L’homme aux deux visages/09

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Éditions Édouard Garand (61p. 19-23).

VIII

LE MÊME TRIO


Oui, exactement le trio que nous avons connu à Québec, c’est-à-dire cette belle et énigmatique Lucie et les deux agents de M. de Frontenac, Zéphyr et Polyte Savoyard. Nous les retrouvons, vers une heure de relevée, en une maison qui se dresse, de l’autre côté de la rue Saint-Jacques, sur la pente d’un ravin, lequel, plus tard, allait devenir la rue Craig. Cette maison était de pierre et, hormis le rez-de-chaussée, elle avait un étage sous sa haute toiture. Elle avait été bâtie quelques années auparavant par un parent du bon Monsieur Olier. Ce parent étant mort deux ans après, la maison avait passé par les mains de trois ou quatre acquéreurs pour devenir, en définitive, la propriété du sieur Bizard, lieutenant des gardes de M. de Frontenac. Bizard s’était fait de cette maison un pied-à-terre chaque fois que son service l’amenait à Ville-Marie. Donc rien d’étonnant que nous trouvions là Lucie et les deux agents de Frontenac.

D’extérieur, la maison avait un aspect bourgeois indéniable ; quand à l’intérieur, il offrait un bon confort. Une belle et grande salle aux boiseries de chêne clair servait de salle d’entrée. C’est dans cette salle que se trouvaient nos trois personnages.

La jeune femme vient de servir aux deux ribauds un carafon chacun, et, assise, maintenant, dans un grand fauteuil de velours, elle parle ainsi :

— Mes amis, je vous en ai voulu un peu pour m’avoir si mal servie à Québec, cette nuit du mois de mai passé lorsque je vous avais demandé de me débarrasser pour toujours de Flandrin Pinchot, mais, par après, j’ai voulu et pu oublier votre couardise.

Cette parole cinglante fit baisser la tête aux deux agents, et ils n’osèrent répliquer. La jeune femme, après avoir ébauché un sourire malin, sinon cruel, reprit :

— Et j’oublie d’autant mieux que, ce matin, vous avez bien travaillé. Et vous le dirai-je ? oui, Son Excellence Monsieur le Comte de Frontenac m’a, d’ailleurs, priée de ne pas vous garder rancune et de continuer à user de vos services. Vous savez qu’en me servant ce sont les intérêts de Monsieur le Comte que vous servez, de sorte que chaque fois que vous obéissez à l’un de mes ordres, c’est à Monsieur le Comte que vous faites l’hommage de votre obéissance. Il importe donc que nous nous entendions une fois pour toutes à ce sujet, et il importe surtout que vous fassiez bien ce qui vous sera commandé de faire. N’oubliez pas, ainsi que je vous l’ai dit l’autre jour, que la partie que nous jouons va être très rude, et retenez bien que nous devons coûte que coûte gagner cette partie. Vous n’ignorez pas que Son Excellence de Ville-Marie essaye de discréditer auprès du roi Monsieur le Comte à cause du commerce qu’il fait des pelleteries ; mais vous n’ignorez pas non plus que le sieur Perrot ne se fait nullement scrupule de pratiquer le même négoce. Vous savez cela et je le sais aussi ; seulement, il nous manque une preuve valable que nous sommes venus chercher et que nous avons juré de découvrir. Là, la besogne me regarde, et j’ai bon espoir de posséder cette preuve avant que soit venue la nuit prochaine.

— Ah ! ah ! firent en chœur les deux agents dont l’intérêt et la curiosité parurent éveillés par les derniers mots de la jeune femme.

— Sans doute, poursuivit celle-ci avec un air de conviction qui ne manqua pas de frapper ses deux interlocuteurs, je pourrai me heurter à quelque obstacle imprévu, mais je saurai passer outre. D’ailleurs, mon plan est tout fait et bien mûri, et je serais la plus étonnée du monde d’aboutir à un échec. Tenez ! vous connaissez bien le père Brimbalon, ce mendiant qui habite une cambuse quelque part en la basse-ville de Québec ?

— Si nous le connaissons… firent les deux agents.

