L’homme de la maison grise/05/01

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 172-175).

Chapitre I

DÉCORS DE NOCES


Des fleurs… Partout, des fleurs… dans le salon, dans la salle à manger, dans le corridor d’entrée et sur chaque marche de l’escalier conduisant au deuxième palier. De véritables banquises, de fleurs, exotiques, pour la plupart, expédiés à grand frais, et payés de la bourse d’un millionnaire.

Seul, en effet, un millionnaire eut pu se livrer à de telles extravagances, à un tel luxe.

Mme Francœur ne reconnaissait plus sa maison, convertie en serre. De plus, recouvrant les planchers des pièces mentionnées ci-haut, du corridor et tout le long de l’escalier, des tapis de velours « dans lesquels on enfonçait jusqu’aux oreilles », disait Étienne Francœur, étallaient leurs couleurs quelque peu voyantes.

Et qui fut entré dans l’église de W… eut vu un déploiement semblable à celui dont nous venons de parler. C’est que, le lendemain matin, à dix heures, aurait lieu un grand mariage ; celui de Luella d’Azur, fille de Richard d’Azur, le millionnaire, à Yvon Ducastel, l’inspecteur de la houillère.

Plus d’un enviait le sort d’Yvon Ducastel. Plus d’un aussi se réjouissait de l’exceptionnelle chance de ce jeune nomme, pauvre, après tout, et que tous estimaient : le lendemain matin, il allait épouser des millions, puis il partirait, le soir même de son mariage, pour un voyage de plusieurs mois, à travers l’Europe… Pourrait-on désirer plus doux sort, plus idéale perspective ?

Pourtant… Ah ! pourtant…

Chez Mme Francœur, dans ces pièces, si luxueuses maintenant, au milieu de ce décor si riant, ce n’était pas toujours des visages gais que l’on entrevoyait… On apercevait, parfois, un visage pâle, navré ; celui du futur marié. En d’autres temps, c’était celui de Salomé, la négresse, effrayant à voir, celui-là, à cause de son expression désespérée, en même temps que rageuse.

Yvon, sans nouvelle d’Annette, depuis deux jours, était dans une inquiétude affreuse.

Salomé, à qui on avait dit, la veille, qu’on n’aurait plus besoin de ses services, était en frais de perdre la raison… Comment ! On voulait la séparer de Mlle Luella, de celle qu’elle avait élevée, elle, Salomé ?… On la chassait, ainsi qu’une servante infidèle ?… Ah ! M. d’Azur n’avait qu’à bien se tenir… Celle qu’on chassait si impitoyablement, n’avait pas dit son dernier mot… Et quand elle parlerait… demain… non, ce soir… on verrait… ce qu’on verrait !

Étienne Francœur, lui aussi, tranchait quelque peu le décor de noces ; il paraissait nerveux, inquiet, mal à l’aise ; comme s’il eut été taloné par une pensée lui causant du remords. C’était lui, Étienne, qui avait, depuis une semaine, apporté à Yvon, trois ou quatre fois, des nouvelles d’Annette, et par la réception, qui avait été faite à ces nouvelles, il savait à quoi s’en tenir sur les sentiments du jeune homme… il savait que celui-ci n’épousait Mlle d’Azur que parce qu’il croyait lui devoir de la reconnaissance, le cœur de « M. l’Inspecteur » appartenait à la pauvre aveugle.

Ah ! si Étienne Francœur avait pu parler ; s’il avait pu dire à Yvon qu’on l’avait trompé !… Mais Nathaline le surveillait de près ; elle le guettait « comme un chat guette une souris »… Il n’avait qu’à se taire… et laisser faire.

Après le souper, ce soir dont nous parlons, pour la dernière fois, Yvon se rendit à son bureau. Il sentait le besoin d’un peu de tranquillité, de solitude ; le brouhaha de la maison l’avait rendu irritable et nerveux. Il n’était que sept heures moins le quart d’ailleurs, et Luella ne devait descendre au salon que vers les neuf heures, vu qu’il lui restait encore certains derniers préparatifs à faire.

Ayant jeté les yeux sur sa montre, au moment de quitter la maison et ayant constaté l’heure peu avancée, il se dit :

— J’aurais le temps de seller Presto et de me rendre à la Ville Blanche prendre des nouvelles d’Annette… Les dernières nouvelles (celles d’hier) n’étaient pas rassurantes ; la pauvre enfant était encore dans le coma… Pourtant, reprit-il, ça ne serait peut-être pas tout à fait selon les convenances cette visite… M. Jacques même n’en approuverait sans doute pas… Non ! Je dois me contenter d’aller à mon bureau, ou je pourrai me reposer la tête un peu… et aussi les oreilles. Allons !

