L’influence d’un livre/5

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CHAPITRE QUATRIÈME.

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le cadavre.




Enfin, Dieu l’a voulu et l’heure est décidée.
Bertaud,


Mais lorsqu’à ses côtés le sépulcre s’entrouvre. Et que la mort surgit, c’est alors qu’il a peur.
Gratot,


Ne buvez pas à la coupe du crime, au fond est l’amère détresse et l’angoisse de la mort.
LaMennais,


L’homme coupable peut dormir quelque tems en sécurité ; mais lorsque la coupe du crime est remplie, une dernière goutte y tombe et, comme une voix descendue du ciel, vient faire retentir aux oreilles du criminel ces terribles paroles : c’est assez ! Puis alors adieu tous les rêves de bonheur fondés sur cette base impure, le remords commence son office de bourreau et chaque espérance est détruite par une réalité. Oh ! qu’il doit être horrible le remords qui présente au malheureux, comme dernière perspective, le gibet ! Le gibet avec toute sa solemnité, sa populace silencieuse, ses officiers en noir, son ministre de l’évangile, le bourreau et sa dernière pensée — la mort ! Telles étaient les idées qui devaient troubler Lepage dans sa profonde sécurité. Il ne se doutait guère, lorsqu’il fut réveillé en sursaut, sur les huit heures du matin, par la voix qui lui criait que désormais il serait seul avec sa pensée, qu’avant minuit cette sentence serait accomplie.

Sa préoccupation de la veille lui avait fait oublier qu’à une demi-lieue de chez lui, une jolie anse de sable avançait à une grande distance dans le fleuve et, qu’au baissant de la marée, le courant y portait avec beaucoup de force. C’est là qu’après avoir été long-tems le jouet des flots, le corps de Guillemette fut se reposer sur le sable derrière la maison où St. Céran avait passé la nuit. Au point du jour la fermière courut à sa pêche afin de chercher du poisson pour le déjeûner de son hôte. Qui pourrait peindre son horreur lorsque sa marche fut arrêtée par un cadavre qu’elle heurta ! Elle rebroussa chemin aussitôt et courut donner l’alarme chez elle. Son mari accompagné de St. Céran et de plusieurs domestiques s’y rendirent sur-le-champ. Quel fut l’étonnement de notre jeune voyageur lorsqu’il reconnut son ami ! il allait jeter un cri de surprise, lorsqu’il aperçut une blessure au crâne. Il devint alors calme et observa seulement. Malheureux jeune homme ! — Il faut le transporter immédiatement chez vous, Mr. Thibault.

Ayant déposé silencieusement le cadavre sur une planche, ils prirent le chemin de la maison accompagnés de la femme et des domestiques qui suivaient en pleurant : car c’était une émotion violente pour des âmes vierges qui n’avaient jamais eu occasion d’aller se blaser même sur l’idée de la mort, dans nos théâtres. Pauvres créatures ! elles n’auraient pas versé de larmes si elles avaient eu l’avantage immense, dont nous avons su si bien profiter, celui d’ensevelir leur sensibilité sous le rideau qui termine un des Drames de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas.

Le corps fut déposé dans le plus bel appartement de la maison sur deux planches appuyées à chaque bout sur des chaises, puis recouvert d’un drap blanc. Deux cierges, une soucoupe d’eau bénite avec un rameau de sapin vert, furent posés à ses pieds et le père accompagné de sa famille récitèrent à haute voix les prières des morts.

St. Céran, après leur avoir recommandé le secret sur cet événement (secret qui fut gardé jusqu’à-ce qu’ils purent se rendre chez leurs voisins) alla trouver un magistrat respectable du lieu et lui communiqua ce qu’il savait ; ajoutant qu’il était prêt à prêter le serment voulu : Qu’en son âme et conscience il croyait Lepage, l’auteur du meurtre. Toutes les formalités remplies, il ne restait plus qu’à exécuter l’ordre d’arrestation, chose d’autant moins facile qu’ils connaissaient tous deux le caractère désespéré de ce dernier. Après avoir consulté un homme de loi très éclairé qui demeurait près de là ils résolurent de faire tous leurs efforts pour empêcher que la nouvelle ne lui parvînt, et en même tems, aviser quelqu’expédient pour s’assurer de sa personne.

Onze heures sonnaient lorsqu’une vingtaine de personnes partirent de la demeure du magistrat précédées d’une voiture et marchant dans le plus profond silence. Arrivées au but, la maison fut entourée et tous attendirent le dénouement de leur stratagème. Le jeune homme qui conduisait la voiture l’arrêta et frappa à la porte. Cinq minutes après, une voix forte demanda : Qui va  ?

— Je viens vous chercher pour la mère Caron qui a ben rempiré Mr. le Docteur ;[1] fut la réponse.

— Je suis malade, je ne puis sortir.

— Eh ben, elle demande si vous pourrez pas y donner de quoi la faire dormir ?

— Attends un peu. Cinq minutes après, le charlatan entr’ouvrait sa porte de manière à y passer le bras seulement et présentait une fiole. Le jeune homme avait bien joué son rôle jusque-là et n’avait pas reçu d’autres instructions ; car ceux qui lui avaient dicté ce qu’il devait faire croyaient que cela suffirait pour leur livrer celui qu’ils attendaient. Mais il sentit que le coup était manqué s’il ne trouvait quelqu’expédient : une idée lumineuse le frappa.

