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L’homme de la maison grise/02/09

La bibliothèque libre.
L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 75-78).


Chapitre IX

QU’AVAIT LIONEL JACQUES ?


Yvon se préparait à retourner à W…, car son congé expirait le lendemain soir.

Ça ne serait pas sans regret qu’il quitterait la Ville Blanche, le Gîte-Riant surtout, quoique, pour dire la vérité, son hôte paraissait n’être pas dans son état normal depuis quelques jours… Qu’avait-il donc ?… Il était devenu distrait, nerveux et un tant soit peu taciturne.

Yvon avait essayé de déterminer l’époque de laquelle datait ce changement chez son ami et, à son extrême surprise, il avait constaté que cela datait de ce jeudi qu’Annette avait passé avec eux… N’était-ce pas étrange ?…

Car il n’avait résulté rien de désagréable pour la jeune aveugle, de son séjour au Gîte-Riant ; M. Villemont ne s’était douté de rien. Annette était retournée à la Maison Grise à l’heure habituelle et elle avait remis à son grand’père sa recette de la journée : une poignée de monnaie, se montant à un peu plus d’un dollar, que lui avait donnée Lionel Jacques au moment de son départ : cette monnaie étant destinée à donner le change à… qui de droit, et cela avait pleinement réussi.

Cependant, Yvon n’avait pu persuader la jeune fille à renouveler sa visite ; elle avait risqué gros, avait-elle répondu, et elle n’osait pas recommencer… pas tout de suite, dans tous les cas… Plus tard, elle verrait.

D’ailleurs, chose curieuse, Lionel Jacques n’avait pas l’air de tenir à ce qu’Annette revint, si tôt, chez lui… Il ne l’avait pas dit franchement, il est vrai ; seulement, certaines intonations froides… certaines restrictions dans ses paroles lorsqu’Yvon prononçait le nom de la jeune aveugle, avaient donné cette impression à notre héros et, vraiment, il n’en revenait pas !

— Puisque M. Villemont n’a eu aucun soupçon, avait dit Yvon, un soir, je ne sais pas pourquoi Annette ne vient pas passer une autre journée avec nous… avant que je retourne à W…

— Elle ne veut pas courir le risque d’être découverte, probablement, avait répondu d’un air indifférent. Lionel Jacques.

— Pauvre Annette ! s’était exclamé Yvon. N’est-ce pas qu’elle est douce, charmante et belle. M. Jacques ?

— Oui… Mais. Yvon, si j’étais toi, je cesserais, petit à petit, toute relation avec elle… j’éviterais de la rencontrer… ou de lui montrer de l’intérêt…

— Hein ? Vous dites ?

— C’est pour ton bien que je parle, crois-le.

— Alors, je ne vous comprends pas, M. Jacques, répondit froidement le jeune homme.

— Oh ! Oui ! Tu comprends…, parfaitement même, répliqua Lionel Jacques. À quoi cela servira-t-il cette intimité avec une jeune aveugle, je te le demande ?

— Vraiment, dit Yvon avec un rire méconnaissable, je me demande si c’est bien vous, M. Jacques, qui me parlez ainsi ; vous si bon, si sympathique d’ordinaire. Il me semble que…

— Yvon, épouserais-tu une aveugle ?… Non, n’est-ce pas ?

— Mais pourquoi pas ? fit le jeune homme, en rougissant un peu. N’avait-il pas failli demander Annette en mariage déjà ?

— Ce serait commettre une folie, dont tu te repentirais bien vite… Vous seriez malheureux tous deux… D’ailleurs, tu le penses bien, Annette ne s’est jamais imaginée que tu l’épouserais un jour.

— Encore une fois, pourquoi pas ?

Lionel Jacques haussa les épaules, puis il dit :

— Suis mon conseil, mon garçon ; cesse de rencontrer cette jeune fille… évite-la…

— Et vous, M. Jacques ? demanda Yvon, dont la voix tremblait.

— Moi ? Moi ? Que veux-tu dire, mon pauvre enfant ?

— Oh ! rien…

— Mais si ! Tu veux savoir si, moi aussi, je vais cesser de m’intéresser à elle ?… C’est plus que probable.

— Comment ! Vous trouvez que nous devons l’abandonner la pauvre chère petite, après lui avoir donné tant de marques d’amitié ? s’écria notre jeune ami d’une voix remplie de larmes. Pas moi, dans tous les cas ! Non, pas moi ! Pauvre chère Annette !

— Comme tu voudras, Yvon, répondit Lionel Jacques, d’une voix un peu lasse. Ce que j’en dis, moi, c’est dans ton intérêt. Tout ce que je sais, c’est que j’ai fait une sottise en invitant cette jeune fille ici, je le vois bien maintenant.

