L’influence d’un livre/14

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CHAPITRE TREIZIÈME.

le mariage.
Séparateur



Come dwell with me, come dwell with me,
And our home shall be, and our home shall be,
A pleasant cot, on a tranquil spot,
With a distant view of the changing sea.

Song.


Tiens, dira la jeune fille, en arrivant aux dernières pages de cet ouvrage, ils vont déjà se marier, et ils n’ont seulement pas eu un petit refroidissement, — c’est drôle. Ducray Dumesnil sait bien mieux arranger une histoire — Je le veux bien, moi ; mais je me suis promis de respecter la vérité, et en outre j’enseignerai une bonne recette à celle qui croient qu’on ne peut aimer, sans se brouiller de temps à autre : elles n’ont qu’à voir leurs amants que tous les six mois, et pour deux ou trois jours seulement, et elles ne chercheront pas à se l’attacher en le tourmentant ; et je crois, en outre, que cet ouvrage n’aurait pas fini par un mariage, si Amélie avait suivi ce système ; car St. Céran n’aimait pas les coquettes.

Le lendemain de son entrevue avec Dimitry, St. Céran écrivait la lettre suivante à son amante :


Ma chère Amélie,

Le tems est enfin venu de te rappeler tes promesses, et de tenir les miennes. Tu dois être à moi, tu me l’as juré, et je réclame ton serment. Ton père est peut-être mort ; rien ne t’empêche de faire mon bonheur, et je pense que s’il vivait, il ne me refuserait pas ta main maintenant. Mais peu importe, je serai près de toi dans quelques jours ; ainsi sois préparée à me suivre ; je repartirai la même nuit de mon arrivée, car je ne veux pas que l’on sache que je suis à St. Jean. Trouve-toi vers minuit, le 18 courant, dans le bocage d’érable situé au bas de la côte du domaine ; je ne me ferai pas attendre. Adieu, mon amie.

Ton amant jusqu’à la mort
De St. CERAN.


Trois jours après, il reçut la réponse suivante :

Mon Eugène, tout est découvert ! mon père est arrivé depuis deux jours. J’ai reçu ta lettre devant lui, il m’a ordonné de la lui montrer, et j’ai été obligée de le faire ; il l’a lue sans rien dire : puis, il s’est mis à sourire, de cette manière que tu sais, — j’allais dire de cette manière qui fait mal, mais tu me l’as défendu. — Puis il est parti, et je ne l’ai pas revu depuis. Je suis persuadée que tu ne viendras pas, dès que tu auras reçu cette lettre ; aussi je n’irai pas au bocage. Écris-moi ce que je dois faire. Mon père ne m’a pourtant rien dit, et je suis néanmoins bien malheureuse.

Ton amante affectionnée,
AMÉLIE.


Fâcheux contre-tems ! dit le jeune homme, en jetant la lettre sur son bureau, et se promenant à grand pas dans sa chambre. Tout s’en mêle ; il y avait quatre ou cinq ans qu’on n’en entendait plus parler, il faut qu’il ressuscite sept à huit jours trop tôt. Patience, — ajouta-t-il, en allumant son cigare, (c’était son remède universel), — Patience, il faut retarder un peu ; voilà-tout. Ou peut être ferais-je mieux de lui parler ; il doit être pauvre comme un rat d’église ; je lui offrirai de l’argent, il ne pourra résister ! — tout en parlant ainsi, St. Céran s’avança jusqu’auprès de la fenêtre, où il s’arrêta, tout à coup, avec un mouvement de surprise ; néanmoins, l’habitude qu’il avait de se commander lui-même, lui fit bientôt reprendre son visage calme. — Le proverbe est vrai, dit-il, — parlons du Diable, et on en voit la tête. C’était en effet, Charles Amand lui-même, qui entra d’un pas ferme, l’air assuré, la tête haute, avec toute l’importance que donne un bon habit, et trois ou quatre cents piastres dans la poche de celui qui depuis long-tems est privé de ces avantages, sans lesquels un homme est rarement bien vu dans le monde. Si mon lecteur ne croit pas que ces deux choses ont une grande influence sur le moral d’un homme, qu’il aille le demander à tous ces jeunes commis et écrivains, qui le plus souvent sont sans place, et qui connaissent parfaitement ce qu’on appelle en anglais les — up’s and down’s of human life ; — et s’il ne veulent pas l’avouer, c’est que ces messieurs brillent dans le moment. Or, donc, Armand entra comme je viens de le dire — Bonjour Mr. De St. Céran, dit-il, du même air de confiance.

