L’instruction des indigènes algériens et le décret du 13 février 1883
L’INSTRUCTION DES INDIGÈNES ALGÉRIENS
ET LE DÉCRET DU 13 FÉVRIER 1883.
En ouvrant la dernière session du Conseil supérieur, le gouverneur général de l’Algérie constatait qu’un événement d’une grande importance s’était accompli dans le courant de l’année 1883. Un décret du 13 février, exécutoire à partir du 1er janvier 1883, a définitivement assimilé l’Algérie à la France au point de vue des principes de la gratuité et de l’obligation de l’enseignement ainsi que de la neutralité religieuse de l’école.
Ce décret donne enfin satisfaction aux partisans de l’instruction des indigènes ; aussi a-t-il été salué comme l’aurore d’une ère nouvelle par tous ceux qui pensent qu’on ne saurait trop hâter le jour où l’Algérie, cette terre conquise au prix de tant d’efforts, cessera d’être pour la France une cause de faiblesse pour devenir un des plus sûrs éléments de sa future grandeur.
La population de l’Algérie s’élève, d’après les chiffres du dernier recensement, à 3,310, 000 individus environ ; elle se décompose ainsi :
Ainsi, sur 3,310,000 habitants, on compte à peine 235,000 Français d’origine, soit moins du quatorzième de la population totale. En outre, la population étrangère s’accroît dans une proportion plus considérable que la population française : tandis que dans l’intervalle d’un recensement à l’autre le nombre de nos nationaux croissait de 17 %, les Espagnols s’augmentaient de 21 % et les Italiens de 28 %, en sorte que le moment n’est pas éloigné où, si l’on n’y prend pas garde, l’Algérie sera une colonie européenne où les Français seront réduits à l’état d’imperceptible minorité.
Cette situation si pleine de dangers pour l’avenir ne pouvait échapper à ceux que préoccupe le sort futur de notre colonie africaine et qui demandent que l’on prenne toutes les mesures nécessaires pour fondre, en un seul corps de nation, les éléments si divers qui peuplent l’Algérie. Or pour atteindre ce résultat il n’est qu’un moyen : l’instruction. C’est par l’instruction que nous pouvons façonner les jeunes générations et les préparer, par une éducation essentiellement nationale, à entrer, par la naturalisation, dans la grande famille française. En cette matière les Américains qui nous ont donné l’exemple à suivre.
« C’est par une immigration incessante que ce pays s’est peuplé, dit M. Buisson dans son rapport sur l’Exposition de Philadelphie ; or que lui apporte cette immigration ? Des hommes de toute race, de toute origine, de toute classe, de toute religion. Établis sur le sol américain, les nouveaux venus tendent naturellement, à leur insu même, à se reconstituer en se groupant d’après leur nationalité… À défaut des affinités de race, ils suivront celles de la religion… Tels sont les éléments dont il faut faire un peuple sans contrarier le culte des souvenirs nationaux et religieux, sans imposer à aucun de ces groupes aucun genre de contrainte ; il faut, comme on dit aux États-Unis, les « américaniser » le plus rapidement possible. Il faut qu’au bout d’une ou deux générations, Irlandais, Allemands, Français, Scandinaves, Espagnols n’aient plus la moindre velléité de constituer une nation dans la nation, mais soient eux-mêmes devenus la nation américaine et s’en fassent gloire.
» Quel est l’instrument de cette merveilleuse transformation ? Tous les hommes d’État vous le diront : C’est l’école publique, et, pour beaucoup d’Américains, ce service qu’elle rend à la nation justifierait à lui seul tout ce qu’elle peut coûter. »
En Algérie, la situation est plus complexe encore, s’il se peut, qu’en Amérique. Les immigrants européens, qui ont entre eux de nombreuses affinités, se trouvent en présence d’une population indigène profondément séparée de nous par la différence de religion, de langage et de race. Dans cette situation, il semble que les efforts de l’administration eussent dû se porter, dès le début de l’occupation, vers l’instruction de ces masses à demi barbares dont l’ignorance et la crédulité constituent l’obstacle le plus sérieux à la consolidation de notre domination. Mais il n’en a malheureusement rien été : on s’est beaucoup plus préoccupé de conquérir tout le pays que d’organiser les parties conquises, et tandis que l’instruction, objet de la sollicitude des municipalités françaises, florissait chez les Européens, l’enseignement indigène, privé de ressources par la confiscation des biens qui lui servaient de dotation, tombait peu à peu au niveau où nous le voyons aujourd’hui.
Au 31 décembre 1882, pour une population de 450,000 Européens environ — y compris 35,000 israélites naturalisés français — on comptait 542 écoles laïques et 1455 écoles congréganistes fréquentées par 50,261 élèves, dont 24,843 garçons et 25,418 filles. — 1,385 élèves garçons suivaient en outre, à la même époque, les cours primaires annexés aux lycées et collèges de l’Algérie.
Dans ses écoles, l’Algérie a devancé les réformes qui ont donné, dans la métropole, une si vive impulsion à l’instruction populaire. Toutes les écoles primaires et les salles d’asile publiques sont depuis longtemps déjà gratuites et les enfants y reçoivent, aux frais des communes, presque toutes les fournitures classiques. Quant à la fréquentation des écoles, elle dépasse, comme nous venons de le voir, le neuvième de la population générale, et il ne semble pas que l’obligation récemment édictée soit de nature à augmenter sensiblement cette proportion.