— Eh bien ! voilà l’homme que j’attends vers les deux heures… voilà l’atout qui s’est providentiellement glissé dans mes cartes. Car le père Brimbalon a pu dénicher, je ne sais où, certaines pelleteries de toute beauté et de grande valeur. Il paraît qu’il a offert ces pelleteries à Monsieur de Frontenac ; mais Monsieur le Comte a refusé de les acheter à cause du prix exorbitant qu’en demandait le mendiant. Et lui, Brimbalon, s’est imaginé que Monsieur de Laval lui paierait le prix demandé pour ces pelleteries ; mais Monsieur de Laval lui a refusé sa porte en lui faisant dire « que sa maison n’était pas un comptoir ». Furieux, Brimbalon, est venu à Ville-Marie dans l’espoir de tâter le terrain, et je me doute bien qu’il allait faire des tentatives auprès du sieur Perrot, histoire de narguer Son Excellence de Québec. Un heureux hasard m’a placée sur son chemin, et comme le vieux ne veut pas retourner à Québec avec ses marchandises, je lui ai promis de les acheter. Voyez-vous, mes amis, le jeu de mes cartes ? C’est simple : j’achète les pelleteries de Brimbalon, puis je cours les revendre au sieur Perrot.

— Ah ! ah ! firent les deux agents avec émerveillement.

— Vous comprenez, sourit la jeune femme avec triomphe, oui vous comprenez bien comment je vais m’y prendre pour obtenir la preuve que je cherche, et, comme moi, vous ne pouvez douter du succès de ma mission.

— Oh ! fit Polyte avec assurance, vous allez certainement réussir, madame.

— Oui, oui, je vais réussir. C’est pourquoi, je pense que vous devrez partir, et ce soir-même peut-être, pour Québec et emporter une missive pour Monsieur le Comte. Vous devrez donc vous tenir prêts.

— Nous serons prêts, madame, assura Zéphyr.

— Seulement, méfiez-vous de cet homme en justaucorps de velours noir avec qui, ce matin à l’auberge de la Coupe d’Or, j’ai fait une partie de billard. Méfiez-vous donc de cet homme comme vous vous défieriez de la plus dangereuse des bêtes sauvages, vous m’entendez ?

— Nous vous entendons très bien, madame. Mais une chose : que devrons-nous faire de Flandrin ?

— Mon Dieu ! le sais-je seulement ? Mais nous savons une chose sûre et certaine : Flandrin est dans la cave et il n’y a là aucune ouverture. Il s’y trouve enfermé comme en un tombeau de pierre. Pour le moment nous n’avons donc pas à nous préoccuper à son sujet. Nous verrons plus tard.

— Il est si bien pris, dit Polyte, que seul le diable pourrait le déprendre.

— Et croyez bien, mes amis, que le diable a d’autres choses à faire que de s’occuper de Flandrin Pinchot.

— À la rigueur, émit Zéphyr, on pourrait lui percer le ventre et les tripes et lui arracher son âme, on en aurait fini pour toujours.

— Il est bien possible, sourit durement la jeune femme, que nous en venions à cette extrémité un jour ou l’autre. Pour l’instant, il n’est pas à craindre. Tout ce que nous désirons, c’est que Flandrin ne puisse pour un temps approcher Son Excellence de Ville-Marie, car il n’en faudrait peut-être pas davantage pour ruiner tous nos projets. Nous devons d’abord arranger nos affaires, et, après, nous verrons. Ah ! à propos, avez-vous pu savoir ce qu’est devenue la femme de Flandrin ?

— Elle a repris son ancien métier de fille d’auberge, répondit Polyte.

— Et à la taverne du Coq-en-Pâte au bout de la rue Saint-Jacques, compléta Zéphyr.

— Bien, je suis contente de savoir cette nouvelle, sourit la jeune femme. Demain, au cas où vous ne partiriez pas pour Québec ce soir, je vous donnerai quelques instructions au sujet de cette jeune femme. Depuis assez longtemps j’ai un plan qui me trotte par la tête, un plan qui ne manquerait pas de faire souffrir cet imbécile de Flandrin Pinchot. Oui, l’imbécile de Pinchot… Savez-vous, mes amis, que cet imbécile-là aime sa femme ? qu’il l’aime toujours ? Eh bien ! j’aurais là un bon coup à faire : frapper Flandrin droit au cœur !

