Aller au contenu

L’invasion noire 1/6

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VI


Le bûcher de Rouvenzori. — Le Congo belge. — Premiers massacres. — Nzigué. — Le Congo français. — L’Œuvre de M. de Brazza. — Les Fans ! — L’année des Massaï. — Le sorcier Boula. — L’armée de l’Ougandi et les Mahdistes. — La Garde noire. — Une exécution peu ordinaire. — De l’impassibilité des nègres devant la douleur. — Le règlement d’Abd-el-Kader. — Grades inférieurs. — Les souvenirs d’Omar. — Guet-apens. — Doux crépuscule. — L’invasion en marche.


Cette nuit-là, de sommet en sommet, de petites flammes coururent aux quatre points cardinaux, et lorsque le matin arriva, le signal qui appelait à la guerre sainte tous les musulmans d’Afrique, parvenait au pays d’Ounyoro que domine le géant africain mesuré par Stanley : le « Rouvenzori » appelé par les indigènes « le Faiseur de Pluies » ou « le Roi des Nuages ».

Nous disons « mesuré » et non pas « découvert » par Stanley, car ce massif plus élevé que le Mont-Blanc, puisqu’il mesure 5.500 mètres au-dessus du lac Albert, élevé lui-même de 990 mètres au-dessus du niveau de la mer, n’est autre que celui des « Monts de la Lune ».

Déjà il est question de cette chaîne de montagnes dans la vieille carte arabe d’Edrissi, qui vivait en 1154.

Mais Stanley, le premier, en fit le tour lorsque, envoyé au secours d’Emin-Pacha en 1888, il le ramena du lac Albert à la côte par l’Albert Édouard et le Victoria, ces deux grands réservoirs du Nil Blanc.

Il admira les merveilleuses forêts qui couvrent ses pentes : forêts de chênes, d’eucalyptus géants et de fougères arborescentes, se continuant par des forêts de cèdres et de pins jusqu’à l’altitude où la végétation disparaît pour faire place aux neiges éternelles.

Lorsque les sentinelles qui veillaient au pied de la montagne aperçurent sur les plateaux lointains qui dominent au nord le cours de la Semliki les feux attendus depuis de longs jours, ils tirèrent des coups de feu et, de toutes les plantations de baneraies, qui font de ce pays un parc enchanté, des milliers de nègres se précipitèrent à l’assaut de la montagne, des torches a la main.

Quelques heures après, une ceinture de flammes et de fumée entourait le massif et en gagnait le revers sud agrandie par le vent ; puis le feu, mis en cent endroits à la fois les jours suivants par les tribus voisines, gagna le pic Gordoa-Bennet et le mont Makinnon, et sur un périmètre de plus de 200 kilomètres la forêt flamba.

Ce n’était plus là l’antique et modeste bûcher des anciens Gaulois, lançant de Gergovie à Avaricum et à Bibracte le cri d’appel de Vercingétorix et appelant aux armes les Arvernes, les Sénons, les Carnutes et les Bituriges : c’était un incendie qui devait durer cinquante jours, faire planer au centre de l’Afrique un nuage de fumée visible de tous les Grands Lacs, et pousser ses flammes jusqu’à l’altitude des neiges éternelles.

Signal géant, il portait à « l’ordre de mobilisation » de monts en monts jusqu’aux contrées les plus lointaines.

Et pendant que brulaient les forêts séculaires du Bouvenzori, les ruisseaux qui descendaient de ses flancs se grossirent des neiges fondues du sommet, et transformèrent en torrent impétueux le cours paisible de la Semliki, qui rejoint le lac Albert au lac Édouard.

…………………………………………………………………………………………

Les musulmans de l’État libre du Congo furent les premiers prêts et les premiers donnèrent la secousse qui devait en quelques semaines, débarrasser le bassin du grand fleuve des comptoirs et des postes européens.

Cette région avait été absolument inconnue jusqu’en 1876, époque à laquelle Stanley, venu du lac Tanganika, se lança audacieusement sur le grand fleuve africain et le descendit jusqu’à son embouchure.

Il avait accompli une navigation de 1.700 kilomètres et livré trente-deux combats pour s’ouvrir un passage.

Il avait reconnu que le centre africain, marqué sur les cartes par une large tache blanche, était un des pays les plus peuplés du globe.

Les Noirs y grouillaient.

Des combats s’y livraient entre peuplades capables de mettre sur pied 30.000 guerriers et 2.000 canots armés.

C’était une révélation.

Derrière le grand aventurier, de hardis pionniers se lancèrent à leur tour sur le grand fleuve et ses affluents.

Un Italien, Massari, explora le Koango ; le lieutenant Wissemann descendit le Kassaï, un des plus grands affluents de gauche du Congo ; le docteur Wolf remonta le Sankourou, et le lieutenant von François la Tchoupa.

L’acte général de la conférence de Berlin, signé le 26 février 1885, avait reconnu sur tous les pays englobés dans les découvertes de Stanley, la souveraineté de la Belgique et l’indépendance du nouvel État du Congo sous l’autorité du roi des Belges, ainsi que la liberté de la navigation du fleuve.