Outre ses écoles, l’Algérie renferme 197 salles d’asile où 20,997 enfants des deux sexes trouvent place. Enfin, des cours d’adultes au nombre de 147 distribuent l’enseignement primaire à 3,827 auditeurs.
Pour assurer le recrutement des maîtres, trois écoles normales ont été établies : deux pour les garçons, à Mustafa près d’Alger et à Constantine, et une pour les filles, à Miliana.
L’enseignement secondaire est donné dans un lycée, dix collèges communaux[1] et deux établissements libres à 2,386 élèves (déduction faite de 1,385 enfants suivant les cours primaires annexés à ces établissements).
Les écoles supérieures établies à Alger (écoles de médecine, de droit, écoles des lettres et des sciences) et les cours supérieurs de langue arabe comptent 725 élèves ainsi répartis :
Ce rapide exposé de la situation de l’enseignement à ses divers degrés chez les Européens d’Algérie montre que nos compatriotes d’outre-mer avaient quelque droit d’être fiers des résultats obtenus par eux. Ils se vantaient volontiers de tenir le second rang, après le Canada, dans la statistique des pays classés d’après le nombre des enfants qui fréquentent les écoles.
Mais combien la situation change si, au lieu de considérer une catégorie seulement d’habitants, on tient compte de l’ensemble de la population et si l’on envisage l’état dans lequel nous avons laissé nos sujets musulmans !
Au 31 décembre 1882, pour une population scolaire évaluée à 460,000 enfants environ, il existait 21 écoles arabes françaises entretenues aux frais de l’État : ces écoles étaient en pleine décadence. Les missionnaires d’Afrique avaient, en outre, en Kabilie, quelques établissements dans lesquels les indigènes envoyaient leurs enfants — à défaut d’autres écoles — malgré la défiance que leur inspire le caractère religieux des maîtres placés à la tête de ces établissements. Enfin, un certain nombre d’indigènes fréquentent les écoles publiques établies dans les villes et dans les villages européens. Au total, 2,814 garçons et 358 filles recevaient notre enseignement primaire, ce qui donne un élève pour neuf cents habitants : nous avons vu que chez les Européens la proportion était de un élève pour neuf habitants.
L’enseignement secondaire était suivi par 193 élèves indigènes ; enfin, 116 musulmans — en y comprenant les 109 étudiants des medraça — suivaient les cours de l’enseignement supérieur.
Ce déplorable état de choses ne pouvait se perpétuer. Depuis longtemps déjà des voix autorisées, chaque année plus nombreuses, s’élevaient en faveur de l’instruction des indigènes ; la presse algérienne prenait nettement parti pour cette cause ; les indigènes eux-mêmes, si souvent représentés comme réfractaires à toute idée de progrès, se prononçaient pour la création des écoles qui leur manquaient. L’administration supérieure ne pouvait rester insensible à ce mouvement d’opinion. À la suite d’une mission remplie en Algérie par M. Henri Lebourgeois, M. Jules Ferry décida qu’un certain nombre d’écoles seraient établies en Kabilie. Quatre de ces écoles ont été ouvertes en 1883. Mais ces établissements reviennent à un prix relativement très élevé. Aussi, en signalant au ministre de l’instruction publique, lors de la discussion du budget de 1883, la nécessité de se préoccuper sérieusement de la question de l’enseignement des indigènes, M. Thomson, député de Constantine, faisait remarquer que ces écoles ne devaient être considérées que comme des établissements modèles, mais que ce n’était pas au moyen de constructions aussi coûteuses et en faisant appel aux instituteurs de la métropole que l’on pouvait songer à répandre l’instruction parmi les populations musulmanes, car on serait vite arrêté dans cette voie par d’insurmontables difficultés financières. Il fallait faire vite et à peu de frais, sauf ensuite à rendre définitive l’œuvre provisoire en la perfectionnant peu à peu. Dans cette situation, il ne pouvait être question de promulguer purement et simplement en Algérie les lois et règlements qui régissent en France l’enseignement primaire. Il fallait recourir à une législation spéciale qui, tout en sauvegardant les principes essen-tiels de la législation scolaire de la mère-patrie, fût accommodée aux conditions particulières auxquelles est soumise notre colonie africaine. C’est ce difficile problème qu’ont abordé et résolu les rédacteurs du décret du 13 février 1883. Ce décret, rendu sur la proposition de M. Duvaux, ministre de l’instruction publique, est le résultat d’une longue élaboration à laquelle ont concouru plusieurs inspecteurs généraux envoyés en mission en Algérie, le conseil académique d’Alger, et enfin le recteur M. Boissière, le gouverneur général M. Tirman, et M. Buisson, directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’instruction publique, qui visita tout exprès l’Algérie afin de se rendre compte des difficultés de la tâche que son administration allait entreprendre.
Le décret du 13 février 1883 forme le code de l’instruction primaire en Algérie ; il rend exécutoire, dans nos possessions du nord de l’Afrique, sous réserve de quelques modifications indispensables, les lois et règlements qui ont donné dans la métropole une si vive impulsion à l’enseignement populaire.
Aux termes de ce décret, toute commune algérienne est tenue d’entretenir une ou plusieurs écoles primaires publiques ouvertes gratuitement aux enfants européens et indigènes.’Les frais de première installation des locaux scolaires, les dépenses de matériel et de personnel, sont à la charge des communes ; il y est pourvu, jusqu’à concurrence du tiers du produit de l’octroi de mer, à l’aide des ressources communales ; le reste est à la charge de l’État.
