L’industrie manufacturière de la France en 1844

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L’industrie manufacturière de la France en 1844
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 714-750).

DE


L'INDUSTRIE MANUFACTURIERE


DE LA FRANCE EN 1844.




I

Une nation grande et puissante comme la France, dont le sol s’étend sur un vaste territoire, fertile dans la plus grande partie, fournit au travail de la production les moyens de s’exercer sous mille formes différentes. Depuis le labeur agricole, qui sert de base et de soutien à tous les autres, jusqu’aux recherches des arts les plus difficiles, les hommes occupent leurs forces et leur intelligence à la création de produits utiles et variés. L’échange journalier de ces produits entre les membres de la grande famille politique entretient un commerce immense et actif, et ce qui ne peut se consommer à l’intérieur devient la source d’un autre commerce, moins considérable à la vérité, mais d’une importance qui ne peut être méconnue. C’est par lui que se développent les liens divers qui nous rattachent aux autres nations civilisées, c’est par lui que nous pouvons porter jusque chez les peuples les plus sauvages les bienfaits des arts et de connaissances plus avancées ; c’est enfin par le commerce extérieur, par la navigation qui en est la suite, par les richesses qu’il procure, par tous les moyens de puissance qu’il met à notre disposition, que, comme état politique, nous consolidons le rang auquel nous avons droit de prétendre.

Le mouvement du commerce extérieur consiste dans l’échange des produits qui surabondent chez nous, après nos propres consommations satisfaites, contre d’autres produits dont nous manquons. Ce mouvement se compose de phases diverses dont nous nous bornerons à indiquer quelques-unes. Ainsi c’est une chose importante pour le pays que de vendre à l’étranger un objet qui a reçu des mains-d’œuvre multipliées, qui a acquis ainsi une grande valeur, si cette valeur est appréciée, et que l’on nous donne en retour des produits qui auront chez nous une valeur supérieure. Il est encore avantageux de créer des produits qui s’adressent à la masse la plus nombreuse des consommateurs de l’étranger, quand même il faudrait pour cela laisser un article dans un état de médiocrité relative et loin de la perfection à laquelle il pourrait atteindre. Il faut enfin arriver à obtenir de l’étranger le plus haut prix possible pour ce qui aura coûté la somme la plus modique de capital et d’efforts.

Les métaux précieux servent à mesurer et numérer la valeur ; il faut que le pays en possède une quantité suffisante pour qu’ils puissent aisément apparaître dans toutes les transactions où la nécessité et même le caprice exigeront leur présence réelle. Quand cette quantité suffisante existe ; le crédit vient se placer à côté pour se substituer au métal et en faire l’office. Cette situation est favorable aux rapports commerciaux, et les affaires se succèdent sans devenir onéreuses. Si cependant les métaux précieux arrivent à être en excès, l’équilibre des valeurs de toutes les choses mises dans le commerce en est rompu, et une perturbation souvent fâcheuse en est la conséquence jusqu’à ce que l’emploi ou l’exportation de ces métaux comme marchandises ait fait cesser le dommage. Si, d’un autre côté, les métaux précieux ne sont pas assez abondans, tout ce qui tendra à les rappeler sera également à l’avantage du pays.

Vers la fin du siècle dernier, les gouvernemens européens et surtout celui de la France, attachant une importance exagérée aux métaux précieux, se montrèrent fort préoccupés de la recherche de la balance du commerce. Quelques-uns la poursuivent même encore. On voulait, en estimant minutieusement et longuement, d’après les prix courans commerciaux, toutes les marchandises dont l’entrée avait été constatée et toutes celles qui étaient sorties, juger par la différence ce que l’on supposait être l’appoint ou la balance fournie en métaux précieux d’un côté ou de l’autre. Les élémens de ce travail étaient trop incomplets, trop défectueux, et trop de circonstances accessoires étaient omises pour qu’aucune induction réelle pût en sortir. Ce n’est pas que la balance du commerce n’existe pas, mais elle peut être plutôt sentie qu’appréciée avec exactitude. Il faudrait, pour l’obtenir, le concours d’un nombre d’explorateurs trop grand pour que l’on parvint jamais à en réunir les travaux, et de nombreuses modifications viennent altérer les chiffres que l’on recueille, quelle qu’en soit l’exactitude.

Ainsi, un commerce spécial entre deux peuples peut être fait pour le compte seulement de l’un des deux qui en recueille seul les avantages ou en supporte les pertes ; puis viennent les transports ou frets, les assurances, les droits à l’entrée et à la sortie, toutes choses qui composent une grande partie de la valeur des marchandises, et qui peuvent être acquises par l’un ou par l’autre des peuples commerçans. Enfin, le commerce de banque et les changes directs ou intermédiaires, les emprunts publics et les actions industrielles, altèrent à chaque instant les résultats par aperçu de la balance extérieure.

Le gouvernement du pays exerce une grande influence sur les résultats du travail et sur l’échange qui s’en fait : à l’extérieur, par les douanes, les prohibitions, les primes, les lois maritimes et les traités de commerce ; à l’intérieur, par les impôts de toute nature dont il ordonne la perception, par les voies de communication, les monopoles et les faveurs qu’il accorde. Son but est toujours de développer et d’exciter le travail ; mais les moyens auxquels il se rattache sont-ils toujours heureux ? C’est ce que l’exposition qui vient de se clore nous a engagé à examiner.

La France est venue, pendant deux mois, assister à l’exposition des principaux produits de l’industrie nationale. Les étrangers sont accourus de tous les pays pour prendre part à cette solennité, et joindre leurs acclamations à celles de nos concitoyens. La foule empressée a manifesté une admiration chaque jour plus vive. La saison la plus belle de l’année, un ciel presque constamment favorable, la fête au milieu du travail, l’éclat et le choix des objets présentés, tout a concouru à charmer et séduire les esprits les plus rebelles. Cependant, aujourd’hui que le bruit a succédé au silence, que ces richesses réunies sont de nouveau dispersées, l’entraînement peut faire place à la réflexion, et l’esprit, plus libre, est maître de se livrer à quelques considérations sur les avantages réels ou imaginaires que la répétition des expositions industrielles peut avoir pour le pays et pour les exposans.

Il y a déjà dix ans que, dans ce même recueil, et à l’occasion de l’exposition de 1834, nous essayâmes d’apprécier le mouvement industriel de la France[1]. Les fêtes de juillet furent alors l’occasion de l’exposition et le prétexte sous lequel un but de politique intérieure se trouvait dissimulé. En voyant ce qui se passait autour de nous ; nous ne pûmes nous défendre de jeter un coup d’œil rapide sur les tendances du pays au milieu des dernières vagues frémissantes de la révolution dont un si court espace nous séparait. Les hommes et les choses furent jugés, comme nous les vîmes alors, et avec une impartialité si rigoureuse, qu’après une longue période, nous trouvons que nos opinions n’ont subi aucun changement. Nous examinâmes les causes qui avaient motivé les premières expositions, et qui les ressuscitaient inopinément après une interruption de sept ans. Puis, dans un but d’utilité plus immédiate, nous essayâmes de comparer la part dont notre industrie nationale se trouvait en possession sur les marchés lointains, avec celle qui était le partage de l’industrie de nos rivaux, et nous dûmes souvent déplorer l’infériorité de nos débouchés. Sommes-nous parvenus aujourd’hui à conquérir la place à laquelle nous devions aspirer ? Notre industrie s’est-elle révélée au monde comme entrée dans cette voie solide et ferme qui lui garantisse le succès ? Nous craignons qu’il n’en soit autrement ; nous n’entendons pas disputer le mérite à qui l’on a décerné de si éclatantes récompenses ; des juges intègres et honorés pour leur savoir n’ont laissé de doute dans l’esprit de personne. Ce que nous voulons rechercher, ce sont les causes qui nous retardent, et l’avenir que nous réserve la direction imprimée au travail.

L’on peut appliquer le nom d'industrie[2] à tous les travaux produits sous l’inspiration de l’entreprise et de l’étude. L’industrie touche d’un côté à l’agriculture, qui en est elle-même la première branche ; elle se termine de l’autre aux beaux-arts, à qui elle prête un aide puissant et qui la récompensent en la guidant et l’éclairant. L’exposition des Champs-Élysées a donc pu admettre entre ces limites tout ce qu’il était possible de transporter et de loger. Cependant il a fallu se restreindre, porter son choix sur ce qui était l’objet d’une fabrication ou d’une manufacture, donner en conséquence la préférence à ce qui exigeait le concours d’hommes se prêtant une aide mutuelle. Telle s’est présentée l’exposition, incomplète nécessairement, mais grande, radieuse, brillante, entraînant après elle même ceux qui doutent encore de son utilité.

Rien, en effet, n’est plus controversable que les avantages sérieux et réels de l’exposition. Elle procure, il est vrai, une satisfaction vive aux ministres et aux hommes puissans qui sont chargés de la diriger et d’en faire les honneurs. Leur importance s’en accroît momentanément, et combien sont nombreuses les occasions de se créer des amis ! Pour le prince, sa famille et sa suite, quelle jouissance n’est-ce pas de devenir pendant quelque temps comme associés, sans embarras, à tous les mystères et à tous les procédés des arts que l’on s’empresse de leur expliquer, et qui sont pour eux le sujet de tant de paroles aimables et gracieuses, paroles dont l’effet n’est jamais perdu et dont le souvenir sera précieusement gardé dans le canton de la France où il sera transporté ! Viennent ensuite les citadins empressés autour de ce qui est spectacle et montre, se groupant devant les mêmes objets qui n’attirent pas leurs regards dans les magasins de nos boulevards et de nos rues, et enfin les explorateurs, dont les uns décrivent et les autres examinent les merveilles exposées.

Nous avons déjà eu occasion de le dire, comme foire européenne, comme bazar immense, l’exposition peut servir quelques industries, appeler sur elles l’attention qui les négligeait, leur conquérir plus aisément des consommateurs : elle devient utile surtout aux manufacturiers nouveaux en produisant leurs noms, et la même cause y retient les manufacturiers anciens, qui ne peuvent déserter le camp où leurs rivaux paraissent ; mais aussi pour tous que de temps perdu, que d’affaires négligées, que de frais en pure perte ! La justice du jury et la bienveillance de l’autorité accordent, il est vrai, des médailles et des mentions honorables qui recommandent la production auprès du public ; mais comme presque tous arrivent à une distinction, et que le monde insoucieux ne s’enquiert pas des classes diverses, il s’ensuit que personne n’est précisément distingué. Que s’il s’agit de récompenses d’un ordre plus élevé, il est rare que celui qui les obtient ne soit pas déjà par sa situation une personne assez considérable pour avoir fixé les regards du pouvoir. Le sort d’une manufacture utile ne nous paraît donc dépendre en aucune façon du maintien des expositions, et si la fabrique est dirigée avec habileté, il est des cas nombreux où le grand jour lui sera fatal.