Le traité de Berlin, en 1886, avait consacré cet état de choses, et des officiers belges en grand nombre : les Hansens, Walke, Devinton, Van Gele, Orban, Coquilhat et Van Kerkhoven, avaient semé partout des postes et reculé les limites du nouvel État.

Mais à côté de l’influence européenne, essayant d’appeler à la civilisation ces contrées jusque-là perdues, s’était assise une autre autorité basée sur la terreur et dont le produit immédiat était l’esclavage.

Les Arabes du Soudan, regardant comme une mine d’esclaves ce fourmillement humain du bassin congolais, s’étaient mis en chasse, aidés par la poudre et les fusils que leur vendaient les Anglais, et quand Stanley traversa pour la troisième fois le continent noir en 1888, il rencontra leur chef, Tippo-Tib.

C’était une puissance : Stanley songea à l’utiliser au point de vue de la civilisation, et Tippo-Tib, séduit par ses propositions, devint un simple agent de l’état belge.

Mais le grand marchand d’esclaves ne devait pas se contenter longtemps de ce rôle effacé, et après avoir causé par son inertie la mort du major Barthelot, il se retourna contre les Belges.

Le haut Congo fut alors ensanglanté par le massacre des lieutenants Tolbalk et Michiel, et de la mission Hodister.

La ligue antiesclavagiste mise en branle par le cardinal Lavigerie ne pouvait rester sous le coup d’échecs semblables, et, en 1893, les capitaines Jacques et Joufert dans le Katonga, le lieutenant Dhanis sur le Luolaba, vengeaient la mort des soldats chrétiens.

Ce fut alors que mourut Tippo-Tib, et son fils Nzigué, qui lui succéda, sentit que l’heure était venue d’inaugurer une nouvelle tactique.

De marchand d’esclaves il se fit marabout et marabout conquérant.

Par quels prodiges réussit-il, de 1895 au siècle suivant, à appeler à la foi musulmane ces millions de noirs voués au fétichisme et au cannibalisme, c’est ce qui n’étonnera pas les historiens lorsqu’ils se rappelleront qu’à l’origine, Mahomet, sans autres disciples que sa femme Khadidja, son oncle Abou-Taleb et son ami Abou-Bekr, put, en vingt-deux ans, faire accepter une nouvelle religion à vingt peuples divers.

C’est que l’islamisme a pour lui sa parfaite simplicité.

Pour le musulman il y a un seul Dieu, maître de tout.

Il y a des peines et des récompenses dont la description est accessible à toutes les intelligences, et sa morale est renfermée tout entière dans un livre de 200 pages.

En quinze ans, Nzigué avait groupé en un faisceau formidable les habitants du bassin congolais ; il avait arrêté l’expansion belge et se trouvait prêt à entraîner derrière lui pour la guerre sainte plus de 800.000 combattants, tous animés du fanatisme des nouveaux convertis.

On leur avait parlé de l’Europe comme d’une proie assurée, de l’Europe qui produisait ces tissus, ces perles, ces clous dorés, ces armes, ces bateaux, ces merveilles importées depuis peu dans leur pays, et comme un mot d’ordre, l’idée de « l’Invasion noire » avait pénétré partout.

Quand parurent les signaux, douze groupes se formèrent : sept sur les bords du fleuve qu’ils devaient descendre pour gagner le lac Albert-Nyanza par l’Arrouimi et cinq sur les affluents de gauche du fleuve, ayant pour lieu de rendez-vous le bord occidental du Tanganika.

Un dernier groupe, indépendant de Nzigué et formé des contingents de la rive droite du fleuve, devait gagner le Nil Blanc à hauteur de Wadelaï.

Il comprenait plus de 100.000 combattants, presque tous armés de fusils, et était commandé par Makoua, chef de la tribu des Koshis, qui gardait dans la vieillesse une vigueur extraordinaire et se vantait d’avoir, pendant sa vie, tué plus de mille infidèles.

On l’avait surnommé le « Sanglant ».

Lorsque l’armée congolaise serait concentrée de Wadelaï à Msila, elle n’aurait plus qu’à se mettre en route vers le Nord par la vallée du Nil.

Ce qui distinguait cette armée, c’était sa discipline relative et son organisation : les chefs nommés par Nzigué et choisis parmi les rois les plus intelligents des principales peuplades, avaient reçu le titre « d’émirs ».

Quelques-uns d’entre eux commandaient à plus de 80.000 guerriers et ils disposaient de tous les pouvoirs : religieux, judiciaire et militaire.

Ces corps, qui formaient à eux seuls de véritables armées, étaient subdivisés en fractions correspondant aux brigades, aux régiments et aux bataillons d’Europe.

L’administration et le ravitaillement en étaient évidemment rudimentaires, mais ils avaient sur les troupes civilisées l’avantage de ne traîner derrière elles ni train de combat, ni ambulances, ni train régimentaire, ni convois d’aucune sorte.