Les programmes de l’enseignement, les règlements en vigueur en France seront suivis et appliqués dans les écoles de l’Algérie ; les écoles publiques ne devront avoir aucun caractère confessionnel et recevront indistinctement les enfants professant les différents cultes. L’instruction religieuse sera donnée en dehors des édifices scolaires.[Toutefois, dans les communes où le conseil municipal le demanderait, en l’absence de locaux convenables et par suite de conditions spéciales à l’Algérie, le préfet pourra, à titre exceptionnel et par une autorisation toujours révocable, accorder l’usage des édifices scolaires, en dehors des heures de classe, pour l’instruction religieuse des enfants des divers cultes.
L’instruction est obligatoire dans toutes les communes pour les enfants d’origine européenne âgés de six ans révolus à treize ans révolus. Des arrêtés du gouverneur général, rendus sur le rapport du recteur, après avis des conseils départementaux, détermineront chaque année les communes ou fractions de communes dans lesquelles, par suite des longues distances ou d’autres difficultés, cette prescription n’aura pas pu être appliquée.
Quant aux indigènes, ils seront reçus dans les écoles aux mêmes conditions que les Européens ; l’enseignement leur sera donné, pendant la durée du cours élémentaire, par un maître adjoint indigène muni du brevet de capacité, ou à son défaut par un moniteur indigène pourvu du certificat d’études. Dans les communes mixtes, ces adjoints et moniteurs seront nommés par le recteur sur la présentation des préfets. Pour assurer la fréquentation des écoles par les indigènes, il est établi pour eux une prime de 300 francs pour la connaissance de la langue française ; en outre, pendant la durée du cours primaire, les élèves indigènes qui se distingueront par leur conduite et leur travail pourront recevoir des encouragements sous forme de dons en nature tels que vêtements, chaussures, fournitures scolaires. Enfin des arrêtés du gouverneur détermineront, à mesure que le nombre des locaux le permettra, les communes dans lesquelles les prescriptions relatives à l’obligation seront applicables aux indigènes. Le programme comprendra la lecture et l’écriture du français, les quatre règles, la règle de trois, les notions essentielles du système métrique, des notions sur la géographie et l’histoire de la France et de l’Algérie, la lecture et l’écriture arabe et berbère.
Dans les communes indigènes situées en territoire de commandement, des écoles peuvent être créées par décision du gouverneur sur la proposition du général commandant la division ou à la requête de l’inspecteur d’académie. Ces écoles seront de deux sortes : les écoles principales ou de centre, dirigées par un instituteur français ; les écoles préparatoires ou de section, confiées à des adjoints ou à des moniteurs indigènes sous la surveillance du directeur de l’école principale. Ce directeur est nommé par le gouverneur, sur la présentation du recteur ; son traitement est à la charge de l’État et de nombreux avantages sont stipulés en sa faveur.
Ce décret mérite, dans son ensemble, une entière approbation. Toutefois, si, en ce qui concerne les Européens, il ne paraît devoir soulever aucune critique sérieuse, il n’en est pas de même pour ce qui touche à l’enseignement des indigènes. Cette partie du problème algérien est en effet celle qui a donné lieu aux solutions les plus variées et les plus contradictoires. Nous ne parlerons pas des objections qu’a soulevées le principe même de la diffusion de l’instruction chez les Arabes et les Kabiles de l’Algérie. Dans une remarquable étude publiée par la Revue Internationale de l’Enseignement, et que nous aurons plus d’une fois occasion de citer, M. Foncin en a fait justice. Quant à la prétendue incapacité des races indigènes de l’Algérie, elle ne soutient pas davantage l’examen. On cite, il est vrai, l’exemple de jeunes Arabes qui, rendus à eux-mêmes, après avoir reçu une éducation européenne, sont retournés sous la tente, y ont repris les mœurs de leurs pères et sont aujourd’hui nos pires ennemis. « Comment en serait-il autrement ? Ce serait miracle en vérité qu’un jeune homme replongé tout à fait dans la société barbare qu’il avait quittée, mais qu’il n’avait jamais perdue de vue, y conservât seul parmi tous les siens une originalité artificiellement}acquise, qu’il résistât indéfiniment aux sollicitations du climat, de l’hérédité, aux séductions de l’exemple, à l’empire plus puissant encore du respect humain. Il n’est même pas surprenant que plusieurs, pour se faire pardonner aux yeux de la foule une éducation qui peut paraître une sorte d’apostasie, se croient obligés d’affecter l’intolérance et le fanatisme. Ces exemples ne prouvent rien contre l’éducabilité de la race ; ils montrent simplement que l’individu abandonné à lui-même dans un milieu hostile ne parvient pas à vaincre ce milieu et succombe dans une lutte inégale… Pour instituer une expérience probante, au lieu d’instruire quelques individus isolés, il eût fallu ouvrir des écoles à toute une génération. Peut-être qu’alors les écoliers, formant une masse compacte et se prêtant un mutuel appui, auraient eu la force de réagir contre le milieu arabe et l’auraient modifié. Mais.cette expérience en grand n’a jamais été tentée. Les exemples qu’on nous oppose sont d’ailleurs contredits par d’autres… Les anciens élèves de nos lycées et collèges d’Algérie ne sont pas tous rentrés sous la tente, loin de là. Les uns sont interprètes militaires ou judiciaires ; d’autres sont khodja auprès des administrateurs des communes indigènes. »
Dans les lignes qui précèdent, M. Foncin fait toucher du doigt le vice fondamental des essais auxquels on s’est livré jusqu’ici : en n’ouvrant pas des écoles pour tous les indigènes, on taisait des déclassés de tous ceux qui ne réussissaient pas à trouver au terme de leurs études une place dans les fonctions publiques et qui retombaient dans le milieu à demi-barbare d’où ils avaient été momentanément tirés. Mais cela prouve-t-il, comme certains l’affirment, que les indigènes ne peuvent pas dépasser un certain niveau intellectuel ? En aucune façon. D’ailleurs, lors même qu’il serait établi — contrairement à ce qui nous paraît l’évidence même — que les races sémitique et berbère ne peuvent s’élever jusqu’à nous, serions-nous dispensés de créer, pour les Arabes et les Kabiles, des écoles en rapport avec leurs besoins et leurs facultés ? N’avons-nous pas le devoir de civiliser dans la mesure du possible les populations soumises à notre domination ? Et notre intérêt n’est-il pas en ceci d’accord avec notre devoir ? Pour tous ces motifs, on ne peut que louer sans réserves les auteurs du décret du 13 février 1883 d’avoir établi tout un enseignement pour les indigènes. Malheureusement, certaines dispositions de ce décret sont de nature, si on n’y prend pas garde, à frapper de stérilité les efforts que fait l’administration en vue de répandre l’instruction parmi les musulmans de l’Algérie.