Comme il s’apprêtait à ouvrir la porte de son bureau, il entendit marcher derrière lui, et bientôt, il distingua un homme qui paraissait hâter le pas, dans l’intention de lui parler : c’était Ludger Poitras, l’infirme, dont l’unique enfant, Anita, était morte le soir même de l’attentat à la vie d’Annette et de la descente d’Yvon dans la mine.

— Tiens ! Bonsoir, Ludger ! fit Yvon.

— Bonsoir, M. Ducastel ! répondit l’infirme. Monsieur, reprit-il, je désirerais vous entretenir pendant quelques instants, si ce n’est pas trop vous déranger.

— Certainement ! répondit notre ami. Entrez ! ajouta-t-il, en ouvrant la porte de son bureau et faisant, signe à Ludger de le suivre.

— Je ne vous retiendrai pas longtemps… Seulement, ce que j’ai à vous dire est si important !

— Je ne suis nullement pressé, Ludger… Mais d’abord, dites-moi comment vous vous arrangez depuis… depuis le décès de votre petite… Je voulais aller vous voir, vous offrir mes services…

— Certes, M. Ducastel s’écria Ludger Poitras, je pense bien que vous avez fait votre large part, en ce qui me concerne ! Vous avez envoyé une magnifique couronne de roses, pour déposer sur le cercueil de ma petite Anita… vous avez assisté à ses funérailles… que demander de mieux ou de plus ?… Et c’est en pensant à tout cela… à toutes vos bontés je veux dire, et venant d’apprendre une nouvelle qui m’a excessivement surpris, que j’ai résolu de… de venir vous parler, afin de vous détromper, sur certaines choses…

— Me détromper, Ludger ?… À propos de quoi ?… Que voulez-vous dire ?

— Bien, Monsieur… C’est à propos du « désastre » que je désire vous entretenir.

— Vraiment ?… Parlez, alors ; je vous écoute.

— Ce soir-là donc, ma petite étant devenue plus mal subitement, je n’avais pu la quitter pour me rendre à l’entrée de la houillère, comme les autres, vous le pensez bien. Mais, plus de deux heures après le « désastre » plus de deux heures, remarquez bien, M. l’Inspecteur, Anita s’étant endormie, je partis, à la recherche du médecin…

— Oui ? fit Yvon, ne voyant pas ce qui pouvait beaucoup l’intéresser dans ce récit de Ludger Poitras.

— Ainsi, Monsieur Ducastel, reprit l’infirme, je m’en allais sur le chemin du Roi… Or, à l’endroit où ce chemin rejoint presque la Route Abandonnée, j’ai vu…

— Qu’avez-vous vu, mon ami ? demanda patiemment le jeune homme.

— J’ai vu… Vraiment… peut-être ferais-je mieux de me taire…

— Mais, non ! Continuez ! Il est trop tard pour vous taire maintenant. Qu’avez-vous vu, Ludger ?

— Tout d’abord, je devrais dire que j’ai entendu un bruit qui m’a beaucoup étonné : celui du roulement d’une voiture sur la Route Abandonnée. C’était chose assez curieuse, vous l’avouerez, M. l’Inspecteur, car la Route Abandonnée n’en est pas une qu’on pourrait appeler carrossable. Surpris au-delà de toute expression, je m’arrêtai et je regardai… la voiture passa près de moi, près à me toucher… Un fanal allumé, dans cette voiture, me permit de distinguer deux personnes, assises sur le siège de devant… Ces personnes…

— Vous les avez reconnues ?…

— Oui… Je les ai reconnues…

— Qui était-ce, mon ami ? Et pourquoi hésitez-vous tant à me les nommer ?

— Ah ! C’est que je crains de vous froisser, M. Ducastel ! Voilà pourquoi j’hésite…

— Vous m’intriguez fort, Poitras ! dit Yvon, qui commençait à s’impatienter.

— Je les ai donc reconnues toutes deux, ces personnes, dans la voiture ; l’une d’elles… c’était… Mlle d’Azur… l’autre…

Mlle d’Azur ? Impossible ! Impossible ! Mlle d’Azur ne pouvait être en voiture sur la Route Abandonnée, deux heures après le « désastre », puisqu’elle…

— Je vous dis que c’était elle !… Elle portait encore des traces de son séjour dans la mine ; sa robe me parut être en lambeaux… Sa tête était couverte de sang… Lorsqu’ils passèrent tout près de moi, j’entendis clairement les paroles suivantes, prononcées par une voix d’homme : « lorsque M. Ducastel reprendra connaissance, tout à l’heure, il faut que ce soit vous, Mlle d’Azur, qu’il voie penchée sur lui et lui prodiguant des soins ».