Alors qu’un corps d’armée français ou allemand est suivi de plus de mille voitures, les groupements nègres n’avaient d’autres impédimenta que les milliers de femmes qui les suivaient, portant les provisions accumulées depuis de longs mois et préparant chaque soir la nourriture des guerriers.

Cependant trois d’entre eux avaient des éléphants : on en comptait plus de 1.500 dans le corps commandé par Kassongo ; ils avaient été capturés dans les vastes forêts qui s’étendent entre Nyangoué et le Tanganika, et devaient rendre des services inappréciables à cette masse en mouvement pour le transport des approvisionnements amassés le long de la route.

Au lieu d’enrichir de leurs défenses les marchés d’ivoire de la côte, ils allaient servir les Africains dans cette lutte, qui mettait aux prises le monde blanc aidé de la science et le monde noir aidé du nombre.

Au bout de trois semaines, tous les postes qui bordaient le Congo et ses principaux affluents étaient réduits en cendres par les premières masses de Nzigué.

Le chef congolais avait donné, comme unique mot d’ordre, celui-ci : « Pas de quartier ! »

Ses ordres furent exécutés à la lettre.

Et depuis Nyangoué, la station principale du haut Congo, jusqu’aux Stanley-Falls[1] ; depuis Oupoto et Equateurville jusqu’à Bonga et Léopoldville, tous les comptoirs belges disparurent.

Seule Vivi, station importante fondée par Stanley en 1879, en vue des chutes de Yellala, résista pendant deux mois aux tribus riveraines.

Bôma, port important, très proche de l’embouchure du fleuve, fut pris en quelques heures, et aucun Européen n’échappa au massacre : les noirs s’acharnèrent sur les factoreries qui prospéraient à l’ombre du drapeau étoilé de l’Etat indépendant ; après trois jours de pillage, de tueries et d’atrocités sans nom, il ne restait plus de cette ville que des murs calcinés.

C’est que Bôma, jadis grand centre d’un marché d’esclaves rappelait aux indigènes d’effroyables cruautés.

Les vieillards des tribus racontaient qu’ils avaient vu des noirs enchaînés par groupes, à l’aide de carcans de fer, conduits dans des barques au milieu du fleuve par les colons belges et engloutis, par centaines, pour des délits sans importance !

Sur la rive droite du Congo s’étendait le Congo français, conquête personnelle et pacifique de M. Savorgnan de Brazza.

La, comme partout, les naturels attaquèrent et détruisirent les postes établis sur la côte et dans l’intérieur du pays : Libreville, Franceville et Brazzaville furent, l’une après l’autre, prises et incendiées, et le drapeau tricolore disparut de ce territoire dont la superficie dépassait celle de la France et dont la volonté tenace d’un officier de marine avait fait une des plus belles colonies françaises.

Il était bien étroit, en effet, le coin de terre que l’amiral Bouet-Willaumez annexait à la France en 1849, en fondant un premier établissement à l’embouchure du Gabon et en y construisant une ville à l’aide d’esclaves noirs libérés.

Peu à peu la petite colonie s’était augmentée, à la suite des explorations de Marche et de Compiègne ; mais c’était M. de Brazza qui, pour la première fois, en 1875, remontant le cours de l’Ogoué, l’avait accrue dans des proportions considérables.

Dans une deuxième exploration, en 1880, il fondait Franceville sur l’Ogoué, atteignait le Congo et bâtissait sur le Stanley-Pool la station de Brazzaville ; en même temps, il signait avec le roi Makoko un traité réservant à la France les avantages du protectorat, et laissait près de lui le sergent Malamine, des tirailleurs sénégalais, pour faire respecter nos droits ainsi reconnus.

Ce modeste gradé, chargé du drapeau tricolore, le tint haut et ferme dans ce pays sauvage ; quand Stanley passa et voulut faire admettre la rive gauche du grand fleuve comme appartenant à « l’Association internationale du Congo », Malamine empêcha le roi Makoko de manquer à la foi jurée et d’incliner le pavillon français devant le drapeau belge.

Aussi mérita t-il de donner plus tard son nom à l’une des embarcations françaises qui sillonnèrent les fleuves de la nouvelle colonie.

Grâce à l’énergie qu’il avait déployée, la France obtenait une délimitation avantageuse du Congo et prenait pied sur le fleuve.

Les Belges restaient maîtres, il est vrai, de son embouchure, concurremment avec les Portugais, maîtres sur cette côte, du territoire Kabinda[2] ; mais comme le bas Congo n’est pas navigable à cause des barrages rocheux de Yellala, la possession des bouches n’avait qu’une importance relative.

Elle était d’ailleurs compensée par cession du Niari-kouilon, rivière donnant une excellente voie d’accès jusqu’au grand fleuve.

Jusqu’en 1894, cette voie d’accès n’avait pas été utilisée : mais à cette époque et à la suite des puissantes démonstrations d’amitiés franco-russes, qui avaient donné la sécurité à la France et lui avaient permis de suivre une politique coloniale stable et énergique, le comité de l’Afrique française avait réuni les fonds nécessaires pour créer une voie commerciale reliant Brazzaville à la mer.