Les rédacteurs de ce décret, épris d’un idéal qui sera peut-être atteint un jour, ont cru que l’on pouvait réunir sur les mêmes bancs les jeunes indigènes et les enfants des colons. Or, sauf en ce qui concerne l’élite de la population musulmane, c’est là une pure utopie. Rien ne sera plus aisé que de lever les scrupules que les pères de famille indigènes pourraient avoir à nous confier leurs enfants : il suffira pour cela de tenir la main à ce que les stipulations du décret qui garantissent formellement la liberté de conscience soient strictement observées. Mais la résistance viendra d’ailleurs, et elle aura pour conséquence l’exclusion de nos écoles des jeunes musulmans. Il ne faut pas perdre de vue en effet que dans les campagnes les enfants indigènes sont mal tenus, vêtus de haillons sordides, ignorants de la plus élémentaire propreté, atteints enfin trop souvent d’affections héréditaires. Au moral, ils laissent encore plus à désirer, et il n’est guère d’Européen qui ne redoute pour ses enfants le contact des indigènes. Ce sont ces répugnances, très justifiées on doit en convenir, bien plus que la prétendue aversion des indigènes pour l’instruction, qui ont empêché les Arabes et les Kabiles d’envoyer leurs enfants dans les écoles publiques ouvertes à leur portée. Voici à ce sujet ce que racontait un journal d’Alger :
Un instituteur, désireux de faire participer les indigènes qui l’entouraient aux bienfaits de l’instruction, avait réussi à persuader à un certain nombre d’entre eux d’envoyer leurs enfants à l’école communale. Mais les résistances des indigènes vaincues, notre instituteur vint se heurter aux résistances des Européens de la contrée. Beaucoup de familles lui représentèrent qu’elles avaient trop à craindre de la fréquentation de leurs enfants avec ceux des pauvres indigènes, souvent atteints de maladies contagieuses ou même de vices affreux. Il était vraisemblable que, plutôt que de s’exposer à ce qu’elles considéraient comme un danger, elles retireraient leurs enfants de l’école si les petits indigènes devaient y être immédiatement mêlés : le zèle de l’instituteur se trouva donc arrêté par un obstacle invincible.
Ce n’est point là d’ailleurs un fait isolé ; partout, dans les écoles arabes françaises, l’élément européen tend à éliminer l’élément indigène.
L’école de Tizi-Ouzou, raconte M. Henri Lebourgeois dans son rapport d’inspection de 1880, était, il y a quelques années, en bonne voie ; elle compta un moment jusqu’à cent cinquante élèves kabiles. « De son ancienne splendeur, il lui reste un adjoint indigène et ’un seul petit Kabile qui attend son renvoi. L’instituteur m’a avoué en tremblant que s’il recevait les enfants des douars voisins, il aurait contre lui le curé, le maire et l’un des premiers fonctionnaires de l’arrondissement. » Cet état de choses paraît s’être un peu amélioré depuis cette époque, mais la situation faite aux écoliers indigènes, en butte à mille petites vexations de la part de leurs condisciples, n’en reste pas moins très précaire.
