L’invasion noire 1/5

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CHAPITRE V


Deux camarades de la promotion du Siam. — Craintes d’internement. La volonté du sultan. — Une passion subite. — Sauvée du harem. — Deux ennemis dangereux. — Les pirouettes d’Hilarion. — Ben Amema. — Conseil de guerre. — Le cheik supérieur des Touaregs et le chérir des Maures. —La situation au Maroc. — La civilisation musulmane. — Le signal.


Quelques instants après, les cinq fugitifs étaient enfermés dans une vaste salle du palais occupé par le sultan.

— Voilà une amusante rencontre, dit Zahner quand ils furent seuls, pendant que Baba et Hilarion se congratulaient dans un coin d’avoir échappé à l’étranglement.

— Je n’en reviens pas moi-même, fit de Melval ; ces choses-là tiennent du roman et je ne me doutais guère, lorsque je le blaguais jadis tant à l’école, que je m’estimerais bien heureux de retrouver ici de brave petit sultan ; en avions-nous à son service des plaisanteries faciles ! Je me rappelle encore que nous l’appelions Omar en hotte lorsqu’il grimpait à la salle de police, et il fallait nous entendre aspirer l’h de son nom dans ce médiocre calembour.

— Oui, fit Zahner, et à voir les honneurs que lui rendent tous ces moricauds, il me paraît bien établi que ce jeune crustacé est décidément l’un des chefs de la révolte qui vient de nous transformer pendant quinze jours en colis d’exportation.

En ce moment, la porte s’ouvrit et Omar parut.

Dès qu’elle se fut refermée, le mettant à l’abri des regards du nègre qui gardait les prisonniers, l’expression de la figure du jeune prince changea subitement.

De dure elle devint souriante, et s’élançant les bras tendus vers de Melval :

— Toi ici ! mais comment as-tu pu y arriver sans être tué dix fois ?

En quelques mots le capitaine le mit au courant.

Alors il remarqua la jeune fille qui, assise dans un coin de la pièce où elle s’était retirée discrètement, conservait l’immobilité d’une statue.

— Petite esclave ou petite maîtresse ? dit-il.

— Ni l’une ni l’autre, dit l’officier.

Et il lui donna des détails sur son origine, sa tribu et le rôle qu’elle avait joué dans les événements à la suite desquels ils venaient d’échouer là, sans parler toutefois du revirement qu’elle avait subitement opéré en lui.

— Alors, dit le jeune prince, méfie-toi, car elle ne restera pas longtemps avec vous.

— Et pourquoi ?

— Mais parce qu’elle est ravissante, ce qui n’est pas commun ici, et, parce qu’un beau jour, un chef viendra la demander à mon père.

— Diable !

— Cela t’ennuierait ?

— Certes.

— Elle n’est pourtant pas ta maîtresse, d’après ce que tu me dis ?

— Tu vois bien que c’est encore une enfant, et c’est pourquoi ça me ferait un très désagréable effet de la savoir côte à côte avec un de tes négros, fût-il de souche royale.

— Et pourtant, c’est ce qui l’attend.

— Tu n’as qu’à dire à ton père que j’y tiens.

— Mon père ! ce sera déjà beaucoup d’obtenir de lui votre grâce ; car je ne te l’ai pas dit, mais son ordre est formel : tout Européen doit être mis a mort.

— Sait-il que nous sommes ici ?

— Oui, je le lui ai dit et il m’a répondu qu’il réfléchirait.

— Fasse Mahomet qu’il réfléchisse bien.

— Tu invoques Mahomet, sais-tu que ce serait le vrai moyen de t’en tirer.

— Je ne comprends pas.

— Pourquoi ne te ferais-tu pas musulman ?

— Ah ! ça, non, vois-tu, le titre de renégat en matière de religion comme en matière de patriotisme, me répugne absolument.

— Je le comprends ; pourtant, si tu connaissais mieux notre religion, tu verrais que…

— C’est possible, mais crois-moi, cherche autre chose.

— Dans tous les cas, il vous faut adopter, dès maintenant, la vie, les vêtements et les usages arabes.

— Qu’à cela ne tienne.

— Je ne sais encore ce que mon père décidera, mais il est évident qu’avec votre tenue actuelle mi-arabe, mi-française, vous risqueriez gros bien souvent.

— et que diable allez-vous faire de nous ?

— Mon père décidera tout à l’heure.

— Ne pourrais-tu avec un bon sauf-conduit et un guide sur nous faire accompagner jusqu’à El-Goléa ou Touggourt.

— Pauvre ami ! tu me fais l’effet d’un homme endormi dans une maison en flammes ; ignores-tu donc ce qui se passe autour de toi ?

— Je vois bien qu’une révolte assez grave vient d’interrompre, pour quelque temps, les travaux de notre chemin de fer ; mais nous n’en sommes pas en France à une colonne près, et dans trois mois l’ordre sera rétabli.

— Ne conserve pas de pareilles illusions, de Melval, fit le jeune sultan d’une voix grave ; ce n’est pas seulement l’Algérie qui est en feu, c’est l’Afrique entière, c’est l’Inde et l’Arabie qui vont s’enflammer à leur tour ; c’est le monde musulman tout entier qui se lève contre les chrétiens.

Et avec une animation qu’il n’avait certainement pas jadis lorsqu’il passait à Saint-Cyr ses examens de fin d’année, Omar étala sous les yeux de son camarade de promotion l’œuvre de son père et la sienne.