La voix de la jeune femme était devenue dure et saccadée, et son beau visage avait pris une expression si féroce que les deux bravi furent secoués par un frisson de peur. Mais elle retrouva aussitôt sa physionomie ordinaire, et ce fut un étrange contraste que de voir sur ses traits et dans l’éclat limpide de ses yeux noirs une expression très nette de douceur et de bonté. Elle continua à parler ainsi :

— Pour aujourd’hui, ou du moins en attendant que j’aie arrangé mes affaires avec Son Excellence de Ville-Marie, vous pourrez vous amuser un peu, mes amis. Je vous conseille même de me laisser dès maintenant et d’aller en quelque taverne passer le temps. Brimbalon va se présenter ici bientôt et il ne faut pas qu’il vous voie. Tenez ! si vous alliez faire un brin d’amour à la femme de Flandrin au Coq-en-Pâte ?…

Tous trois se mirent à rire aux éclats. Puis Zéphyr et Polyte se levèrent pour prendre congé. Là, la jeune femme parut se raviser tout à coup.

— Quoi ! où ai-je la tête ? Je vous dis d’aller vous amuser et j’oublie qu’il me faudra une voiture pour me rendre chez le sieur Perrot, dès que j’aurai conclu un marché avec le mendiant Brimbalon. Il importe donc, en premier lieu, que vous alliez me louer une berline quelque part dans la ville, et vous reviendrez sur les trois heures.

— Madame, répondit Polyte, nous allons nous conformer à vos désirs.

Ils se retirèrent, lui et Zéphyr, en se courbant profondément devant la jeune femme.

Dehors, Zéphyr, demanda :

— Voyons, mon cher duc, savez-vous où trouver en cette ville étrange une voiture pour dame, berline ou carrosse ?

— Mon cher marquis, je connais l’auberge de la Coupe d’Or où, m’a-t-on dit, l’aubergiste se fait loueur.

— Oui, mais n’est-il point dangereux pour nous…

— Baste ! marquis, au diable Maître Simonneau l’aubergiste. S’il fait seulement mine de regimber, nous lui percerons peau, ventre et tripes.

— Vous parlez bien, duc… allons à la coupe d’Or !

Les deux compères dirigèrent leurs pas vers la rue Saint-Jacques. Là, stationnant devant la devanture d’un magasin, ils purent remarquer une magnifique berline attelée de deux chevaux noirs qu’on pouvait de suite reconnaître pour des bêtes de prix. Sur le siège un cocher en livrée noire paraissait sommeiller.

— Tiens ! dit Zéphyr, voilà notre affaire ou je me trompe fort.

— Parfaitement, et mieux même que notre affaire, du vrai luxe que cet équipage ! comme je suis l’aîné, je monte dedans et me prélasse sur son beau capitonnage : toi, à titre de cadet, tu grimpes sur le siège. Allons ! une, deux…

Ce disant, Polyte courut à la berline et pénétra dans l’intérieur. De son côté. Zéphyr sauta sur le siège du cocher en criant :

— Ouste-là ! en route…

Le cocher sortit de ses rêves comme Zéphyr lui retirait les rênes des mains.

Les chevaux partirent.

— Holà ! vous… que faites-vous ici ? s’écria le cocher tout ahuri.

— Rassure-toi, mon ami, nous allons faire une petite promenade.

Le cocher n’avait nullement l’air rassuré, et, en outre, il ne paraissait pas très amusé des perspectives d’une belle promenade en berline. C’est pourquoi, il voulut reprendre son bien et ses droits, c’est-à-dire les rênes et son titre de cocher ; seulement, il n’était pas le plus fort. Zéphyr, nous le savons, était un colosse tout comme son frère jumeau, Polyte, et il ne lui fallut donner qu’un coup d’épaule pour envoyer le cocher rouler sur le chemin rocailleux. Le pauvre diable dut s’assommer, puisqu’il parut demeurer inanimé. Et la berline filait au grand trot de son attelage.

— Où me conduis-tu ? interrogea de l’intérieur de la voiture, Polyte.