D’ailleurs, il suffit, pour constater l’impossibilité de confondre sur les mêmes bancs les élèves de toute origine, de faire remarquer que les indigènes, ignorant absolument notre langue, devront passer par une sorte d’école de civilisation avant de se mêler aux Européens qui tous comprennent et parlent le français. C’est à cette nécessité que pourvoit fort sagement l’article 39 du décret, lequel est ainsi conçu :
« Dans toute école publique comptant au moins 25 élèves indigènes, l’instruction de ces élèves, pendant la durée du cours élémentaire, sera confiée de préférence à un adjoint indigène muni du brevet de capacité, ou, à son défaut, à un auxiliaire ou moniteur indigène muni du certificat d’études. »
Mais du moment où l’on admet que, pendant la durée du cours élémentaire, les indigènes pourront être réunis dans une division spéciale, sous la direction d’un maître particulier, on ne peut que regretter que les dispositions édictées pour les communes indigènes n’aient pas été étendues aux communes de plein exercice et aux communes mixtes. Le décret du 13 février stipule, en effet, comme nous l’avons vu, qu’il sera établi, dans les communes indigènes, deux sortes d’écoles : des écoles principales ou de centre dirigées par un instituteur français, et des écoles préparatoires confiées à des moniteurs indigènes placés sous la surveillance du directeur de l’école principale. Cette organisation offre de nombreux avantages. Elle permet d’utiliser les locaux existants, elle atténue singulièrement les difficultés d’ordre budgétaire que soulèvent le recrutement du personnel enseignant et la construction des deux ou trois mille écoles jugées nécessaires ; enfin, elle donne la faculté d’établir les instituteurs indigènes au milieu des populations qu’ils sont appelés à desservir. Ces considérations sont d’une très grande importance. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que, dans les campagnes, les populations européennes et indigènes forment des groupes absolument séparés les uns des autres. Or, ainsi que le fait remarquer M. Brihmat, auteur d’une brochure relative au décret du 13 février, si l’école est établie au milieu du village européen, comme dans un périmètre de quatre ou cinq kilomètres les fermes appartiennent à des Européens, les indigènes se trouvent forcément éloignés de l’école. « Les enfants qui de ma ferme se rendaient à l’école de l’Arba, continue M. Brihmat, devaient parcourir chaque jour vingt-huit kilomètres. » On avouera que l’obligation de l’instruction serait difficilement applicable dans ce cas et dans les cas analogues. Il est vrai que l’on pourra contraindre les communes algériennes à établir dans les tribus autant d’écoles que l’exigeront les besoins des populations indigènes. Mais on ne saurait songer à placer à la tête de ces écoles des instituteurs français. Ce n’est qu’au prix des plus lourds sacrifices qu’il serait possible de recruter un personnel qui consentit à aller s’enterrer au fond des montagnes kabiles, au milieu de populations barbares et généralement hostiles. On sera donc obligé, par la force des choses, d’étendre à toute l’Algérie, sans distinction de territoires, l’institution des écoles centrales entourées d’écoles préparatoires qui, ainsi que le fait remarquer M. Foncin, s’impose en pays indigène. Ces petites écoles pourront être confiées à des moniteurs indigènes, dont les exigences seront bien moindres que ne seraient celles des maîtres français, car il n’est point besoin d’instituteurs brevetés pour dégrossir cette première génération d’enfants en guenilles que recevront les écoles arabes dans les premiers temps de leur installation et pour enseigner le programme restreint qui sera suivi dans ces écoles. Sur ce point tout le monde est d’accord. Il ne faut pas se dissimuler néanmoins que, quelles que soient les facilités accordées dans le principe aux différentes catégories de maîtres, le recrutement du personnel enseignant sera sans doute longtemps avant de suffire à tous les besoins. Pour parer à cette difficulté, M. Hartmayer, capitaine du bureau arabe de Médéa, auteur d’une intéressante brochure sur la vulgarisation de la langue française chez les Arabes, proposait de placer à la tête des écoles rurales (ou écoles préparatoires) des soldats pris parmi les militaires non condamnés à des peines infamantes qui sont envoyés, à l’expiration de leur peine, dans un des trois bataillons d’Afrique. Ces soldats continueraient à compter respectivement à l’effectif de leur bataillon dont ils seraient détachés ; ils toucheraient à titre de prêt franc leur solde, qui est de 52 centimes par jour y compris l’indemnité en remplacement de viande, soit 15 fr. 60 c. par mois. Cette somme, ajoutée à leur traitement mensuel de 50 francs comme instituteurs de quatrième classe, suffirait à leurs besoins en pays arabe.
Ce projet, très séduisant si l’on ne considère que l’économie qui résulterait de sa mise à exécution, soulève de nombreuses objections que M. Machuel, directeur de l’enseignement à Tunis, a fort bien résumées dans un rapport que nous avons sous Îles yeux.
« Sans doute, dit-il, le recrutement proposé par l’auteur de la brochure serait peu coûteux. Mais ce recrutement serait-il aussi bon que l’affirme celui qui le préconise ? Ces jeunes gens, éloignés de toute surveillance effective, n’ayant plus à redouter les punitions disciplinaires, feraient-ils leur devoir avec zèle et conscience ? On est en droit d’en douter. N’est-il pas à craindre en outre qu’ils n’apportent dans leurs écoles quelques-unes de ces habitudes déplorables que les détenus contractent dans les prisons ? Nous ne devons pas perdre de vue que notre tâche n’est pas seulement d’instruire les indigènes, mais aussi de les moraliser, et que nous devons leur donner l’exemple d’une honnêteté parfaite et de mœurs irréprochables. L’instituteur doit être à la fois le conseiller des parents et le professeur des enfants, et il est nécessaire que tous aient en lui la plus entière confiance. Il serait prudent d’éviter que les indigènes ne formulassent contre nous l’accusation d’avoir envoyé au milieu d’eux, pour enseigner notre langue, des hommes fraîchement sortis de prison. » M. Hartmayer avait prévu cette objection et, tout en en contestant la gravité, il propose d’utiliser les sections de mutilés qui n’ont commis qu’une faute envers la loi du recrutement en voulant échapper au service militaire par la mutilation. Ici encore nous nous heurtons à la difficulté de placer au milieu des tribus arabes des hommes qui se sont décerné à eux-mêmes une sorte de brevet de lâcheté : quelle autorité morale pourraient-ils exercer sur les populations guerrières qu’ils auraient à instruire ?
