Aller au contenu

L’homme de la maison grise/04/06

La bibliothèque libre.
L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 144-148).


Chapitre VI

CE QUE VIT YVON


Au dîner, le lendemain Yvon annonça qu’il irait à la Ville Blanche, dans le courant de l’après-midi.

— Mais ! Ne m’aviez-vous pas dit que vous aviez de l’ouvrage à votre bureau cet après-midi ? demanda Luella.

— Oui, bien sûr, Luella ; de l’ouvrage qui me retiendra probablement jusque vers les trois heures. Ensuite, j’irai chez M. Jacques.

— Je croyais… Je croyais que vous passeriez le reste de la journée, en revenant de votre bureau, avec moi, fit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Qu’est-ce qui vous presse tant d’aller à la Ville Blanche, M. Ducastel ? demanda Richard d’Azur, qui avait pris l’aimable habitude d’intervenir, à propos de tout et de rien, dans les conversations entre les fiancés, ce qui déplaisait infiniment à Yvon, inutile de le dire.

— Quand j’avais compris que… commença Luella.

— Écoutez, Luella, fit le jeune homme, en faisant des efforts inouïs pour réprimer un geste impatienté, je m’en vais annoncer à M. Jacques la nouvelle de nos fiançailles, car je ne veux pas qu’il l’apprenne par d’autres que moi. M. Jacques était l’ami intime de mon père… il est, aussi le mien… le meilleur ami qu’on puisse avoir ici-bas. Donc, il serait en lieu d’être froissé si je négligeais de lui apprendre une nouvelle si importante, ajouta-t-il en souriant.

— Et vous souperez au Gîte-Riant, sans doute ? dit Luella, de sa voix de tête, si désagréable, et ayant peine à retenir ses larmes. M. Jacques ne vous laissera pas partir… avant la fin de la veillée.

— Ma chère enfant, répondit Yvon d’un ton calme, je sais bien que M. Jacques ne manquera pas de m’inviter à souper ; il est si hospitalier, si poli ! Cependant, je vous assure que…

— Que vous accepterez… Vous resterez à souper, et moi, je… je…

Éclatant en sanglots, elle se leva brusquement de table et quitta la salle à manger.

— Est-ce une manière de traiter votre fiancée, M. Ducastel ? demanda Richard d’Azur, dont le visage exprimait un grand mécontentement.

— Monsieur, répondit notre jeune ami voulez-vous vous mêler de vos affaires, s’il vous plaît ?

— Comment ! Vous osez me parler sur ce ton ! Ce qui concerne ma fille me concerne, moi aussi, M. Ducastel et, je vous en avertis, ne causez pas de peine à Luella, car vous vous en repentirez !

— Des menaces ? s’écria Yvon, qui ne se possédait plus de colère.

— Comme vous voudrez !… Tout ce que je peux vous dire…

— Si vous me laissiez arranger cette affaire avec Luella ? M. d’Azur, suggéra le jeune homme.

— Oui, père, il a raison, dit, à ce moment Luella, qui venait de réintégrer la salle à manger. Laissez-moi seule avec Yvon, je vous prie, père.

Sans protester aucunement, Richard d’Azur quitta la salle, laissant seuls les fiancés. M. et Mme Francœur s’étaient retirés dans la cuisine.

— Luella, dit notre ami, en entourant de son bras la taille si frêle de la jeune fille, je vous promets de revenir souper ici, ce soir… Je refuserai l’invitation que M. Jacques ne manquera pas de me faire…

— Certain, Yvon ?

— Oui, certain !… D’ailleurs, M. Jacques ne se froissera pas de mon refus, car il comprendra que je tiens à être en votre compagnie le plus possible… Ainsi, ne pleurez plus, je vous prie. Je serai de retour, entre cinq et six heures, sans faute.

— Puisque vous me le promettez… dit Luella consolée.

— Au revoir alors, Luella !

— Au revoir, Yvon.

Il lui pressa la main, comme il l’eut fait en quittant un bon camarade, puis il partit pour son bureau… Vraiment, depuis… depuis ses fiançailles, il se l’avouait à sa honte, c’était à son bureau qu’il se trouvait le plus à l’aise, le plus chez lui.