— Je… Je ne… comprends pas… balbutia Yvon. Vous prétendez que c’était Mlle d’Azur… ma fiancée qui…

— Je le jure, Monsieur ?

— Celui qui l’accompagnait… vous dites l’avoir reconnu, lui aussi ?

— Je l’ai reconnu immédiatement ; la lumière du fanal éclairait son visage parfaitement… C’était ce… ce jeune homme de la Ville Blanche… L’loucheux, vous savez…

— Patrice Broussailles ?

— Justement !

— Mon pauvre Ludger, vous vous êtes trompé, ou vous avez rêvé, c’est évident ! Mlle d’Azur le connaît à peine ce garçon.

— Pardon, M. Ducastel ; mais je les avais déjà vus ensemble, sur le chemin allant de W… à la Ville Blanche et ils paraissaient causer intimement tous deux, comme de vieux amis, de vieilles connaissances.

— C’est… c’est incroyable ! murmura Yvon.

— Oh ! Vous avez été trompé, oui trompé, dans cette affaire de sauvetage, le soir du « désastre » !… Mlle d’Azur…

— Je commence à le croire, fit notre ami avec un triste sourire.

— Étienne Francœur… reprit Ludger. En voilà un qui pourrait vous en raconter de belles… s’il voulait parler… Je sais qu’il…

À ce moment, quelqu’un frappa à la porte du bureau.

— Je gage que c’est Francœur ! murmura l’infirme. Il me cherche… Il a peur que je parle…

— Entrez ! fit Yvon, s’adressant à celui qui venait de demander admission.

Étienne Francœur entra dans le bureau. En apercevant Ludger Poitras, il eut l’air fort décontenancé.

— Poitras ! s’exclama Étienne Francœur. Vous ici ! Je vous avais demandé pourtant de… de…

M. Francœur dit Yvon gravement M. Poitras vient de me faire certaines révélations… À votre tour maintenant ! Il paraît que j’ai été trompé, relativement à mon sauvetage de la mine, le soir du « désastre » ?

M. Ducastel… balbutia Étienne Francœur.

— Il faut tout me raconter, tout, mon ami !

— J’ai promis de me taire… D’ailleurs, à quoi sert ?

— Qu’importe ce que vous avez promis ! Parlez ! Je vous somme de parler !

Et Étienne Francœur parla. Il raconta à Yvon Ducastel ce qu’il savait ; il répéta au fiancé de Luella d’Azur le récit qu’il avait fait à sa femme, le soir de son retour de voyage ; on s’en souvient.

— Vous jurez que c’est immédiatement après le « désastre » que…

— Oui, immédiatement après… Je m’en allais prendre le train, M. l’Inspecteur… Mlle d’Azur et son père sont passée tout près de moi ; eux, sur le grand chemin, moi, sur la Route Abandonnée… M. d’Azur boitait… Mlle d’Azur pleurait… Sa robe était en lambeaux et elle saignait abondamment d’une blessure à la tête…

— Ô ciel ! s’exclama Yvon. Tant de mensonges !…

— Des mensonges, M. Ducastel ? Ils n’ont fait que cela mentir, ces gens ! Et puis… je n’ai jamais compris comment vous aviez pu ajouter foi à ce… ce conte, moi, non, jamais !

— La scène avait été si bien préparée, voyez-vous, M. Francœur ! répondit Yvon, d’un ton sarcastique.

— Qu’allez-vous faire, M. l’Inspecteur, à présent que vous savez à quoi vous en tenir ? demanda Étienne Francœur, quelque peu effrayé du résultat qu’aurait ce qui venait d’être révélé. Il est trop tard maintenant pour… pour changer les choses… Vous auriez bien dû vous taire, vous ! s’écria-t-il ensuite, en s’adressant à Ludger Poitras.

— Sans doute, il est trop tard pour entraver le cours des événements, répondit Yvon… du moins, je le crois… Seulement, je retourne immédiatement à la maison, dire ma façon de penser à M. d’Azur.

— Mon Dieu, M. Ducastel… commença Ludger.

— Je vous remercie, mes amis, reprit le jeune homme. Il vaut toujours mieux tard que jamais, vous savez ! ajouta-t-il en souriant.

Ce-disant, il quitta son bureau et se dirigea hâtivement vers sa maison de pension.