M. le capitaine Hartmayer nous paraît beaucoup mieux inspiré lorsqu’il pose en principe — comme l’avaient fait M. Frin et M. Henri Lebourgeois — que pour les écoles rurales, il n’est pas nécessaire de faire de grandes dépenses de construction pour les bâtiments scolaires, ni d’avoir un personnel enseignant sortant des écoles normales du gouvernement ou pourvu du brevet de capacité, Il cite à ce propos l’école arabe-française des Attafs qui, dirigée par un simple soldat devenu plus tard caporal et sergent, avait donné des résultats fort remarquables, Il ne faut pas se le dissimuler, c’est en s’inspirant de ces idées pratiques que l’on parviendra à faire beaucoup et vite et à couvrir les territoires indigènes d’un vaste réseau d’écoles, rudimentaires il est vrai, mais suffisantes pour satisfaire aux premiers besoins. Le traitement d’un personnel d’ordre inférieur sera bien moins élevé que celui qui devrait être alloué à des instituteurs brevetés ; on pourra en outre se contenter des locaux existants pour loger les maîtres et installer les classes. A défaut de locaux, on élèverait, comme le propose fort judicieusement M. Hartmayer, des gourbis (chaumières) analogues à ceux dans lesquels les tolbas (instituteurs) indigènes donnent leurs leçons : plus tard ces écoles, ces maîtres devenus insuffisants seront remplacés par des établissements plus confortables, mieux outillés, dirigés par de véritables instituteurs. Mais nous ne pensons pas qu’en attendant cette époque encore lointaine, il soit nécessaire, sous prétexte que les ressources du budget ne permettent pas de réaliser immédiatement une organisation définitive de l’enseignement des indigènes, de rester dans une situation dont il importe de sortir au plus vite.
L’administration de l’instruction publique ne le pense pas davantage, puisqu’elle admet (art. 39 et 44 du décret du 13 février) que l’enseignement pourra être donné aux indigènes par de simples moniteurs pourvus du certificat d’études. C’est également pour ce motif que le programme des matières enseignées a été réduit à sa plus simple expression. L’essentiel, en effet, pour l’instant, est d’apprendre à la jeune génération à parler et à écrire notre langue : les générations successives s’élèveront progressivement à la hauteur du programme suivi dans les écoles purement françaises. D’ailleurs lorsqu’un élève indigène, mieux doué que ses condisciples ou plus favorisé de la fortune, sera désireux de poursuivre ses études et d’étendre ses connaissances au-delà du cadre fixé pour les écoles préparatoires, il lui sera loisible de passer dans l’école européenne et d’y tenir sa place au même titre que les Espagnols, les Italiens, les Maltais, etc.
Parmi les matières enseignées dans les écoles ouvertes aux indigènes figurent l’arabe et — dans les pays kabiles — la langue berbère.
De nombreuses raisons justifient l’enseignement de la lecture et de l’écriture de la langue arabe. Si l’Algérie était isolée du reste du monde musulman, on comprendrait, à la rigueur, que nous prissions des mesures pour arriver à l’élimination graduelle de cette langue. Mais il n’en est pas ainsi : les indigènes algériens, en relations suivies avec le Maroc et avec l’Orient, ont un intérêt commercial très sérieux à la conservation de leur idiome. Il ne faut pas perdre de vue, en outre, que l’arabe est la langue religieuse de cent quatre-vingt millions d’individus et que nos sujets musulmans attachent une très grande importance à ce que leurs enfants sachent lire le Coran. Il suffira, dès lors, que la lecture et l’écriture de l’arabe soient enseignées dans nos écoles pour que toutes les préventions que les indigènes nourrissent contre elles disparaissent. Mais est-il nécessaire pour cela, comme l’exige le décret du 13 février, que les directeurs des écoles établies dans les communes indigènes, que les instituteurs qui seront placés dans les communes ordinaires et dans les communes mixtes justifient de la connaissance de la langue arabe ? Nous ne le pensons pas. Cette exigence, si elle était maintenue, restreindrait singulièrement le nombre, déjà si peu considérable, des personnes parmi lesquelles on pourra choisir des maîtres pour les écoles à créer. Il semblerait donc que cette partie du programme fût condamnée à rester lettre morte. Mais — et c’est là un point sur lequel nous appelons particulièrement l’attention — cette difficulté de recruter des instituteurs capables d’enseigner les éléments de la langue arabe nous permettrait d’associer à l’œuvre civilisatrice que nous entreprenons chez les indigènes les « tolbas » qui donnent actuellement l’enseignement dans les « zaouïas » (écoles musulmanes). Ces tolbas pourraient être chargés, au prix d’une rétribution très modique, calculée d’après le nombre d’élèves qu’ils amèneraient au maître de l’école française, de l’enseignement de l’arabe et de la lecture du Coran. Nous atteindrions ainsi un double résultat. D’une part, nous attacherions à notre cause, par les liens tout puissants de l’intérêt personnel, des hommes qui sont nos plus dangereux ennemis et qui nous seront bien plus hostiles encore lorsque, par la création de nos écoles, nous leur aurons enlevé leur gagne-pain ; en outre, grâce à l’ignorance des tolbas et à la prodigieuse insuffisance de leurs méthodes, nous pouvons être assurés que les élèves indigènes sauront tout juste de l’arabe ce que notre intérêt bien entendu exige qu’ils en sachent.Il doit être bien entendu d’ailleurs, comme le fait remarquer M. Foncin, que les tolbas ainsi employés, transformés même, en certains cas, en surveillants, sont désormais à nos gages et que la moindre incartade, le moindre commentaire factieux, leur ferait perdre leur place.
