L’homme de la maison grise/02/13

La bibliothèque libre.
L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 86-90).


Chapitre XIII

PARRAINS ET MARRAINES


On était au 29 juin, jour fixé pour le baptême de la cloche d’église de la Ville Blanche.

Annette s’était rendue directement chez les Francœur, en arrivant à la ville ; de là, elle se rendrait au Gîte-Riant. Le baptême n’aurait lieu qu’à une heure de l’après-midi.

Mme Francœur était dans la joie ; elle se prenait de petits airs importants depuis quelques jours, chaque fois qu’on parlait devant elle de la fête qui se préparait. C’est qu’elle avait été demandée « par M. Jacques lui-même, s’il vous plait » de surveiller les préparatifs pour le grand dîner qui serait donné immédiatement après le baptême. Certes, Catherine confectionnait d’excellents repas ; mais quand il s’agissait de « fanfreluches », comme elle le disait, elle préférait céder le pas à plus habile qu’elle. Or, la maîtresse de pension était un véritable cordon bleu et elle avait promis de s’occuper de tous les détails.

Deux fois déjà, Mme Francœur était allée au Gîte-Riant ; elle allait y retourner et y passer toute la journée. Elle et Annette se mettaient en route à dix heures précises ; Yvon les conduirait en voiture, car il avait pris congé, ce jour-là ; l’ouvrage du bureau serait fait par le secrétaire.

Lorsque la jeune aveugle parut dans le salon, quelques instants avant leur départ, Yvon ne put retenir un cri d’admiration. C’est qu’elle était bien belle, bien belle, dans son joli costume brun ! La nuance foncée de l’étoffe faisait ressortir vivement la blancheur de son teint, l’or de ses cheveux, l’azur de ses yeux.

— Annette ! ne put s’empêcher de s’écrier le jeune homme. Ô Annette !

— Vous aimez ce costume, n’est-ce pas, M. Yvon ? demanda-t-elle en souriant. C’est un cadeau de Mme Francœur ; c’est elle qui l’a choisi pour moi.

— Des félicitations lui sont dues alors, répliqua Yvon. Ce costume vous sied à merveille ! De ce qu’on va m’envier ma commère ! s’exclama-t-il, affectant une gaité qu’il ne ressentait certes pas, si on pouvait en juger par la pâleur de son visage.

— Et, sans doute, les jeunes filles de la Ville Blanche vont, aussi m’envier mon compère ! fit Annette en souriant.

— Oh ! Je n’aurai pas grand’chance auprès des jeunes filles présentes, M. Jacques étant là, dit notre héros d’une voix qui tremblait malgré lui. M. Jacques est un puissant rival, contre lequel un pauvre diable comme moi essayerait vainement de lutter.

M. Jacques, dites-vous ? s’écria Annette d’un air étonné. Mais… M. Jacques n’est…

Yvon pâlit davantage… Il comprenait si bien, lui semblait-il, ce que voulait dire la jeune aveugle : M. Jacques n’était plus libre de conter fleurette à qui que ce fut, puisqu’il était fiancé !

Mais Mme Francœur, radieuse en costume gris-ardoise, arrivait dans le salon et le jeune homme dut se taire et remettre à plus tard les questions qu’allait poser la jeune aveugle.

Lionel Jacques les attendait sur sa véranda et il accourut au-devant d’eux lorsqu’ils arrivèrent.

Du coin de l’œil, Yvon surveilla la rencontre entre la jeune aveugle et le propriétaire du Gîte-Riant : il vît leurs visages s’illuminer ; il vit Lionel Jacques presser Annette sur son cœur et déposer un baiser sur son front ; il vit aussi celle qu’il aimait entourer de ses bras le cou de son… fiancé, et il l’entendit qui murmurait :

M. Jacques… Cher M. Jacques !…

— Annette ! Chère, chère enfant !

Notre ami était blanc comme de la chaux ; il se demandait comment un être humain pouvait endurer un martyre tel que celui qu’il endurait et n’en pas mourir. Brusquement, il tourna sur son talon et monta les marches conduisant à la maison.

Catherine vint chercher Annette pour la conduire à sa chambre ; cette chambre, se disait Yvon en soupirant, qui contenait les riches toilettes, les splendides joyaux destinés à la future Madame Jacques…

Mme Francœur avait déjà pris possession de la cuisine et de la salle à manger ; si ça dépendait d’elle, le dîner serait exquis et le service excellent.

À midi, un léger lunch fut servi dans la bibliothèque, puis on partit pour l’église, car un sermon précéderait le baptême de la cloche.

