L’homme de la maison grise/04/14

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 166-169).


Chapitre XIV

YVON ENTREPREND L’IMPOSSIBLE


— Elle est là ! Mlle Annette est là-dedans ! sanglota Mme Francœur.

— Ma chère, c’est impossible ! s’écria Étienne Francœur.

— Elle ne peut pas être là ! fit Yvon. À moins que…

— Il est vrai que Guido nous a conduits tout droit ici… murmura Étienne Francœur, et si je ne le retenais pas, il se jetterait dans la houillère, pour sûr… Oui, hélas ! je le crains, elle est là-dedans la pauvre petite Mlle Annette !

— Pensez-vous… Pensez-vous qu’elle a pu… tomber dans la mine ?

— Oh ! Non, M. Ducastel ! Elle ne se serait jamais risquée seule dehors, sans Guido.

— Mais, alors ?…

— Alors… Quelqu’un a dû… Cependant, qui aurait pu commettre pareil crime… faire du mal à cet ange ?

Mlle Annette ! Mlle Annette ! pleurait Mme Francœur.

— Mon Dieu ! s’exclama Yvon tout à coup. Dans une demi-heure maintenant, il montera un char de dans la houillère… Si Annette a été jetée là… Ô Maître tout-puissant !

— Que faire ? demanda Étienne Francœur d’une voix tremblante.

— Je vais descendre…

— Descendre ?… Comment cela ? À pied ?… Impossible, M. Ducastel, impossible ! Jamais vous n’y parviendriez ! C’est glissant comme un miroir ; vous auriez vite fait de débouler jusqu’en bas !

— Je vais descendre, M. Francœur, répéta Yvon. Annette… La pauvre enfant !… S’il vous plaît aller m’attendre dans mon bureau, tous deux… et emmenez le chien avec vous, M. Francœur ; il me nuirait.

Étienne Francœur et sa femme essayèrent de faire entendre raison au jeune homme, mais ce fut peine perdue. Il courait une chance de sauver celle qu’il aimait, se disait-il ; quand il risquerait cent fois sa vie, il allait essayer.

Il partit donc…

Il ne se cachait pas les difficultés, l’impossibilité presque de sa tâche. Sans doute, il n’était jamais arrivé à qui que ce fut de s’aventurer ainsi à descendre, à pied, dans la houillère.

Muni de sa lanterne, il commença à descendre, et immédiatement, il comprit qu’il lui serait impossible de se tenir debout. Ainsi que l’avait prédit Étienne Francœur, le sol était glissant comme une glace et il risquait de débouler jusqu’en bas.

Il dut donc s’asseoir et se laisser glisser, le plus lentement possible. Cette glissade était remplie de dangers de toutes sortes. La voie ferrée était, par endroits très étroite, encaissée entre de hauts murs de charbon. En d’autres endroits, elle serpentait entre deux abîmes. Ailleurs, c’était pis encore peut-être, car, d’un côté était le mur ; de l’autre, l’abîme.

Yvon se cramponnait aux rails de la voie ferrée, quand il le pouvait, ou bien encore à quelqu’aspérité du roc… ou du charbon, afin d’essayer d’enrayer la rapidité de sa descente… qui, par moments, menaçait de devenir une chute. D’autres fois, il descendait à reculons, sur ses genoux. Sa lanterne l’embarrassait beaucoup et lui causait, en même temps, infiniment de souci ; si, par malheur, elle se brisait, il serait pris, perdu, dans l’affreuse obscurité, n’osant remuer même d’un pouce, à cause des abîmes invisibles que l’entouraient.

Ces abîmes… Annette avait dû être jetée dans la mine par quelque malfaiteur… Alors, n’était-il pas constant qu’elle avait péri… qu’elle avait roulé dans un de ces abîmes ?… Ses recherches, à Yvon, seraient donc vaines… Mais qu’importe ! Il descendrait ainsi, sur ses genoux, à des centaines et des centaines de pieds, s’il le fallait, ne remontant que lorsqu’il serait assuré que celle qu’il cherchait avait réellement péri…

Remonter ?… Comment remonterait-il ?… Sur ce sol glissant, ce serait impossible… Et s’il retrouvait Annette, comment ferait-il ?… Jamais, non jamais il ne parviendrait à remonter en la portant dans ses bras… Ô ciel ! Ils étaient perdus, bien perdus tous deux.