— Tu ne devines pas ? nous allons voir la belle Chouette au Coq-en-Pâte, car il est trop tôt pour aller chercher Madame.

Et Zéphyr, ricanant, fit claquer le fouet sur la croupe luisante de l’attelage, et la berline roula avec fracas vers cette taverne si curieusement nommée le « Coq-en-Pâte ».

Laissons filer la berline et revenons à Lucie.

Demeurée seule en cette grande salle où nous l’avons vue tout à l’heure, la jeune femme se mit à réfléchir. Sa pensée, cependant, ne se posait pas sur les sournoises combinaisons qu’elle avait élaborées contre le gouverneur de Ville-Marie ; la jeune femme était revenue, en esprit, à la matinée de ce jour et en l’auberge de la Coupe d’Or. Or, si on se le rappelle, Flandrin avait remarqué dans la salle du billard la belle jeune femme à cheveux roux, de laquelle il avait tiré une ressemblance lui remémorant l’image d’une autre jeune femme qu’il avait aimée. Cette jeune femme à cheveux roux n’était autre que Lucie, laquelle, comme nous pouvons le voir, possédait bien l’art de changer quelque peu de physionomie. Mais comment Lucie avait-elle pu quitter le billard, monter au premier étage de l’auberge, et reprendre sa chevelure blonde et, pourrait-on ajouter, ses traits ordinaires ? C’était le secret de la jeune femme sans doute, quoique, à la vérité, une porte intérieure du billard communiquât avec les cuisines. On peut comprendre que la jeune femme avait, à un moment donné, passé aux cuisines et, de là, monté à l’étage supérieur. Et encore pouvait-elle avoir l’assurance que Pinchot viendrait se prendre dans le piège qu’elle lui avait tendu ? Elle avait cette assurance, parce qu’elle connaissait Flandrin, et elle savait que Flandrin n’avait peur de rien et ne doutait de rien. On l’a bien vu, et Lucie peut-être mieux encore, lorsque Flandrin avait pris le risque de donner la liberté à Maître Jean dans les salles basses du Château Saint-Louis, à Québec, où l’ancien boulanger avait été cadenassé sur l’ordre de M. de Frontenac. Lucie pouvait donc avoir la certitude que Flandrin accourrait droit à l’embûche. Elle ne s’était pas trompée. Voilà un peu à quoi la jeune femme pensait maintenant et elle se réjouissait en son for intérieur du succès de son entreprise hardie.

Pourtant, sa pensée n’était pas entièrement à la joie : le jeu des lumières est quelquefois dérangé, aux rayons se mêlent des ombres, et le bonheur terrestre est la plus capricieuse et la plus fragile des clartés, un rien suffit à l’estomper. La joie de la jeune femme se trouvait atténuée et obscurcie par une idée, ou plutôt par le souvenir d’un homme. Bientôt l’image de cet homme accapara la pensée entière de la jeune femme à tel point que son cerveau en fut fort tourmenté. Elle revoyait par le souvenir l’homme en justaucorps de velours noir qui avait fait une partie de billard avec elle et avait galamment perdu. Qui était cet homme ? se demandait-elle. Gentilhomme ou bourgeois ?

Là, fermant les yeux comme pour mieux pénétrer les secrets d’une énigme, la jeune femme se demanda entre haut et bas :

— Oui… qui est cet inconnu ?… Pourtant non, il ne m’est pas tout à fait inconnu, et lui me connaît certainement. J’ai donc vu cet homme quelque part… oui, je l’ai vu ! Ou ? Quand ? Mais je l’ai vu… il me semble même que je l’ai connu. Ces traits bruns et maigres… ces yeux noirs et mobiles… surtout l’accent de cette voix un peu cassante et cette mine autoritaire… Vêtu de noir… tout de noir ! Serait-il en grand deuil ? Aurait-il perdu une épouse chère ? N’importe ! Ce qui me laisse moins tranquille c’est la façon dont il s’est approché de moi. Je le vois encore me faire une très belle révérence et l’entends me demander, tout comme s’il m’eût très bien connue : « Madame, vous me paraissez fort belle joueuse… » — Oui, il a dit « Madame », par conséquent il me connaît ! — « Madame, reprend-il, voulez-vous me faire l’honneur d’être ma partenaire pour une partie ? » — Et le sourire qu’il avait à ses lèvres blêmes ?… Je l’ai pourtant connu ce sourire… un sourire un peu dédaigneux, un peu ironique, un peu contraint… Ensuite, tout d’un coup le long de la partie ne m’a-t-il pas décoché plus d’un coup d’œil étrange et, parfois, si aigu que j’avais presque peur : car chaque fois je croyais voir des feux flamber dans ses prunelles de jais ! Ah ! Dieu ! Dieu ! qui peut bien être cet homme ?…