À trois heures précises, il se dirigeait vers la Ville Blanche, à cheval sur Presto. Le temps était superbe et la promenade agréable. Tout en cheminant, il se demandait si Lionel Jacques allait être bien surpris en apprenant la nouvelle qu’il lui apportait Yvon se rappelait des conseils que lui avait donnés son ami déjà, à propos d’Annette… Il avait donc deviné les sentiments du jeune homme vis-à-vis de la jeune aveugle ?… Et aujourd’hui, en apprenant que ce même jeune homme était devenu le fiancé de Mlle d’Azur, que penserait-il ?… Sans doute, il l’accuserait d’être inconstant, volage… Ah ! S’il pouvait lire dans son cœur et voir ce qu’il endurait de tourments à chaque instant depuis qu’il avait accompli ce qu’il avait cru être son devoir !

En arrivant au Gite-Riant, Yvon n’aperçut pas Lionel Jacques à sa place accoutumée sur la véranda.

Comme il s’apprêtait à sonner à la porte d’entrée, il vit Catherine dans le jardin, qui enlevait les mauvaises herbes.

— Allô, Catherine ! fit-il. Comment ça va-t-il ici ?

— Ah ! M. Ducastel ! s’écria la brave servante. Ça va bien, je vous remercie, Monsieur.

M. Jacques est-il chez lui ?

— Je crois qu’il est dans la maison… Il devait se rendre au presbytère, ayant affaire au curé ; mais il n’est pas parti encore… Entrez donc tout droit, M. l’Inspecteur.

— Très bien !… Si M. Jacques est absent, je l’attendrai dans son étude.

— Jasmin est allé à la carrière, M. Ducastel… Votre cheval…

— Je vais m’en occuper moi-même, Catherine. Ne vous inquiétez pas de moi… ni de Presto, dit Yvon en riant.

Ayant installé Presto dans une des stalles vides de l’écurie. Yvon pénétra dans la maison. Tout y était silencieux ; le maître des séants ne devait être de retour encore du presbytère.

Il entra dans l’étude, avec l’intention d’y attendre Lionel Jacques. Les stores étaient baissés et les rideaux fermés, à cause du soleil trop ardent, qui pénétrait à flots dans cette pièce, au point que c’en était intolérable les jours de grande chaleur, s’entend.

L’étude faisait suite à la bibliothèque, au Gite-Riant. Les deux pièces étaient séparées l’une de l’autre par des portes d’arche… toujours ouvertes : des portières seulement, en peluche verte très épaisse, servaient réellement de séparation.

Yvon, installé dans un fauteuil, se préparait à allumer une cigarette, lorsque ses yeux se portèrent machinalement, sur les portières mentionnées plus haut. Ces portières étaient entr’ouvertes de cinq ou six pouces peut-être et à travers cette ouverture, il pouvait voir clairement ce qui se passait dans la pièce voisine, car cette pièce, contrairement à l’étude, était vivement éclairée, le soleil y pénétrant par quatre larges et longues fenêtres. Ce qu’il vit le foudroya presque ; ses yeux et sa bouche s’ouvrirent démesurément ; son visage devint blanc comme de la chaux ; sa respiration se fit haletante et un cri faillit lui échapper.

Un tableau se déroulait dans la bibliothèque : debout, au centre de la pièce, était Annette, vêtus d’une riche toilette bleue turquoise. Dans ses admirables cheveux blonds, à ses oreilles à son corsage, à ses bras, à ses doigts étaient de brillants joyaux. La jeune aveugle souriait à Lionel Jacques qui, debout auprès d’elle, tenait dans ses mains un collier de perles.

Soudain, Annette inclina la tête et Lionel Jacques lui passa au cou le collier qu’il tenait à la main.

— Annette ! Chère enfant bien-aimée ! murmura-t-il ensuite, en pressant la jeune fille dans ses bras.

— Cher bon M. Jacques ! dit Annette, entourant de ses deux bras le cou de son compagnon.

Yvon, témoin invisible de cette scène, crut vraiment qu’il allait s’évanouir. Mais il parvint enfin à se lever et à quitter, sans bruit, l’étude. Il allait aussi quitter le Gite-Riant pour n’y plus jamais remettre les pieds !

Cependant, arrivé dans le corridor d’entrée, il se raisonna un peu et vite il comprit qu’il ne pouvait pas partir sans avoir vu le maître de la maison et sans lui avoir parlé. Catherine savait qu’il était là ; elle l’avait vu entrer ; elle ne manquerait probablement pas de le dire à Lionel Jacques et… Non. Il valait mieux attendre qu’on fût libre de le recevoir !