Il lui montra ces trente armées qui allaient jaillir du sol africain au signal donné tout à l’heure et bientôt inonder l’Europe.

Les deux officiers n’en revenaient pas.

Évidemment, depuis quelque temps on s’était inquiété, en France, des progrès extraordinaires du mahométanisme ; mais cette solution avait été prévue depuis longtemps déjà par nombre de gens connaissant l’Afrique fétichiste, et on n’y avait vu qu’une chose : c’est que la suppression de la traite des noirs, but autrefois rêvé par les grandes puissances, allait être atteint sans leur intervention.

On s’était préoccupé aussi des mouvements qui s’étaient produits subitement au centre de ce continent, de l’impossibilité où s’étaient trouvés, tout d’un coup, voyageurs et missions, de pénétrer à l’intérieur ; enfin du nombre de massacres qui avaient marqué les dernières années, mais on était loin de supposer tous ces faits inspirés par la même tête.

C’est que les noirs savent mieux que les blancs garder un secret, que les traîtres sont rares chez les peuples musulmans et que le reportage n’a pas fait grand progrès dans cette troisième partie du monde.

— Et votre objectif est l’Europe ? demanda de Melval, que mille réflexions avaient assailli à la fois.

— Oui, répondit Omar, mais ne m’interroge plus, je ne pourrais répondre. Je t’en ai déjà trop dit et ce que tu sais suffit déjà à te fermer le chemin du retour de ton pays ; je vais voir mon père afin qu’il décide au plus tôt sur votre sort, et quand nous serons fixé, nous pourrons reprendre cette conversation. Lui est le maître, le seul maître ici.

— Mais ne peux-tu préjuger de sa décision ?

— Il épargnera vos vies, j’en suis sûr et je m’en porte garant ; mais que fera-t-il de vous ? je l’ignore ; peut-être vous fixera-t-il quelque part, au centre de l’Afrique, un lieu de résidence pendant la durée de l’expédition.

— Diable ! l’internement alors ?

— Oui, mais un internement qui n’aurait rien de pénible ; on vous donnerait des cases, un champ, et vous mèneriez la vie de colons avec la seule restriction de ne pas chercher à vous éloigner.

— Je t’avoue que cette perspective ne me sourit pas du tout, fit le capitaine.

— Je vous ferais même donner des femmes si le cœur vous en dit, poursuivit Omar ; car après le départ de tous les hommes valides, ce n’est pas cette denrée qui manquera dans le pays : vous n’êtes mariés ni l’un ni l’autre, je suppose ?

— Non, pas du tout, fit Zahner, que cette idée d’un harem réveilla de son mauvais rêve.

— Eh bien ! alors, fit le jeune prince en riant.

— Je n’ai plus envie de plaisanter, fit de Melval ; cette idée de coloniser un morceau du Sahara, pendant que tu chambarderais mes propriétés en Bourgogne, n’a rien d’attrayant.

Quelques instants après cette conversation, les prisonniers étaient introduits devant le sultan. Le commandeur des croyants était assis sur une natte à la mode arabe. Il avait quitté ses vêtements de guerre. Quelques tours d’une petite corde en poil de chameau fixait autour de sa tête un kaïk de laine fine et blanche. Il tenait dans sa main droite le petit chapelet de bois noir qui ne le quittait jamais et dont chaque grain avait été taillé dans l’olivier sacré qui pousse au milieu de la mosquée de la Mecque. Il les égrenait avec rapidité, et même en écoutant, sa bouche prononçait des sourates du Coran.

Du premier coup, le regard du capitaine de Melval croisa celui d’un Arabe, dont la physionomie le frappa au milieu de tous les indigènes à peau foncée et à barbe noire, et qui se tenait debout derrière le maître.

C’était Zérouk.

En même temps qu’il avait dévisagé l’officier français, le renégat avait porté ses regards sur Nedjma, dont l’attitude noble et le maintien gracieux imposaient l’attention.

Pendant toute la durée de l’audience il ne devait plus la quitter des yeux, mais l’impression produite par la jeune fille sur l’Anglais, n’était pas comparable à celle que manifestait le roi Mounza qui, arrivé à Aghadès la veille avec un convoi d’or et une imposante escorte, était assis sur une natte à la droite du sultan.

A la vue de la jeune fille, sa face simiesque s’était éclairée tout d’un coup. Ses petits yeux ternes injectés de sang s’étaient arrondis et une flamme lubrique s’y était allumée instantanément. Aux demandes du sultan, le capitaine de Melval répondit simplement par le récit de ce qui lui était arrivé.

Le commandeur des croyants l'écouta avec attention.

- Tu es l’ami de mon fils, lui dit-il, plus que son hôte par conséquent, et tu es sacré pour moi; tu n’as donc rien à craindre pour ta vie ni pour celle de tes compagnons, mais tu ne reverras pas ton pays ; tu as pénétré nos projets, tu connais maintenant la tête qui exécute et il est trop tôt encore pour aller donner l’alarme en Europe.

- Tu es le plus fort et je suis entre tes mains, dit l'officier, fais de nous ce que tu voudras.