Ici, la jeune femme penche la tête, et, sourcils contractés, lèvres crispées, front barré de plis durs, elle paraît s’abîmer en une troublante méditation.

Non… décidément elle ne saurait retracer avec exactitude l’identité de cet homme en noir. Ses tourments lui viennent de ne pas savoir qui est cet homme. Elle y pense de plus en plus, elle étudie, scrute tous les jeux de la physionomie de cet inconnu qu’un mystérieux et impénétrable voile semble envelopper. Si la jeune femme lui a trouvé des défauts dans son ensemble, elle y a aussi aperçu certaines qualités, ou plutôt elle a vu les traits de l’homme se transformer à diverses reprises. Elle a d’abord remarqué que l’inconnu savait user de la plus belle galanterie, que ses manières, en général, étaient aisées et distinguées, que son sourire avait parfois quelque charme, que sa voix cessait, des fois, d’être cassante pour se faire aussi douce que celle d’un adolescent, que dans la lumière de ses yeux elle a surpris des effluves d’admiration. Lucie sait bien que son inconnu l’a trouvée fort belle et fort aimable et charmante ; mais, d’un autre côté, elle sent que cet homme ne lui déplait point, son souvenir exerce sur elle un prestige sans nom, et elle est sur le point de croire qu’une puissance inconnue l’attire vers cet homme. Et voilà qu’elle se sent prise d’un désir fou de connaître cet homme ; sa coquetterie la pousse à exercer ses charmes sur lui, à s’en faire aimer, quitte à l’aimer elle-même. D’ailleurs, Lucie veut aimer. Elle est jeune encore et possède une âme amoureuse. Elle souhaite de trouver un époux qui lui soit bon, dévoué et fidèle. Seulement, elle redoute toujours de tomber dans les griffes d’un coquin comme celui qu’elle a épousé quinze ans passés… un coquin qu’elle a fait pendre, mais hélas ! qu’une main mystérieuse a dépendu. Elle aurait voulu… elle voudrait se voir veuve ! L’est-elle ? Qu’est devenu son mari ?…

Non sans un frisson d’horreur elle reporte, pour un instant, sa pensée à Québec où, un jour, un homme avait été pendu à la potence de la rue Saint-au-Matelot… un homme qui était son mari… un mari qu’elle haïssait et dont elle se voyait, à ce moment, débarrassée à tout jamais ! Débarrassée à tout jamais ? Elle s’en était trop tôt réjouie ! Voilà que ce mari lui apparaît sous les poutres du gibet affreux, vivant et libre… libre de la corde qui lui avait tordu le cou. Il est libre, il vient de terminer une terrible besogne : il a pendu à son tour l’homme par qui il avait été pendu quelques heures auparavant, c’est-à-dire qu’il a pendu l’exécuteur des haute œuvres royales, Mathurin le Bourreau !

Cela s’était passé au cours d’une nuit… la nuit la plus affreuse qu’eût vécue la jeune femme. Quelle mystérieuse puissance l’avait poussée vers ce gibet ? Là, ce mari qu’elle avait abandonné et fait pendre ensuite, se trouve dépendu. Il se jette sur elle, la traîne sous la poutre, lui enroule une corde au cou et tire. Elle monte dans l’espace… son cou fait mal… ses artères vont se briser… l’agonie vient déjà… elle se sent sombrer dans l’épouvante et l’horreur…

