertume paraissait creuser ses traits délicats. Il n’avait plus cet air serein et confiant qu’on lui avait connu jusqu’à ce jour. Flandrin vit de suite ce changement dans la physionomie du garçonnet, d’ailleurs il l’avait remarqué dans la matinée de ce jour quand il était allé au collège. Il mit cette tristesse sur le compte de sa femme qui avait abandonné Louison et son mari. Oui, Flandrin le savait : Louison souffrait autant, sinon plus, que son père adoptif de l’absence de celle qu’il avait aimée comme sa mère.

L’écolier, après avoir posé ses livres sur la table, s’était assis pour demeurer yeux baissés, la figure fermée, les mains posées sur ses genoux.

Flandrin le considéra avec attendrissement. Son cœur se serrait à la pensée seulement que cet enfant, de père et de mère inconnus, souffrait. Il le considérait avec attention, il le regardait comme il ne l’avait jamais regardé auparavant. Et, chose curieuse, pour la première fois il lui découvrait une singulière ressemblance avec l’image d’une autre personne… une jeune femme (non la sienne) dont il ne pouvait perdre le souvenir. Oui, les cheveux d’or de cet enfant, ressemblaient, à s’y méprendre, à d’autres cheveux d’or… ceux d’une jeune femme… et de cette jeune femme dont il avait, par d’étranges circonstances fait son amante. Et c’étaient encore les mêmes yeux profonds, la même délicatesse de traits, presque la même bouche. N’était-ce pas étonnant ?

Il n’en fallait pas davantage pour replonger Flandrin dans un abîme de pensées plus ou moins gaies.

La pendule sonna cinq heures.

Flandrin sursauta.

— Ah ! ah ! proféra-t-il, cinq heures déjà ! Le temps va vite, et demain je devrai partir…

— Où allez-vous, papa ? interrogea timidement l’écolier.

— Je ne sais pas, mon garçon. Je ne sais qu’une chose, je pars en voyage. Mais je ne serai pas longtemps absent. En tout cas, j’ai trouvé une brave femme qui aura soin du logis et qui te veillera comme une mère. Tu la connais bien, c’est la mère Babeux.

Le collégien garda le silence.

— Tu lui seras obéissant comme à moi, reprit Flandrin, et comme tu l’étais à ta mère.

— Ma mère ? fit Louison. Celle qui est partie ?

— Oui, hélas ! soupira Flandrin en baissant la tête. Oui, celle qui est partie…

— Pourquoi est-elle partie ?

— Je ne sais pas.

— Où est-elle allée ?

— Le sais-je davantage ? Elle est partie, voilà tout. Que Dieu la garde et la protège !

— Pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené ?

— Pourquoi ? Ah ! est-ce que je peux savoir encore ? Je sais seulement qu’elle a emmené le petit… mon petit que j’aimais tant !

— Et moi… ne m’aimez-vous pas autant ?

Flandrin regarda l’écolier avec surprise.

— Ai-je jamais fait voir, Louison, que je ne t’aime pas ? Non, jamais ! Ah ! oui, je t’aime, et plus que tu pourrais penser. Voyons ! est-ce que je m’occuperais de toi, de ton avenir, si je ne t’aimais pas ?

— Mais, pourtant, je ne suis pas votre enfant

— Je t’aime tout comme si tu l’étais. Voilà dix ans passés que je t’ai recueilli, et tu marchais alors sur tes cinq ans. Depuis ces dix ans je t’ai considéré comme mon fils. T’ai-je jamais fait voir le contraire ? Dis…

— Non, non. Vous avez été bon pour moi, et c’est pourquoi je vous ai aimé comme j’aurais aimé mon vrai père. Mais mon père… qui était-il ? Où est-il ? Est-il vivant ? Est-il mort ? Et ma mère, ma vraie mère, la connaissez-vous ?

— Non, je ne sais rien de tout ça. J’ignore jusqu’au nom de tes parents. Je t’ai donné mon nom. Quant à tes vrais parents, je commence à croire qu’ils sont morts depuis longtemps.

— Mon père est peut-être mort. Mais ma mère, elle, il me semble qu’elle vit encore.

— Il te semble…

— Et il me semble aussi que je l’ai vue.

— Tu ne rêves pas au moins, Louison ?

— Je peux même affirmer que je l’ai vue, et qu’elle, ma mère, m’a vu !

— Voyons ! mon Louison, ne perds pas la tête ! fit Pinchot devenu tout pâle.

— Je ne perds pas la tête. J’ai vu ma mère, une nuit. Il y a déjà un mois, oui, un mois que je l’ai vue. Depuis ce temps je la revois telle que je l’ai aperçue… Là, elle me regarde de ses grands yeux noirs et profonds… Moi, je considère son beau visage et ses grands cheveux blonds qui tombent en désordre sur ses épaules… Et elle tend vers moi ses mains… On dirait qu’elle me supplie ou m’appelle… Puis elle pousse un grand cri…

— Louison, que dis-tu là ?

— Ce que j’ai vu et entendu l’autre nuit !

— Mais quelle nuit… quelle nuit et où ?

— La nuit que vous fûtes blessé. Elle, ma mère, je l’ai vue au pied de la potence à laquelle pendait Mathurin le Bourreau. Et j’ai vu ma mère dans les bras d’un homme que j’ai reconnu…

— Quel homme ?

— C’était Maître Jean.

Flandrin bondit, ému et agité.