- Je n’ai pas de haine contre ta nation, reprit le sultan. Les Français ont toujours été les amis les plus désintéressés de la Turquie, et les relations entre les deux pays remontent à plusieurs siècles; un de vos génies, Bonaparte, en débarquant en Égypte, proclamait que « les Français étaient les vrais musulmans ». Dieu leur inspirera le désir de le devenir et leur ouvrira la vraie voie; ils ont ce qui manque à beaucoup d’autres peuples, la générosité, et comme les Arabes, ils ont le culte de leur parole. Ce sont des infidèles; s’ils persistent dans l’erreur ils périront comme les autres; mais je conserve néanmoins l’espoir qu’ils se convertiront à l'islamisme et m’épargneront les massacres ordonnés par Dieu.

- Tu te trompes, répondit l’officier en secouant la tête; comment peux-tu espérer, connaissant leur culte pour l’honneur et la parole donnée, qu’ils renieront leur religion? Ils ne la pratiquent plus guère, c’est vrai, mais ils lui redeviendraient attachés comme au premier jour si on voulait les obliger à en embrasser une autre; crois-moi, tu ne les convertiras point, le Français a d’instinct l’horreur des renégats.

Il y eut un silence : le sultan s’était retourné instinctivement vers Zérouk, et celui-ci avait pâli.

— Alors je les écraserai, fit-il.

— Ils se défendront.

— Peine perdue : tu en jugeras toi-même quand tu verras la terre couverte de mes soldats, car au lieu de t’enfermer dans mon « bôma », comme j’en avais l’intention, je t’autorise à me suivre.

— Te suivre ? fit joyeusement l’officier, que cette solution inattendue étonnait au plus haut point.

— Oui, tu m’accompagneras, mais tu vas me donner ta parole d’officier français que ni toi, ni ton compagnon, ni tes serviteurs, ne chercherez à fuir.

— Tu as ma parole, dit le capitaine, mais avec une réserve toutefois.

— Laquelle ?

— C’est que tu m’en délieras dès que nous aurons franchi la frontière de France.

— Pour retourner vers les tiens et me combattre ?

— Pour mourir avec mes compagnons d’armes : que t’importe un ennemi de plus, puisque tu es sur de vaincre ?

— Ta franchise me plaît, j’y consens.

À ce moment, le roi Mounza se leva et se pencha vers le sultan : une conversation s’engagea à voix basse entre eux, et aux regards qu’ils échangèrent, il devint évident que c’était de Nedjma qu’il était question :

— Le roi des Monbouttous me demande cette fille pour son harem, dit le sultan ; il est mon ami : je la lui donne.

La foudre fût tombée aux pieds de la jeune Mauresque qu’elle n’eût pas produit un effet plus terrifiant : elle poussa un cri désespéré et s’abattit comme une masse aux pieds de l’officier.

Déjà Mounza, avait fait un pas vers elle.

Mais de Melval étendit la main.

— Halte-la ! fit-il. personne ici ne touchera à cette enfant.

Le sultan fronça le Sourcil.

— Ignores-tu, lui dit-il, qu’une fille de notre religion ne peut être l’esclave de personne ; d’ailleurs, elle est de sang noble, et sa place est dans un harem royal.

— Sa place est avec moi, dit de Melval d’une voix ferme.

— Et de quel droit ? fit le roi des Monbouttous, dont la face bestiale et féroce était devenue hideuse.

— Du droit d’un époux ; Nedjma est ma femme !… par son consentement et par le mien…

Il y eut un moment d’étonnement ; la jeune fille s’était relevée, et, d’un geste qui en disait plus que de longs discours, avait entouré de ses bras le cou de l’officier.

Omar se pencha vers son père et lui dit quelques mots à voix basse.

— Laisse-les, Mounza, fit le sultan ; dans quelques mois tu pourras choisir parmi les plus belles créatures d’Europe.

Et, grondant, le monarque cannibale recula pendant que la jeune fille, serrant fiévreusement la main de celui qui venait de la sauver de la plus affreuse des destinées le suivait, l’âme nageant en plein ciel.

Sa femme !… il avait dit sa femme !

Le roi Mounza venait de sortir de la salle où avait eu lieu l’audience du sultan ; il était en proie à une rage indicible.

Dès le premier regard, il avait éprouvé pour cette fille de beauté si sévère, si différente des lourdes négresses de son harem, une attraction violente et impérieuse.

Elle appartenait à une race qu’il ne connaissait pas ; les Monbouttous du haut Nil sont séparés de l’Océan par 3.500 kilomètres de désert et n’avaient jamais vu les Maures nomades qui en sillonnent les côtes.

Elle lui semblait une de ces houris que Mahomet promet à ses élus, dans les bosquets enchanteurs du Paradis.

Et c’était ce chien de roumi qui possédait cette perle de jeunesse et de beauté !

Et le sultan son maître, son ami, avait sanctionné pareille chose !

Son sang bouillonnait ; l’amour bestial qui l’avait empoigné subitement pour cette vierge aux yeux si purs le tenaillait déjà comme s’il l’eût désirée depuis de longs mois.

Soudain, Zérouk se dressa devant lui, la figure mauvaise, la haine dans les yeux.

Lui aussi avait remarqué la jeune fille ; mais l’insulte indirecte dont le capitaine de Melval l’avait souffleté sans le connaître avait rapidement détourné son attention et l’avait jeté hors de lui.

Le Français qui avait manifesté sa répulsion pour les renégats ne savait pas qu’il en avait un en face de lui, mais les Arabes présents ne s’étaient pas trompés au regard du maître, et il avait senti peser sur lui leurs regards méprisants.

— Tu veux cette fille ? demanda-t-il brusquement.

— Oui, dit Mounza, les yeux étincelants, je la veux !

— Laisse-moi faire.