Quelques secondes encore, et tout sera fini ! Non ! C’est la nuit des énigmes et des mystères ! Les morts semblent sortir du tombeau… Voici venir un homme… un vieillard… Ce vieillard voit la scène. Il bondit sur la plateforme du gibet, saisit dans ses bras cette femme qui va trépasser au bout d’une corde ! Elle, revenant de sa première agonie, regarde ce vieillard et reconnaît son père qu’elle n’a pas revu depuis quinze ans ! Oui, elle reconnaît son père dans ce bon vieillard qu’on appelait Maître Jean… Oh ! quelle aventure ! Si encore tout s’était borné là… mais non : voilà un adolescent qui survient, élève le falot qu’il porte et regarde l’horrible scène. Elle, la jeune femme, voit cet adolescent, et elle jette un cri retentissant et lui tend les bras… Saisi de peur l’adolescent a pris la fuite, comme le coquin qui allait la pendre s’est enfui à la vue de Maître Jean…

Ce tableau s’est précisé avec une terrible netteté dans la mémoire de la jeune femme. Elle est reprise par toute l’horreur qu’elle a ressentie cette nuit-là ! C’est pourquoi elle veut arracher de suite sa pensée à ces souvenirs qui la supplicient. À quoi bon, tout cela est passé… tout cela est fini, bien qu’un mois seulement se soit écoulé depuis le funeste événement. Et puis, qui sait ? si tout cela avait été un rêve ? Quoi qu’il soit, il importe d’oublier ! Il faut recommencer une vie nouvelle, car à trente ans il est toujours possible de refaire sa vie ! Et Lucie, en voulant se dégager de ces cruels souvenirs, revient à son insu à l’homme en noir qui a fait avec elle la partie de billard.

Mais voilà que ses traits assombris s’éclairent.

— Ah ! mais, voyons, se dit-elle, je veux savoir qui est cet inconnu, et j’oublie que je l’ai vu s’approcher de Flandrin pour lui parler d’une façon mystérieuse…

La jeune femme sourit, retrouve sa physionomie accoutumée et reprend sa grâce et sa beauté.

— Je saurai bien, ajoute-t-elle, tirer la vérité de Flandrin, puisque Flandrin est là dans la cave et en mon pouvoir.

Elle va à une console, y prend un candélabre à trois branches, en allume les bougies et se dirige vers une pièce voisine. Là, au milieu du plancher on peut voir le panneau d’une trappe avec son anneau de fer et son verrou. Elle tire le verrou, saisit l’anneau et soulève le panneau. Un escalier plonge dans un puits de ténèbres humides et qui sentent la moisissure. Elle descend pour s’arrêter sur les derniers degrés de l’escalier. Là, élevant son candélabre et promenant ses regards dans la cave elle ne voit personne. Elle appelle :

— Flandrin… es-tu là ?

Pas une voix ne répond à la sienne.

Elle s’émeut du silence sépulcral qui l’enveloppe. Elle descend tout à fait et pose son pied sur des bouts de planche qui ont été disposés pour éviter la boue du sol. Lucie parcourt la cave sans découvrir celui qu’elle désire voir. Il n’y a là que de vieilles barriques moisies. Flandrin n’y est pas… il n’y est plus ! Mais par où diable a-t-il pu sortir ?

De tous côtés la muraille est épaisse et solide, c’est une maçonnerie qui résisterait aux boulets de canon ! Et il n’y a pas un seul soupirail. L’unique issue est cette trappe, et, par surcroît de prudence, la trappe est munie d’un verrou. Une crainte superstitieuse empoigne la jeune femme, et vivement elle remonte là-haut. Dans sa crainte, sa déception, et avec cette idée qui pèse tant sur son esprit, la disparition mystérieuse de Flandrin. Lucie oublie de faire retomber le panneau de la trappe. Peut-être y pensera-t-elle dans un instant ? Non, pas davantage, car à ce moment précis résonne dans la porte d’entrée le lourd marteau de fer.

La jeune femme frémit… Mais elle a cette pensée terrible :

— Oh ! si vraiment Flandrin a pu s’échapper, je suis perdue ! Et dire que moi, qui voulais le perdre, je serai perdue par lui !

De nouveau le marteau heurte rudement la porte.

— Allons, tant pis ! se dit-elle. Puisque c’est la guerre, faisons la guerre et prenons-en tous les risques !

Sur ce, elle se dirige vivement vers la grande salle.