Nous ne sommes pas seuls à partager l’opinion que nous exprimons ici : ou l’article envoyé n’indiquera, quoique de bonne qualité, aucun progrès marquant, et alors il n’ajoute rien à la réputation dont jouit le producteur ; ou cet article se distingue par quelques qualités nouvelles, et dans ce cas qu’arrive-t-il ? Le public, peut-être, sera mis à même de mieux l’apprécier ; mais les rivaux du producteur, plus habiles, et plus intéressés que le public, s’empresseront à l’envi de reconnaître par quels procédés particuliers on a pu arriver à la perfection qu’ils voient accueillie. Cette leçon donnée leur profitera, et sans avoir eu les chances des expériences à faire, les frais plus ou moins grands des tâtonnemens, ils se trouveront de plain-pied les égaux de celui qui les avait devancés. Puis viendront les investigations du jury dont l’enquête se poursuit dans les moindres détails et veut tout savoir pour tout apprécier. Arrivera enfin, mais non la moins dangereuse, l’exploration de l’étranger qui vient s’éclairer par la comparaison de tant d’objets réunis, et importe chez lui le résultat de nos découvertes et de nos veilles.

Telle est la perplexité du fabricant français d’un côté la louange et la récompense qui la suit, la vanité, disons-le, plus ou moins satisfaite, l’espoir incertain de débouchés nouveaux ; de l’autre les frais, l’abandon de ses affaires, la communication presque certaine à ses rivaux de ses moyens particuliers de réussite. Faut-il donc s’étonner de la répugnance que tant de fabricans éclairés témoignent pour les expositions ? Doit-on s’émerveiller par exemple que la fabrique de Lyon et celle de Roubaix n’aient envoyé que des étoffes déjà passées dans le domaine public, usées, pour ainsi dire, sous le rapport du goût ? Est-ce que leur ruine n’était pas attachée à la divulgation de leurs produits les plus actuels, de ceux que la saison prochaine doit révéler ? Les succès de la plupart des industries dépendent du secret ; l’homme industrieux qui aura inventé un objet qui peut plaire et attirer l’acheteur doit être en possession d’une espèce de monopole temporaire pendant lequel la vogue le dédommage de ses travaux, et qui cesse lorsque la tourbe des imitateurs vient partager sa récompense.

Les expositions ont pu être utiles au sortir de notre première révolution, lorsqu’il convenait de rassurer le pays et de lui prouver que tout esprit d’industrie n’avait pas péri dans la tourmente : elles ont pu servir encore les vues du chef de l’empire ; depuis, il est permis de discuter leur mérite. Quant à nous, nous croyons qu’une exposition où l’on pourrait, même à grands frais, réunir les productions de l’industrie étrangère, si elle flattait moins notre amour-propre national, nous serait un sujet inépuisable d’émulation et d’enseignement. Dans une pareille exposition, il ne s’agirait uniquement que de l’industrie étrangère, de ses produits et de la recherche de ses débouchés. Nous formons quelquefois le vœu que le pays sous ce rapport le plus avancé, la Grande-Bretagne, en vînt à se décider à ouvrir un concours à l’instar de celui qui vient de se fermer en France ; mais nous doutons que ses fabricans répondissent à la voix qui les inviterait : chacun d’eux voudrait étudier ses concurrens, comme déjà ils viennent de le faire chez nous ; aucun ne voudrait servir de sujet d’étude.

Une longue paix, les populations croissantes, une application mieux raisonnée des forces des hommes aux arts agricoles et industriels, a augmenté partout la masse des produits destinés aux besoins des nations. La richesse s’est trouvée représentée sous toutes les formes échangeables, et le crédit, se développant à sa suite, a déterminé des efforts chaque jour nouveaux. L’entreprise a calculé les avantages qui pouvaient être réalisés par le travail en commun et sous la direction d’une seule volonté. Toutes les fois que l’artisan ne s’est pas trouvé dans l’obligation d’un rapport direct avec le consommateur, il a dû se retirer et faire place au fabricant. Il n’est presque plus besoin de commander à l’avance, si ce n’est pour quelques objets spéciaux ; l’on trouve partout et tout prêts tous les objets dont le besoin peut se faire sentir. L’extension donnée aux manufactures diminue le prix de revient, et la spontanéité du désir promptement satisfait augmente les consommations, qui souvent n’auraient pas eu lieu, s’il eût fallu les soumettre à la discussion et surtout à l’incertitude d’une satisfaction future. Telle est la voie où tous les peuples sont entrés, et les conséquences en ont été importantes.

Quel que soit le génie inventif et appliqué de ses habitans, la France n’est arrivée que sur un petit nombre d’objets, et non tous des plus importans, à cette perfection industrielle où ses rivaux l’ont devancée. Les choses où elle excelle sont surtout celles qui dépendent de ce sentiment presque indéfinissable que l’on nomme le goût, puis aussi celles qui veulent être aidées par le concours de la science, et où les hommes éminens qu’elle possède ont pu la guider. Cette part est belle assurément ; cependant ce n’est pas celle qui, dans les relations avec les nations étrangères, peut mettre de notre côté la balance de la fortune publique. Les arts utiles qui s’occupent davantage des produits nécessaires à tous les peuples, et chez les divers peuples aux classes les plus nombreuses, sont justement ceux où nous sommes restés inférieurs.

Sans doute on ne peut considérer comme une chose fâcheuse que généralement en France le prix de la main-d’œuvre dans nos fabriques soit assez élevé pour qu’une aisance relative d’accord avec notre climat et les besoins de la vie soit le partage des classes laborieuses. Il vaut certes mieux que le prix de l’objet produit soit plus élevé, quand quelque désavantage devrait en résulter, et ne pas voir dans notre patrie s’établir la misère et l’avilissement des ouvriers, tels qu’on peut les trouver dans des contrées voisines. Mais la main-d’œuvre n’est pas le seul élément de la production ; les machines et les métiers nécessaires, les agens moteurs qui déjà ont exigé l’emploi de machines-outils antérieurs, sont trop chers en France, et nos progrès sont loin de répondre à nos besoins.


II

L’exposition nous a révélé des progrès immenses dans la fabrication des machines-outils, destinées à servir de générateurs aux métiers employés plus immédiatement aux fabrications. Pourquoi ces améliorations ont-elles tant tardé, pourquoi ne sont-elles pas plus générales et plus importantes ? C’est là certainement une grave question. Pendant long-temps on ne fondait pas de manufactures, parce que l’on manquait de mécaniciens pour les établir à un prix modéré ; d’un autre côté, il fallait enfouir de tels capitaux dans la création des ateliers de mécanique que des demandes faibles et incertaines ne suffisaient pas à en provoquer l’établissement. Modèles, ouvriers, matériel, que de choses à rassembler avant d’être prêt pour la moindre commande ! À ces difficultés venaient se joindre la rareté des métaux secondaires dont la nature nous a si pauvrement dotés, le haut prix comparé de la fonte et du fer, le défaut ou le manque de nos voies de communication pour le transport des combustibles ; il a fallu surmonter tout cela, et, aujourd’hui que la situation s’est améliorée, on ne pourra refuser son admiration aux hommes courageux qui se sont mis en mesure d’aider les autres industries. Espérons que, le mouvement enfin établi, nous pourrons monter des manufactures, puisque nous possédons des mécaniciens à même de répondre à leurs besoins, et que ces derniers auront des travaux assurés par le développement de l’esprit d’industrie.

Le fer et le combustible sont les élémens premiers de toute industrie. Il faut, pour que nous puissions lutter avec l’étranger, que le fer soit abondant et partout à bas prix, et c’est à cette situation que les actes, non l’intention du gouvernement, ont été constamment défavorables. On a, il est vrai, protégé par un tarif élevé la production française contre l’importation étrangère, et il en est résulté un mouvement d’émulation et de concurrence qui a conduit les maîtres de hauts-fourneaux, de forges et d’usines diverses, à rechercher d’un côté les économies possibles, de l’autre l’amélioration des procédés. La fabrication du fer a donc fait de grands progrès, mais elle a été loin de recueillir toujours la récompense de ses efforts. La protection dont on l’entourait est venue profiter outre mesure et dans une tout autre proportion au propriétaire de forêts ; c’est lui qui sans risques et sans travaux a obtenu l’avantage le plus certain.

En 1819, on a fabriqué en France :


110,500 tonnes de fonte au charbon de bois
2,000 tonnes de fonte au coke.
112,500 en total
73,200 tonnes de fer au charbon de bois.
1,000 tonnes de fer à la houille tant exclusivement que partiellement
74,200 en total


En 1842, la production est arrivée


297,174 tonnes de fonte au charbon de bois
102,282 tonnes de fonte au coke.
399,456 en total
109,795 tonnes de fer au charbon de bois.
175,029 tonnes de fer à la houille.
284,824 en total.


Jusqu’en 1828 pour la fabrication de la fonte, et jusqu’en 1833 pour celle du fer, l’augmentation du combustible minéral a été très lente ; c’est à dater de 1829, que la loi d’indemnité ayant versé des capitaux considérables dans la classe des grands propriétaires, les forêts, recherchées comme placement, acquirent une valeur relative très élevée, et le cours des bois à exploiter s’en ressentit. Le minerai de fer est très libéralement répandu par la nature sur la surface du sol français ; mais certains gîtes, fort importans par leur masse et leur bonne qualité, se trouvent loin des mines de houille, et seulement à portée de forêts consacrées de tout temps à leur exploitation. Là, les maîtres de hauts-fourneaux et de forges se sont trouvés à la merci des propriétaires de bois, l’imperfection ou le manque de voies de communication pour la houille interdisant encore tout appel à un changement de méthode. Aussi trouve-t-on que, de 1829 à 1840, le prix du charbon de bois, dont l’usage pour la fabrication du fer est indispensable, a doublé en Franche-Comté, dans les Vosges et dans la Haute-Marne, pays si riches en forêts. La concurrence des consommateurs y a contribué, mais les efforts des ministres des finances qui se sont succédé ont été le véritable principe du mal. L’état, héritier par succession des droits de la conquête franque sur la plus grande partie des forêts de l’ancienne Gaule, a agi dans leur aménagement comme un bourgeois économe qui n’a d’autre souci que d’élever le prix de la chose que seul il peut offrir à la concurrence des acheteurs. En Angleterre, dans le même temps, le charbon et le minerai, distribués largement par la concurrence des vendeurs, ont permis aux hommes entreprenans un immense développement de l’industrie, et c’est de la flamme des usines de cette île brumeuse que sont sortis les moyens d’acquérir la puissance souveraine qui régit la moitié du globe.

Les élaborations principales et accessoires du fer et de la fonte, la conversion de ces matières en acier, en tôle, en verges, en grosse taillanderie, etc., accroissent encore l’emploi du combustible. En réunissant ces divers travaux au traitement des matières premières, l’administration des mines trouve que l’on a consommé, en 1842, pour 45 millions 500 mille francs tant de charbon de bois que de bois, et pour 15 millions de houille, de coke, etc. C’est pour le bois un cinquième de plus qu’il y a dix ans, et pour les combustibles minéraux une augmentation de deux cinquièmes.