Yvon avait offert son bras à Annette, pour la conduire à l’église, et on ne pouvait manquer de remarquer comme ils se convenaient les deux jeunes gens ; elle, si belle, si blonde ; lui, si joli garçon, aux cheveux et à la moustache brune… Non, vraiment, impossible de rêver un couple mieux assorti qu’Annette Villemont et Yvon Ducastel !

— Annette, fit Yvon, comme on approchait de l’église et en retirant de la poche de son habit un billet de banque, prenez cet argent, je vous prie ! Vous le savez, les parrains et marraines doivent donner la première obole, au baptême d’une cloche, et j’ai pensé que…

— Merci, M. Yvon, répondit-elle en souriant mais en repoussant le billet de banque que le jeune homme essayait de glisser dans sa main ; M. Jacques avait prévu le cas et il m’a remis, avant de quitter la maison, un billet de banque… cinq dollars, je crois… Ainsi, reprit-elle, je pourrai faire l’aumône fort généreusement.

— En effet ! dit Yvon froidement, tandis qu’il se demandait s’il n’allait pas éclater en sanglots. M. Jacques est si prévenant ! ajouta-t-il.

— Oui, n’est-ce pas ? Il pense à tout ce bon M. Jacques !

Des sièges avaient été placés, en avant de l’église, près de la balustrade, pour les parrains et marraines. Trop préoccupé de ses propres affaires (affaire du cœur, on le comprend) Yvon ne s’était pas enquéri des noms des autres parrains et marraines. Il fut donc agréablement surpris d’apercevoir, assis à ses côtés, M. et Mme Foulon ; deux autres sièges étaient encore inoccupés.

Le prêtre allait commencer son sermon, lorsqu’arriva l’autre couple : c’étaient Patrice Broussailles et Madeleine Blanchet, cette dernière, une jeune fille de la Ville Blanche, qu’Yvon connaissait, car elle lui avait été présentée déjà.

Madeleine Blanchet était une fort jolie brunette, qui eut été attrayante, si elle n’eut commis l’erreur de s’attriquer de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, pour la circonstance. Cependant, sa jolie chevelure brune, ses yeux presque noirs qui lançaient des flammes, chaque fois qu’ils se posaient sur son « compère » son teint extraordinaire, ne pouvaient passer inaperçus. Elle s’était considérée chanceuse d’avoir été choisie pour marraine par le « professeur » Broussailles ; aussi ne ménageait-elle ni ses œillades, ni ses sourires, que Patrice lui rendait au centuple, au grand amusement d’Yvon. « Ce pauvre Broussailles, si laid d’avance, n’y gagne pas à faire les yeux en coulisse aux jeunes filles, pour sûr ! À sa place, je ne me contorsionnerais pas le visage ainsi… Je me contenterais d’avoir les yeux croches et je n’essayerais pas de loucher davantage ! » se disait notre héros.

Pauvre Yvon !… Il était mal disposé envers l’univers entier, pour le moment, et même la présence auprès de lui de celle qu’il aimait ; même la conviction de la beauté et de la vraie distinction de celle qu’il avait choisie pour marraine, ne pouvait le consoler. Le spleen le dévorait littéralement ; un spleen qui lui faisait voir le monde et tous ses habitants à travers un nuage noir.

Après le baptême de la cloche, ce fut le grand dîner au Gîte-Riant. Sur le terrain l’environnant, des tables avaient été mises pour tous les citoyens de la Ville Blanche, sans exception.

— Annette, dit Mme Foulon, pendant le dîner, laissez-moi vous féliciter. Cet Ave Maria que vous avez chanté pendant le salut, c’était si touchant et si beau ! M. le Curé me dit que c’est vous qui en avez composé la musique ?

— Oui, Mme Foulon, répondit la jeune fille en souriant.

M. Ducastel, reprit la femme du marchand, pourquoi n’organiserions-nous pas un concert au profit de l’église, vous, Annette, et moi ?

— Parce que M. le Curé ne veut pas, répondit sèchement Yvon. (Il n’oublierait pas de sitôt l’accueil que le curé avait fait à leur suggestion. à Lionel Jacques et à lui, croyez-le !)

— M. le Curé ne veut pas, dites-vous ?… Mais… M. Ducastel…

Le prêtre paraissait mal à l’aise ; son visage était rouge comme feu et il jeta sur Yvon un coup d’œil rempli d’étonnement et de reproches.

Inutile de le dire, la réponse de notre ami, l’évident embarras du prêtre jetèrent un froid parmi les dîneurs ; de plus, tous paraissaient profondément surpris et vivement intéressés… excepté Lionel Jacques ; celui-ci, les yeux rivés sur son assiette, ne pouvait que difficilement réprimer un sourire quelque peu amusé : vraiment, Yvon ne pardonnerait jamais au curé !

