L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/04

La bibliothèque libre.


DEUXIÈME PARTIE

LE TOUCHER MUSICAL


CHAPITRE IV

LA CÉRÉBRALITÉ DES ATTITUDES DANS LE TOUCHER MUSICAL


L’harmonie de la structure de la main et l’harmonie musicale.

Avant d’aborder l’analyse des sensations de surface de la géométrie linéaire du toucher musical, nous allons donner quelques indications : 1o Sur la structure de la main et la dissociation des mouvements ; 2o sur l’influence des attitudes par rapport au rythme des mouvements ; 3o sur les principes du mécanisme du toucher.

La structure de toutes les mains pourrait être considérée comme harmonieuse : ce sont les dimensions uniformes des touches du clavier qui mettent certaines mains en déficit.

Avec le besoin qui ne tardera pas à se faire sentir, d’affiner le toucher, on arrivera peut-être à varier ces dimensions. Chacun choisirait le clavier en harmonie avec la structure de sa main. On pourrait même avoir des claviers de rechange qui, à volonté, s’adapteraient au même instrument.

Nous disons que toutes les mains pourraient être considérées comme harmonieuses, parce qu’il y a une analogie entre les intervalles dont se compose le système musical et la structure de la main.

Nos dix doigts forment deux unités de cinq doigts ; le pouce étant considéré comme le premier doigt, on désigne les autres, dans le langage courant, par les chiffres successifs de 2e, 3e, 4e et 5e doigt, comme on désigne, en musique, les rapports des sons successifs par intervalles de seconde, tierce, quarte, quinte. Ces intervalles s’étendent, il est vrai, jusqu’à l’octave, et les octaves s’ajoutant les unes aux autres forment, au nombre de huit, la largeur totale du clavier. Mais par le fait d’écarter les différents doigts, les dimensions de la main s’étendent généralement aisément jusqu’à l’octave, et au delà, et, par le fait d’écarter les bras, chacune des deux mains atteint facilement les octaves successives jusqu’aux octaves extrêmes.

À ces divisions de la structure de la main correspondent des divisions infiniment multiples des sensations acquises sous l’influence des variétés de la tension musculaire et de la localisation du toucher. Car de même que les intervalles musicaux correspondent aux modifications du nombre de vibrations, de même les attitudes des doigts dans l’exécution des intervalles correspondent à des combinaisons de sensations dans lesquelles subsiste une harmonie de nombres qui nous est inconnue, mais que nous percevons comme équivalente à l’harmonie musicale qu’elle peut faire naître.

Il y a donc à la fois analogie entre la structure de la main et la structure de l’harmonie musicale, comme il y a analogie entre les éléments vibratoires qui se dégagent des pressions de nos doigts et les rapports des vibrations sur lesquels est basé le système musical.

Mais, comme nous l’avons dit, la structure la plus appropriée à l’harmonie du toucher ne fait pas que cette harmonie soit transmissible aux touches du clavier sans une étude préalable qui permette d’arriver à une complète dissociation des mouvements des doigts.

L’action exercée par la dissociation des doigts sur le timbre de la sonorité.

L’influence exercée par la dissociation des mouvements des doigts sur le timbre de la sonorité s’éclaire d’une façon spéciale si l’on suppose l’existence d’une analogie entre le mécanisme des sensations tactiles et le mécanisme des sensations visuelles.

En effet, supposer que l’harmonie produite par les différenciations du toucher des dix doigts pourrait être comparée à la lumière produite par les couleurs du prisme, c’est supposer que les sensations produites par les pressions doivent pouvoir se régler comme si nous distinguions entre elles les différences de nombres qui existent entre les vibrations des couleurs du prisme. Dès lors la nécessité de la dissociation des mouvements prend une signification spéciale, car pour arriver à combiner avec justesse le coloris prismatique des doigts, des sensations très distinctes doivent exister dans chaque doigt. Ainsi, chaque doigt ne transmettra sa pression individuelle que pendant que les autres doigts restent fixes ou pendant qu’ils exécutent des mouvements nettement distincts.