Au Nord, la colonie essayait d’atteindre le Tchad avec Crampel, qui tombait avant d’avoir atteint le Grand Lac ; avec Dybowski, qui vengeait la mort de Crampel et arrivait au Chari, principal affluent du Tchad, mais sans pouvoir le descendre jusqu’au bout ; avec Fourneau et Cholet, qui remontaient la Sanga ; avec M. de Brazza, enfin, qui faisait, avec Mizon, sa jonction dans l’Adamaoua.

Les deux lieutenants de vaisseau coupaient ainsi l’hinterland allemand du Cameroun et empêchaient les explorateurs de l’empereur Guillaume de pousser jusqu’au Tchad, malgré l’appui officiel donné au lieutenant prussien von Stetten et refusé au lieutenant Mizon, à son deuxième voyage par la « Royal Company anglaise » du Niger.

Mais, à cette époque, des guerres terribles éclatèrent dans les grands États qui avoisinent le Tchad, guerres provoquées par un usurpateur maure, Rabah, fils d’un ancien esclave, et suspendirent, pour plusieurs années, les explorations vers le Nord.

Pendant quatre ans, les missions françaises durent renoncer à se frayer une route vers Kouka, qu’avaient incendiée les hordes de l’agitateur.

Ce fut en 1895, que le colonel Monteil, au début de son fameux voyage du Congo au Nil, réalisa enfin l’idée de Crampel, et relia ainsi le Congo français à nos possessions méditerranéennes

Mais déjà il était trop tard : les musulmans du Bornou et du Baghirmi s’étaient répandus vers le Sud et avaient converti à l’islamisme les Pahouins, les Batékés, les Apfourous, les Baloumhos et les Mayombés soumis à notre protectorat.

Le marabout qui les avait guidés, Hadj-Bechir, s’était acquis, en peu de temps, une influence extraordinaire au milieu de ces peuplades primitives ; il était de la secte des Senoussis, et on citait de lui des traits de fanatisme et de férocité extraordinaires.

Pour lui, tout chrétien était un ennemi, vis-à-vis duquel tous les moyens de suppression étaient permis, et comme le hasard le mettait à la tête des peuplades les plus cruelles de l’Afrique équatoriale, il devait laisser, derrière lui, de larges traces de sang.

Parmi les peuplades qui composaient son armée, les Pahouins tenaient le premier rang.

Depuis le milieu du XIX° siècle leur nombre avait triplé, non seulement par l’effet d’une constante immigration, mais aussi grâce à l’excédent des naissances ; leurs femmes se mariant plus tardivement, étaient plus fécondes que les femmes des tribus voisines[3] ; ils avaient atteint le chiffre de quinze cent mille et réunissaient une armée de 120.000 guerriers, les plus renommés de cette partie de l’Afrique.

Les naturels, sur lesquels ils exerçaient leur domination, leur avaient donné le nom de « Fans », qui signifient : les « Hommes », pour marquer qu’à leurs yeux ils étaient, par leur courage, leur force et leur industrie, les premiers des humains.

D’après les traditions, ils étaient des descendants des cruels Djagga, qui dévastèrent le bassin du Congo au XVII° siècle, et les anthropologistes prétendent qu’ils appartenaient à la race Niam-Niam, du pays des rivières et des régions du haut Ouellé qui formaient, avec les Monbouttous, l’un des corps principaux de l’armée du sultan.

Séparés dés Niam-Niam, par un espace de 1.500 kilomètres, ils en avaient la stature, les traits réguliers, l’attitude fière et la nuance de peau ; comme eux, ils se limaient les incisives en pointe, tressaient leur chevelure, se couvraient d’écorces et se peignaient le corps d’herbes tinctoriales ; ils aimaient les mêmes ornements : cauris et verroteries bleues, et se servaient des mêmes fers de jet, armes à plusieurs pointes qui déchirent les chairs.

Comme eux, enfin, ils étaient anthropophages.

La religion de Mahomet, en pénétrant dans leurs régions inexplorées, avait pu leur donner la notion d’un seul Dieu, mais n’avait pu leur ôter leur goût séculaire pour un filet de chair humaine.

Celui qui les conduisait était leur chef élu, Pa-Moué, un superbe guerrier à la démarche hautaine, au regard assuré, au front bombé, caractéristique de la race. Il portait, comme insigne de commandement, la peau d’un léopard qu’il avait tué et dont la queue traînait à terre : mais il obéissait lui-même à Hadj-Bechir, le féroce marabout, et aurait fait tomber 500 têtes sur un signe de lui.

Un grand nombre de femmes suivaient cette armée : les jeunes, de formes gracieuses ; les autres, fatiguées par les travaux du ménage et de la culture, n’étaient plus que des mégères massives « aux allures de Fauves »[4].

Dans aucune partie de l’Afrique les femmes n’aiment, autant que les Pahouines, les parures et bijoux ; on se souvient à cet égard des goûts de Niarinze, la jeune Pahouine, ramenée en France par Crampel à son premier voyage.