Il s’assit près d’une table, sur laquelle il trouva des revues et journaux. Il essaya de lire… Est-il nécessaire de dire qu’il ne comprit pas un seul mot de ce qu’il lisait ?…

Pauvre Yvon ! Que ses pensées étaient amères, sombres !…

Patrice Broussailles l’avait bien affirmé qu’Annette allait souvent au Gite-Riant, et que là, elle se laissait parer de toilettes et de bijoux… Lui-même, Yvon, n’avait-il pas vu une grande garde-robe remplie de belles toilettes, et des écrins contenant des joyaux de prix ?… Pourtant, il n’y avait pas cru tout à fait, malgré l’évidence…

Que penser de tout cela ?… Que conclure de la scène dont il venait d’être témoin ?… Sans doute, Annette était une innocente jeune fille… M. Jacques était le plus honnête homme de l’univers… Mais, puisqu’ils s’aimaient tant ces deux-là, pourquoi ne se mariaient-ils pas ?… Le monde a si vite fait de ternir la réputation d’autrui… d’une jeune fille surtout… L’aveugle ne connaissait pas le monde, sa malice, son peu de charité… M. Jacques le connaissait bien, lui, cependant… À quoi pensait-il donc ?… Si un autre que lui (Yvon) eut été témoin de la scène de tout à l’heure, qu’en eut-il dit ?… Non, vraiment, notre jeune ami ne comprenait rien à la manière d’agir de Lionel Jacques…

Et le curé de la Ville Blanche ?… Que pensait-il de ce qui se passait ?… Bien sûr qu’il savait à quoi s’en tenir, et la preuve qu’il n’y avait rien, absolument rien de répréhensible dans la conduite de Lionel Jacques, c’était que le prêtre était reçu intimement et à toute heure au Gite-Riant ; lui et le propriétaire de la Ville Blanche étaient les meilleurs amis du monde.

Eh ! bien, puisqu’Annette aimait réellement Lionel Jacques et qu’elle était aimée de lui, Yvon se dit que son sacrifice allait lui sembler moins grand, moins pénible. Pauvre Yvon ! Dire que, dans sa pensée, il donnait à son prochain mariage le nom de sacrifice !

— Quand même je serais libre, se disait-il, en ce moment, Annette ne l’est pas, elle. Son cœur appartient à M. Jacques… à qui je dois tant !

Mais des pas se faisaient entendre, s’approchant du corridor ; c’était Lionel Jacques… Serait-il accompagné d’Annette ?…

Le maitre de la maison était seul, et sa surprise fut bien grande en apercevant son jeune ami.

— Yvon ! s’écria-t-il. Mais ! Depuis quand es-tu ici ?

— Je ne fais qu’arriver, M. Jacques, répondit le jeune homme en plaçant sa main dans celle de son ami.

— J’étais loin de me douter…

— Catherine m’a dit d’entrer tout droit et de vous attendre, M. Jacques ; elle vous croyait au presbytère.

— Y a-t-il longtemps que tu m’attends ? (Yvon crut discerner une certaine inquiétude dans la voix de son ami).

— Je vous l’ai dit, je ne faisais qu’arriver… Cinq minutes à peu près…

— Viens dans mon étude, Yvon !

— Pourquoi pas sur la véranda plutôt ? La température est idéale ; nous serons si bien là pour causer.

— Comme tu voudras, mon garçon !

Bientôt, ils furent installés sur la véranda. Yvon était encore très pâle ; quant à Lionel Jacques, il paraissait mal à l’aise.

— Es-tu venu ici à cheval, Yvon ?

— Oui, M. Jacques. Presto est dans l’écurie… quoique j’aurais aussi bien fait de l’attacher à un arbre quelconque, car je ne peux être qu’une heure, au plus.

— Comment cela ? Pour une heure, dis-tu ?… Mais, je te garde à souper, mon garçon !

— Impossible, M. Jacques ! Je vous remercie, tout de même.

— Je ne te laisserai pourtant pas retourner à W… le ventre vide, dit, en riant le propriétaire de la Ville Blanche. Pourquoi es-tu si pressé de…

— Je vais tout vous expliquer, et vous allez vite comprendre que je ne puisse rester à souper avec vous, ce soir… Quand je vous aurai fait connaître le but de ma visite…

— Tu as l’air bien solennel, Yvon. Qu’y a-t-il donc ?

— Je n’ai aucune raison pour être réellement solennel, M. Jacques, répondit le jeune homme… quoique ce soit assez grave, important, du moins, ce que j’ai à vous apprendre.

— Moi qui croyais que tu étais venu me voir tout simplement… murmura Lionel Jacques. Qu’as-tu à m’apprendre, mon jeune ami ?

— C’est une grande nouvelle… une nouvelle qui va vous surprendre, je crois… Je ne sais si elle vous fera plaisir ou non, par exemple.

— Je t’écoute, Yvon…

— La nouvelle que j’ai à vous annoncer, c’est celle de mon prochain, mon très prochain mariage.

