L’homme de la maison grise/04/08

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 151-153).


Chapitre VIII

MADEMOISELLE D’AZUR FAIT UNE SCÈNE


En entendant prononcer ce nom qu’ils avaient bien cru ne plus jamais entendre, Richard d’Azur et Luella se regardèrent en pâlissant.

— Jacobin ! s’exclama Richard d’Azur. Es-tu sûre que c’était lui, Luella ?

— Si j’en suis bien sûre ! Ah ! Je voudrais bien pouvoir croire, même pour un instant, que je me suis trompée !

M. Jacobin !… murmurait Salomé.

— Oui, c’était bien lui !… répéta la jeune fille. Heureusement, ajouta-t-elle, je l’ai reconnu à temps !

— Il ne nous a pas vus, lui, tu crois ?

— Oh ! non ! Il n’était qu’à la moitié de la tente, lorsque je l’ai aperçu et reconnu ; nous, nous étions tout près de la sortie et nous avons pu nous esquisser sans attirer son attention.

— Que vient-il faire ici, à W… ? demanda Salomé : pouvez-vous vous l’imaginer, Mlle Luella ?

— Mais… Il suit le cirque, c’est évident… comme employé… ou bien, comme… comme… objet de curiosité.

— Non ! Non ! Pas cela, Luella ! cria presque Richard d’Azur, dont les traits pâlirent davantage.

— Cependant, père, vous savez bien que…

— Tais-toi ! Oh ! Tais-toi, ma fille !

— N’en parlons plus alors, dit-elle. Mais le fait est là : Jacobin est à W… et sa présence ici constitue un grand danger pour nous… pour moi surtout… Et mon mariage qui doit avoir lieu dans moins de quinze jours maintenant ! ajouta-t-elle, éclatant en sanglots.

— Ne te désole pas ainsi ma chérie ! fit Richard d’Azur. Bien avant la date fixée pour ton mariage, ce cirque aura levé le pied… De fait, il devrait partir dès demain matin, par le premier train probablement.

— Vous croyez, père ?

— J’en suis presque positif.

— Ah ! Espérons que vous ne vous trompez pas !… En attendant, ne quittons pas cette maison, sous aucun prétexte, et tenons-nous loin des fenêtres. Tu as compris, Salomé ?

— Bien sûr que j’ai compris, Mlle Luella ! Fiez-vous à Salomé ; rien au monde ne la ferait sortir de cette maison, ni t’approcher trop près des fenêtres, avant le départ du cirque, rien !

— Ne te décourage pas, Luella, dit Richard d’Azur, en posant sa main sur le front de sa fille. Jacobin ne t’occasionnera aucun ennui. Il quittera W… demain, sans se douter même que tu es ici. D’ailleurs sous le nom de d’Azur, comment pourrait-il découvrir qui nous sommes, à supposer qu’il entendit parler de nous… ce qui n’est guère probable ?

Mais rendu dans sa chambre, Richard d’Azur se mit à marcher de long en large, les mains derrière le dos signes certains, chez lui, d’une grande préoccupation.

Il songeait au passé… à la Route Noire, qu’il avait habité si longtemps, alors qu’il portait son véritable nom : celui de Hynes… et que Luella était connue sous le nom d’Alba… La Route Noire… Pouvait-il y songer sans frissonner ?… Leur maison… proprette, il est vrai, mais si pauvre, si pauvre !… Leur voisinage… ces gens à moitié civilisés qui les entouraient… Et dans cet horrible milieu, Alba…. Alba Hynes… l’idole de son père, recevant une instruction et une éducation supérieures, en vue de l’avenir… du présent plutôt, pensait-il… Puis, un jour, à jamais inoubliable, inoublié, la pauvre petite apprenant, par une conversation entre deux étrangers, des choses… des choses que son père eut voulu lui cacher toujours… Le désespoir de sa fille… puis sa promesse, à lui, Richard Hynes, de faire fortune un jour, bientôt, et d’emmener son unique enfant loin, bien loin de la Route Noire… et de son assez sinistre environnement… Promesse qu’il avait tenue d’ailleurs…

Aujourd’hui, il avait pris le nom de d’Azur ; sa fille, celui de Luella… « Richard d’Azur, ancien professeur de minéralogie, à l’Université de Chicago » comme c’était gravé sur ses cartes de visites… Le hasard les avait conduits à W…, sa fille et lui…, loin, très loin de la Route Noire de sinistre mémoire… Mais Jacobin, l’ex-compagnon de jeux de Luella… ou plutôt d’Alba, celui qu’elle craignait par-dessus tous au monde, à cause des sentiments qu’il ressentait pour elle et qu’il avait essayé, en plus d’une occasion, de lui exprimer ; Jacobin donc, engagé dans un cirque, les avait rejoints… Il est vrai qu’il était loin de se douter, ce garçon, que celle qu’il aimait… ou, du moins, qu’il avait tant aimée, était dans la même ville que lui, en ce moment…

— Pourquoi nous inquiéter ainsi ? se dit soudain Richard d’Azur. Jacobin aura quitté W… demain matin. Nous n’avons qu’à nous confiner à la maison jusqu’à son départ et tout ira bien.