Elles s’étaient donc mises en marche derrière l’armée, ornées de guirlandes de verroteries et de boutons en porcelaine, et les lourds anneaux de cuivre qui enserraient leurs jambes produisaient, en battant les uns contre les autres, un bruit caractéristique : elles semblaient une troupe de fétiches couverts d’ornements bizarres, suivant les épaisses colonnes hérissées de lances barbelées.

Divisés en six groupes, qui comprenaient parmi eux : les Kamma1 les Goumha, les Ba-Laka et les Ma-Yombé, les Fans descendirent les rives de l’Oubanghi en se suivant à quelques journées de marche, suivis eux-mêmes de milliers de canots chargés d’approvisionnements ; de là ils gagneraient le Bahr-el-Ghazal et le Nil-Blanc.

Ils devaient, dans cette marche, rencontrer leurs frères les Niam-Niam et se fondre avec eux, donnant ainsi raison aux anthropologistes qui avaient proclamé leur communauté d’origine.

Derrière eux, les Apfourous et les Batékés, réunis en un seul corps de 60.000 hommes, s’allongèrent dans la vallée de la Sanga, conduits par le roi Okana, petit-fils de l’ancien ami fidèle de la France, le roi Makoko.

Dans cet exode immense, les peuplades guerrières entraînaient les autres dans leur orbite, et des tribus d’effectif relativement faible, mais de race pure, formaient le noyau d’armées considérables : les peuples inférieurs suivant naturellement ceux à qui ils reconnaissaient la supériorité des armes.

C’est ainsi que se forma, dans le Sud-Est du grand continent, une des armées les plus puissantes de l’invasion noire.

Le noyau en avait été réuni par le roi des Massai et des Oua-Kouafi, population de pasteurs et de guerriers qui, comme leurs parents, les Gallas, parcouraient les plaines herbeuses, broussailleuses ou arides, qui s’étendent entre Zanzibar et le lac Victoria.

Vivant du lait de leurs vaches auquel ils mêlaient le sang tiré du cou de leurs taureaux[5], les Massaï, surnommés par leurs voisins les « Il-Oikob », c’est-à-dire « les Vaillants », croyaient descendre d’un Dieu siégeant au-dessus des nuages sur le Kilimandjaro.

Ils étaient grands, élancés, admirablement taillés pour la course ; leur front était large, leur nez mince et droit, mais les incisives supérieures projetées en avant empêchaient leurs lèvres de se rejoindre ; leurs pommettes étaient très saillantes et leurs paupières obliques comme celles des Mongols ; leurs oreilles portaient de lourds pendants de fer ou de cuivre.

Très disciplinés, habiles aux feintes, aux surprises, aux mouvements tournants, ils se battaient en silence, sans tambours, sans cris de guerre ; le guerrier qui s’était montré lâche dans un combat était coupé en morceaux par ses compagnons.

Leur aspect était étrange : leur corps était peint en rouge ; une draperie de cotonnade blanche rayée de jaune flottait sur leur dos ; ils disposaient une bande de cuir autour de l’ovale de leur face et l’ornaient d’une crinière de zèbre, ou des soies en pinceau de sanglier, ou mieux encore de plumes noires d’autruche.

Un anneau de corne, des fils de laiton en spirale, protégeaient leurs bras ; des sonnettes, tintant à leurs talons, signalaient de loin leur approche, remplissant à l’avance de terreur les tribus qu’ils allaient piller.

Quoique convertis à l’islamisme, ils avaient gardé un certain nombre de leurs pratiques religieuses antérieures, comme le culte du soleil et de la foudre, et le respect des magiciens ; au milieu de l’armée qui s’était mise en route vers l’Ethiopie, on remarquait un « Mbatian », ou sorcier, grand distributeur de sorts, nommé Boula.

Devant témoigner de son rang par son obésité, ce magicien était d’un embonpoint invraisemblable, et l’âne blanc qui le transportait à travers les hautes herbes allait avoir fort à faire pour l’amener jusqu’au rivage de la mer Rouge.

L’énumération des groupes, masses ou armées qui, abandonnant leurs bois, leurs cases, leurs enfants, se mirent en route à travers la brousse, serait trop longue pour prendre place ici ; mais, à côté des agglomérations précédentes qui, par leur importance ou leur originalité, méritent de fixer l’attention, il convient encore de citer les populations du haut Nil, qui formaient l’ancienne province d’Equateur et constituaient l’armée de l’Ouganda.

C’était le nom que portait la vice-royauté d’Emin-Pacha, détachée de l’empire égyptien du Soudan.

L’armée qui s’y formait avait pris pour chef le fils même d’Emin, et celui-ci, un jeune homme de vingt-six ans, né d’un Allemand et d’une Zanzibarite, était devenu un musulman farouche en qui l’Europe allait trouver un de ses ennemis les plus acharnés.

Il se nommait Ahmed-ben-Emin, avait fait des études assez complètes au Caire, et avait pris pour lieutenants les fils des anciens commandants des bataillons égyptiens, grâce auxquels son père avait pu empêcher les hordes madhistes de s’étendre vers le haut Nil.