La fabrication du fer est une question de richesse et de puissance pour la France. Il faut que le fer soit abondant et à bas prix pour que notre industrie puisse lutter avec les industries étrangères ; il le faut encore pour que l’agriculture ait de meilleurs instrumens et concoure de son côté à rendre la vie plus facile aux classes les moins aisées. Après l’état, on trouve comme possesseurs des forêts la liste civile, les communes et un petit nombre de grands propriétaires. Ces derniers suivent l’impulsion qui leur est donnée d’en haut et quelquefois la provoquent au moyen de leur influence politique. C’est par le fait un monopole qui s’établit et abuse de sa situation, car le producteur de fer ne peut lui échapper. Il serait de la sagesse du gouvernement d’amener par la réduction des mises à prix de ses coupes de bois un abaissement qui ne rendît pas vains, pour les consommateurs et pour les producteurs, les progrès que l’esprit d’ordre et d’économie, aidé par la science, a obtenus depuis quelques années. Des soins extrêmes sont pris pour qu’aucun effet utile ne soit perdu dans la série des opérations métallurgiques, et sans doute le dernier mot n’est pas dit dans le résultat des améliorations, mais il ne faut pas que ce soit seulement pour le profit du propriétaire du sol.

La France fait chaque jour de plus grands progrès dans la voie du travail, et toutes les professions utiles sont respectées et honorées à mesure que l’oisiveté perd de son crédit ; mais ni la véritable agriculture, ni la véritable industrie, ne réside dans la simple administration du propriétaire de la terre ou du capital, qui se borne à surveiller le fermier ou l’exploitant. Celui-là n’opère pas par lui-même, il profite seulement de la rivalité des travailleurs et d’une meilleure entente des travaux, dont la conséquence a été des produits plus importans. Le fermage a partout augmenté ; la terre, à chaque mutation, a acquis une valeur vénale plus considérable, et cette réaction incessante, à laquelle aucun obstacle n’est venu s’opposer depuis trente ans, fait que chaque nouveau propriétaire se plaint du faible intérêt que rend la terre, lutte contre tout ce qui pourrait le réduire, et réclame toutes les mesures qui peuvent l’augmenter.

Le taux de l’intérêt, loyer ou usure des capitaux mobiliers, a éprouvé de graves modifications, il s’est abaissé avec le concours d’une sécurité, plus grande, d’un crédit plus étendu ; mais comme cette partie de la confiance publique reste toujours accompagnée de quelques chances, ce taux est encore supérieur à celui du loyer de la terre. Néanmoins l’on voit qu’à mesure que les richesses se forment et s’accumulent dans la même main, l’homme qui arrive à la fortune engage généralement, une partie de son avoir dans la possession de la terre. D’un autre côté, l’agriculteur véritable, l’homme qui laboure et bêche, s’il peut réaliser quelques économies, se hâte de les échanger contre le morceau de terre qu’il trouvera à sa disposition. Celui-là aussi n’a point d’égard au fermage qu’il serait possible d’obtenir ; il confond dans son esprit le loyer avec la rémunération du travail qu’il se dispose à appliquer à sa nouvelle acquisition, et dont il fait peu de compte. Il trouve ainsi son affaire avantageuse, tandis que le simple propriétaire doit rechercher toutes les occasions d’élever le taux de la redevance dont il a à traiter, et fait en sorte d’obtenir la plus forte part dans l’augmentation des produits, soit en valeur, soit en quantité.

L’état, les communes et la haute propriété ont donc été, avec des erremens différens, les véritables auteurs du maintien d’un prix relativement élevé pour les fers, et c’est en luttant contre eux avec toutes les ressources de l’activité et de la science que les producteurs de fer ont amélioré une situation si difficile, en succombant parfois dans le combat. L’état maintenait la protection contre le fer étranger ; mais par la mise à prix des coupes de bois, il ajoutait chaque année quelque chose au prix de revient du fer national. Chaque jour aussi la concurrence intérieure, la nécessité et le niveau atteint des droits protecteurs déterminaient une baisse du prix vénal au détriment du fabricant.

L’abaissement du prix du fer, qui se poursuivra plus vivement encore du moment où le gouvernement consultera le véritable intérêt du pays et non pas seulement le besoin de ses ressources journalières, a déjà produit une partie des heureux effets que l’on devait en attendre. La France s’agite en remarquant les pas rapides que toutes les nations font dans la voie de l’industrie et du travail. Les hommes capables se trouvent excités par l’impulsion publique, et malgré les insuccès de quelques-uns, les autres n’abandonnent pas la carrière. Dans le nombre, nous mettons donc au premier rang les mécaniciens, en leur tenant compte des entraves qui les arrêtent. Nous savons bien qu’une exposition publique ne saurait guère avoir lieu dans un pays voisin, car tout le pays est à la fois une exposition, et chaque comté, chaque bourg de l’Angleterre durait ses merveilles d’art et de mécanique à produire ; mais nous avons déjà comme garant de l’habileté de nos constructeurs de machines la demande de l’étranger qui en a tiré de France en 1837 pour environ 1 million 800 mille francs, en 1842 pour près de 4 millions 600 mille francs, et en 1843 pour près de 5 millions 400 mille francs. L’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Russie, l’Allemagne, presque tous les pays voisins, ont concouru à cette demande. Notre exportation en autres ouvrages dont les métaux sont la base, en fer, fonte, cuivre, etc., s’est élevée à 7 millions 458 mille fr. en 1842, et à 8 millions 725 mille fr. en 1843. Ces sommes sont encore faibles ; nous les citons parce qu’elles indiquent la voie où nous entrons.

En possession de machines à planer, tourner, tarauder, étirer, découper de toutes manières la fonte, le fer et la tôle, nous ne craindrons plus de manquer des outils de la production. Toutes les machines qui ont été exposées étaient exécutées avec la netteté et la précision que réclameraient les instrumens les plus précieux destinés aux sciences mathématiques, condition indispensable aujourd’hui que le principe de la vie et du mouvement de ces forces puissantes est généralement puisé dans la vapeur, cette grande auxiliaire de l’homme mais en même temps puissance exigeante, brisant tous les obstacles qui voudraient la faire dévier de sa route.

L’exposition n’offrait pas de local suffisant pour que les machines à vapeur pussent s’y produire dans toute leur magnificence. Elles n’y ont été admises en effet que sur échantillons ou comme spécimen de systèmes divers. Cela a suffi pour démontrer que nous n’avions plus rien à souhaiter sous le rapport de la perfection.

Une foule d’inventions variées, dont la conception a pour but d’aider ou de préparer les travaux des hommes, ont frappé tous les regards. Quelques-unes sont dues au génie national, un plus grand nombre sont d’origine étrangère, mais heureusement imitées. On ne peut s’étonner de ce que nous sommes souvent réduits à emprunter, car nous ne sommes pas poussés par le stimulant de la demande, qui force à la recherche de toutes les économies possibles dans la fabrication. Nous allons lentement, surtout avec l’incertitude d’un amortissement pour un capital industriel, toujours si onéreux à créer. Il est facile de juger que, sans l’existence des causes qui ont retardé chez nous le développement de l’industrie du fer, nous aurions fait de tout autres progrès dans l’avancement des arts mécaniques.

Les nations modernes, produites par les migrations, les conquêtes, les réunions et les fusions que l’histoire a la mission de nous retracer, ont cependant, au milieu de ces élémens divers, conservé quelques-uns des traits les plus saillans des principales races auxquelles elles se rattachent. En dépit des individualités sans nombre qui s’écartent de la masse, le caractère d’un peuple se définit aisément, et il est aisé d’en généraliser les défauts et les qualités. Dans la poursuite des travaux industriels, nous sommes prompts à entreprendre, faciles à décourager ; doués d’un esprit inventif, nous abandonnons aisément les découvertes que nous faisons pour les rechercher de nouveau quand l’expérience de nos rivaux a montré le parti utile que l’on peut en tirer. Cependant une chose qui est reconnue du monde entier, c’est que nous apportons dans la pratique des arts cette qualité précieuse que l’on appelle le goût et que l’on sent plutôt qu’on ne l’explique. En inventant comme en s’appropriant les inventions d’autrui, le Français cherche à donner à l’objet qu’il produit cette juste proportion dans la forme, cette heureuse harmonie dans le choix des couleurs, qui procurent à l’esprit observateur cette satisfaction qu’en-deçà on serait lourd ou grossier, qu’au-delà on pécherait par le défaut contraire. Si parfois un excès d’élégance entraîne vers la mesquinerie, si encore la séduction de l’étrangeté emporte vers des formes bizarres, le goût national arrive pour rectifier ces erreurs du fabricant, et les produits français reprennent bien vite la place qu’ils doivent occuper. C’est sous ce rapport que les expositions faites en France se montrent surtout remarquables.

Le goût s’appuie en France sur une disposition naturelle à la culture des beaux-arts. Dans la capitale et dans les villes principales, l’attention des classes les moins aisées se porte avec avidité sur les produits nouveaux que chaque année enfante. Le peuple apprend à voir et à juger, et, malgré le renouvellement incessant des hommes de labeur dans les villes par les habitans incultes des campagnes, le sentiment des arts se fraie un chemin dans les intelligences les plus bornées, et concourt à amener à la perfection de nombreux articles de notre industrie.

Les bronzes, par exemple, comme article de commerce, ne sont pas un objet méprisable, et ils forment en valeur la moitié de nos exportations en métaux ouvrés. Les travaux du dessin, du moulage, de la fonte, de la ciselure, de la dorure et des autres accessoires, assurent une large part à la main-d’œuvre. Nos principaux fabricans sont en possession de faire pénétrer dans tous les pays les œuvres admirables qui sortent de leurs ateliers. L’art français reçoit le tribut des classes supérieures et des classes riches du globe entier, et la part du mauvais goût, de l’afféterie et de la petite manière devient moins grande chaque année.

Notre orfèvrerie est également à l’abri de toute rivalité. Quelquefois obligée de sacrifier au goût bizarre et singulier des peuples étrangers, elle laisse néanmoins sentir la modification que la main française lui imprime. Les contours s’épurent et deviennent élégans, la ciselure brillante achève de donner la vie et de porter dans les détails la grace qui fait valoir l’ensemble. De véritables chefs-d’œuvre de dessin, d’art et d’assemblage de métaux ont marqué cette exposition, et justifient la vogue qui s’empresse auprès de nos artistes fabricateurs. Leur émulation les a portés vers l’étude de l’antique, vers les caprices variés des diverses périodes du moyen-âge, leur a fait aborder les recherches de l’art indien, réunir les oppositions des divers métaux précieux à l’éclat des pierres précieuses, et toujours le succès de leurs entreprises a scellé la confiance que leurs talens inspiraient à l’avance. Une exportation annuelle et presque régulière de dix à douze millions en orfèvrerie, bijouterie, coraux et plaqués, indique le cas que l’étranger fait de nos travaux. Le procédé galvanique de la dorure et de l’argenture des métaux, appelé à prendre une grande extension, ne peut manquer d’accroître considérablement les avantages dont nous sommes déjà en possession.

Nous recevons de l’étranger, avec déclaration en douane et indépendamment de la contrebande, pour cinq à six millions d’horlogerie de toute espèce, et nos exportations restent au-dessous de deux millions. On jugera par là combien la fabrication française est loin de répondre à nos besoins. Nous n’entendons pas ici juger des exceptions honorables qu’il faudrait mentionner ; mais les noms français ont si peu de faveur, que la plupart des pièces exportées doivent être signées d’un nom étranger. Cette circonstance est, au reste, quelquefois plus heureuse que loyale, car nous avons la mémoire récente d’un capitaine de navire français qui, exportant des montres à la Chine, ne demandait au fournisseur autre chose, si ce n’est que les mouvemens et les aiguilles pussent se maintenir ensemble jusqu’après l’arrivée du navire à Canton. Le procès qui s’en est suivi n’a été qu’un des nombreux épisodes de ce malencontreux commerce de pacotille, qui a tant contribué à discréditer le commerce français sur des points éloignés.