— J’ai peur de la casser Monsieur, dit-il, je vas embarquer car la jument est mal commode, voudrez-vous me la donner dedans la voiture, et il accompagnait ses paroles de l’action. Lepage sortit pour la lui donner, et fut aussitôt saisi par un bras vigoureux, et entouré ; il essaya en vain de s’emparer d’une hache et d’un fusil qu’il avait près de la porte, il fut obligé de succomber au nombre, et se laissa lier en demandant, d’un air calme, ce qu’on lui voulait. Il fut alors informé, par le magistrat, de quelle nature était l’accusation portée contre lui.

— S’il n’y a que cela, dit-il, mon innocence est ma sauve-garde.

— C’est ce que nous verrons, reprit aussitôt le diseur de bons mots de la paroisse qui se trouvait là, et il allait commencer ses plaisanteries sans fin lorsqu’il fut averti par le magistrat, homme sévère : que le prisonnier n’était pas encore trouvé coupable par un jury de son pays que quand bien même il le serait, sa situation devait inspirer la pitié plutôt que le persiflage, et que pour le présent il devait être traité avec égard. Il le fit ensuite asseoir, et le plaça sous la garde de quatre hommes. Lepage demanda si on voulait lui permettre de se reposer : sur la réponse affirmative il se coucha à terre et, quelques minutes après, il feignait d’être enseveli dans un profond sommeil. Le magistrat se retira ensuite avec un ordre strict qu’il y eût pendant toute la nuit une garde armée suffisante, près de lui.

La tempête qui, la nuit précédente, avait cessé lorsque le corps du malheureux Guillemette était devenu le jouet des flots, ébranlait de nouveau la petite maison où gisait le meurtrier, et quelques gouttes de grosse pluie frappaient de temps à autre les vitrages. Sur un matelas, dans un coin de la chambre encore teinte de sang, était couché Lepage, le dos tourné aux assistants, et sa tête enveloppée d’une couverture. Trois des gardiens armés de fusils n’avaient rien de remarquable : leurs regards annonçaient la bonhomie du cultivateur Canadien, et contrastaient avec leur occupation ; quant au quatrième, il paraissait à sa place : ce personnage gros et trapu avait le regard farouche, et une immense paire de favoris rouges qui lui couvraient la moitié du visage donnaient quelque chose d’atroce à sa physionomie. — Il tenait dans sa main droite, avec l’immobilité d’une statue, un grand sabre écossais qu’il appuyait sur sa cuisse. Plusieurs habitants fumaient tranquillement leur pipe et, au milieu d’eux, était un voyageur qui, ayant passé trente ans au service de la Compagnie du Nord-Ouest, n’était revenu que depuis quelque tems au sein de sa famille, étonnée de son retour. — St. Céran écrivait assis près d’une table.

Cependant la tempête mugissait avec fureur, la pluie tombait par torrents, les éclairs sillonnaient la nue et le tonnerre grondait comme au Jugement dernier. Tous les regards se tournèrent vers Lepage qui paraissait insensible à qui se passait autour de lui, sur la terre et dans les cieux.

— Il dort, dit St. Céran, il dort paisiblement tandis que l’ange vengeur plane au-dessus de lui et semble exciter la fureur des élémens.

— C’est plutôt le diable, dit François Rigaud qui se réjouit d’avance de la bonne prise qu’il va faire ; je suis certain qu’il y aura fête, pendant quinze jours, à son arrivée au pays de Satan.

— Paix ! dit St. Céran, paix ! mon cher François ; ceci n’est point matière à badinage, et le malheureux, teint du sang de son frère, doit inspirer une pitié mêlée d’horreur plutôt que des plaisanteries.

— Mr. St. Céran a raison, dit Joseph Bérubé, laissons le diable tranquille ; pour moi je n’aime pas à en parler dans cette maison, et par le tems qu’il fait.

— As-tu peur qu’il nous rende visite ? dit François, d’un air goguenard.

— Eh ! Eh ! je n’en sais trop rien, dit le vieux voyageur, il a visité des maisons où il semblait avoir moins de droits qu’ici. —

— Racontez-nous cela, père Ducros, dit St. Céran, qui n’était pas fâché, comme tous les jeunes gens, d’entendre une légende, et qui d’ailleurs voulait mettre fin aux plaisanteries de François.

— Écoutez, Mr. St. Céran, je suis vieux, je raconte longuement, à ce qu’ils me disent tous ; je crains de vous ennuyer.

— Non, non, père Ducros ; et tant mieux si vous êtes diffus, ça nous fera passer le reste de la nuit, répliqua le jeune homme.

— Puisque vous le voulez, je vous raconterai l’histoire telle qu’on me l’a racontée ; je la tiens d’un vieillard très-respectable.


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  1. Je dois informer mes lecteurs que Lepage pratiquait la médecine, sans licence, depuis six mois dans la paroisse et jouissait d’une haute réputation d’habileté.