— Hein — Tu dis ?

— Vous paraissez bien étonné, M. Jacques, fit Yvon en souriant ; aviez-vous cru que je ne me marierais jamais ?

— Non ! Non ! Bien sûr ! Seulement… Mais qui —

— Avant un mois, j’épouserai Mlle d’Azur.

Mlle d’Azur !… Ah ! oui… Celle qui t’a sauvé la vie, lors du « désastre » comme ça se dit, par ici !

— Ce mariage vous… vous surprend beaucoup, n’est-ce pas, M. Jacques… si j’en juge par votre physionomie… et votre ton ?

— J’avoue que je suis un peu étonné… mais j’en reviendrai, répliqua, en riant, Lionel Jacques. C’est que j’aurais cru que…

— Qu’est-ce que vous aviez cru ?

— Qu’importe ! Ça n’a pas d’importance, vois-tu… Mais, dis donc, mon garçon, Mlle d’Azur t’a-t-elle donné de plus amples détails sur ce sauvetage qu’elle a opéré ? Il serait fort intéressant de savoir comment elle s’y est prise pour…

— Je ne l’ai jamais questionnée à ce propos, répondit notre ami. J’ai, cependant, fait venir le sujet, hier soir : mais Mlle d’Azur avait l’air si agitée, si nerveuse, que j’ai dû renoncer à me renseigner. M. d’Azur, d’ailleurs, prétend que le médecin a défendu expressément de parler de ces choses devant Luella… du moins, pour quelque temps encore. Elle a été si malade !

— Et vous allez vous marier dans un mois ?… De courtes fiançailles, n’est-ce pas, mon ami.

— Oui, très courtes. Mais, le soir même de nos fiançailles, M. d’Azur a reçu un câblogramme l’appelant en France… Nous l’accompagnerons ; ce sera notre voyage de noces.

— Et un fameux ! s’exclama Lionel Jacques. Serez-vous longtemps partis ? demanda-t-il ensuite.

— Quelques mois, je crois.

— Je crois bien aussi, Yvon, que tu pourras dire adieu à tous tes amis de W… au moment de partir pour l’Europe, car il est plus que probable que Mme Ducastel ne tiendra pas à revenir ici, fit Lionel Jacques en souriant.

— Mais pourquoi pas ?… Est-ce que Luella n’a pas prouvé qu’elle aimait notre ville en refusant de la quitter et s’y installant pour quelques semaines ?

— Oui… Sans doute… Vois-tu, c’était toi qui l’attirait.

— Allons donc !

— Je suis fermement convaincu que Mlle d’Azur n’eut jamais séjourné dans cette ville minière, si ce n’eut été pour être près de toi, Yvon… Dans tous les cas, je te souhaite tout le bonheur que tu mérites… Et puis… Ah ! Oui…. je vous félicite tous deux, toi et Mlle d’Azur.

— Merci, M. Jacques !… Vous me servirez de témoin, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, mon garçon… Vous vous marierez dans l’église de W… je présume ?

— Probablement, répondit Yvon en se levant pour partir.

— Tu ne pars pas déjà !

— Il le faut… J’ai promis à Luella que je serais de retour de bonne heure.

— Ah !… En ce cas, je n’ose pas insister à te garder, mon ami. J’espère que tu m’amèneras ta fiancée bientôt.

— Merci. M. Jacques ! J’amènerai Luella, aussitôt qu’elle se sentira assez forte pour se rendre jusqu’ici.

Monté sur Presto, Yvon regarda l’heure à sa montre et constata qu’il était à peine cinq heures. Il espérait bien que Luella serait contente et qu’elle ne prendrait pas l’habitude de lui faire des scènes, chaque fois qu’il voudrait sortir. Sans doute, elle venait d’être bien malade, et cela la rendait un tant soit peu capricieuse.

— Pauvre Luella dit-il. Son père et Salomé ont fait de leur mieux pour la gâter et c’est pourquoi elle est si exigeante et se fait des montagnes de peu de chose… J’essayerai d’être patient avec elle… Oh ! Si je pouvais m’attacher à ma fiancée et oublier Annette… complètement… Annette, qui ne m’a jamais aimé d’amour… qui en aime un autre…

Luella eut une exclamation de joie et elle accourut au-devant de son fiancé, lorsque celui-ci entra dans le salon, à cinq heures et demie sonnant. Yvon ne put s’empêcher d’être flatté d’un tel accueil ; il sourit à la jeune fille, qui se déclara heureuse… heureuse comme elle ne l’avait jamais été encore, depuis le soir de ses fiançailles.