L’homme de la maison grise/01/01

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 11-14).


Chapitre I

LE SENTIER DE NULLE PART


On était au dimanche. Une tranquillité vraiment dominicale régnait partout, sur toute l’étendue de la Nouvelle-Écosse ; une tranquillité si grande, que ça portait au spleen. Quel contraste aussi d’avec le va-et-vient des jours de semaine !… Les dimanches, les houillères ne fonctionnent pas ; elles ne fourmillent pas de mineurs, comme aux jours de semaine. On n’entend pas le bruit constant des chars, descendant dans les entrailles de la terre et remontant, chargés de charbon ; ce charbon, qu’on entasse par petits monticules ensuite, aux environs de la houillère, en ce jour du Seigneur, on n’entend pas le vacarme qu’il produit en étant constamment déchargé sur le terrain.

Il était quatre heures de l’après-midi. J’allais dire qu’il pleuvait ; mais ce n’était pas précisément de la pluie qui tombait ; seulement une sorte de brume humide, très désagréable, en somme.

Les rues étaient désertes ; chacun, chez soi, essayait de passer le temps le plus agréablement possible, tout en soupirant après le brou-ha-ha des jours de travail ; les uns, en lisant la Bible ou quelque brochure, les autres, en jouant aux cartes ou au parchessis.

Soudain, un bruit rompit le silence et la tranquillité du saint jour ; c’était celui du trot cadencé d’un cheval. Aussitôt, ceux qui étaient enfermés chez eux, jetèrent là leur Bible, leur brochure, leurs cartes, leurs dés de parchessis, et coururent aux fenêtres, pour voir qui passait.

— Tiens ! disait l’un. C’est M. l’Inspecteur qui passe !

— Eh ! oui ! disait l’autre… Mais, où peut-il bien aller, en ce jour et par le temps ?

— Il se promène, quoi ! ripostait quelqu’un.

— Et il fait bien ! C’est assez ennuyant, à W…, le dimanche !

« M. l’inspecteur » n’était pas un vieillard, ni même un homme d’âge mûr, comme on serait peut-être porté à le croire ; il avait vingt-cinq ans à peine. Pour le moment, il était monté sur son cheval Presto, jolie bête d’un gris pommelé, que tous connaissaient bien, dans la ville.

On eut pu écrire tout un poème sur l’acquisition du cheval Presto par « M. l’inspecteur » :

Un jour, il y avait deux ans, un homme était arrivé à la houillère, conduisant à la bricole trois jeunes chevaux, dont deux, noirs, et l’autre, gris pommelé. Cet homme venait vendre ses chevaux pour le travail dans la mine. Notre jeune ami, qui n’était pas encore inspecteur, dans le temps ; qui n’osait même pas rêver le devenir jamais, notre ami donc, sentait toujours son cœur se serrer lorsqu’il voyait descendre un cheval dans la mine. Il savait comme il est dur le travail de ces pauvres bêtes qui sont obligées de tirer les chars remplis de charbon, à plusieurs centaines de pieds sous terre. Il se disait que ces chevaux, privés d’air naturel et de lumière, devaient subir les mêmes inconvénients que les êtres humains ; oppressions, bourdonnements dans les oreilles, attaques de vertige, etc., etc. ; cependant, ils étaient obligés d’endurer tout cela sans se révolter ; s’ils se révoltaient, ils étaient fouettés.

Mais le marché avait été conclu entre l’inspecteur et le commerçant de chevaux, et celui-ci s’en était retourné chez lui, tout fier de s’être débarrassé de trois chevaux, dont l’entretien lui avait coûté si cher.

Maintenant, il s’agissait de descendre ces trois chevaux dans la mine ; chose peu facile et qui ne peut manquer d’impressionner fort désagréablement quiconque a « du cœur au ventre » comme ça ce dit vulgairement.

Un char vide venait de remonter à la surface du sol. On l’y coucha l’un des chevaux noirs et on l’y attacha solidement au moyen de fortes courroies en cuir, puis le char descendit, emmenant la pauvre bête dans la houillère.

Notre jeune ami (notre héros) avait détourné la tête… Tout à coup, il sentit un poids sur son épaule et ayant tourné les yeux pour voir ce qu’il y avait, il aperçut la tête du cheval gris. Pauvre bête ! Elle regardait le jeune homme d’un air vraiment suppliant, comme si elle eût deviné ses sentiments et qu’elle eût voulu implorer son secours, puis elle se mit à hennir doucement… on eût dit un pleur.

Le jeune homme flatta la tête du cheval et il se sentit prêt à pleurer… j’allais dire « lui aussi » ; c’est qu’il aimait beaucoup les animaux, les chiens et les chevaux surtout. Le sort qui était réservé aux malheureuses bêtes qui descendaient dans la mine lui paraissait si affreux !

Mais le char vide venait de remonter et l’autre cheval noir y avait été attaché…

Quand le char remonta pour la troisième fois et que ce fut au tour du cheval gris de descendre dans la houillère, on eût dit qu’il comprenait ce qui l’attendait : il « tirait au renard » et refusait d’avancer, même d’un pas. Voyant enfin qu’on allait l’entraîner malgré lui, il tourna la tête vers celui qui l’avait flatté, tout à l’heure, et de nouveau, il se mit à hennir.

— Pauvre, pauvre bête ! s’écria le jeune homme.

— Ce n’est certainement pas agréable cette descente des chevaux dans la mine Ducastel, dit l’inspecteur, en s’adressant à celui qui venait de s’exclamer ; mais, que voulez-vous ?… Vous finirez par vous y habituer d’ailleurs, tout comme moi… et d’autres.