En ce qui concerne la langue berbère, que le décret du 13 février met sur le même rang que la langue arabe, la situation est tout autre. Nous ne devons certes pas renouveler la faute qui a été commise à une autre époque de hâter le remplacement de la langue des habitants primitifs du pays par la langue arabe. Mais il ne faut pas non plus, par un esprit de réaction mal entendue, nous efforcer de maintenir un dialecte qui n’a pas de littérature et qui ne s’écrit même pas, du moment où c’est notre langue qui doit profiter de sa disparition. Nous n’avons pas’plus d’intérêt à faire enseigner le berbère dans nos écoles de Kabilie qu’il n’y en a à faire donner des leçons de bas-breton dans les écoles du Morbihan ou du Finistère.
Nous ne saurions trop approuver l’institution d’encouragements à distribuer aux élèves qui se distingueront par leur assiduité et leur travail. C’est par des dons de vêtements, de chaussures, d’objets de toilette tels qu’une chéchia (calotte), que certains directeurs d’écoles arabes-françaises étaient parvenus à élever ces établissements à un degré de prospérité qu’ils ne connurent plus dès que ces encouragements furent supprimés. Toutefois il y a tout lieu de craindre que la prime de 300 francs promise à tout indigène qui saura le français ne puisse être maintenue que bien peu de temps, car elle finirait par absorber des sommes considérables qui pourraient recevoir un emploi beaucoup plus fructueux : l’engagement pris par le décret du 13 février ne peut donc guère tarder à devenir caduc ; il ira rejoindre les innombrables promesses dont nous avons été si prodigues envers les indigènes et que nous avons oubliées avec tant de facilité : mieux eût valu dès lors de ne pas nous exposer une fois de plus au reproche de versatilité que nous avons si souvent mérité.
Nous nous sommes longuement étendu sur les critiques que soulèvent certaines dispositions du décret du 13 février. Mais ces critiques portent sur des points secondaires ; la pratique révélera les améliorations de détail dont ce décret est susceptible, et il sera facile de les effectuer à mesure que le besoin s’en fera sentir. Tel qu’il est, ce décret a un grand mérite ; il existe, il marque chez ses auteurs un vif désir d’entreprendre, après la conquête matérielle, la conquête morale de l’Algérie ; l’administration de l’instruction publique en poursuit l’application avec une louable ardeur, et il ne se passe guère de semaine que le Journal officiel de l’Algérie n’enregistre la création de nouvelles écoles. Ce mouvement ne peut que s’accentuer, car les besoins à satisfaire sont considérables. Pour connaître l’étendue des sacrifices que les communes et l’État devront s’imposer, un recensement de la population scolaire a été effectué. A cette occasion une certaine agitation se manifesta chez les indigènes, qui ne comprenaient pas le but de ce recensement ; mais ils ont été vite rassurés par les explications qui leur ont été fournies, et, sauf un certain nombre de conservateurs que la diffusion de l’instruction menace dans leurs privilèges, la grande majorité des indigènes ne témoigne d’aucune hostilité contre nos écoles. Loin de là, dans un grand nombre de localités, les notables musulmans demandent avec une vive insistance la création d’établissements scolaires, et l’administration est impuissante à donner satisfaction à tous.
Le décret du 13 février 1883 est à bon droit muet sur la question de l’enseignement des filles. Cette question est en effet de celles qu’il ne faut trancher qu’avec une extrême circonspection. Car, en cette délicate matière, il serait imprudent de devancer le progrès des mœurs. Or, dans l’état actuel des choses, toute tentative pour élever la femme indigène au-dessus du niveau que les préjugés lui assignent dans la famille musulmane soulèverait les susceptibilités des Arabes et des Kabiles. En outre, toute femme élevée dans nos écoles trouverait difficilement à se marier parmi es indigènes : elle serait vouée au célibat ou même à une situation pire. L’abstention que nous préconisons en cette matière n’est d’ailleurs que provisoire : lorsque tous les Algériens du sexe masculin auront été débarrassés par nos instituteurs des idées fausses qui obscurcissent leur esprit, ils ne tarderont pas à reconnaître que leurs femmes ne doivent pas être laissées dans un état d’infériorité dont ils seront les premiers à souffrir.
Nous n’avons pas davantage à nous préoccuper de l’enseignement secondaire des indigènes : les Arabes, les Kabiles sortis de nos écoles pourront toujours, s’ils le désirent, continuer leurs études, au même titre que les fils des colons établis en Algérie. Mais si nous avons le devoir de ne rien faire qui puisse détourner les indigènes de suivre les cours de nos lycées et de nos collèges, rien ne nous oblige à consacrer des sommes assez élevées à faire donner aux jeunes musulmans une instruction dont il ne savent pas toujours tirer parti et à créer des déclassés dont nous sommes parfois fort embarrassés. Nous avons toujours regretté que l’argent employé au profit de quelques rares privilégiés à fonder les collèges arabes d’Alger et de Constantine, et plus tard à entretenir des boursiers indigènes dans nos établissements d’enseignement secondaire, n’ait pas été, et ne soit pas, en ce moment même, employé à doter d’écoles les tribus qui en manquent et qui en manqueront malheureusement très longtemps encore. En agissant ainsi, on n’eût pas mérité le reproche de commencer par le toit la construction de l’édifice.