— Que peux-tu ? le sultan a parlé.

— Ne te souviens-tu pas que j’ai fait sauter le rocher d’Âtougba ?

— Si, je m’en souviens ; tu possèdes un morceau de la foudre d’Allah. Eh bien ! écrase ce Français et livre-moi cette vierge ; je te donnerai vingt femmes en échange.

— Je ne veux rien pour le moment.

— Tu auras tout ce que tu me demanderas.

— Te souviendras-tu de la promesse, plus tard ?

— Tiens ; si je l’oublie, tu me la rappelleras en me présentant ce talisman. Grâce à lui tu passeras partout sain et sauf : car il n’est pas un musulman connaissant le roi Mounza, et ils sont nombreux, qui oserait, en le voyant, toucher à un cheveu de ta tête.

Et le cannibale ôta de son cou un morceau de gris-gris suspendu à un cordon de cuir jaune.

— Sois patient, dit Zérouk, et je déposerai cette fille dans tes bras, comme je mets cette amulette à mon cou.

— Je veux bien attendre, mais je ne pourrai attendre longtemps… Je la veux, te dis-je, vivante ou morte.

— Tu l’auras.

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— Libres ! libres ! nous voilà libres ! s’écria Zahner en faisant une pirouette, lorsqu’il se retrouva dehors… Si je m’attendais à cette veine-là !

— Alors, c’est bien sûr maintenant, mon lieutenant, on ne nous coupera pas le cou, dit Hilarion qui n’avait rien compris à la conversation précédente tenue en langue arabe.

— Certainement, fit le lieutenant qui, dans un besoin d’expansion, prit les deux mains du tirailleur et les lui secoua à lui briser les poignets.

— Eh bien ! allons-nous-en, fit Hilarion ; j’ai hâte de raconter tout ça à ma famille.

— Ta famille ! tu es fou ! Tu es libre, c’est vrai, mais libre de ne pas t’en aller, car si tu fais mine de sortir d’ici, tu te feras enfiler par un de ces Touaregs comme un moineau à la brochette.

— Bah ! en nous déguisant bien, mon lieutenant, je parie…

Tais-toi ! le capitaine a donné sa parole pour nous tous ; nous sommes prisonniers sur parole, comprends-tu ?

— Diable !… s’il y a la parole du Capitaine, plus moyen de penser à se carapatter.

— Evidemment ; n’es-tu pas déjà satisfait de t’en tirer avec tes quatre membres ?

— Si, je le suis, fit le gaillard qui n’avait pas volé son nom ; dites, mon lieutenant, que j’en suis comme une tomate.

Et, oubliant les indigènes qui les entouraient, l’ancien moniteur de gymnastique de la troisième du quatre fit un saut périlleux suivi d’une roue magnifique.

Ce fut un ébahissement des Arabes présents, et les Soudanais de la garde du sultan qui furent témoins de cet exploit clownesque eurent, dès ce jour, en haute estime le gaillard capable d’exécuter de pareilles pirouettes.

Et nul ne sait où le brave garçon se fut arrêté dans l’élan de sa joie, si un officier de la garde, envoyé par Omar, n’était venu prévenir le lieutenant que son maître les priait de venir revêtir un costume complètement arabe, en échange de leur tenue devenue trop dangereuse dans le milieu nouveau où ils allaient vivre.

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Le lendemain de ce jour, Ben-Amema, escorté d’une centaine de cavaliers, arrivait à Aghadés, venant de Rhat.

Il entra au galop dans la rue principale de la ville, suivi d’un tourbillon de poussière où bondissaient des chevaux de pure race, évoquant l’image de ces fameux Numides qui firent jadis trembler les légions romaines.

C’est de Rhat, oasis située au sud du Fezzan, sur la route de Ghadamez au Tchad, que son active propagande avait rayonné sur l’Algérie, la Tunisie et le Maroc.

De là qu’étaient partis les marabouts fanatiques que lui avait envoyés le cheik El-Senoussi pour agir d’abord sur les populations arabes échelonnées de Tambouctou au Gourara, et couper ensuite toute communication entre le Soudan et les côtes méditerranéennes.

Il avait réussi au delà de toute espérance dans cette première partie de sa tâche, tant était grande sur ces populations l’influence de cette secte des Senoussis qui avait juré l’extermination des infidèles.

Pour la première fois, on avait vu des tirailleurs algériens déserter en masse ; ils n’avaient pas tué leurs officiers, mais ils les avaient abandonnés avec leurs maigres cadres français au milieu des solitudes sahariennes, et si quelques-uns, comme de Melval et Zahner, avaient pu échapper aux lances de Touaregs par un concours extraordinaire de circonstances, la plupart avaient été massacrés avant d’avoir pu regagner Laghouat.

Laghouat était resté le dernier poste français au seuil du Sahara, parce qu’il avait une garnison de zouaves.

Partout ailleurs, de Figuig à El-Oued, et d’ln-Salah au M’zab, la révolte avait chassé ou massacré les faibles garnisons françaises.

A Tuggurth, l’agha avait été étranglé par ses coreligionnaires, parce que, commandeur de la Légion d’honneur, il n’avait pas voulu verser le sang de ceux à qui il avait juré obéissance.

— Notre maitre Mohammed, avait-il dit au cheik qui dirigeait la révolte, a recommandé à l’Arabe de respecter les traités.

— C’est vrai, avait répondu celui-ci, mais il n’a pas voulu parler des traités passés avec les infidèles ; ceux-là sont lettre morte dès qu’on est assez fort pour les rompre.