Quant à M. et Mme Foulon, les yeux grands ouverts, ils regardaient alternativement le prêtre et le jeune homme… n’y comprenant rien.

Patrice Broussailles dressait littéralement les oreilles, tandis que Madeleine Blanchet ricanait sottement.

Et Annette ?… Les yeux perdus dans le vague, rougissant et pâlissant, tour à tour, elle se mordillait les lèvres, comme pour s’empêcher de pleurer…

Soudain, la jeune aveugle dit, d’une voix tranquille, mais assurément tremblante, comme si elle avait compris que c’était à elle que le prêtre avait des objections :

— Moi, Mme Foulon, je ne pourrais pas accepter de chanter à votre concert, car je ne suis pas libre, le soir surtout.

— C’est vrai ! dit vivement le curé. Et Yvon lui en voulut d’avoir été si prompt, trop prompt, à accepter l’excuse, ou les raisons de la jeune fille.

— Mais, Annette, persista Mme Foulon, ne pourriez-vous pas, pour une fois…

— Vous et M. Ducastel par exemple, interrompit le prêtre, en s’adressant à Mme Foulon, vous pourriez fort bien organiser un concert, et je crois qu’il remporterait un grand succès.

— Qu’en dit M. Ducastel ? demanda la femme du marchand.

— Je regrette d’être dans l’obligation de vous refuser quelque chose chère Madame, répondit froidement Yvon ; mais je ne peux pas accepter… Mes nombreuses occupations…

— Ah ! Que c’est regrettable !

— Vous trouverez très facilement à me remplacer, Mme Foulon, reprit-il en souriant. Quant à moi, je… je refuse !

C’était net, décisif. Le curé soupira ; Annette détourna la tête, peut-être pour cacher ses larmes ; Lionel Jacques ne dit mot, mais il avait l’air assez mécontent ; M. Foulon… Eh ! bien, ça lui était égal, après tout, qu’il y eut un concert ou qu’il n’y en eut pas ! Patrice Broussailles souriait méchamment ; Madeleine Blanchet continuait à ricaner.

Mais Mme Foulon avait jeté sur notre héros un regard sympathique ; elle comprenait, elle, et cela lui paraissait fort dramatique cet incident qui venait de se passer.

— Pauvre, pauvre M. Yvon ! murmura-t-elle au moment où l’on sortait de table.

Elle s’était emparée du bras du jeune homme et c’est en sa compagnie qu’elle se dirigeait vers la véranda, ou l’on passerait le reste de l’après-midi.

Yvon comprit qu’elle sympathisait avec lui ; qu’elle avait lu dans son cœur, en ce qui concernait Annette, et il sentit ses paupières se mouiller. Ce ne fut que par un suprême effort de sa volonté qu’il parvint à s’empêcher de pleurer ; il était si, si malheureux !

Quoiqu’il fût avec Annette, qu’il pouvait la regarder, lui parler, la journée parut longue à Yvon et c’est lui, le premier, qui parla de retourner à W…

— Savez-vous, M. Yvon, dit Mme Foulon, au moment où tous se disposaient à quitter le Gîte-Riant, je donnerais… je ne sais quoi… pour avoir la chance d’explorer la houillère dont vous êtes Inspecteur.

— Et moi donc ! firent, toutes ensembles, les personnes présentes.

— N’admettez-vous jamais d’étrangers dans votre… Ville Noire ? demanda, en riant, la femme du marchand.

— Pas souvent… Quelques fois… mais par rare exception, répondit Yvon, souriant à son tour.

— Si tu faisais exception en notre faveur, mon garçon ? suggéra Lionel Jacques. Je suis certain que tous, nous jouirions de pareille excursion.

— Peut-être… murmura le jeune homme.

— Pourquoi pas vers le milieu du mois prochain ? proposa M. Foulon.

— Le mois prochain ! s’écria Lionel Jacques. Pourquoi pas l’année prochaine plutôt, mon cher M. Foulon ? ajouta-t-il en riant.

— C’est que je dois m’absenter, avoua M. Foulon, et s’il y a une excursion dans la mine, je voudrais bien en être !

— C’est juste, M. Foulon ! fit Yvon. C’est entendu, donc. Le mois prochain, je vous ferai explorer mon… domaine.

— Oh ! Que ! bonheur ! s’exclama Mme Foulon.

— J’ai été bien accueilli, par vous tous, à la Ville Blanche, reprit Yvon ; en retour, il me sera très agréable de vous faire les honneurs de la Ville Noire.

FIN DE LA
DEUXIÈME PARTIE