La fabrication des instrumens de précision, de mathématiques, de physique et d’optique, celle surtout des phares maritimes qui rassurent le navigateur contre les dangers des côtes, ont reçu des louanges méritées. Les sciences trouvent à se pourvoir amplement de tous les auxiliaires qui assistent l’homme dans les travaux qu’il entreprend pour reculer les bornes de nos connaissances.

Nous sommes inférieurs à l’Angleterre dans la coutellerie ordinaire à l’usage de toutes les classes, pour laquelle la bonté et la solidité suffisent, et doivent être unies à des prix fort modérés. Notre système de fabrication par le travail isolé est peu favorable à cette branche, qui s’améliore lentement. Quoique nous réussissions mieux dans la coutellerie fine, sauf une trop grande légèreté due à la recherche de l’élégance, nos exportations presque régulières se bornent à une valeur annuelle de 1,200,000 francs. C’est à peu près aussi le chiffre de nos exportations d’armes de toute espèce, dont deux tiers en fabrication de choix et un tiers en armes de traite. L’exposition ne nous a guère révélé que ce qui tient aux efforts dictés par le luxe ou par un choix particulier.

La coutellerie et les armes sont au nombre des articles importans d’exportation de l’Angleterre ; cependant les manufacturiers de Birmingham et de Sheffield se sont empressés de venir explorer nos produits. Ils confessent avoir recueilli dans leur visite, au profit de leurs établissemens, des observations utiles et intéressantes, que personne ne pourrait réunir par des démarches réitérées dans les magasins de vente. Ils rendent au travail français une pleine justice, mais ne peuvent concevoir aussi aisément les causes qui nous obligent à maintenir des prix excessifs pour tant d’objets utiles dans tous les détails de la vie, et pour les emplois où le fer se substitue graduellement à d’autres matières, comme par exemple les lits en fer.

La fabrication du fer est, comme on l’a vu, quadruplée en France depuis un quart de siècle. Elle commence à être plus en rapport avec nos besoins ; mais le prix est encore trop élevé. L’application du fer à une foule d’emplois est sans limites possibles ; aussi, à mesure que nous ferons des progrès, verrons-nous se développer des branches d’industrie fort arriérées encore, telles que la coutellerie et les armes, la clouterie, la quincaillerie, tant fine que commune, toutes choses pour lesquelles nous sommes dépassés par l’étranger.

A la suite des industries importantes que nous venons de signaler, il s’en trouve quelques autres d’un grand intérêt et qui touchent de très près au bien-être intérieur que les hommes recherchent dans leur domicile. En première ligne est la fabrication des meubles, et même celle des instrumens de musique, que nous ne devons considérer que sous leur rapport commercial. Là encore se rencontre la manifestation du goût français, avec ses recherches et ses études.

Les nations civilisées attachent une certaine importance à ce qui fait l’ornement intérieur et la commodité de leurs demeures. Le climat, qui nous tient renfermés chez nous pendant des heures si longues, nous a rendu nécessaire une variété infinie d’objets que ne peuvent apprécier les habitants des pays chauds. Non-seulement nous voulons que nos meubles soient commodes, mais encore que les formes et l’aspect nous en soient agréables, et dans nos tentatives pour y parvenir, nous sommes entraînés par l’esprit de changement. La mode, qui a remplacé le dessin pseudo-romain par celui du moyen-âge et de la renaissance, a produit une grande variété dans les formes des ameublemens. Elle a appelé le concours de la sculpture sur bois, de la ciselure des métaux, de la dorure, et parfois de l’application d’étoffes ou de matières précieuses. L’encombrement et les frais de transport empêcheront toujours que l’étranger s’adresse à la France pour autre chose que pour des objets de prix ; mais dans cette occasion, nous gardons nos avantages, et les exportations ont été, en 1843, de 3 millions pour les meubles ; 1,200 mille francs pour les instruments de musique.

Les arts de la sellerie et du carrossier étaient peu représentés à l’exposition, et cependant ils sont au nombre de ceux qui ont fait le plus de progrès. Avec la baisse des fers et des aciers et une meilleure entente de la mécanique, on a amélioré toutes les parties de ce service important, et chez l’étranger on commence à apprécier le travail de nos ouvriers ; aussi l’exportation de 1843 est-elle déjà de 13 à 14 cent mille francs.

L’art du verrier et celui du potier sont au nombre de ceux dont la marche progressive peut être remarquée. Nos glaces n’ont point de rivales ; après une longue hésitation, nos cristaux commencent à se montrer dignes de lutter avec ceux de la Bohème, de Venise et de l’Angleterre, et on ne pourrait sans être blâmé s’abstenir de mentionner les disques de flint-glass de grande dimension qui promettent de nouveaux progrès à l’astronomie. Ces articles ont fourni en 1843 à une exportation de 3 millions 200 mille francs, et il est vraisemblable que leur succès s’accroîtra.

L’exportation des porcelaines a été, en 1843, de 2 millions et plus pour la porcelaine ordinaire, et de 7 millions pour la porcelaine fine. En tout 9 millions ; ce qui est une augmentation sur 1841 et 1842.

L’usage, dans les classes aisées, d’une poterie qui réunit aux avantages d’un prix modéré ceux de la propreté la plus grande, susceptible de devenir un objet de luxe en recevant l’application de la dorure, celle des peintures les plus précieuses et des ornements les plus gracieux, gagne chaque jour. De la faïence on a passé à la terre de pipe, et aujourd’hui la porcelaine a pénétré jusque dans les auberges de village. Nous continuons à fabriquer de bonne et belle porcelaine. C’est un des arts qui tend le plus à se développer ; toutefois, en recherchant l’originalité de formes nouvelles, il est souvent arrivé au lourd et à l’incommode. Cela nous a paru aussi une pauvre idée que celle de l’imitation des chinoiseries. Le type chinois n’est recherché que parce qu’il indique pour le possesseur une rareté relative, effet de l’éloignement et de la difficulté ; dès qu’on le verra descendre dans le domaine de tous, la mode s’en retirera, et les frais d’une entreprise excentrique seront aventurés. Quelle haute préférence nous donnerions aux efforts de laborieux fabricans qui chercheraient à établir dans la poterie plus usuelle, dans celle qui doit être encore long-temps destinée aux classes pauvres, un rapport suffisant entre le bas prix, la solidité et cette appropriation aux usages de la vie qui est elle-même de bon goût sans recourir à l’étrangeté. C’est par là que nous péchons, et la majeure partie de nos populations en est réduite à des ustensiles de terre grossière dont nous regrettons cependant de n’avoir pas vu les types, plus nombreux à l’exposition, du moins assez pour que l’on pût juger de la situation réelle, dans les diverses contrées de la France, de l’un des arts les plus utiles. Une exposition spéciale qui réunirait des échantillons de tout ce qui se fabrique en France contribuerait peut-être à éclairer les divers manufacturiers sur les ressources qui sont à leur portée. Les effets de la concurrence seraient là moins à redouter.

Toutes les professions tenant à être représentées à ce grand concours de l’industrie, beaucoup d’entre elles n’ont pu y parvenir qu’en alléguant ou produisant une méthode d’amélioration ou d’innovation sur ce qui se pratique ordinairement. Cela s’est principalement rencontré dans les arts secondaires qui tiennent à la construction des édifices. La fabrication des tuiles, de la terre cuite, des appareils de chauffage, de menuiserie de parquets, des stucs et des marbres factices, l’emploi sous toutes les formes des bois, des métaux et du marbre, exigeraient des volumes pour être seulement indiqués ; mais presque tous ces objets ne sont pas susceptibles d’un commerce de mouvement. Leur emploi presque exclusif dans la localité où ils se produisent nous empêche de nous y arrêter, bien que chacun d’eux soit appelé à satisfaire un besoin ou une fantaisie et contribue à marquer notre ère de civilisation. Il en est autrement quand le commerce extérieur s’en empare, et dans l’impossibilité de nombrer en détail tous les articles qui ont passé sous nos yeux, nous dirons que l’on a exporté de produits français


En 1843, pour
18,500,000 fr de mercerie
1,200,000 de tabletterie
1,200,000 de parapluies
5,100,000 de modes
5,600,000 d’articles variés de cette industrie parisienne si élégante et si habile à séduire les consommateurs.

Sans doute c’est peu en valeur, mais cette valeur est précieuse parce qu’elle est presque toute d’industrie et de main d’œuvre.

Les arts chimiques ont aussi concouru à fournir à l’exposition une grande variété d’articles dignes d’être appréciés ; ils contribuent également à notre commerce extérieur. La parfumerie, qui marche à leur suite, est une branche assez importante pour fournir chaque année pour 8 millions de produits à l’exportation.

Les préparations diverses que subissent les cuirs et les peaux, et qui les rendent propres aux usages domestiques, ont suivi le cours de toutes les améliorations. Aussi les exportations dépassent 8 millions pour les peaux préparées, et plus de 21 millions pour celles qui ont été ouvrées. Les gants entrent pour 8 millions dans ce dernier chapitre.

La chapellerie paraît rester stationnaire dans ses progrès comme dans les exportations, qui depuis trois ans ne s’élèvent pas au-dessus du chiffre de 2 millions.

Tous les arts s’enchaînent et s’entr’aident. Moins de quatre siècles ont suffi à l’imprimerie pour renouveler la face du monde, car qui peut se dissimuler que c’est à cette merveilleuse invention que nous devons les changemens opérés par la propagation des connaissances et la diffusion de la pensée ? Le papier, cet auxiliaire puissant, n’a point fait défaut dans le besoin et donne lieu à un commerce qui va sans cesse s’accroissant.

L’exportation du papier blanc, d’enveloppe ou colorié, a plus que doublé depuis dix ans, et est aujourd’hui de près de 8 millions. La fabrication à la mécanique a déterminé un énorme abaissement de prix qui a développé de nouvelles consommations. On a remarqué à l’exposition un moulin à papier destiné à la Belgique, et qui rivalise avec les machines de précision les mieux établies. Les arts qui se rattachent à l’emploi du papier se sont maintenus à la hauteur où ils étaient arrivés. La typographie, la lithographie, la gravure, les cartes, la musique gravée, fournissent à notre commerce extérieur un contingent remarquable, qui n’a pas été moindre de 9 millions 400 mille fr. en 1843. Il faut y ajouter 1 million 700 mille francs de papier peint. Ce dernier article, toujours guidé par le goût français, n’éprouve pas de rivalité.