Et, en effet, on trouve dans le Coran ces deux préceptes contraires, ce qui explique la facilité avec laquelle Abd-el-Kader trouva jadis, dans le livre saint, des arguments pour combattre à la fois fidèles et infidèles.

Ben-Amema était donc l’âme de la révolte qui venait de couper l’Algérie du Soudan ; il venait de jouer le prologue du grand drame africain, et c’est à dessein que le sultan lui avait fait prendre l’avance, afin de laisser à l’Europe, le plus longtemps possible, l’illusion que la France seule était menacée dans ses possessions par ce soulèvement partiel.

Depuis trois mois déjà les émissaires envoyés par le commandeur des croyants dans les cours européennes avaient quitté Aghadès et étaient en mesure d’entretenir cette illusion chez les différentes puissances rivales.

Ben-Amema avait surveillé d’Idelès, au centre du plateau des Hoggars les premiers événements sahariens et avait donné un premier rendez-vous à ses partisans dans les oasis du Touat.

Il avait fait mettre In-Salah, Témentit, Timimoum et Adghar en état de défense pour leur permettre de résister aux colonnes françaises qui n’allaient pas manquer d’apparaître en attendant qu’il pût prendre l’offensive.

Pendant que ses partisans se réunissaient, il était venu chercher les dernières instructions du sultan, en même temps que les armes qui lui étaient destinées et dont un dépôt considérable avait été constitué à Aghadès.

Des émissaires avaient été envoyés par lui aux Arabes et surtout aux Kabyles algériens, leur recommandant d’attendre son arrivée pour se soulever, afin de mettre les garnisons françaises en présence d’une révolte intérieure, au moment même où se présenterait l’ennemi du dehors.

Telle fut la situation qu’exposa Ben-Amema, le chef des forces musulmanes, qui devait opérer sur la côte barbaresque, lorsque le sultan rassembla le soir, dans une grande djemaa[1], les chefs réunis à Aghadès.

Il y avait là, avec lui, le cheik suprême des Touaregs, le vieil Ischriden, et le chérif de l’Adrar, Hadj-Ibrahim, ce dernier commandant l’armée de Mauritanie formée par les contingents de l’immense pays qui s’étend entre le Maroc et le Sénégal.

— En résumé, dit Omar, tu as deux objectifs principaux : Alger et Tunis ; tu marcheras de ta personne contre le premier et Ben-Othman, le caïd des Ouled-Yacoub, qui concentre actuellement ses forces à Ghadamez, se dirigera contre le second.

— Tout est bien prévu ainsi, répondit Ben-Amema.

Après lui, Ischriden prit la parole. C’était un des spécimens les plus étonnants des coureurs du désert. Quoique d’un âge très avancé, âge dont il n’aurait pu donner le chiffre à dix ans près, il était encore droit, souple et vigoureux. D’une maigreur extrême, il se vantait de n’avoir jamais fait qu’un repas par jour, d’avoir vécu de grains, de dattes, de figues, de persica et d’herbe, et de n’avoir jamais touché ni oiseau ni poisson. L’insulte qu’il prodiguait le plus aux Arabes était celle de « grands mangeurs ». Pour lui, des gens préoccupés de leur ventre, étaient au dessous des animaux, car le chameau est sobre et ne mange que pour soutenir ses forces. Aussi, les Européens tenaient-ils pour lui le milieu entre la chèvre et le porc, et son mépris pour eux était souverain.

Les sourcils ombragés de touffes épaisses de poil blanc atténuaient la vivacité de son regard rendu étrange par le cercle blanc qui séparait la cornée de la sclérotique, signe certain de la pureté de la race. Le fond de ses yeux d’un brun rouge disait les nuits passées sur le sable et le rayonnement torride du soleil sur la surface brillante de l’Erg.

Sa réputation de sagesse et de cruauté lui valait une autorité incontestée sur toutes les tribus de la confédération.

— Les Imohagh[2], dit-il, que Dieu les bénisse, ont compris le besoin de s’unir et je t’apporte ici le traité d’union qui vient d’être conclu entre leurs quatre confédérations si longtemps rivales : les Adjer, supérieurs à tous les autres par leur nombre et par leurs richesses, les Hoggars dont les guerriers sont les plus redoutés, les Kel-Owi qui ont donné leur nom à l’Afrique[3], et les Aouellimiden du Sud qui jadis firent la conquête du Soudan, ne forment plus désormais qu’un seul peuple et une seule armée sous mes ordres.

A eux se sont joints les Berbères, Tagania, qui faisaient jadis commerce de leurs femmes avec les voyageurs et ont renoncé à ces pratiques indignes, défendues par notre sainte religion.

Leurs chefs, se sont réunis dans le lieu le plus vénéré de tous les habitants du désert, au Msid d’Ahd-el-Kerim, où ce saint iman convertit à l’islam les païens d’Haoussa.

Leurs cavaliers sont prêts et leurs provisions sont faites ; ils sont moins nombreux que leurs frères de la côte, mais ce sont des guerriers, et jamais le joug européen ne les a courbés.

Les Touaregs du Nord mettront sur pied cinquante mille hommes et ceux du Sud un peu plus.

— Je viens te demander où et quand ils doivent marcher ?

— Attends encore trois lunes, dit le sultan, et rassemble-les, eux aussi, à In-Salah, que Ben-Amema aura certainement quitté à cette époque pour marcher vers le Nord ; de là, tu te dirigeras sur Figuig, puis sur Oran. Pour tenir toute la côte africaine, il ne restera plus que Tanger à atteindre.