Ces hordes s’étaient fondues en un immense royaume dont nous parlerons plus loin. Au lieu de continuer la lutte avec elles, le fils d’Emin avait conclu avec les descendants du Mahdi, un traité d’alliance.

Les bateaux que la Compagnie anglaise de l’Est africain, maîtresse de l’Albert-Nyanza, avait lancés sur le fleuve pour y contre-balancer l’influence belge, furent tous capturés avec la complicité de leurs équipages nègres, et c’est ainsi que les Noirs se trouvèrent avoir sur le haut Nil une petite flotte qui, jointe aux nombreux bateaux à vapeur du royaume madhiste sur le Nil moyen, leur rendit les plus grands services pour le transport de leurs vivres.

Cette armée, dite de l’Ouganda, parce que son noyau principal était formé des indigènes de cet ancien royaume, tombé aux mains des missionnaires anglais, allait se concentrer à Lado.

Elle était précédée au Nord par l’armée madhiste, qui devait se signaler en Europe par les plus sanglants excès ; Salah-ben-Mahdi, fils du célèbre agitateur de ce nom, la commandait ; il était obéi des nombreuses tribus musulmanes qui bordent le Nil depuis le confluent du Nil Bleu, jusqu’au point où le fleuve change son nom pour celui de Bahr-el-Djehel.

Cette puissance était restée pendant longtemps ignorée de l’Europe.

Beaucoup de gens se figuraient encore, en 1892, que l’immense pays, qui a le Kordofan pour centre et dont l’influence s’étend du Tchad à la mer Rouge, était dans une anarchie sans nom, passant de la tyrannie d’un maître à la collectivité despotique de dix chefs religieux.

Il fallut les révélations du livre du major Wingate : Dix ans de captivité dans le camp du Mahdi (1882-1892), pour ouvrir les yeux des diplomates les mieux renseignés.

Dans ce livre, le major Wingate, directeur des informations militaires anglaises dans l’armée égyptienne, traduisait les impressions et les récits du père Ohrwalder, missionnaire autrichien, fait prisonnier par le Mahdi et ayant réussi à s’évader de son camp après dix ans de séjour auprès de lui.

On apprit, en le lisant, qu’un grand empire nègre musulman, car son fondateur sortait de la tribu aborigène des Baggaras, dominait tout le Nil moyen et barrait victorieusement la route aux Anglais ; que son chef battait monnaie d’or et d’argent, émettait du papier et habitait une capitale de 150.000 habitants, Ondurmann, bâtie sur la rive gauche du Nil, en face de Khartoum, détruit.

On apprit qu’il commandait une armée de 80.000 hommes, armés du fusil Remington, qu’il possédait des fabriques de poudre et de fulminate, faisait revivre l’industrie de l’acier, créait des manufactures d’armes à El-Obeid, et dirigeait sur le Nil Blanc une escadre de bateaux à vapeur[6]

Puis, des proclamations lancées par lui vinrent compléter les renseignements que Wingate, un officier anglais avisé, s’était bien gardé de divulguer ; dans l’une d’elles, le descendant du Mahdi faisait connaitre au monde qu’il ne connaissait qu’un ennemi : l’Anglais[7].

Aussi le sultan, qu’animait la même haine contre le protecteur de la Turquie et l’envahisseur de l’Egypte, trouva-t-il, dans cette partie de l’Afrique, un terrain tout préparé en même temps qu’un auxiliaire remarquablement organisé.

Et quand, après six ans de séjour dans le Bahr-el-Ghazal, il commença à réunir en faisceau toutes les agglomérations musulmanes isolées sur le continent noir, il trouva auprès du Mahdi sa première adhésion.

Ce dernier avait, en effet, senti chez le Commandeur des croyants, une influence morale supérieure à la sienne et n’avait pas hésité à se placer sous ses ordres.

Ses masses, plus mobilisables que celles des pays voisins en raison de leur état de lutte incessante vis-à-vis de l’Angleterre, avaient été les premières prêtes et les premières armées ; à ces noirs batailleurs et fanatiques, le sultan avait réservé un lot important d’armes à répétition.

Et quand l’ordre du sultan parvint à El-Obeid, l’armée permanente, rapidement décuplée, se prépara à partir pour l’Egypte, suivie d’innombrables chameaux, et convoyée par des milliers de radeaux descendant le Nil.

Mais à tous ces contingents, il fallait un point de ralliement.

Il était nécessaire que le sultan, leur chef, successeur du prophète, leur apparut, non pas isolé au milieu des innombrables combattants qui convergeaient vers lui, mais commandant lui-même une troupe d’élite.

Cette troupe était une armée de 120.000 hommes, la Garde noire, comme l’appelait Omar ; la Légion du Prophète, comme l’appelaient les croyants.

En la formant de contingents empruntés à toutes les parties de l’Afrique, le sultan avait voulu en faire une élite capable de transmettre aux masses profondes du continent noir l’impulsion qu’elle recevrait de lui.

C’étaient en même temps, vis-à-vis des principales tribus africaines, des otages qu’il s’assurait pour l’avenir.