— Vous le regrettez donc ?… Vous regrettez d’avoir donné à cette pauvre enfant une journée de bonheur… sans mélange, j’oserais dire ?… Non, vraiment, je ne vous reconnais plus, M. Jacques… Il me semble que ce n’est pas vous qui parlez ainsi, vous toujours si bon et si prêt à faire plaisir. Non, je ne vous comprends pas… C’est comme si je rêvais et que j’allais m’éveiller… en la présence d’un parfait étranger.

— Tu ne rêves pas, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant. N’essaie pas de comprendre, non plus, tu n’y parviendrais pas… et… parlons d’autre chose, veux-tu ?

Après cette conversation, Yvon n’osa plus prononcer le nom d’Annette. Un sentiment de profond étonnement et d’extraordinaire malaise l’envahissait, chaque fois qu’il se rappelait la conversation qu’il avait eue avec son hôte ; de cet étonnement, de ce malaise il résultait, naturellement, une certaine gêne qui faisait que notre jeune ami se disait qu’il ne serait pas fâché de retourner chez lui, une fois son congé expiré. S’il l’avait pu, il aurait quitté immédiatement le Gîte-Riant.

Pourtant, le surlendemain, Lionel Jacques ayant prononcé le nom du curé de la Ville Blanche, Yvon s’était écrié :

— Ah ! À propos du curé : c’est lui, sans doute, qui vous a fait regretter votre acte de bonté envers Annette… en l’invitant ici, je veux dire !

Il était, assurément fort mécontent, le pauvre garçon.

— Le curé ? M. Prince ? Perds-tu la tête, Yvon, et peut-on s’imaginer de telles choses. Le curé ?

— Eh ! Oui, le curé !

— Allons donc ! Pourquoi aurait-il fait cela ?

— Parce qu’il n’aime pas Annette ; c’est de toute évidence.

— Je crois, au contraire, qu’elle l’intéresse beaucoup… Charitable comme il l’est, le curé…

— Pardon. M. Jacques, interrompit Yvon avec un sourire moqueur, mais c’est à mon tour, je crois, de m’écrier : « Allons donc » ! Après ce qui s’est passé, hier, lorsque vous lui avez parlé de notre projet de concert…

— J’avoue que cela m’a quelque peu étonné, Yvon, répondit gravement Lionel Jacques. Pourtant, comme je le disais tout à l’heure, je suis convaincu que le curé s’intéresse à la jeune aveugle et qu’il la plaint de tout son cœur.

— Tenez, M. Jacques, n’en parlons plus ! s’exclama Yvon. Rien que de me rappeler de ce qui s’est passé hier, cela me met en colère… on le serait à moins ! Aussi, j’essaie de n’y plus penser.

Mais il y pensait ; de fait, il ne cessait d’y penser.

Lionel Jacques avait fait part au curé de leur projet de concert et le prêtre avait demandé :

— Qui en fera les frais, M. Jacques ? Yvon, sans doute, et Mme Foulon…

— Puis Mlle Villemont, avait ajouté Lionel Jacques. Elle chante admirablement cette jeune fille et elle joue de la guitare en artiste ; elle nous attirera beaucoup de monde, j’en suis persuadé.

— À cause de sa cécité, vous voulez dire ? fit, assez froidement, le curé.

— À cause de son talent… Et puis, peut-être aussi que par sympathie, par pitié…

— Je m’y oppose ! énonça le prêtre, levant la main en un geste de protestation. Je ne veux pas qu’on fasse de cette sorte de réclame pour mon église… ce serait… voler l’argent du public, selon moi.

— Voler ? Voler l’argent du public ? s’écrièrent les deux hommes ensemble.

— Croyez-le, mes amis, je sais ce que je dis assura le curé… Je n’accepterais pas l’argent qu’on prélèverait ainsi…

— Sans doute, vous allez expliquer… commença Yvon, qui était pâle jusqu’aux lèvres.

— Mon jeune ami, je ne peux que vous répondre une chose, interrompit le prêtre ; c’est que j’ai de graves raisons pour parler ainsi que je le fais.

— Vous devez, en effet avoir des raisons… que je serais curieux de connaître ! s’exclama Yvon d’une voix tremblante. Mlle  Villemont

— Je… Je ne comprends pas… balbutia Lionel Jacques en s’adressant au curé. Je croyais que ce projet de concert vous irait comme un gant, M. l’abbé, reprit-il en souriant.

— Le concert… oui… Qu’Yvon et Mme Foulon en organisent un et je leur en serai fort reconnaissant… Mais, Mlle Villemont… je m’oppose à ce qu’elle y collabore… Que ce soit entendu entre nous !

— Pourquoi haïssez-vous tant cette jeune aveugle. M. le Curé ? demanda Yvon, dont les yeux lançaient des flammes.