— Tanger, dit le chérif Hadj-Ibrahim, d’une voix décidée, Tanger est à moi.

Hadj-Ibrahim était le type le plus accompli de l’Arabe de grande tente : il était de taille élevée et d’attitude noble ; son teint était mat, son front large, son nez fin, ses lèvres minces sans être pincées. Une barbe noire et soyeuse encadrait l’ovale de sa figure expressive, et un petit ouchem[4], entre les deux sourcils, faisait ressortir la pureté de son front.

C’était, en outre, l’homme le plus instruit de toute cette partie de l’Afrique.

— Tu sais que le Chérif d’Ouazzan, le « seigneur », comme l’appellent nos frères du Maroc, n’a pas l’âme vile de son prédécesseur, qui ne recula pas devant la honte de mendier, à Alger, le titre de citoyen français[5] ; celui qui porte aujourd’hui avec dignité celui de fondateur de sa dynastie, Moulaï-Taieb, vient de porter un coup sensible à l’autorité de l’empereur marocain en lui refusant son hommage. Il est donc tout acquis à notre cause et voici la nouvelle qu’il m’envoie : les Imazghen[6] sont à toi. Les Biata eux-mêmes, qui ont eu jusqu’à présent pour devise : « Ni Dieu ni sultan, mais la poudre pour maître », attendent tes ordres, et leurs femmes préparent dans des outres la couleur dont elles barbouilleront le visage de leurs guerriers s’ils reculent pendant la guerre sainte[7]. Les marabouts ont restauré la foi dans les tribus du littoral qui portaient encore la croix et dont les femmes invoquaient encore la Vierge Marie[8]. Les Beni-Guill, ces hardis cavaliers dont les chevaux sont les plus beaux de tout le Magreb, fourbissent leurs armes.

— Toutes ces nouvelles réjouissent mon cœur, dit le sultan ; continue, noble chérif.

— Les gens de Fez, poursuivit Hadj-Ibrahim, portent aux mosquées de Moulaï-Dris et de Karaouin, les plus saintes de l’Afrique du Nord, leurs plus ardentes prières pour le succès de tes desseins. Ceux de Mequinez n’ont pas oublié que leurs murailles ont été baties par des esclaves chrétiens et que les cadavres de ces maudits ont été broyés et mélangés au mortier qui en couronne le faite[9] : ils ont gardé au cœur la haine de l’infidèle et sauront bientôt te la prouver.

À Rbat, la clef sainte de Cordoue[10], rapportée par nos frères chassés d’Espagne, est redevenue un objet d’adoration et une confrérie s’est formée qui a juré de la reporter en Andalousie.

Tous enfin, jusqu’aux Gemt-el-Melah, ces anciens esclaves noirs que l’on achetait avec un peu de sel, te regardent comme l’envoyé de Dieu. Seul, l’empereur du Maroc est resté sourd à nos objurgations.

— L’insensé ! dit le sultan.

— Comment ne se trouverait-il pas heureux de sa situation présente ? fit Omar : l’Angleterre, la France, l’Espagne et jusqu’à l’Allemagne, convoitent ce dernier morceau de la puissance arabe resté debout au nord de notre continent, et l’antagonisme de ces puissances est le meilleur garant de sa tranquillité dans le pouvoir. Or, son pouvoir à lui c’est la possession[11] ; tous les impôts sont à lui ; il n’en emploie pas la moitié à l’entretien de son armée, ne donne pas un douro pour développer la prospérité de ce pays et entasse le reste dans son trésor de Mekinez, gardé par trois cents nègres, misérables esclaves voués, dans d’affreux souterrains, à la nuit éternelle. Cet homme n’est pas digne du nom de Musulman, et le Maroc est un pays à sauver et à transformer.

— Tu as raison, dit le sultan ; quand nous reviendrons d’Europe, nous y importerons deux cent mille esclaves chrétiens, et une prospérité extraordinaire naîtra dans ce malheureux pays ; les Européens qui font actuellement tant de démarches pour être admis à y pénétrer et à le féconder, ne se doutent guère qu’ils y seront bientôt introduits comme travailleurs et que c’est sur leurs bras, en effet, que nous comptons pour en exploiter les richesses. Ainsi, chérif, tu dis que Moulaï-Taieb est prêt ?

— Oui, tu n’ignores pas qu’Ouazzan, sa principauté, est Dar-Domana, lieu d’asile que ne pourraient violer les soldats du sultan lui-même ; profitant de cet avantage, il y appellera au jour dit tous ses partisans et compte rassembler une armée formidable devant laquelle l’empereur tombera sans que ses Bockaris[12] puissent le sauver.

— Tu diras au noble chérif que je veux la tête de cet empereur

— Tu la recevras. Quant à moi, poursuivit Hadj-Ibrahim, je rassemble tous mes contingents de Maures dans la fertile plaine du Sous et Sur les bords de l’Ouled-Draa ; de là, je marcherai sur Tanger, sur Marakech (Maroc), Rbat et la côte d’El-Arich ; je veux, le premier, mettre le pied sur la terre d’Espagne, que nos frères embellirent de leurs arts et baignèrent de leur sang, lorsque le croissant flottait sur trois parties du mode.

— C’est là, dit le sultan, que tu te heurteras aux plus grandes difficultés. Comment comptes-tu passer la mer devant cette formidable position de Gibraltar ?