Et puis… il avait dû descendre à plus de deux cents pieds maintenant… Annette… où était-elle ?… Ah ! La pauvre, pauvre enfant !… Si, au moins il pouvait la retrouver… ils mourraient ensemble…

Soudain, il s’arrêta… Il descendait sur ses genoux, à cause des dangers du chemin, et ses pieds avaient rencontré un obstacle…

Non sans difficulté, non sans danger, il parvint à s’asseoir. Un abîme, sans fond peut-être, était à sa gauche… Il avança sa lanterne et à sa faible lueur il aperçut… Annette !

Oui, Annette… Elle était arrêtée là sur l’extrême bord d’une sorte de corniche de trois pieds de large à peu près ; une corniche suspendus au-dessus d’un gouffre !…

Yvon vit immédiatement ce qui l’avait retenue ; sa robe… le bord de sa robe, s’était accrochée à une longue vis, qui ne tenait plus que par miracle à la voie ferrée…

Il vit autre chose aussi ; celle qu’il aimait avait presque roulé dans le gouffre ; sa tête et ses deux bras pendaient dans le vide !…

Annette était sans connaissance… heureusement peut-être… N’était-elle pas morte plutôt ?… Avec d’infinies précautions, afin de ne pas déplacer, même d’un pouce, ce corps inerte qui menaçait, à chaque instant, de rouler dans l’abîme, il se pencha et écouta… Elle respirait !…

Mais, un bâillon avait été pressé dans sa bouche ; ce bâillon devait gêner excessivement sa respiration.

Yvon saisit la jeune fille par la taille et l’attira à lui. Il eut vite fait d’enlever le bâillon et de le jeter au loin… Malheureusement, il ne songea pas à le mettre dans la poche de son habit plutôt ; cette serviette qui avait servi de bâillon, devait porter quelque chiffre ou marque qui aurait aidé à trouver celui ou celle qui avait perpétré le crime.

Maintenant, qu’allait-il faire ?… Comment retourner là-haut, en tenant dans ses bras Annette évanouie ?… Ce serait impossible, impossible !

Cependant, il ne put s’attarder longtemps à cette question ; un bruit bien connu venait d’arriver à ses oreilles : celui d’un char, remontant à la surface du sol !

Il lui fallait se hâter, gagner la corniche, s’il ne voulait pas qu’ils fussent écrasés tous deux sous le char !

Vite ! Vite !

Déjà. Yvon apercevait, quoique de très loin encore, la lueur des lanternes que portaient les mineurs qui montaient… Le char venait rapidement ; bientôt, il serait sur eux !

Enlevant Annette dans ses bras, il mit le pied sur l’étroite corniche. Quoique la pauvre enfant ne pesât guère, ce fut fort difficile pour le jeune homme de la porter, épuisé comme il l’était ; mais il y parvint.

Les voilà donc sur la corniche, qui paraissait étroite, oh ! si étroite ! Yvon essayait à ne pas penser au gouffre affreux qui était à sa droite et au-dessus duquel ils étaient suspendus, lui et sa bien-aimée…

Le char approchait vite, et quel bruit infernal il faisait ! Yvon, énervé au point d’en crier, se dit qu’il ne pouvait pas tolérer ce bruit…. Il se demanda ce qu’ils allaient devenir, lui et Annette… Quand le char passerait tout près d’eux… vraiment ce serait intolérable !

Ah !… Il venait d’avoir une idée, qu’il croyait bonne… Annette… Pourquoi ne la jetterait-il pas sur le char, lorsqu’il passerait ?… Oui, ce serait le seul moyen de la sauver…

Quant à lui-même, eh ! bien, il attendrait le passage d’un autre char et il sauterait dessus… C’était une inspiration du ciel, dans tous les cas, ce qu’il se proposait de faire pour sauver sa compagne !

Le char n’était plus qu’à une centaine de pieds d’eux ; il ne contenait que quatre mineurs… Machinalement, Yvon les avait comptés, ou plutôt compté les lanternes.

Au moyen de sa lanterne, Yvon se mit à faire des signaux ; de cette manière, les mineurs ne seraient pas trop surpris de ce qui allait arriver. Bien sûr, ils ne pourraient pas arrêter leur char, pour prendre des passagers à bord… Ces chars, une fois partis, font leur chemin.

