L’homme aux deux visages/19

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Éditions Édouard Garand (61p. 52-53).

XVIII

COMMENT ET OÙ PINCHOT VOIT ABOUTIR SES PROJETS DE VENGEANCE


Après une nuit agitée, Flandrin Pinchot put s’endormir au petit jour. Il était huit heures lorsqu’il s’éveilla. Il se leva avec le souvenir de sa femme disparue le soir précédent du Coq-en-Pâte et celui de la fille de Maître Jean qui, nul doute, devait à ce moment dormir dans une chambre voisine. Mais voilà qu’un papier posé sur une table attira son attention. Il lut le papier ainsi conçu :

« Mon cher Capitaine, je vous prie de me pardonner si je ne vous ai pas fait mes adieux de vive-voix. Il me faut aller chercher Mélie et partir de suite pour Québec.

La fille de Maître Jean.


C’était pour Flandrin un nouveau coup qui le terrassait presque. Mais la pensée de retrouver sa femme lui rendit bientôt le courage et l’espoir.

— La ville n’est pas si grande, se dit-il, que je ne puisse retrouver la Chouette… oui je la retrouverais ! Il descendit dans la salle commune trouver l’aubergiste très accueillant comme toujours.

— Eh bien ! monsieur le Capitaine, avez-vous passé une bonne nuit au moins ?

— Parfaite nuit, maître aubergiste, merci !

— Tenez, j’ai justement une missive pour vous…

L’aubergiste tira un papier de sous son tablier et l’offrit à Flandrin. Voici la terrible nouvelle l’on lui annonçait :

AU SIEUR FLANDRIN PINCHOT

« Il vous est donné avis que vous cessez, au reçu de cette lettre, de faire partie de mes gens. Votre désobéissance et votre résistance à mon lieutenant de police mériteraient une plus grande sévérité. Mais sachant combien l’infortune s’attache à votre personne depuis un certain temps, je vous pardonne. Seulement, je vous conseille de quitter Ville-Marie le plus tôt possible ».

Perrot, gouverneur.


Flandrin perdit l’équilibre et s’affaissa sur un siège, le coup lui était presque mortel.

Ah ! oui, si l’infortune s’attachait à lui… quoi ! la gueuse ne voulait plus le lâcher ! Une fois encore il ne lui restait plus rien ! Non, il ne lui restait plus rien que la vengeance ! Oui, mais comment et avec quoi se venger quand on ne possède rien ? Et dans quel imbécile pétrin ne s’était-il pas fourré en dénonçant sur parchemin et devant notaire Monsieur de Frontenac comme un vil trafiquant d’eau-de-vie ! C’était là, assurément, un coup pendable que M. de Frontenac ne lui pardonnerait jamais ! Et Flandrin pouvait être certain que le comte de Frontenac le ferait saisir un de ces jours pour l’envoyer au gibet de la rue Sault-au-Matelot, à moins qu’il n’aimât mieux le faire rouer vif puis écarteler !

Pour avoir voulu tirer vengeance d’un rien, voilà que le pauvre Flandrin aboutissait à la dernière déchéance. Il n’était plus le Capitaine Pinchot, mais le sieur simplement. Et la rapière ?… non, il n’aurait plus le droit de la porter !

Dans son désarroi et son désespoir Flandrin Pinchot se dit que seule dorénavant sa femme pourrait lui rendre le courage de vivre. Il partit donc de suite à sa recherche. Malheureusement, il ignorait que ce matin-là, à bonne heure, sa femme était partie pour Québec sur la petite barque qui avait deux jours auparavant amené le mendiant Brimbalon à Ville-Marie. Comme on le devine, Flandrin fouilla la ville sans le moindre résultat. Le soir, il rentra à l’auberge si harassé et si désespéré qu’il pensa de mourir bientôt.

Mais s’il allait mourir, ce ne serait pas encore sans d’autres tourments. En effet, comme il pénétrait dans la salle de l’auberge, une dizaine de gardes se jetèrent sur lui à l’improviste. En un clin d’œil il fut désarmé et ligoté, puis quatre hommes allèrent le jeter sur une charrette dans la cour de l’auberge. Là, un homme tout vêtu de noir commanda sur un ton dur :

— Gardes, conduisez cet homme où vous savez !

Flandrin reconnut le lieutenant de police. Il comprit que c’en était fait de lui. La charrette, tirée par un robuste cheval, gagna la rue Saint-Paul. Là, Flandrin fut entraîné dans la demeure du sieur Perrot et descendu dans les sous-sols. Cinq minutes après une porte de fer était ouverte, puis notre ami était jeté sans façon dans un trou de noirceur et sans air. Puis la porte de fer fut refermée avec un bruit terrible.

Flandrin s’affaissa lourdement sur les dalles froides et humides de son cachot et se dit :

— Allons ! il ne me restait plus que la vie, on me la retire… Enfin ! j’ai trouvé mon tombeau !

Néanmoins, Flandrin voulut mourir stoïquement : il s’allongea tout à fait sur les dalles, ferma les yeux et attendit la mort. En attendant il laissa vivre ce qui lui restait de pensée avec le souvenir de sa femme. Oh ! sa pauvre femme… Ah ! comme il sentait, à cette heure dernière de sa vie terrestre, combien il l’aimait sa femme ! Mais tout stoïque qu’il voulut se montrer ou se dire, son esprit était affreusement torturé par l’échec de ses vengeances. Pour la première fois en sa vie, il pensa que la haine et la vengeance sont de bien mesquines armes pour un homme, et que, le plus souvent, ces armes se retournent contre celui qui a voulu s’en servir. Et Flandrin de penser :

— La vie est trop courte pour nourrir la haine, trop courte surtout pour courir après de futiles vengeances !

Là, Flandrin sentit que sa pensée sombrait rapidement dans le néant !…


FIN.