— J’ai visité ce pays, dit Ibrahim ; nous laisserons Gibraltar et ses canons et nous passerons le détroit en face de Tarifa, au point où il est le moins large[13].

— Mais les vaisseaux anglais, que Dieu les maudisse, fermeront complètement le détroit.

— Ils n’empêcheront jamais les milliers de barques que je ferai réunir et construire au besoin, de faire le trajet pendant la nuit.

— Il n’y a plus de nuit maintenant pour eux, dit Omar, car avec leurs foyers électriques ils pourront éclairer le détroit comme en plein jour ;

— Alors nous passerons ailleurs ; qui sait, du reste, si nous ne pourrions utiliser ce passage sous-marin que les Espagnols ont construit récemment pour relier leur province de Tanger au continent ; par la surprise, tout est possible ; quoi qu’il en soit, je t’affirme, qu’en moins de deux mois, j’aurai inondé l’Espagne de noirs, dussé-je m’attaquer pour cela aux vaisseaux eux-mêmes.

— Il faut que tu passes, dit le sultan, car c’est à toi de frayer la route. Toute l’armée du Nord te suivra dès que tu auras pris pied en Espagne ; je compte, d’ailleurs, sur toi pour envahir la France par les Pyrénées, au moment où j’y arriverai par l’Orient ; nos efforts combinés ne seront pas de trop pour venir à bout de ce dernier peuple.

Dans ton passage à travers l’Espagne, reprit le sultan, ordonne à tes soldats d’épargner les villes remplies des souvenirs de nos ancêtres : Cordoue, Séville, Grenade : rappelle-toi que l’Alhambra doit redevenir le palais d’un nouveau khalife d’Occident.

Il se tut et reprit :

— Quel rêve ! la civilisation arabe reprenant son essor et, comme jadis, dominant le monde !

Qu’importe la disparition de cette civilisation européenne qui repose sur le matérialisme, l’athéisme et le mépris des lois de Dieu.

Et c’est celle-là que l’Europe voudrait nous imposer à coups de canon : c’est celle que Stanley, ce cruel voyageur, a promenée sur le Congo, en mitraillant des milliers de noirs ; celle que les Anglais inaugurent dans tous les pays dont ils s’emparent, divisant les peuples de même race et jetant les tribus les unes sur les autres ; celle des Allemands écrasant à coups de canon les populations inoffensives des Grands Lacs ; celle des Français, enfin, remplaçant les paisibles colons arabes d’Afrique par une population de faméliques et de juifs, rebut de leur métropole.

Une pareille civilisation doit disparaître.

La science ne mourra pas pour cela. Jamais elle n’a brillé d’un aussi vif éclat dans le monde qu’à l’époque des khalifes de Bagdad et de Damas ; n’est-ce pas un des nôtres qui a découvert le secret de la poudre ? N’est-ce pas à un Arabe que sont dues l’invention du papier, la construction des instruments qui mesurent le temps et l’art de se guider sur les mers avec la boussole ?

N’avons-nous pas couvert tous les pays conquis par nos armes de monuments splendides ? Voit-on encore aujourd’hui rien de plus beau que la mosquée de Cordoue, l’alcazar de Séville, la mosquée d’Omar à Jérusalem, les ruines de Bagdad, le Koutab de Delhi, le temple d’Ispahan et le mausolée d’Agra[14] ?

Ce sont nos ancêtres qui ont instruit l’Europe du moyen âge ; si elle a progressé depuis, c’est à leurs leçons qu’elle le doit. Ce fut Averroès qui fut l’autorité suprême des universités d’Europe pendant plusieurs siècles, Ibn-Jounis qui donna au monde les premiers principes d’astronomie, Avicenne qui dégagea la médecine des pratiques ignorantes du moyen âge[15].

Les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque ne sont parvenus à l’Europe qu’après être passés par la langue des disciples de Mahomet[16], et, pendant cinq cents ans, les papes nous ont tout emprunté en matière de science et d’art.

Pourquoi le flambeau arabe s’est-il éteint après avoir allumé autour de lui toutes ces civilisations ennemies ? Pourquoi les maîtres sont-ils devenus les esclaves et les esclaves les maitres ?

C’est que telle a été la volonté d’Allah : que son nom soit béni ! Mais aujourd’hui il nous prête de nouveau l’appui de son bras : le monde musulman endormi se réveille ; une ère nouvelle va s’ouvrir, et une civilisation vigoureuse, trempée dans le bain de sang que nous allons lui préparer, va rayonner pour des siècles sur trois parties du monde.

C’est ici, sur cette terre d’Afrique, qu’elle resplendira le plus, sur cette terre vierge, à peine effleurée par les peuples primitifs que les Européens croient de race inférieure.

Cette civilisation, poursuivit-il d’un air inspiré, je la pressens, je la bénis, je la vois !

Je vois tous les peuples tournés à l’heure de la prière vers la Kaâba[17] trois fois sainte.

Je vois les humains revenus aux mœurs antiques, la morale du Coran régnant sur terre, et dispensant à tous la justice qui ne s’achète pas.

Mais on n’obtient pas de pareils résultats sans secousse.

Celle que je vais donner ébranlera la moitié du globe : c’est Dieu qui me conduit.

Si je succombe à la tâche, c’est à toi, Omar, que je lègue ce sanglant, ce pesant héritage.

Je ne sais ce que la postérité dira de ma mémoire, parce que j’ignore les desseins de Dieu.