Le rendez-vous de toutes les fractions qui composaient cette armée avait été fixé à Atougha, où l’armée des Monbouttous avait, depuis dix mois déjà, préparé les approvisionnements en vivres nécessaires à une masse aussi considérable de troupes.

À partir du jour où l’appel aux armes avait rayonné sur tout le continent, il ne s’était pas passé de semaine sans qu’une troupe nouvelle arrivât an camp.

Son emplacement avait été choisi par Omar.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre sur la rive gauche de la rivière, ce n’étaient que baneraies, plantations de maïs, de sorgho ou de plantain.

À mesure que les colonnes arrivaient, on leur assignait un carré proportionné à leur effectif et on leur distribuait des troupeaux.

L’organisation de cette armée, noyau de « l’invasion noire », était le souci le plus attachant du jeune prince.

Depuis son retour d’Aghadès, toutes ses préoccupations s’étaient tournées vers ce but : introduire dans ces troupes formées de races si diverses une discipline rigoureuse.

Les 15.000 nègres du roi des Monbouttous étaient déjà, pour leur travail d’extraction de l’or, divisés en ateliers ; il fut facile d’en former des compagnies et des bataillons.

Il en était de même des 8.000 Niam-Niam qu’avait amenés le roi Timbo, et des 10.000 mahdistes envoyés du Kordofan.

Mais ce fut chose moins aisée pour les 6.000 musulmans du Darfour, les 9.000 de l’Ouaday, les 8.000 nègres de Bornou, les 3.000 cavaliers de l’Adamaoua.

Ce fut surtout compliqué pour le gros contingent congolais de 22.000 naturels des Bangalas et des Bakoutous, envoyés par Nzigué, pour les 5.000 Pahouins, pour les 8.000 sauvages du roi Msiri, riverains du Tanganika, et pour le contingent Galla, que distinguait surtout sa haine des Anglais.

Sept mois suffirent à rassembler la Légion du Prophète, ce qui paraîtra peu étant donnés les espaces parcourus par les contingents les plus éloignés.

C’est que les colonnes noires faisaient de gigantesques étapes ; c’est que leurs convois n’embarrassaient pas leur marche, que le souci de leur ravitaillement ne déterminait pas l’emplacement de leurs camps, et qu’à l’inverse des explorateurs européens, puissamment approvisionnés et toujours sur le qui-vive, elles ne rencontraient partout que l’accueil hospitalier des femmes et des vieillards demeurés seuls dans les cases après le départ des guerriers.

Guidés vers Atougha par les envoyés d’Omar, les groupes d’élite, qui devaient porter si loin le croissant d’or, drapeau de la nouvelle invasion, marchaient vers le commandeur des croyants, comme jadis les mages vers l’étoile de Bethléem, traversant à la nage rivières et torrents, escaladant les hauteurs les plus escarpées, s’orientant au milieu des terrains les plus couverts et les fourrés les plus inextricables, avec l’instinct de la hyène tachetée, soutenus au milieu de leurs fatigues par cette prédiction du sultan, volant de bouche en bouche :

« L’Europe a vécu ! — C’est écrit ! »

Combien d’entre eux n’avaient jamais vu un Blanc !

Combien appartenaient à des contrées encore inconnues, où jamais explorateur n’avait pénétré !

Quelle signification pouvait avoir ce mot d’ « Europe », pour ces ignorants dont l’horizon s’était toujours limité à quelques kilomètres de forêts ou de marécages !

Et pourtant ils allaient au rendez-vous, prêts à donner leur vie à la religion nouvelle qui les avait arrachés à leurs idoles de bois, aux cruautés de leurs chefs, aux fantaisies sanglantes de leurs sorciers et de leurs « gangas », et persuadés qu’ils connaissaient seuls le vrai Dieu, ils étaient prêts à imposer leurs croyances par le fer et le feu, à ces Blancs, dont ils entendaient parler pour la première fois.

Les derniers contingents attendus étaient arrivés à Atougha depuis une semaine et l’immense plaine retentissait d’un murmure de ville, lorsqu’un jour de Melval, après une promenade dans les baneraies, remarqua un rassemblement assez considérable de nègres autour d’une tente plus haute que les autres.

— Allons voir cela, dit-il à Hilarion qui ne le quittait pas d’une semelle : j’ai beau essayer de ne pas m’intéresser à tout ce remue-ménage, c’est plus fort que moi.

Et il ramena sur le bas de sa figure le bord de son haïk.

Depuis leur retour d’Aghadès, les cinq fugitifs étaient libres d’errer à leur guise et même d’aller à la chasse.

L’accès du bôma, seul, leur était interdit.

La protection d’Omar les couvrait mieux que ne l’eût pu faire une escorte permanente, et le costume arabe qu’ils portaient, comme s’ils n’en eussent jamais connu d’autre, les faisait passer inaperçus dans cette foule grouillante.

Le fils du sultan leur avait fait construire, au milieu du village noir des Soudanais de la garde, une cabane spacieuse, et rien, sinon le souvenir de la parole donnée, ne pouvait leur rappeler qu’ils étaient prisonniers.