Cette observation s’applique également aux établissements d’enseignement supérieur, à l’exception toutefois de l’enseignement donné dans les trois établissements (medraça) spéciaux aux musulmans. Ces établissements sont destinés à former des candidats aux emplois de la justice et du culte musulmans. Outre la langue française, l’histoire, la géographie, l’arithmétique, les principes du droit français, on y enseigne la langue et la littérature arabes, la théologie et le droit musulman. Les medraça sont établies à Alger, à Constantine et à Tlemcen. Elles ont été placées récemment sous l’autorité directe du recteur,’mais cette mesure n’a pas arrêté leur déclin et bientôt, si on n’y porte pas remède, les medraça auront vécu. Or l’opinion publique en Algérie est hostile aux medraça, et ces établissements, auxquels les indigènes sont très attachés, qui pourraient nous rendre d’immenses services, sont irrévocablement condamnés. C’est en vain que, dans le rapport qu’il a présenté au Conseil supérieur le 23 novembre dernier, M. Boissière a invoqué, en excellents termes, les avantages qu’il y aurait à les conserver :
« Les muftis, les imams et les autres ministres du culte dureront autant que le culte musulman lui-même, que la France s’est fait un devoir et une obligation de respecter… ne serait-ce pas une grande imprudence que de laisser se disperser et s’échapper au loin tous ces étudiants en théologie, tous ces séminaristes musulmans qui s’en iraient demander à Fez, au Caire, hors de notre portée, loin de toute surveillance, un enseignement hostile, des idées de fanatisme, un esprit de propagande politique autant que religieuse qu’ils rapporteraient ensuite à leurs coreligionnaires, à leurs ouailles d’Algérie ? N’est-il pas d’un grand intérêt de garder au milieu de nous ces pépinières théologiques, de les imprégner de notre esprit, d’y exercer toute notre action, de les envelopper de notre surveillance ? Ne nous créons pas, comme à plaisir, notre clergé ultramontain ; ayons en Algérie encore notre église gallicane. »
On ne saurait mieux dire. Tant que nous serons dan ; la nécessité d’employer en Algérie un clergé, des magistrats musulmans, il vaudra cent fois mieux les former dans des établissements soumis à notre contrôle, dans lesquels nous ferons pénétrer peu à peu l’esprit moderne, que de les recruter parmi les fanatiques qui auront été puiser leurs connaissances dans la fameuse mosquée d’El-Azhar ou dans les zaouïas de la Tripolitaine et du Maroc. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un des côtés, le côté algérien de la question. A un point de vue plus général, ne conviendrait-il pas d’instituer une sorte d’enseignement supérieur musulman destiné à porter indirectement notre influence au milieu des populations attachées à l’islamisme ? Nous réunissons sous notre domination en Algérie et en Tunisie quatre millions de musulmans au moyen desquels nous pourrons, lorsque nous le voudrons bien, exercer une action considérable sur tout le nord de l’Afrique. Tout nous commande donc de conserver, en le rajeunissant progressivement, un enseignement supérieur musulman, La tâche n’est pas impossible, quoi qu’en disent ceux qui, trompés par l’effroyable abaissement où sont tombés les indigènes d’Algérie par suite de la suppression de tout enseignement sérieux, pensent que l’esprit musulman est rebelle à toute innovation : c’est là, en effet, une erreur démentie par les faits ; l’islamisme, comme toutes les religions, a eu et a encore ses novateurs, voire même ses libres-penseurs, et il serait sans doute possible de restaurer un de ces foyers de science qui jetèrent jadis un si vif éclat sur la civilisation arabe. Mais pour cela il faudrait que l’administration de l’instruction publique concentrât ses efforts sur un seul point, qu’elle ne laissât subsister qu’une seule des trois medraça existantes ; celle de Tiemcen est tout naturellement désignée pour être conservée : c’est là qu’Ibn-Khaldoun — le Montesquieu des Arabes — a professé ; c’est là, non loin du Maroc, que nous devons essayer de renouer les traditions interrompues. Mais la medersa de Tlemcen, ainsi transformée, devrait-elle être réduite à n’être une sorte de collège arabe-français où l’on enseignerait notre langue, l’histoire et la géographie, l’arithmétique, etc. ? Nous ne le pensons pas. Il est inutile, en effet, de créer une école supérieure musulmane pour donner un enseignement qui sera tout aussi bien donné dans les écoles qui seront créées en exécution du décret du 13 février. La medersa de Tlemcen, telle que nous la concevons, doit être en Algérie une école des hautes études arabes. Pour y être admis, les étudiants devront justifier, sinon du diplôme de bachelier, au moins du certificat d’études primaires. On évitera de cette façon de confier des fonctions judiciaires à des magistrats indigènes qui ignorent notre langue.
Nous sommes persuadé qu’un établissement de ce genre, dirigé par un savant français ayant sous ses ordres des maîtres indigènes soigneusement choisis et sévèrement contrôlés, nous rendrait d’inappréciables services.
- ↑ Un de ces collèges, celui de Constantine, a été récemment transformé en lycée.