Je ne sais s’il permettra à ma race de conduire jusqu’au bout cette œuvre de salut.

Mais vous qui connaissez mes projets, répondez plus tard à ceux qui voudraient me donner le nom de sanguinaire, que mérite Tamerlan, répondez-leur que j’en mérite un autre, celui de justicier.

— Maitre, dit le chérif de l’Adrar, Mahomet parle par ta bouche, et mon admiration pour toi n’a d’égale que mon aveugle soumission à tes grands desseins.

— Et maintenant, reprit le sultan, maintenant que le premier branle est donné, faisons briller le signal qui va mettre en mouvement la formidable armée des Noirs du Centre, du Sud et de l’Occident : qu’elle aille d’abord se retremper à la Mecque dans les eaux du Zem-Zem[18] et qu’ensuite rien n’arrête plus la marche du torrent.

Omar, demanda-t-il, les postes de signaux sont-ils tous disposés ?

— Oui, père, partout sur notre route je les ai distribués sur les sommets de distance en distance. Depuis les plateaux de l’Aïr et les terrasses du Damergou jusqu’aux montagnes bleues du Mwutan-Nzigué, les buchers s’échelonnent et le signal franchira cet espace en moins d’une nuit. Des Grands Lacs il rayonnera sur l’Afrique entière, car tous les chefs ont été prévenus.

Où est le premier, celui que ma main doit allumer ?

— Près d’ici, sur la dune d’Ilmiden.

— Allons-y, je veux l’allumer ce soir.

Quelques instants après, au milieu de la nuit profonde, le vieillard, suivi de son fils et des trois chefs de l’armée du Nord, gravissait la colline de sable rouge qui domine Aghadès. Derrière lui son escorte marchait silencieuse et, en le voyant passer, de nombreux Arabes suivirent comme des ombres.

Le sultan arriva au pied d’un bûcher que gardait un douar de Touaregs, campés tout autour sous leurs tentes de cuir.

L’un d’eux apporta une torche : le vieillard la prit et, se tournant vers l’Orient, récita un des premiers versets du Coran :

« Tout dépend de Dieu ! s’écria-t-il d’une voix forte, c’est lui qui a créé les peuples et les individus et qui, en les créant, a fixé un terme à leur vie ; quand ce terme est arrivé, ni la volonté, ni les conjurations des mortels ne sauraient le retarder ! »

— Dieu de l’Islam ! poursuivit-il, en brandissant la torche qui jeta des étincelles dans la nuit, c’est ta volonté sainte que j’exécute ; souffle au cœur de tes serviteurs la haine de l’infidèle, la fureur des combats et le mépris de la mort !

Que les villes des chrétiens soient réduites en cendres comme cet amas de buissons résineux !

Et toi, Mahomet, prophète sacré, ancêtre trois fois saint, inspire-moi dans les conseils des chefs et dans le trouble des batailles !

La flamme monta dans la nuit pendant que, vers la ville, remplie de guerriers et sortie pour un jour de sa torpeur saharienne, retentissaient les chants des musiciens, le tam-tam de la darbouka et le youyou des femmes étendues sur les terrasses.

  1. Assemblée.
  2. Nom que se donnent les Touaregs dans leur dialecte pour rappeler qu’ils ont dans les veines du sang du Prophète.
  3. On prétend que le nom de la troisième partie du monde vient de Aourigah, nom porté encore aujourd’hui par une importante fraction des Touaregs Kel-Owi.
  4. Tatouage.
  5. En 1876, sans l’obtenir d’ailleurs.
  6. Nom des Berbères du Nord.
  7. Colville. Voyage au Maroc.
  8. De Foucault. Au Maroc.
  9. Colville.
  10. Élysée Reclus.
  11. Trois mots caractérisent les différences qui existent entre les peuples arabes de la Méditerranée dans la manière d’apprécier les qualités qui les séduisent le plus. En Tunisie c’est arfi : le savoir, la science ; En Algérie c’est sidi : le pouvoir, la puissance, la force ; Au Maroc c’est moulai : la propriété, la richesse.
  12. Gardes du corps du sultan du Maroc.
  13. Le détroit de Gibraltar, dans ce point, n’a que quatorze kilomètres.
  14. Le Tadj Mahal d’Agra, mausolée construit par l’empereur Shah Jehan, en 1631, pour servir de tombeau à une femme qu’il ne pouvait se consoler d’avoir perdue, est, une des merveilles du monde. il a coûté 120 millions rien qu’en matériaux, pierres et mosaïques, et 20.000 ouvriers par jour, dont le travail ne coûtait rien. y furent, d’après Tavernier, occupés pendant vingt-deux ans.
  15. A la fin du siècle dernier on commentait encore à Montpellier les œuvres d’Avicenne.
  16. Effacez les Arabes de l’histoire, écrit M. Libri, et la renaissance des lettres sera retardée de plusieurs siècles en Europe.
  17. Le Kaâba (Domus quadrata), but du pèlerinage de la Mecque, est une maison carrée dont la légende attribue la construction à Abraham et à son fils Ismaël. Elle contient la « pierre noire » vénérée de tout l’Islam et apportée par l’ange Gabriel — La deuxième partie de « l’Invasion Noire » contiendra d’ailleurs sur le grand pèlerinage musulman et le temple de la Mecque, des descriptions puisées aux sources les plus authentiques.
  18. Fontaine sacrée dans la mosquée de la Mecque