— Charmé de vous voir, Amand, asseyez-vous. Notre héros parut chagrin, son orgueil était froissé ; il lui sembla que son interlocuteur aurait bien pu dire Monsieur Amand : — un habit, cela change tant un homme, — néanmoins l’intérêt personnel, ce grand mobile des actions humaines, comme dit Volney, l’empêcha de s’en plaindre ; car il venait pour se débarrasser de sa fille, et il n’aurait pas voulu tout gâter.

— Vous avez voyagé depuis notre dernière entrevue, continua le jeune médecin, bon succès, j’espère ?

— Ah ! oui, monsieur, répondit Amand ; fameux pays d’où je viens, on sait payer le mérite là ; j’y serais bien resté, car je fesais ma fortune rapidement ; mais j’ai une famille, et vous sentez que l’idée de la croire malheureuse suffisait pour empoisonner mon existence : cela joint avec l’amour du pays qui m’a pris, m’a décidé à revenir. Mais j’y retournerai, vous pouvez en être sûr, s’il y a quelques moyens de s’y rendre.

— Vous avez donc été visiter la vieille Europe.

— Non, mais j’ai été un peu en-deçà ; changeons de conversation. Je suis venu pour vous consulter sur quelques métaux dont je désirerais faire l’acquisition : savez-vous si je pourrais me procurer de l’étain de Cornwall en ville.

— Je ne pourrais vous dire exactement si c’est de l’étain de Cornwall, mais il ne manque pas d’étain ici, — il y en a beaucoup plus que d’argent.

— Je crois bien, mais ce n’est pas ce qui m’embarrasse. Si j’en trouve, j’ai enfin découvert le véritable moyen de la changer en argent.

— Ah ! tant mieux pour vous, dit St. Céran, — bon secret celui-là.

— Vous seriez bien plus étonné, continua l’alchimiste, si je vous disais que s’il ne me manquait pas un livre, qu’un Français m’a promis, j’en ferais de l’or piment ; et peut-être que vous ne savez pas que les plus fameux orfèvres ont de la peine à reconnaître l’or piment, d’avec l’or ordinaire ; ainsi, avec bien peu de peine, on parvient à leur faire prendre le change. Vous avez beau sourire, — ajouta-t-il, en s’apercevant que St. Céran souriait en l’entendant terminer. Pour toute réponse, le jeune médecin fut prendre un Dictionnaire de l’Académie dans sa bibliothèque. — Je vais vous montrer, mon cher Amand, dit-il, ce que c’est que votre or piment, — et il lui lut l’article suivant :

Orpiment, s. m : Arsenic jaune qu’on trouve tout formé dans les terres ; on s’en sert pour peindre en jaune : on le nomme aussi orpin.

Le héros le lut et le relut : — maudit Français, menteur, — murmura-t-il, entre ses dents, — et moi qui croyais tous le tems qu’il disait vrai, — c’est égal, quand à en faire de l’argent, cela j’en suis sûr — à propos, dit-il, désirant changer la conversation, — vous avez écrit à Amélie, dites-le donc, vous lui proposez là un joli coup.

— Nous y voilà, se dit tout bas St Çéran, que voulez-vous, mon cher Amand, vous ne voulez-pas consentir à mon mariage, et il me faut Amélie à moi.

Me l’avez-vous demandée ? est-ce que vous croyiez que j’allais vous l’offrir ? — Hein ! fit St. Céran, non pas tout-à-fait. — Mais, vous lui aviez défendu de me parler pour toujours.

— J’avais mes raisons, dit le héros.

— Alors, si je vous la demandais, me la refuseriez-vous ?

— Qui sait ?

St. Céran lui fit aussitôt une demande, dans toutes les formes, de la main d’Amélie, à laquelle Amand se hâta d’acquiescer. Le jeune médecin le pria d’accepter un petit présent de noces, ajoutant que connaissant sa soif de la science, il le priait de trouver bon que son don fût tout-à-fait littéraire. En conséquence, il lui présenta le Dictionnaire des merveilles de la nature, en trois volumes, magnifiquement reliés, ouvrage qu’il lui assura avoir été écrit par des philosophes comme lui. Il y ajouta une vingtaine de Manuels des différents arts et métiers. Amand, au comble de la joie se retira avec son trésor, et l’on dit même qu’il fut consulter son Français, pour savoir si ce n’était pas une édition, contrefaite du Dictionnaire des merveilles de la nature qu’on lui avait donnée ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il partit le lendemain avec St. Céran pour St. Jean Port Joli, où le mariage fut célébré dans l’église paroissiale, avec beaucoup de pompe et de solennité.

Ainsi, mes lecteurs ne doivent plus avoir aucune inquiétudes sur le compte de St. Céran et d’Amélie, qui sans aucun doute doivent avoir coulé des jours pleins de prospérité et de bonheur… En un mot vous savez.