III

Nous avons sommairement apprécié notre commerce avec l’étranger de quelques-uns des articles principaux de l’exposition. Cette revue dénote la faiblesse de nos ressources et l’énorme distance à laquelle nous restons de nos rivaux. La Grande-Bretagne seule, après avoir retenu ce qui est nécessaire à son immense consommation, envoie au dehors annuellement autant de fer que la France elle-même en produit. Que l’on juge par là de sa supériorité sur tout le reste ! Nous avons encore à examiner d’autres industries non moins importantes et d’utiles enseignemens à recueillir de ce travail. Nous continuerons de nous adresser pour cela aux documens précieux que livre à la publicité notre administration des douanes. Guidé par elle, on peut suivre, analyser et comprendre les moindres mouvemens du commerce. Importation, exportations, transit, entrepôts, navigation et cabotage, tout est recueilli par elle et présenté dans un ordre méthodique, simple et clair. Seulement on remarquera qu’astreinte à ne se servir dans ses calculs que des chiffres officiels qui ont été adoptés en 1825, l’administration donne dans ses tableaux une évaluation exagérée à un grand nombre de marchandises. Ainsi à l’importation, les denrées coloniales, les teintures, les cotons, etc., à l’exportation, les tissus de coton, de lin, et presque toutes nos fabrications, entrent dans la balance pour des sommes qui dépassent d’un tiers ou de moitié la valeur réelle. Il n’existe pas chez nous de valeur déclarée ou rectifiée qui rétablisse à peu près la vérité.

Quoi qu’il en soit, et sans trop nous arrêter à cet inconvénient qu’un travail opiniâtre ne ferait disparaître qu’en partie, nous devons rappeler que notre législation accorde de grandes facilités au commerce de transit et de réexportation. Les marchandises, même celles que nous repoussons de notre consommation, sont, aussi bien que les denrées coloniales et les matières premières, admises à stationner dans nos entrepôts et à circuler sur notre territoire, sortant par les frontières de terre et de mer pour aller d’une nation à l’autre. La valeur du mouvement qui se fait, presque sans notre participation, sauf le bénéfice de frais modiques, de peuple étranger à peuple étranger à travers la France, est comprise dans ce que l’on appelle le commerce général. L’administration résume ensuite, sous le nom de commerce spécial, ce qui concerne seulement le commerce français, savoir : à l’importation les articles dont nous acquittons les droits pour les nationaliser et les consommer, et à l’exportation les articles nationalisés, les produits de notre sol et ceux de notre industrie. La différence entre le commerce spécial et le commerce général donne exactement la valeur des affaires de l’étranger, faites sous nos yeux et sous notre contrôle.


En 1843
le commerce général a été à l’importation 1,121,400,000 fr
845,600,000 et le commerce spécial
Laissant pour le commerce de l’étranger 275,800,000

Valeur des marchandises transitées, réexportées ou laissées en entrepôt.


Le commerce général a été à l’exportation 992,000,000 fr.
et le commerce spécial 687,300,000
Laissant pour le commerce étranger 304,700,000


Notre territoire se trouve merveilleusement situé pour les communications entre les États-Unis, l’ancienne Amérique espagnole, le Brésil, les Antilles, l’Angleterre, et un peu l’Espagne d’un côté, avec les états sardes, le royaume de Lombardie, la Suisse et l’Allemagne centrale, partie du Zollverein, même la Belgique de l’autre. L’Angleterre n’emprunte guère la voie du continent pour son commerce des pays lointains ; mais la Hollande par le Rhin et la Meuse, Brême et Hambourg sur la mer du Nord, Trieste sur l’Adriatique, Gênes et Livourne sur la Méditerranée, offrent le choix de routes diverses, autres que celles de la France, à l’industrie de l’Europe intérieure. Nous devons en conclure que les faits que nous allons examiner ont une importance bien plus grande quenelle des chiffres dont nous disposons.

Nous pouvons, en comparant entre eux les produits de nos divers manufacturiers, en apprécier aisément la qualité et le mérite relatif ; mais notre jugement n’aura tout son prix que lorsqu’il sera confirmé par celui des nations avec qui nous sommes en relations de commerce. Ayant prohibé les articles similaires, nous n’avons pas devant nous tous les termes de comparaison désirables, et ce n’est que par l’état de notre commerce extérieur que nous finissons par être éclairés. Les étrangers nous montrent, par l’usage plus ou moins étendu qu’ils font de nos marchandises, si, à leur égard, nous sommes dans une voie avantageuse. Une instruction semblable nous arrive quand la rivalité d’une autre nation Vient troubler les débouchés dont nous étions en possession. C’est le consommateur étranger, libre de choisir entre toutes les provenances, dont il faut écouter la voix ; car à l’intérieur nous sommes maîtres du marché, et personne ne nous le dispute. Nous allons donc, sous ce point de vue, examiner plus particulièrement la situation des quatre grandes branches d’industrie qui ont formé la partie la plus éclatante de l’exposition. La mise en œuvre de la soie, de la laine, du lin et du chanvre, et enfin du coton, est le résultat final de la plupart des arts que nous avons passés en revue. Le fer, les machines-outils, l’emploi de la vapeur et des autres forces motrices, les mécaniques les plus compliquées, la teinture, les apprêts et les arts chimiques viennent en définitive aboutir au filage et au tissage. Notre examen sera donc à présent plus minutieux, et si nous faisons usage de quelques chiffres, c’est que, sans eux, nos idées pourraient manquer d’appui et notre raisonnement rester sans force, réduit qu’il serait à de simples assertions.

Aucun pays, assurément, ne peut contester à la France la suprématie la mieux caractérisée dans les plus remarquables des tissus. On ne trouvera, nulle part rien qui rivalise avec ce qui sort de nos manufactures françaises. S’il s’agit de la soie, nous présentons le velours, le satin, les étoffes riches et façonnées ; pour la laine, nous avons les draps fins, les mérinos, les châles ; pour le lin, les batistes, les linons ; pour le coton, enfin, nos toiles imprimées. Est-ce à dire que nous ayons atteint le but, et que cette excellence nous assure l’avantage sur nos concurrens ? Non, sans doute ; nous avons dépassé le but, mais nous n’avons pas su nous y arrêter, et tandis que nous fournissons aux exigences de la richesse et du luxe, nous avons de la peine à lutter quand nous devons travailler pour des acheteurs plus nombreux qui prennent à la fois en considération le prix et l’usage.

Indépendamment des causes générales que nous avons indiquées comme ayant plus particulièrement jusqu’ici paralysé les efforts de notre industrie, nous signalons encore les droits imposés sur les matières premières, dont l’action se fait sentir même en dépit des primes de sortie. Le fabricant ne sait pas toujours à l’avance qu’il travaille pour l’exportation, toutes les chances doivent lui être acquises ; puis, nous le redisons, les prohibitions absolues nous rendent inhabiles à connaître les rivalités que nous avons à combattre, et nous restons stationnaires quand il faudrait avancer.

Filer et tisser composent un des arts les plus anciens du monde. La laine des animaux, plus tard la soie, le lin, le coton, ont dû exciter vivement l’industrie des hommes, avant que l’on en vînt à produire les tissus d’espèces si variées qui signalent notre époque. Appliqués à l’embellissement de nos demeures et aux besoins de nos vêtemens, les tissus dont les populations font usage sont l’indice le plus certain de leur aisance ou de leur misère. Puis une puissance que tout le monde reconnaît, la mode, exerce un grand empire sur le choix des étoffes, comme sur les formes qu’elles doivent revêtir, et ce mobile en apparence si futile crée ou renverse la richesse en dépit souvent de la raison.

Presque tous les hommes sont susceptibles d’être vivement impressionnés par la vue d’une étoffe nouvelle, d’une couleur brillante, sombre ou bizarre, ou d’une coupe de vêtement se présentant inopinément à leurs regards. Si au sentiment d’une certaine étrangeté qui appelle l’attention, vient se joindre une appréciation d’harmonie, d’élégance ou de distinction dans la personne que nous voyons parée d’une façon à laquelle nous ne sommes point habitués, la mode est créée. Cette personne devient un type que chacun s’empressera d’imiter, sans songer que la grace que nous lui reconnaissons peut lui être tout-à-fait particulière, et cependant bientôt une population tout entière adopte l’étoffe ou la mise nouvelle. La durée de la mode est incertaine ; elle est d’abord le partage d’un petit nombre d’élus, puis elle gagne de proche en proche, luttant quelquefois malgré l’incommodité ou le mauvais goût. Des classes élevées, où elle a pris naissance, elle descend les degrés de la société, chassant devant elle les habitudes anciennes et les faisant disparaître, jusqu’à ce qu’elle-même succombe devant une mode nouvelle à laquelle un hasard nouveau aura donné naissance et qui est appelée à parcourir plus ou moins rapidement le même cercle. La durée de la mode est incertaine : fille d’un caprice, un caprice la détruit, et cependant cette puissance fugitive a dans son règne éphémère distribué la richesse, animé les populations et produit des effets économiques de la plus haute importance.

Les pouvoirs les plus élevés sont impuissans contre la mode. Elle suit la grace et résiste à la contrainte. Par exemple, en France, il est de prescription de ne se rendre à une invitation adressée par le prince que revêtu d’un costume particulier appelé le costume de cour. Les assemblées où ce costume est d’étiquette offrent le mélange le plus singulier de vêtemens de coupes différentes, empruntées à des époques diverses, d’ornemens de mauvais goût, de broderies capricieuses. L’artiste, l’homme de lettres, le citadin, qui ne sont pas distingués par un habit particulier, une espèce d’uniforme comme les fonctionnaires publics, comprennent qu’en sortant de la solennité à laquelle ils sont conviés, cette mise d’un jour ne peut les suivre dans la société de leurs amis, que la mode ne ratifiera pas l’habit à prétention, et on se hâte de le déposer, et avec lui la gêne qui l’accompagnait. L’habit de cour, lorsqu’il était aussi celui que les salons des hommes titrés pouvaient seul recevoir, devenant d’un usage fréquent, était soumis à la loi commune et à l’empire du goût et de la mode ; il n’est plus que l’indice d’une obligation passagère, car le pays a trop la conscience de la valeur des hommes pour que l’aspect d’une broderie ajoute à la considération qu’il leur porte.

En respectant l’usage des tissus les plus importans, comme les draps, par exemple, et les soieries unies, auxquels elle ne s’attache que pour en changer les couleurs ou l’emploi, la mode amène chaque année presque une rénovation dans les soieries façonnées, dans les étoffes variées, mélangées ou imprimées. C’est par là surtout que nos expositions de l’industrie prennent chaque fois un aspect nouveau, aspect qui se reflète dans la foule environnante, séduite et charmée par le choix de tant d’objets destinés à lui plaire.

La mode prend indistinctement naissance dans tous les pays civilisés ; en passant d’un peuple à l’autre, elle reçoit un cachet particulier qui laisse cependant toujours entrevoir son origine. En Asie, en Égypte, dans l’ancienne Thrace, elle a vaincu la répulsion de l’islamisme pour les coutumes franques, et elle fera au moins par l’extérieur une seule famille de toutes les nations. En attendant ce temps encore éloigné, les peuples barbares doivent être vêtus à leur guise, et nos échanges avec eux se baser sur d’autres goûts que les nôtres.

Nous allons, à cette heure, essayer de comparer notre commerce réel avec celui que l’étranger fait chez nous. Si dans les documens officiels de notre commerce d’exportation nous portons notre attention sur les articles de tissus, nous trouvons qu’il est sorti de France en 18 ! x3


de fabrication française d’origine étrangère
Tissus de soie, pour 129,579,499 fr. 33,469,810 fr.
- de laine 79,576,547 20,967,605
- de lin et chanvre 9,663,571 12,062,150
- de lin, batistes et linons 8,252,320 328,840
- de coton 82,070,943 39,186,182
- matières diverses 487,216 1,175,208
Fils divers. 3,019,091 2,212,294
TOTAL 312,649,187 fr. 109,402,089 fr.