— Jamais ! Jamais ! s’écria Yvon Ducastel. Selon moi, c’est… tragique. J’aime tant les chevaux, voyez-vous…

— Moi aussi, j’aime les chevaux, mon ami, répondit l’inspecteur ; mais, quand il le faut, il le faut !

— Tenez, M. l’inspecteur, reprit Yvon Ducastel, voulez-vous me vendre le cheval gris ?

— Vous le vendre ?… Le marché est conclu, vous savez, Ducastel : le cheval gris a été acheté pour le travail dans la mine, et je ne sais si je dois…

— Vendez-le moi !… C’est demain que je reçois mon salaire ; vous en déduirez le prix du cheval… Allons, M. l’Inspecteur ! Voyez ! La pauvre bête semble me demander de la sauver des horreurs de la houillère.

L’inspecteur haussa les épaules en riant. Tout de même, il se rendit au plaidoyer du jeune homme.

En quart d’heure plus tard, Yvon Ducastel arrivait à la porte de sa maison de pension, conduisant à la bricole un magnifique cheval gris pommelé.

— Tiens ! M. Ducastel avec un cheval ! s’écria Mme Francœur, la maîtresse de pension, en l’apercevant.

— Il m’appartient, Mme Francœur. N’est-ce pas que c’est une belle bête ? fit Yvon, tout fier de son acquisition.

— Certes, oui, c’est une belle bête !

— Et voyez, il s’est déjà attaché à moi ; il paraît content de m’appartenir.

En effet, le cheval ne faisait que hennir doucement, hocher la tête et piocher le sol, comme s’il eut compris de quel sort son nouveau maître venait de le soustraire.

Mais pour revenir au jour où commence ce chapitre, « M. l’Inspecteur » ayant un mois de congé à sa disposition, avait résolu de l’employer à parcourir la Nouvelle-Écosse à cheval. Il s’en irait par l’est et reviendrait par l’ouest, voyageant à petites journées, sans fatigue, ni pour lui ni pour sa monture… (Mais il ne faut pas oublier que, toujours, l’homme propose et Dieu dispose).

Que ça allait être agréable de cheminer ainsi, avec Presto pour seul compagnon ! Car ils se comprenaient très bien, tous deux. Presto et son maître ; Yvon parlait à son cheval, et si celui-ci s’il ne lui répondait pas en paroles, il le faisait par des hennissements prolongés, des hochements de tête si significatifs, que c’en était vraiment curieux.

Ayant dépassé les dernières maisons de la ville, ce dimanche après-midi dont nous parlions, plus haut, Yvon Ducastel se dirigea vers l’est, ainsi qu’il se l’était proposé. Il connaissait un endroit, en plein bois, où il passerait la nuit, dans une sorte de chantier, et où son cheval serait à l’abri, en cas d’orage.

La Nouvelle-Écosse n’est accidentée que par endroits. Yvon suivait donc un chemin serpentant à travers des champs de verdure et de pommiers en fleurs.

Soudain, il arrêta sa monture et regarda autour de lui, comme pour s’orienter ; il était arrivé à une fourche de chemins… Lequel de ces deux chemins prendrait-il ?… Celui de droite eut paru fort engageant, voire même le seul… chevauchable, à qui n’eut pas été en quête d’aventures, car il était droit et assez bien entretenu, tandis que celui de gauche n’était, en fin de compte, qu’un sentier. Peu de voitures devaient passer par là… mais, à cheval, on se risque souvent là où une voiture ne se risquerait pas.

— Bonjour, M. l’Inspecteur ! dit une voix, tout à coup.

— Ah ! Tiens ! C’est vous, M. Francœur ? s’écria Yvon.

— Vous voilà donc partit pour votre excursion ? demanda Étienne Francœur.

— Oui… Mais, dites-moi donc quel est ce chemin ? fit le jeune homme, en indiquant le sentier de gauche.

— Ça, c’est le chemin de la Maison Grise M. Ducastel, lui fut-il répondu. Ce n’est pas…

— Le chemin de la Maison Grise, interrompit Yvon : ce qui signifie, je le présume, qu’il y a une maison grise, sur le parcours, ou au bout de ce chemin, hein ? ajouta-t-il en riant.

— S’il y a une maison… grise ou d’autre couleur, sur ce chemin, M. l’Inspecteur, personne ne l’a jamais vue : personne n’a pu s’y rendre encore, répondit gravement Étienne Francœur.

— Vraiment ? Et pourquoi cela ?

— Ah ! Je ne sais pas… Le chemin est impassable, prétend-on… Les uns affirment qu’il est hanté.

— Hanté ? Ha ha ha ! dit Yvon. Eh ! bien, je vais m’assurer de la chose.

— Vous… Vous n’allez pas vous aventurer sur ce chemin, M. l’Inspecteur !

— Pourquoi pas ?… Et puis, mon ami, je n’appellerais pas cela un « chemin » ; c’est tout simplement un sentier, où seuls, un piéton ou un cavalier passeraient à l’aise.

— Oui, ce n’est qu’un sentier… murmura Étienne. Le Sentier de Nulle Part…

— Le… quoi ? Le Sentier de Nulle Part, dites-vous ? questionna notre jeune ami. Que signifie ? ajouta-t-il en riant.

— Plusieurs le désignent sous ce nom, M. Ducastel, affirma Étienne Francœur, qui ne riait pas, lui.

— Mais, pourquoi ? demanda de nouveau Yvon.

— Parce que c’est un sentier qui semble ne conduire nulle part ; voilà !

— Au revoir, M. Francœur ! dit Yvon, en se retournant sur sa selle pour saluer ce dernier en riant, car Presto, impatient d’attendre, venait de s’élancer sur le Sentier de Nulle Part.