— Tu as rêvé, Louison, tu as rêvé ; ce que tu contes là est impossible !

— J’ai vu, répéta l’écolier avec conviction.

Flandrin marchait avec agitation dans son logis, et il pensait :

— Oui, il a dû voir, puisque Maître Jean a retrouvé sa fille, ou plutôt puisque le père et la fille se sont retrouvés, si je veux en croire toutes les histoires qu’on m’a rapportées. Pourtant, tout cela ne me paraît pas très clair. Il me semble que je patauge dans le mystère le plus ténébreux qui soit et qui fût. Maître Jean, que j’avais pensé célibataire, avait donc un secret ? Et n’était-ce pas aussi un terrible secret, puisqu’il l’a toujours si bien gardé ? Quoi ! Maître Jean serait le grand-père de Louison ? Je ne suis pas loin de le croire, lorsque je me rappelle tout l’intérêt que le pauvre vieux lui portait. Comme il le regardait d’yeux attentifs ! Comme il aimait à l’interroger ! Que de cadeaux il lui a faits ! Et ne disait-il pas quelquefois : « Ton garçon, Flandrin, me rappelle une personne que j’ai beaucoup aimée autrefois… il y a de longues années. » Oui, pauvre Maître Jean, il revoyait une autre image dans celle de Louison. Et quoi encore, Louison serait-il le portrait de sa mère ? Une blonde aux yeux noirs… une blonde que Louison a vue… Ah ! ça mais si cette femme était blonde, ce n’était pas la fille de Maître Jean, puisque Mélie m’a dit que la fille de Maître Jean est brune… Ah ! ce que je voudrais savoir ! Oui, savoir ce secret que Maître Jean a emporté avec lui dans la tombe !

Flandrin sentit qu’il avait besoin de plus de mouvements qu’il n’en pouvait trouver en son étroit logis. Il prit son chapeau et son manteau et dit à Louison :

— Je vais chercher la mère Babeux. Prends tes livres en attendant et prépare tes leçons de demain.

Il sortit à grands pas.

Flandrin pensait bien plus à la fille de Maître Jean qu’à la mère Babeux. Et cette pensée dirigea ses pas vers la rue du Palais. Sans le savoir au juste et sans se le dire encore moins, il voulait voir la fille de Maître Jean… il voulait s’assurer, ainsi que le lui avait confié Mélie, que la fille de Maître Jean était brune et qu’elle avait des cheveux noirs. Pour lui, elle ne pouvait être brune et avoir les cheveux blonds.

Il marchait vite sans s’occuper des nombreux passants qu’il croisait sur son chemin.

On était au mois de juin de cette année 1674. Cette fin de jour était une des plus belles qu’on eût pu voir, et la ville entière paraissait s’en réjouir par l’animation joyeuse extraordinaire dont elle retentissait. On eût dit que toute la population avait quittée ses foyers pour contempler la plus belle des natures ; les rues et ruelles étalent parcourues en tous sens par un monde joyeux.

Le Saint-Laurent, avec sa nappe bleue doucement remuée par la brise de l’Ouest, n’était pas moins animé. Barques, pirogues, navires récemment arrivés de France se confondaient agréablement.

Quoique distrait, Flandrin n’échappait pas tout à fait au charme de cette nature. À songer qu’il partirait le lendemain, il sentait son cœur se serrer. Car il l’aimait son Québec dont il connaissait toutes les physionomies comme toutes les pierres. Il lui en coûtait donc de quitter cette ville de lumière et de joie pour aller jusqu’à ce Ville-Marie qu’il n’avait jamais vu et qu’on avait représenté comme un lieu monotone et sombre. Il essayait de se consoler en se disant qu’il reviendrait bientôt.

Comme il arrivait aux Magasins du Roi, dont la place était encombrée par une foule agitée et bruyante, il aperçut deux femmes qui se dirigeaient vers la porte de la haute-ville. Il n’eut pas de peine à reconnaître Mélie, l’ancienne servante de Maître Jean, pour l’une de ces deux femmes… mais l’autre ? Oui, l’autre, tout de noir vêtue et tenant à la main une ombrelle de soie noire… une jeune femme, belle et gracieuse, brune et aux cheveux très noirs… Ah ! ce devait être la fille de Maître Jean ! Oh ! comme elle avait la taille de Lucie… Mais ce n’était pas Lucie, et Flandrin la voyait d’assez proche pour ne lui découvrir aucune ressemblance avec son ancienne amante. Oui, se dit Flandrin dont le cœur battait au point d’éclater, voilà la fille de Maître Jean !…

Il la vit disparaître peu après vers la haute-ville.

Flandrin se fit jour dans la foule tapageuse de la place des Magasins du Roi et regagna son domicile. Il sentait que son cœur était chargé d’une mélancolie atroce, et cette mélancolie semblait lui venir de l’image de cette jeune femme en noir, belle et séduisante, qui était la fille de Maître Jean. Mais cette image avait réveillé chez Flandrin un souvenir quelque peu embrumé depuis quelques heures, c’était le souvenir de sa jeune et aimable femme… Quel chagrin immense le dévorait ! Il s’en allait vers un logis désert… vers son logis où, pourtant, vivait un pauvre orphelin qu’il aimait et qu’il ne savait comment consoler. Et repris par toutes ses amertumes et ses soucis, Flandrin se sentit de nouveau le plus misérable des misérables entre les hommes vivants…