Les tissus exportés de France, ayant une valeur totale de 422 millions, représentent près de la moitié de notre commerce général ; pour avoir le taux du commerce réel des tissus, il faut donc en distraire 109 millions, ou au-delà du quart, qui appartient à la fabrication étrangère. Bien plus, notre commerce spécial renferme la consommation de nos colonies, qui n’ont pas la faculté de se pourvoir ailleurs et qui sont seules à acheter nos toiles natives ou nationalisées, et aussi une bonne partie de nos calicots ou cotonnades. Dans notre exclusion des marchés étrangers, les produits qui nous font défaut sont ceux que nos manufacturiers négligent par incurie ou par fausse direction, entraînés qu’ils sont par les applaudissemens des expositions publiques, si favorables aux articles de luxe et d’exception, si peu soigneuses de mettre en évidence ce qui tient aux consommations des masses. Un coup d’œil jeté sur les résultats particuliers de chaque industrie justifiera nos assertions.

Les soieries ont toujours été considérées comme une branche où tout le monde doit nous céder la palme. Nous possédons depuis long-temps la production d’une partie considérable de la matière première que nous employons. L’élève des vers à soie fait chaque année des progrès au moyen d’une émulation puissante, des encouragemens donnés à cette culture et de l’habileté bien reconnue de nos mouliniers. La soie a paru à l’exposition depuis l’état de cocon jusqu’à l’état de préparation le plus avancé, même préparée par le teinturier à entrer dans la fabrication. Elle a justifié les efforts de l’agriculture et de la magnanerie, comme ceux du moulinage et de la teinture.

Des calculs faits avec soin, et qui remontent à un petit nombre d’années, établissaient à 8 ou 9 millions de kilogrammes la quantité des soies de toute nature versées dans les fabriques européennes par les pays d’Europe, le Levant et l’Asie orientale. L’Italie seule en fournissait près de la moitié, et la France était comptée pour 8 à 900,000 kilogrammes. Ces soies se répartissaient entre tous les peuples manufacturiers dans des proportions variées. La France, pour sa part, en a reçu, tant grèges que moulinées ou bourres,


En 1841 1,418,000 kil pour une valeur de 72 millions
En 1842 954,000 - 43 millions
En 1843 1,318,000 - 50 millions

C’est en moyenne 1,230,000 kilogrammes pour une valeur de 55 millions, et sa production actuelle doit aller à bien près d’une quantité semblable.

Aux mêmes époques, nous avons exporté en soies de même nature, de notre cru ou nationalisées, même en soies teintes,


En 1841 pour 3 millions 562 mille francs
En 1842 pour 5 millions 679 mille francs
En 1843 pour 7 millions 915 mille francs

Et de plus notre territoire s’ouvrait pour laisser passer en transit,


En 1841 pour près de 47 millions
En 1842 pour près de 51 millions
En 1843 pour près de 51 millions

Ce transit est en moyenne d’une somme égale à nos propres importations, et les soies de la Lombardie, du Piémont et des pays orientaux, n’ont fait que traverser notre sol à la destination des manufactures aujourd’hui rivales de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Suisse.

Si, comme nos efforts en témoignent, nous arrivons à nous passer des soies étrangères, nos rivaux ne nous trouveront plus en concurrence avec eux sur les marchés de l’Italie ; il est probable qu’ils en profiteront pour obtenir des abaissemens de prix, et de cette façon réunir contre nous une plus grande somme d’avantages. Ceci n’est certes point une crainte imaginaire ; ainsi alimentés, et avec un système de fabrication moins coûteux que le nôtre, les pays que nous venons de citer nous ont atteints et nous devancent. Les exportations générales de 1843 comprennent, dans les articles de soieries,


Fabrication française Provenant de l’étranger
Foulards imprimés, valeur 1,168,320 fr 6,880,440 fr.
Étoffes de soie unies 48,811,320 12,039,480
Rubans 23,817,240 11,762,760

Si une immense supériorité nous est restée d’ailleurs pour les articles de goût, on ne peut plus vivement nous disputer, sur notre propre terrain, ce qui sert à la consommation générale.

Notre situation, pour l’industrie de la laine, est encore plus désavantageuse, car une première entrave s’est trouvée dans les exigences des propriétaires du sol ; déjà ils ont renchéri le fer en doublant le prix du bois, ou du moins ils l’ont empêché de descendre à son prix normal ; maintenant ils défendent le prix de l’herbe en faisant imposer la laine à 22 p. 100 de droits de douane, qui même, disent-ils, ne leur suffisent plus. Élever sans le concours d’aucun travail spécial la valeur vénale de la terre, puis le prix du fermage, et réclamer par suite une augmentation de protection sur les produits, est aussi funeste à toute industrie que si quelque mesure financière était instituée dans le but d’élever le taux de l’intérêt du capital et de resserrer le crédit. Nous confessons donc que le fabricant de lainage a eu dans cette occasion à lutter contre une difficulté grave, à laquelle les primes à la sortie des étoffes sont loin de remédier, car il en résulte une hausse artificielle sur les laines françaises. Au reste, le fabricant a, dans cette occasion, prêté aide de grand cœur au propriétaire, dans la crainte que le retrait du droit n’entraînât la cessation de la prohibition. Il a sacrifié le développement d’une industrie qui depuis si long-temps fait la gloire de la France au doux repos dont le système actuel lui permet de jouir.

Nos importations de laines étrangères se bornent, année moyenne, à une vingtaine de millions de kilogrammes, dont la valeur est aussi moyennement de 40 millions de francs. Dans la division des produits exportés, nous trouvons que les articles de lainage ont été, en 1843,


Fabrication française Fabrication étrangère
Tapis, pour 391,000 fr. 835,000 fr.
Draps 19,280,000 8,420,000
Casimirs et mérino. 5,693,000 4,124,000
Étoffes variées. 17,006,000 4,225,000
Bonneteries 2,069, 000 314,000
Étoffes mélangées 6,223,000 2,135,000
Châles 26,964,000 790,000

On voit par ce petit nombre d’articles que nos fabriques continuent à rivaliser pour l’excellence, mais que, pour les qualités moyennes, elles ont oublié les exigences des peuples éloignés et les traditions qui avaient mis nos ancêtres en possession exclusive des débouchés du Levant, alors les plus importuns.

Est-ce au manque de laines convenables à des prix modérés, est-ce à la mauvaise direction de nos fabriques qu’il faut attribuer la presque nullité des progrès faits depuis 1834 dans l’art des tapis ? Le plus vanté de ceux qui ont paru à l’exposition était bien médiocre de qualité et de bien mauvais goût pour le dessin. L’éclat, et non l’usage, c’est à quoi l’on s’attache, et nous nous rappelons les paroles consacrées par l’enquête de 1834 ; l’on réclamait la continuation de la prohibition des tapis de Turquie, et l’on disait : « On les recherche, car ils sont bons, chauds et peu chers. » Hélas ! nous n’avons pas vu à l’exposition de 1844 des tapis qui eussent ces qualités.

Dans l’industrie des châles, la France n’a point de rivale ; c’est là un de ces tissus dont un goût délicat peut seul perpétuer la mode en le variant avec habileté. Aussi notre exportation de châles, après avoir été de 8 millions en 1841 et de 10 millions en 1842, est-elle arrivée à dépasser celle des draps, presque stationnaire ou même rétrograde depuis trois ans.

L’industrie du. lin et du chanvre, qui touche de si près à tous nos emplois domestiques, a les plus grandes peines à se naturaliser en France depuis qu’elle est généralement sortie des mains de la famille pour entrer dans la classe des manufactures. Le rouet de la bonne femme et le modeste métier du tisserand cultivateur sont à la veille d’être voués à l’inaction la plus absolue. Le progrès des arts a troublé le dernier refuge de la pauvreté, et la France, à qui est due la découverte de la filature mécanique, n’a pas encore pu la mettre à profit d’une manière assez complète pour se passer de ses rivaux. Depuis long-temps le sol fertile de la Belgique était en possession de nous fournir la toile qui nous manquait, et venait suppléer à une partie de nos besoins. Aujourd’hui nous demandons à l’étranger même le fil dont quelquefois nous avons fourni la matière première. Le remède de nos lois douanières s’est trouvé impuissant pour le détourner.

La France a acquitté en fil de lin et de chanvre :


En 1841 9,915,000 kil de la valeur de 40 millions de francs
En 1842 11,314,000 - 45 mill. 900 mille fr.
En 1843 7,629,000 - 30 mill. 500 mille fr.

La législation, changée en 1842, a suspendu un moment l’importation, mais déjà les premiers mois de 1844, comparés à ceux de l’année dernière, montrent une progression notable. L’élévation des droits ne suffit plus à garantir nos filatures ; ce n’est qu’en elles-mêmes qu’elles doivent chercher les moyens de repousser les produits étrangers. La surélévation des taxes protectives n’aboutirait plus qu’à développer la fraude.

En toiles de lin et de chanvre, l’acquittement a été :


En 1841 d’une valeur de 18 millions 100 mille francs
En 1842 - 19 millions 300 mille francs
En 1843 - 13 millions 600 mille francs

Il est vrai néanmoins de dire que certaines de nos fabrications sont encore demandées pour l’exportation, et que nos propres colonies prennent chez nous des toiles étrangères acquittées ; il s’en est suivi, sans distinction de provenance, une exportation qui a été pour les toiles de lin et de chanvre :


En 1841 de 14 millions de francs
En 1842 de 10 millions 200 mille francs
En 1843 de 11 millions 700 mille francs

et pour les batistes et linons :


En 1841 de 13 millions 100 mille francs.
En 1842 de 8 millions 300 mille francs
En 1843 de 8 millions 300 mille francs

On pourrait à ces chiffres rattacher une exportation de fils de lin et de chanvre qui va de 12 à 15 cent mille francs.

A quelle cause est due notre infériorité dans cette industrie si ancienne et presque liée à l’exploitation du sol ? c’est ce que les investigations du jury pourront peut-être révéler ; mais, en attendant, nous constatons que, supérieurs à tous pour faire de la batiste, nous ne comptons que sur l’étranger pour la toile qui sert à faire nos chemises. Au reste, nos exportations de batiste, si les avis que nous avons sont exacts, seraient elles-mêmes menacées, et en travaillant aux articles d’un usage général, nos rivaux seraient sur le point d’arriver à la perfection dans ceux de luxe et d’exception.

Le coton, matière première exotique pour la France, supplée la soie, la laine et le lin. Par la modicité de son prix, il permet aux classes les moins aisées d’être convenablement vêtues et de compléter à peu de frais l’ameublement des plus humbles demeures, tandis que, employé par des mains habiles, il concourt à l’embellissement des plus riches palais. Depuis un demi-siècle, les efforts de l’industrie, en se portant sur l’emploi du coton, aidés par l’extension de la culture et la fertilité du sud-ouest de l’Amérique, ont produit une révolution tellement puissante, qu’elle a changé l’équilibre politique des états et modifié la situation des classes sociales des points les plus importans du globe. La bonne harmonie entre les deux rives de l’Atlantique n’est peut-être due qu’à l’existence du cotonnier.