Doucement, le prêtre répondit :

— Mon fils, je ne hais personne : Dieu m’en garde !… La haine du prochain s’accorderait mal avec mon caractère sacerdotal… Ma mission ici-bas doit être toute de bonté, de charité et d’amour pour le prochain, n’est-ce pas ?… Mlle Villemont… je suis loin de la haïr… Au contraire, je la plains excessivement…

— Ça se voit ! s’écria le jeune homme, ne se possédant plus vraiment.

— Yvon ! ne put s’empêcher de réprimander Lionel Jacques, car il vit bien que, dans sa colère, il oubliait à qui il parlait.

— Laissez faire, répliqua le prêtre en souriant tristement et en s’adressant à Lionel Jacques.

C’est qu’il avait lu dans le cœur du jeune homme et il savait à quoi s’en tenir sur les sentiments que lui inspirait Annette.

— Pourtant, M. le Curé…

— Yvon, fit le prêtre, si je pouvais vous donner des explications, je le ferais…

— Que je déteste les mystères ! s’exclama Yvon en se levant avec un grand bruit de chaise repoussée et quittant précipitamment la bibliothèque où venait d’avoir lieu cette conversation.

Lorsque le jeune homme les eut quittés, le curé eut un geste à la fois découragé et désolé, puis il dit à Lionel Jacques :

— Je le crains je viens de me faire un ennemi… Yvon ne me pardonnera jamais… Mais, je le répète, j’ai de bien graves raisons pour agir ainsi que je le fais, à propos de Mlle Villemont.

— Je le crois sans peine, M. le Curé. Vous êtes charitable et bon…

— Si jamais je considère que je suis libre de vous expliquer ma manière d’agir envers cette jeune fille, je le ferai… et alors, vous comprendrez, dit le prêtre, en se levant pour partir. En attendant, ayez confiance en moi, mon ami, je vous prie, et essayez de faire revenir Yvon à de meilleurs sentiments à mon égard, si possible.

Ça ne sera pas chose facile, probablement, répondit en souriant Lionel Jacques ; mais je puis toujours essayer.

Durant la nuit précédant son départ du Gîte-Riant, Yvon entendit, encore une fois, des sanglots, des soupirs et des chuchotements mystérieux. Il se rendit dans la chambre de son hôte, avec l’intention de l’éveiller ; mais celui-ci ne dormait pas.

— Vous avez entendu, M. Jacques ? avait demandé le jeune homme. Ces sanglots… ces soupirs… ces chuchotements surnaturels… Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Oui. J’entends bien, Yvon… mais je ne peux pas t’expliquer ce que cela veut dire… Ça arrive assez souvent d’ailleurs…

— Moi, c’est la deuxième fois que je les entends… Comment pouvez-vous endurer cela, M. Jacques ?

— Que veux-tu que j’y fasse, mon garçon ?

— Ma foi ! Je… je m’en irais d’ici, à votre place.

Lionel Jacques haussa les épaules.

— Pourquoi ? Pourquoi partirais-je, je veux dire ? Des sanglots… et choses de ce genre, ça n’a jamais fait mal à personne, que je sache. Mais je présume que c’est à cause de ces mystérieux bruits que M. Jérôme s’est défait du Gîte-Riant.

— Ça ne m’étonne guère ! s’écria Yvon.

— Moi, ça ne m’empêche pas de dormir, généralement, dit, en souriant, Lionel Jacques.

— Que penseriez-vous de l’idée de faire une petite investigation, vous et moi… de sonder les murs…

— Je l’ai fait plus d’une fois… et je n’ai rien découvert… rien… Mais, allons ! Commençons par les pièces de ce palier, puis nous descendrons jusque dans la cave.

Ils ne découvrirent rien ; il n’y avait ni passages, ni panneaux secrets… rien… D’ailleurs, les sanglots, les soupirs, les chuchotements surnaturels semblaient plutôt flotter dans l’espace… C’était assez sinistre, et vraiment, Yvon avait hâte de retourner dans sa prosaïque chambre, chez les Francœur ; là, au moins, le seul bruit qui troublait parfois son sommeil, c’était les sonores ronflements du digne couple.

Le lendemain, notre héros prit congé de Lionel Jacques, puis, à cheval sur Presto, il partit pour W…

Lionel Jacques parut très ému, au moment du départ de son jeune ami, et il l’invita fort chaleureusement à revenir, aussitôt et le plus souvent possible.

Cependant, tout en menant son cheval bon train, Yvon sentait son cœur se serrer lorsqu’il songeait à celui qu’il venait de quitter… Lionel Jacques avait changé, beaucoup changé… Pourquoi ?… Qu’y avait-il ?… Ces questions resteraient longtemps sans réponse, sans doute…

Notre jeune ami ne pouvait se défendre de ce sentiment d’étonnement et de malaise qui l’avait assailli, au Gite-Riant… N’était-ce pas plutôt une sorte de pressentiment ; le pressentiment d’une catastrophe prochaine ?