Mais ce jour si mal commencé, était destiné à mal finir.

Malgré qu’elle eût pleuré une partie de l’après-midi et qu’elle fut bien mal disposée, Luella insista pour se rendre à la salle à manger à l’heure du souper. Salomé essaya de raisonner un peu sa jeune maitresse… ce fut en vain.

— Vous avez l’air si lasse, Mlle Luella ! dit la servante. Vous allez retomber malade, si vous vous donnez d’inutiles fatigues ainsi.

— Je vais descendre, répondit la jeune fille avec entêtement. Je désire prendre place à table, avec mon fiancé et mon père.

— Si vous vouliez consentir à ce que je vous apporte votre repas dans votre chambre, chère Mlle Luella ! insista la négresse.

— Je vais souper avec mon fiancé. Salomé, je viens de le dire, je crois ! Et, tiens, va-t-en ! Tu m’impatientes, à la fin !

— Ne me permettrez-vous pas de vous habiller et de vous coiffer ?

— Non ! Sors d’ici, entends-tu !

Luella eut connaissance du retour d’Yvon ; elle l’entendit monter l’escalier conduisant à sa chambre, puis descendre à la salle à manger. Elle se disposa à aller l’y rejoindre.

Comme elle mettait le pied sur la première marche de l’escalier conduisant au premier palier, elle fut saisie par le bras et une voix, celle de Salomé, murmura à son oreille :

Mlle Luella ! Mlle Luella ! Vous n’allez pas vous présenter devant M. Ducastel ainsi !

Sur le visage de la négresse se lisait une véritable horreur.

— Comment ? Que veux-tu dire, Salomé ? demanda, sur le même ton, Luella.

— Vous, avez pleuré… et vos larmes ont effacé le rose sur vos joues, Mlle Luella, fit la domestique. Vous êtes pâle… oh ! si pâle !

La négresse entraîna sa jeune maîtresse. Luella ne fit aucune résistance ; mais lorsque, arrivée dans sa chambre, Salomé lui présenta une petite glace afin qu’elle pût constater par elle-même la pâleur de ses joues, une scène assez étrange eut lieu. La jeune fille jeta un coup d’œil dans le miroir reflétant ses traits, et ses lèvres devinrent blanches comme de la chaux, puis, arrachant le petit miroir des mains de la négresse, elle le jeta par terre et piétina dessus. Des sons inarticulés sortaient de sa bouche ; une vraie rage semblant la posséder.

S’approchant d’un guéridon ensuite, elle s’empara d’une cravache, avec laquelle elle s’apprêta à fouetter la domestique ; mais celle-ci la lui arracha des mains et la jeta au loin. D’une voix tremblante ensuite, et tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues, la négresse dit :

Mlle Luella, n’essayez jamais… jamais entendez-vous… de frapper Salomé !

— Et pourquoi pas, vile négresse ? demanda la jeune fille.

Salomé sourit tristement.

— Frapper Salomé ! Vous ? Mais, ce serait un… un crime !

— Un crime ? fit Luella en éclatant de rire.

— Oui un crime… car Salomé vous est toute dévouée, Mlle Luella… elle donnerait cent fois sa vie pour vous !

— Ah ! Bah ! répondit, en haussant les épaules, l’enfant gâtée du millionnaire.

— Allons, Mlle Luella, reprit la négresse ; venez vous asseoir ici ; je vais vous arranger le visage. Venez, je vous prie !

Docilement, la jeune fille obéit et bientôt, la domestique lui présentait un autre miroir pour qu’elle se regardât. Le miroir reflétait des joues légèrement teintées de rose ; ce teint factice changeait complètement… étrangement presque, la physionomie de la fiancée d’Yvon Ducastel.

Sans un signe de reconnaissance envers la servante, Luella quitta sa chambre et bientôt, elle pénétrait dans la salle à manger, où l’attendaient son père et son fiancé.