Le char était arrivé… Il allait passer… Yvon fit une courte prière, demandant au ciel la force d’accomplir sa tâche. Il lui fallait avoir la main sûre, le coup d’œil juste, pour ne pas jeter son fardeau de manière à ce que sa tête arrivât sur le mur de la mine tout près duquel passerait le char.

La corniche sur laquelle étaient les deux malheureux semblait vibrer sous les pieds du jeune homme. Mais, vite ! Pas un moment à perdre ! Yvon s’avança d’un pas, et au moment précis où le char passait près de lui, il jeta dessus son fardeau.

Des cris retentirent, couvrant le bruit que faisait le char ; malgré qu’ils se fussent attendus à quelque chose d’extraordinaire, ils avaient dû être fort surpris… et peut-être effrayés les superstitieux mineurs.

Notre héros soupira, soulagé ; Annette était sauvée !

Par l’imagination, il voyait ce qui se passait là-haut… Il avait dit aux époux Francœur de l’attendre dans son bureau, mais il savait bien qu’ils avaient dû revenir à l’entrée de la mine, après avoir enfermé Guido, pour attendre l’arrivée du char… C’est Étienne Francœur qui recevrait Annette dans ses bras, puis Mme Francœur prodiguerait ses soins à la jeune fille.

Ces braves gens, les Francœur ! Comme ils allaient être inquiets à son sujet à lui, Yvon, et avec quelle anxiété ils allaient attendre l’arrivée du prochain char !…

Yvon se demanda ce qu’il allait faire maintenant… Resterait-il sur cette corniche à la sûreté si problématique, puisqu’elle semblait osciller, au passage d’un char ?…

Ce qu’il lui faudrait faire, ce serait de remonter, ou de descendre, afin de trouver un endroit moins… moins sinistre, pour y attendre le prochain char, lequel, d’après ses calculs, devait monter, dans dix minutes, un quart d’heure au plus.

Ce char… lorsqu’il apparaîtrait, Yvon se dit qu’il procéderait ainsi qu’il l’avait fait, tout à l’heure ; il lui ferait des signaux, avec sa lanterne, puis il sauterait à bord quand il passerait près de lui. Ce ne serait pas facile ; mais ça pourrait se faire. D’ailleurs, c’était là sa seule chance de salut.

Dix minutes… Un quart d’heure… C’est court, à la surface du sol… sous terre, c’est une éternité !

Mais, allait-il monter, ou descendre plus bas, dans l’espoir de trouver un terrain plus solide ?… Remonter ?… Inutile d’y songer seulement ; il savait qu’il ne le pourrait pas… Descendre ?… Oui, ce serait bien plus facile… à reculons… sur ses genoux… Cependant que trouverait-il, en bas ? Était-il certain d’y trouver même une corniche, pour y attendre le char ?… Et s’il n’y en avait pas ?… Si la voie ferrée serpentait entre deux murs abruptes, ou deux abîmes, que ferait-il ?… Que pourrait-il faire ?… Rien… Il se verrait condamné à être écrasé sous le prochain char…

Non. Le mieux, c’était de rester là où il était… La corniche vibrante valait mieux, infiniment mieux, que le centre de la voie ferrée, dans tous les cas…

Occupé à faire ces réflexions, Yvon ne s’aperçut pas d’une chose ; c’était que la lumière de sa lanterne allait s’affaiblissant, d’instant en instant… lorsqu’il en eut connaissance, un cri de véritable désespoir s’échappa de sa poitrine.

— Ciel ! Ô ciel ! se dit-il. Dans ma hâte d’aller au secours d’Annette, j’ai saisi une lanterne au hasard… et celle-ci va manquer d’huile… La lumière s’affaiblit à vue d’œil !… Vais-je être obligé de subir cette horreur d’être retenu ici, dans l’obscurité complète ?… Ô Dieu tout-puissant, ayez pitié de moi !

La lanterne n’éclairait presque plus… Yvon la soupesa… et constata qu’il n’y avait plus d’huile… Elle allait s’étendre… et lui… qu’allait-il devenir ?…

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il. Éloignez de moi cette horreur ! Ne permettez pas que j’aie à endurer pareil supplice’… L’obscurité… l’horrible obscurité de la houillère… Ah ! J’aimerais cent fois mieux la mort !

Mais doucement, la lumière déjà moribonde de sa lanterne s’éteignit !