Pour le médius, par exemple, l’intensité de cette pression individuelle pourrait se figurer par l’accent du chiffre 3 dans la première formule.

La perte de force produite dans la pression du médius par les mouvements associés des chiffres 1 et 2, 4 et 5 pourrait se figurer par l’accent placé au-dessus du chiffre 3 dans la deuxième formule.

Première formule. Deuxième formule.
 ∧   < ∧ > 
 1.2.3.4.5.  1.2.3.4.5.
Force acquise par la pression du médius sous l’influence de la fixité des autres doigts. Réduction de la force de pression du médius sous l’influence des mouvements associés des autres doigts.

Donc, une main non éduquée a généralement une incapacité artistique initiale : car si les cinq doigts exécutent un accord, le caractère du mouvement au lieu de produire une multiplication de la force du médius (première formule) ne différera pas complètement de celui de la deuxième formule, puisque si un seul doigt fait un mouvement d’attaque, les cinq doigts bougent.

Mais le perfectionnement du toucher réside autant dans la capacité d’isoler les mouvements respectifs des doigts que dans la capacité de communiquer des différenciations appropriées aux attitudes des doigts.

Ces deux facultés sont les conditions premières aussi nécessaires au toucher artistique que l’obligation d’isoler les cordes d’un violon et de les accorder non pas au même ton, mais à la quinte, afin de multiplier la force expressive, l’étendue et la puissance harmonique de l’instrument.

Les attitudes et la géométrie des sensations.

À la nécessité d’accorder les cordes du violon à la quinte correspond la nécessité d’accorder les attitudes des cinq doigts des deux mains avec les intervalles musicaux que les doigts doivent exécuter. Ces attitudes, quels que soient les intervalles en jeu, doivent se grouper de façon qu’il se répartisse dans l’ensemble de la main une unité d’intensité des sensations qui est une condition de l’harmonie des sensations.

La possibilité de cet équilibre des attitudes peut être démontrée en basant le mécanisme des sensations de la main sur des divisions en longueur, en largeur, en hauteur et en profondeur.

Double direction des sensations en largeur.

L’intensité maxima des sensations transversales doit être perçue entre le pouce et le 5e doigt. À cet effet, il faut d’une part pouvoir communiquer à l’articulation métacarpophalangienne du pouce un écart maximum (la phalangette restant fléchie et par conséquent plus rapprochée de la main), par lequel on provoque à travers la main des sensations en largeur qui correspondent à l’idée d’écarter le pouce du 5e doigt. D’autre part, il faut pouvoir maintenir le métacarpien du 5e doigt au-dessus de celui du 4e doigt afin d’augmenter aussi la largeur de la main du côté du petit doigt, provoquant ainsi des sensations transversales en sens inverse qui correspondent à l’idée d’écarter le 5e doigt du pouce.

Il s’agit de former des échanges de sensations par lesquels l’attitude du 5e doigt réagit sur celle du pouce, tandis qu’inversement l’attitude du pouce réagit sur celle du 5e doigt. Ces sensations transversales doivent exister, mais à un degré moindre, entre les attitudes de tous les doigts car c’est à mesure que le pianiste arrive à renforcer les sensations par lesquelles il se représente la largeur de sa main que ses attitudes et ses mouvements deviennent plus libres et se pondèrent davantage.

Double direction des sensations en longueur.

À ces sensations intenses en largeur il faut joindre des sensations très intenses en longueur. À cet effet, les quatre derniers doigts sont maintenus en flexion graduée, de l’index, qui reste presque allongé, au 6e doigt, qui non seulement est le plus fortement fléchi mais aussi le plus fortement reculé.

Tandis que l’index qui se tend en avant a l’impression de s’allonger, les autres doigts qui, graduellement plus fléchis, se tendent en arrière ont l’impression de se raccourcir, et c’est dans la flexion et le recul des doigts extrêmes, pouce et 5e doigt, que se localisent les sensations les plus fortes de raccourcissement qui ainsi contribuent le plus fortement à provoquer les sensations d’allongement de l’index.