La France marche après l’Angleterre, mais séparée par une distance énorme, dans l’exploitation de l’industrie du coton. Une partie de la Prusse, la Saxe, la Belgique, et surtout la Suisse y prennent aussi une large part. Nous nous en apercevons, car, à l’exception des tulles qui vont de l’Angleterre en Suisse, sans doute pour se déverser sur les pays voisins, les articles de coton qui transitent sur notre territoire proviennent des pays que nous venons de nommer.

Nos exportations comparées de 1843 ont été :


Fabrication française Fabrication étrangère
Tissus de coton et calicot, pour 17,626,000 fr. 1,411,000 fr.
Toiles imprimées 49,900,000 12,480,000
Mouchoirs et châles 4,713,000 6,831,000
Draps et velours 974,000 639,000
Tulles et gazes 1,306,000 9,242,600
Mousseline 1,052,000 5,151,000
Bonneterie 1,092,000 332,000

Nous voyons ici les toiles imprimées de Suisse et d’Allemagne remplacer les nôtres dans ces exportations, les mouchoirs et les châles de l’étranger surpasser ceux de l’Alsace, et les mousselines de la Suisse et de la Saxe quintupler le chiffre de celles de Tarare et de Saint-Quentin, qui cependant ont paru si éclatantes et si belles à l’exposition qui vient de se fermer.

La variété des dessins et la richesse des couleurs, le cachet de notre génie inventeur renouvelant sans cesse des choses où la nouveauté paraissait devoir être épuisée, n’ont cependant pu garder nos fabriques de Sainte-Marie aux Mines et des riches vallées de l’Alsace contre l’envahissement du grand-duché de Berg et surtout de Glasgow. Cette dernière ville s’est substituée à nous dans tous les pays orientaux pour les cambayas et les mouchoirs rouges, dont une seule maison couvre pour ainsi dire le monde entier.

Les Anglais ont fait, il y a quelques mois, explorer en France la situation de l’industrie cotonnière[3]. Ils ont trouvé que sur quatre mille filatures grandes ou petites, à l’exception de celles du Haut-Rhin, les métiers et les machines étaient dans un grand état d’imperfection ou de détérioration. Dans l’Alsace, on imitait les modèles anglais ; mais l’établissement d’une filature bien ordonnée coûtait encore, malgré nos progrès, 30 pour 100 de plus qu’en Angleterre. Par l’emploi des cours d’eau, dont on peut disposer dans certains cantons, comme par exemple en Normandie, et ailleurs par une excessive économie dans le chauffage, on remédiait un peu à la cherté de la houille. Par défaut d’habileté, on employait ; pour produire des numéros à finesse égale, des cotons d’une valeur de 20 à 22 francs par 100 kilogrammes de plus que cela ne se fait en Angleterre, et cela suffirait pour indiquer le désavantage dont nous sommes frappés.

Si ces détails sont exacts, comme nous le pensons, ils- contribueraient à expliquer que c’est à la source première qu’est le mal, et que, lorsque nous aurons amélioré la filature, notre habileté dans la teinture et l’impression relèveront les parties les plus faibles de notre fabrication.

Notre infériorité dans la filature est telle, que, bien loin de prendre part à l’immense exportation en coton filé qui a lieu de la Grande-Bretagne, nous sommes obligés d’en recevoir d’elle, dans les numéros élevés, pour nos fabriques de mousseline, et cela en dépit des espérances que le droit protecteur avait fait concevoir il y a dix ans. La même cause, l’imperfection de nos filatures, et c’est une cause vitale, continue à empêcher le développement de notre commerce de bonneterie. Le Gard et l’Aube nous ont mis à même de juger à quelle énorme distance nous étions restés pour cet article. Soit en laine, soit en coton, la bonneterie est fort arriérée en France, et le haut prix paralyse non-seulement l’exportation, mais encore la consommation intérieure.


IV

A Dieu ne plaise que personne puisse voir, dans cette esquisse rapide des tendances et des erremens de l’industrie française, aucun dessein de rabaisser le mérite de nos laborieux manufacturiers. Nous nous sommes associé avec toute la France dans le concert d’éloges ou le nom de presque tous a été, à si juste titre, proclamé. À ces louanges le gouvernement est venu joindre de hautes et brillantes récompenses, proportionnées à ce que chacun a fait. Un jury éclairé et consciencieux livrera plus tard à la publicité le motif de ses décisions, et sans doute aussi quelque chose des élémens qui ont guidé ses appréciations. Là nous trouverons certainement, sur l’emploi de tant de produits variés, sur le poids dont ils sont dans la balance commerciale, de précieuses indications destinées à compléter les renseignemens de l’enquête de 1834. Dix années se sont écoulées, et il serait important d’examiner si les promesses faites, si les améliorations espérées ont été obtenues et quelles causes ont pu les faire ajourner.

Un grand enseignement nous paraît caché sous les chiffres des tableaux de notre mouvement commercial. Là réside le principe qui doit raffermir et élever la puissance de la France. Agriculture, industrie, commerce, navigation, sont les premiers anneaux d’une chaîne qui se termine par la richesse, le revenu, la marine et le pouvoir.

Si nous insistons d’une manière si vive sur la nécessité pour la France de reconquérir pour ainsi dire la fabrication des articles courans et à bon marché, c’est encore que le système de prohibition absolue perd chaque jour de son terrain. L’Angleterre, qui n’a jamais reculé devant aucune mesure qui pouvait lui procurer un grand avantage, qui a fait autrefois la guerre à l’Espagne afin d’avoir le droit d’être seule à l’approvisionner d’esclaves, et qui la lui ferait volontiers aujourd’hui pour émanciper ces mêmes esclaves, afin de ruiner la Havane au profit de l’Inde Britannique, l’Angleterre a inventé le système de prohibition, et ce stimulant a développé l’industrie chez elle. Aujourd’hui cette arme est usée, les représailles sont trop faciles depuis que les peuples s’entendent mieux, et la Grande-Bretagne y a renoncé. Il est vrai que partout des droits protecteurs fort élevés ont remplacé la prohibition ; ce n’est pas la même chose. Les relations ne sont pas actives ; cependant elles existent, et il y a échange des industries diverses. Nous seuls, pour quelques articles, notamment les tissus de laine et de coton, nous avons conservé les dispositions de nos lois de 1796, et nos manufacturiers se sont opposés à toute modification. Est-ce à dire qu’un changement n’arrivera jamais ? Nous ne le pensons pas ; l’opinion s’éclaire, et, comme nous l’avons déjà dit, l’interdiction complète ne nous a pas été favorable ; elle prendra fin un jour, et malgré les droits protecteurs, tant élevés doivent-ils être, nous verrons des tissus étrangers. Pour que notre industrie résiste convenablement à cette concurrence, il est de son intérêt de produire à bon marché, de lutter sous ce rapport avec ce qui se fait ailleurs. Elle doit se garder d’être envahie, et en faisant ce qu’il faut pour cela, elle arrivera naturellement à reconquérir et à reprendre la place qu’elle devrait occuper dans les exportations.

Les expositions, comme nous l’avons vu, nous poussent constamment dans la voie contraire. La finesse, la beauté, l’éclat, c’est là tout ce qu’on répète parce que cela seul conduit aux distinctions. Le bon usage, la qualité intrinsèque, le bon marché, tout cela est dédaigné, et cependant c’est ce qui mène au débouché, au bien-être des populations, à la richesse du pays.

Toutes les nations chez qui le travail est honoré, et dont l’attention se porte sur le bien-être des classes pauvres et laborieuses, sont à la recherche de débouchés pour l’excédant de leurs produits. Faut-il, comme nous le faisons, s’adresser aux consommateurs étrangers pour leur offrir seulement les objets destinés au luxe et à la richesse ? ou faut-il avoir en vue les acheteurs de tous les étages, même les classes pauvres, et par conséquent les besoins journaliers et utiles chez tous les peuples ? Cette question est grave, et pour nous, comme on l’a vu, la solution n’est pas douteuse ; le grand commerce est celui qui se fait pour les masses.

Peut-être pourrait-on objecter que les ouvriers employés à des produits riches, créés au moyen d’une plus grande habileté de main-d’œuvre, sont mieux payés que ceux qui font un travail auquel tout le monde peut atteindre. Nous le concédons, quoiqu’il y ait de grands exemples du contraire : aussi n’entendons-nous pas qu’aucun travail soit supprimé ; mais un moyen de donner de l’ouvrage à plus de monde est de s’occuper aussi des objets plus simples et appropriés à plus de besoins. Le salaire sera moins élevé en exigeant moins de science ; mais, sous un climat moins dur que celui de l’Allemagne ou de l’Angleterre, avec plus de ressources pour une nourriture convenable, ce salaire peut être suffisant ; puis encore, en faisant pénétrer certaines industries au milieu des travaux agricoles, l’existence de l’ouvrier aura deux points d’appui, et n’arrivera jamais à l’excès de misère où l’extrême division du travail a conduit des populations voisines.

À ce propos de salaires, nous n’avons pu nous défendre de pénibles impressions en voyant figurer à l’exposition des produits variés qui ont été confectionnés dans les maisons de réclusion. Nous concevons l’embarras de la société en présence des hommes qu’elle a rejetés de son sein ; cependant, par le système qu’elle adopte, elle fait revivra pour eux, toutes les conditions de l’esclavage et non les peines de la prison. Elle vend leur travail à un spéculateur qui en traite au meilleur marché possible, et qui, au moyen d’une tache imposée et des moyens de coercition que lui accorde l’administration, s’efforce d’en tirer le plus grand parti. Certainement, c’est là le travail esclave, et peut-être n’aurions-nous pas à le blâmer, s’il ne venait pas s’interférer avec le travail de l’homme libre. Des travaux rudes et grossiers, dont l’extension est indéfinie, n’offrent aucun inconvénient, n’amènent aucune perturbation si la société y applique les criminels ; mais le réclusionnaire qui travaille le cuivre, le marbre, fait des gants ou d’autres articles usuels, réduit, par sa position, le salaire de l’ouvrier qui lui fait concurrence : c’est exactement le travail esclave en présence du travail libre.

Les nombreuses colonies que la France avait semées sur le globe lui ont presque toutes été ravies. Dans son incurie inintelligente, elle a méconnu la valeur de celles qui lui restaient, et qui chaque année descendent un peu plus dans le cercle de misère qui leur est assigné. Personne ne s’occupe ni de les relever, ni de les remplacer, et quand des hommes forts et intelligens sont tentés d’essayer la fortune des contrées lointaines, tous reculent devant l’aspect misérable des pays qui appartiennent encore à la France. Quinze mille Français sont à Montevideo, et si le Mexique n’eût pas adopté des lois inhospitalières, on aurait peine à nombrer ceux de nos concitoyens qui l’habiteraient. Nos compatriotes vont partout, excepté où la France conserve son pouvoir ; ceux de race germanique et leurs voisins les Souabes se rendent de concert aux États-Unis. De grandes forces sont perdues pour la France sans que ce sacrifice lui conquière nulle part un seul point d’appui. Nous n’avons ni possessions lointaines, ni peuples barbares à gouverner ; notre situation commerciale exige d’autant plus d’études et de soins.

On n’obtient et on ne conserve des débouchés que par une activité et une surveillance de tous les jours. Si le progrès d’un rival se manifeste, il doit être combattu par un progrès égal ; il ne faut pas que le sommeil gagne la France. On fait le commerce chez elle, sans elle, sans s’inquiéter d’elle. Elle-même en prend peu de souci, et tout est dit quand on s’est mutuellement complimenté.

Nous n’avons pas à pénétrer dans le secret des délibérations du cabinet, mais là surtout l’esprit de suite et de tradition paraît manquer. Tantôt on néglige et on oublie les plus graves intérêts de nos relations commerciales anciennes ; puis, une circonstance surgissant, on se passionne et on s’engoue pour d’autres erremens. Un diplomate, déplacé, par une considération politique, fait songer que la Chine a enfin consenti un traité avec une nation européenne, et l’on se dit que nous devons amener le céleste empire à une concession pareille. Un armement brillant emporte bientôt l’ambassadeur et sa suite et des délégués commerciaux, tous gens de mérite, charmés cependant d’avoir une longue traversée à faire pour acquérir dans le voyage quelque connaissance de ce qui se rattache à leur mission, et surtout des langues, même européennes, qui leur seront nécessaires, et que tous à peu près ignorent. La France reste les yeux fixés sur cette expédition, dont elle attend des renseignemens jusqu’ici inconnus, et cependant qu’y a-t-il à apprendre de la Chine que tout le commerce et même le ministère ne sachent parfaitement ? Si nos rapports avec les Chinois ont à se développer, ce sera par une consommation plus grande du thé, de quelques drogueries, de la porcelaine et des articles variés d’une industrie assez semblable à celle que nous nommons articles de Paris. Quant aux exportations, l’Angleterre nous paie chaque année une espèce de tribut pour renoncer au commerce immoral de l’opium ; ce qu’il y a de plus important ensuite se compose de coton filé, de calicot grande largeur, de draps d’une dimension appropriée et d’un prix modéré, de camelots, etc., toutes choses où notre infériorité est reconnue, parce qu’il ne s’agit plus d’articles de luxe, mais bien d’articles d’usage utile. Les Américains eux-mêmes savent tout cela, et tandis que nous délibérons sur les essais que nous voulons faire, la seule ville de Boston, aux États-Unis, a expédié, en 1843, pour les mers de l’Inde, de l’Orient et du Sud, soixante-six navires, dont seize à la seule destination de Canton et d’autres points de la Chine. Au reste, nous ne nous appesantirons pas sur cet incident dont le dénouement arrivera bientôt. L’expédition a encore d’autres missions qui peut-être nous dédommageront, celle entre autres, non de rapporter des soies de la Chine, mais bien d’apprendre les méthodes de culture pour les rapporter chez nous.

Pour régulariser le développement de l’industrie française, pour contribuer à la placer dans des voies de durée indépendantes, autant qu’il se pourra, des caprices et des variations de la mode, il faut le concours du gouvernement aussi bien que celui du commerce. Le commerçant doit, à ses risques et périls, rechercher les débouchés, interroger les besoins des peuples divers, reconnaître ceux qui ne sont pas satisfaits, et aviser aux moyens d’y pourvoir qu’offre notre industrie. La tâche du gouvernement est de suivre pas à pas le commerce dans ses explorations, de veiller sur lui au moyen de notre marine, et de lui offrir l’appui d’agens consulaires avant même que le besoin s’en fasse sentir. Ces agens doivent avoir double mission, celle de protéger les nationaux, celle de s’informer des plaintes que leur manière de trafiquer pourrait exciter. Il n’y a personne qui ne sache qu’au retour d’une expédition lointaine, si un article d’exportation a réussi, le pacotilleur ne manque pas, en faisant une nouvelle commande, de dire au fabricant qu’il entend avoir quelque chose de plus avantageux, c’est-à-dire qu’en amoindrissant la qualité et le prix on sauve l’apparence. L’article ainsi amoindri est porté au consommateur comme étant d’une valeur identique et n’est reconnu que par l’usage. Les marchandises françaises vont ainsi en se discréditant, et notre renommée se perd sans retour.

Le système commercial de la France dans ses rapports avec l’étranger se rattache à quatre ou à cinq de nos départemens ministériels. Les affaires étrangères règlent la diplomatie, nomment les consuls et les agens de qui nos négocians devront réclamer aide et protection ; la marine suit sur toutes les mers notre navigation marchande pour la soutenir et la défendre, et elle a la nomination des autorités des colonies ; les finances, gardiennes des intérêts du trésor, entendent être écoutées dans toutes les questions de taxes et de tarifs. Enfin, arrive ce que nous appelons le ministère de l’agriculture et du commerce, qui demande à chacun des autres les renseignemens et les informations qui ne lui parviennent ainsi que par voie indirecte. Limité dans sa juridiction, plus limité encore dans ses moyens d’agir, il ne touche par lui-même presque à rien d’important, et émet seulement des opinions sans pouvoir les faire prévaloir. Les idées d’assimilation et de centralisation, qui nous préoccupent plus que le résultat même de l’action gouvernementale, ont ainsi réglé les choses de l’administration, qu’un ministre demande un travail à un directeur, qui le demande à un chef de bureau, qui parfois transmet la demande à un autre employé. Le rapport remonte par la même voie accompagné de notes successives, refondu s’il y a lieu dans son cours, mais sans être jamais le produit d’une discussion, sérieuse, car tout s’est passé entre le supérieur et l’inférieur. Au-dessous du ministre, chaque homme est un rouage et se garde bien de sortir de son engrenage, car la hiérarchie en serait affectée. Que peut-on attendre.le sérieux, de grand, de suivi, d’une semblable organisation pour la prospérité commerciale du pays ? Où se trouveront les traditions, le souvenir des entreprises dès long-temps conçues et méditées, enfin le plan d’ensemble qui doit guider même les successeurs que la politique des temps et des hommes doit amener ? Nous concevons un ministre président du bureau de commerce, un homme politique changeant avec les partis, s’il le faut, mais s’appuyant, dans de si grands intérêts, sur l’avis discuté devant lui par les membres d’un bureau choisi dans des hommes de capacité et d’expérience, n’éprouvant guère d’autres mutations que celle qu’entraîne le cours de la vie humaine et enfantant des résolutions empreintes d’un esprit de force et de durée. Un semblable bureau, auquel viendraient prendre place, à titre égal, des directeurs pris dans les autres branches d’administration dont le concours est nécessaire, pourrait délibérer en présence même de tous ceux des ministres qui y seraient intéressés. Tous sortiraient de cette réunion éclairés pour le conseil qui lui succéderait. Le bureau de commerce rendrait superflues ces commissions temporaires dont un si petit nombre termine ses travaux par une délibération utile et praticable ; il rendrait encore inutile le conseil supérieur, qui renferme des noms illustres, mais si peu d’hommes éclairés par la pratique des affaires du temps présent. L’avenir du peu de colonies qui nous restent, la création d’établissemens nouveaux, nos rapports commerciaux avec tous les peuples, la dignité du nom français, les intérêts de notre marine, la direction de notre industrie, seraient des sujets perpétuels de méditation ; la confiance du commerce s’en accroîtrait, et peut-être verrait-on cesser la répugnance des maisons françaises à fonder des comptoirs dans les pays lointains.

La paix entre les grandes puissances est rétablie depuis trente ans, et malgré les nuages que les évènemens peuvent soulever, elle est trop dans les intérêts de tous les peuples et de tous les gouvernemens pour que les passions les plus vives puissent la troubler. La guerre mettrait le commerce du monde aux mains des nations qui garderaient la neutralité, et personne ne veut grandir ses rivaux en fortune et en richesse. Le monde est donc ouvert à tous ceux qui voudront et sauront l’exploiter : non pas qu’il n’y ait bien des pays déjà soustraits à l’activité générale, monopolisés par le protectorat ou la colonisation ; mais ce qu’il en reste offre encore d’immenses ressources, et le commerce français ne peut se décourager. Le devoir du gouvernement est de l’accompagner dans ses travaux, de placer, partout où nos nationaux peuvent être appelés, des agens consulaires en nombre suffisant pour que la protection ne fasse jamais défaut. Non-seulement de semblables emplois doivent être le partage d’hommes dignes, éclairés et fermes, capables de faire respecter le pavillon qui flottera sur leur demeure ; mais, en exigeant d’eux de grandes qualités et des connaissances variées, il faut que le pouvoir leur donne les moyens d’exercer sur ce qui les entoure une influence légitime et de soutenir le rang qu’ils ont à garder. Dans les deux Amériques, en Asie, dans les pays orientaux, dans le Levant, nos consuls doivent vivre sur le pied d’égalité avec les agens des autres nations européennes ; autrement leurs efforts se trouveraient paralysés. Le pays ne peut reculer sans honte devant des sacrifices dont le but, après tout, est d’assurer à la France une part plus grande dans le trafic du globe. A Manille, à Canton, à Macao, à Calcutta, à Bombay, etc., partout enfin, c’est à des maisons anglaises ou américaines que nos négocians et nos capitaines sont réduits à se consigner, et des comptoirs français seront plus faciles à fonder, quand des consuls considérés et puissans les décideront par leur présence.

Nous sommes tenté de penser qu’une exposition comme celle qui vient de se clore devrait être remplacée par une institution bien autrement profitable ; ce serait celle qui réunirait et mettrait sous nos yeux les produits étrangers, soit ceux qui nous font concurrence, soit ceux de pays lointains susceptibles de nous servir de modèles. L’instruction que nos fabricans ont reçue l’un de l’autre, cette instruction qu’ils ont donnée à l’étranger, ils la recevraient à leur tour, et le profit ne pourrait qu’en être immense.

Comme le président du jury[4], nous avons admiré la magnificence de nos soieries, en déplorant que les soieries unies, les rubans, les velours de Creveld, produits de l’Angleterre, de la Suisse et de la Prusse, prissent notre place à l’étranger ; — la finesse de nos tissus, la perfection de nos dentelles, en regrettant de voir que, si nous faisons de la batiste, nous avons besoin de l’Angleterre pour avoir du fil, et de la Belgique pour avoir de la toile ; — la légèreté de nos châles, en craignant qu’un retour de mode ne vienne quelque jour compromettre une industrie qui exporte aujourd’hui pour 27 millions, tandis que la draperie, fabrication sûre et régulière, reste stationnaire ou décroît ; — la richesse de nos tapis, qui à la vérité ne font pas de grands progrès dans l’usage domestique, parce que le haut prix les bannit des demeures modestes. Sur presque tout le reste nous adhérons à des louanges qui n’ont été répudiées par personne. Cependant, quand le but est aussi sérieux, les jouissances de la vanité devraient être comptes pour peu de chose.


D. L. RODET.

  1. Revue des deux Mondes, 15 septembre 1834.
  2. Industria est alacritas et studium in labore suscipiendo, urgendo et perferendo. Cicero Eruesti.
  3. Manchester Guardian, décembre 1843.
  4. Discours de M. Thénard, Moniteur du 31 juillet.