Comme on le voit, tandis que dans le paragraphe précédent les sensations transversales atteignent leur intensité maxima par la sensation d’écarter le pouce du 5e doigt et la sensation complémentaire d’écarter le 5e doigt du pouce, les sensations en longueur par contre se localisent ici seulement dans l’index sous forme d’allongement et sont complétées par des sensations graduées de raccourcissement provoquées par les attitudes des autres doigts.

Les sensations en hauteur et en profondeur.

À ces sensations en largueur et en longueur se joignent des sensations bien plus complexes en hauteur et en profondeur.

Avec les quatre premières directions, les sensations ne parcourent qu’un plan horizontal, à part la flexion graduelle des doigts et le relèvement du métacarpien du 5e doigt qu’on a déjà mentionnés et qui ne peuvent se concevoir qu’en dehors de ce plan horizontal. Il s’agit maintenant de se servir de ces divisions des sensations en largeur et en longueur pour construire en dessous de la main une voûte, et de la faire tenir debout en un constant équilibre au moyen des sensations orientées en hauteur et en profondeur.

Tandis que dans cette verticalité des sensations, les sensations en profondeur se ramènent à l’attitude du pouce maintenu relativement abaissé et écarté du dos de la main, les sensations en hauteur, au contraire, correspondent à l’attitude des quatre autres métacarpiens toujours tendus vers le haut, c’est-à-dire à égale hauteur du poignet avec tendance à maintenir le métacarpien du 5e doigt encore surélevé au-dessus de celui du 4e doigt.

En ce qui concerne la localisation du toucher, c’est par cette intensité de sensations divergentes que le pianiste peut arriver à établir dans ses attitudes l’harmonie des sensations qui correspond à l’harmonie musicale.

C’est par les rapports des sensations en hauteur et en profondeur comme nous l’avons dit, qu’il doit arriver à régler le caractère du creux qui se forme dans la face palmaire de la main ; mais nécessairement ce besoin de maintenir un équilibre constant entre les attitudes des métacarpiens ne doit entraver en rien la mobilité des doigts. Le pianiste provoque dans l’attitude de sa main, un état de conscience qui ressemble à celui de la bouche maintenue ouverte, laissant les lèvres mobiles.

L’harmonie du toucher et l’harmonie de la voix.

Si les sensations provoquées par la mise au point de la main du pianiste peuvent être comparées à celles provoquées par la mise au point de la bouche et des lèvres du chanteur, c’est que :

1o Le creux formé dans la paume de la main par l’équilibre spécial des attitudes des métacarpiens est chez le pianiste en corrélation avec le timbre de la sonorité, comme le caractère de la tension communiquée par le chanteur aux parois de la cavité buccale est en corrélation avec le timbre de la voix.

2o Les attitudes des doigts sont, comme les attitudes des lèvres, en corrélation avec le timbre.

3o La liberté, l’élasticité des mouvements des doigts agit sur l’articulation des pressions, comme la mobilité élastique des lèvres agit sur l’articulation des mots.

En réalité, qu’il s’agisse de provoquer des ondes sonores par l’air expulsé ou par les pressions transmises aux touches, l’harmonie résultante dérive d’une harmonie de sensations qui se ramène à des causes identiques.

Lorsqu’il y a bon nombre d’années déjà, l’existence de ces rapports m’apparut, j’ai supposé qu’un jour viendrait où l’humanité se serait transformée par la conscience précise de son pouvoir de créer volontairement des associations d’attitudes, de fonctions et de sensations d’où émane, par un principe unique, la beauté, l’harmonie. Quand le toucher musical sera devenu une science, ce pouvoir supérieur existera sans doute et, par le fait que tous les êtres humains pourraient harmoniser leurs voix avec une justesse absolue, l’association des voix nombreuses paraîtrait un besoin irrésistible, et elle pourrait produire une force de relèvement et de concorde admirable.

Et cette beauté acquise ne serait qu’une vérité scientifiquement analysable ; on en connaîtrait alors les causes : car l’harmonie physiologique inhérente à notre organisme est une musique que nous n’analysons pas encore, mais en attendant qu’une faculté d’adaptation nouvelle soit formée par cette analyse, le besoin d’harmonie, la recherche de la beauté et de la vérité subsistent.