— Allons voir ça, mon capitaine, dit Hilarion, dont la bonne humeur ne s’était pas démentie un seul jour depuis l’arrivée et qui faisait la joie des Soudanais, par les exercices et les grimaces dont il avait un stock inépuisable.

Ils percèrent la foule des noirs et, au milieu du demi-cercle étroit formé par les curieux, ils aperçurent un nègre athlétique, administrant une série de coups de bâton à un indigène des Niam-Niam, nu jusqu’à la ceinture.

Il frappait avec une canne de sorgho sur le dos et les épaules du patient qui, debout, n’était retenu par aucun lien et supportait les coups avec un stoïcisme parfait.

De temps à autre seulement ses lèvres s’entr’ouvraient pour marmotter un verset du Coran.

Le sang coulait abondamment des zébrures sanglantes qui rayaient la peau d’ébène, lorsque l’exécuteur s’arrêta.

Une femme se précipita sur le patient, lui couvrit le dos d’un burnous brun et l’entraîna, pendant qu’un crieur jetait à la foule quelques paroles scandées de cette voix de tête, dont les chanteurs arabes et les muezzins semblent avoir le monopole.

De Melval comprit que l’homme qui venait d’être flagellé était un Raïs-el-Saff[8], qui avait manqué de surveillance sur les armes de sa troupe et qui, indépendamment de cette punition publique, était cassé de son grade pour avoir égaré des cartouches.

Et, à ce moment, il remarqua le fils du sultan qui, assis sur un burnous étendu à l’entrée de sa tente, avait assisté à l’exécution.

Omar, de son côté, l’avait aperçu et, d’un signe, lui avait montré une place auprès de lui.

— Si tu es curieux, lui dit-il en français, tu vas voir mieux qu’une simple bastonnade.

— Quoi donc ?

— Une exécution.

— Diable ! ce n’est pas que j’y tienne beaucoup ; qu’a fait le malheureux ?

— Il a vendu son fusil.

— Et tu l’as condamné à mort pour ce fait là ?

— Non, pas à mort, mais à la perte d’un membre. C’est le règlement.

— Le règlement ? Lequel ?

— Celui que mon père a édicté pour son armée, et tu vas voir s’il est appliqué et respecté, car le condamné d’aujourd’hui, un indigène du Benin, ayant invoqué une coutume de son pays, a été autorisé, par moi, à exécuter lui-même la sentence.

— Sur lui-même ?

— Oui, il préfère couper lui-même le membre condamné.

— Lequel ?

— Le pied ! le pied seulement ; un guerrier qui a abandonné ses armes n’étant plus digne de suivre l’armée.

— Et cet homme va se couper le pied lui-même ?

— Le voila : tu vas en juger.

— Tu ne pourrais lui faire grâce ?

— Impossible ! aux yeux des noirs ce serait un acte de faiblesse ; tu ne connais pas ces gens-là, vois-tu ; et puis, faut-il l’avouer, c’est un spectacle dont ils ne voudraient pas être privés.

— Pouah !

— Ah ! mon cher, nous sommes ici en pays sauvage, comme vous dites si bien dans ton beau Paris, et il ne faut t’étonner de rien ; tu en verras bien d’autres.

Cependant le cercle des curieux venait de s’élargir.

Le patient, un noir à la peau bistrée, aux cheveux crépus et laineux, aux yeux jaunes, au nez écrasé, était arrivé sans entraves, accompagné seulement de sa femme et de deux Soudanais, ses gardiens.

Il portait un énorme faix de bois qu’il déposa à terre.

Il s’assit ensuite et se mit à fumer avec la plus grande insouciance, pendant que sa femme, une lourde négresse du Gabon, aux seins flasques et pendants, allumait un grand feu.

Elle vint ensuite s’accroupir auprès de lui, faisant tourner une large plaque de cuivre qu’elle tenait à la main.

Quand le bois fut réduit à l’état de charbons incandescents, elle y plongea sa plaque de cuivre, puis retira de son pagne un paquet d’herbes de plusieurs espèces et se mit à les broyer avec de l’huile de palme au fond d’une calebasse.

Dès que ces préparatifs furent terminés, le condamné, toujours impassible, fit signe à sa femme de s’approcher.

Celle-ci prit le pied de son mari dans ses mains, et, muni d’un coutelas très acéré, l’homme en deux coups circulaires vigoureusement donnés, se désarticula la cheville.

Le pied tomba sanglant et inerte sur le sol.

Avec une vitesse extraordinaire la femme, saisissant avec une pince la plaque de cuivre rougie, l’avait appliquée sur le moignon du noir, arrêtant ainsi, comme par enchantement, l’effusion du sang.

Puis, sans perdre de temps, elle avait recouvert l’horrible brûlure avec la composition d’herbes et d’huile qu’elle venait de préparer et maintenu le tout à l’aide d’un morceau d’étoffe.

L’opéré avait repris son chibouk, laissant à sa femme le soin de panser la plaie, et regardant fixement le fils du sultan comme s’il eut voulu lui dire : « J’ai expié ma faute. Trouves-tu que j’aie manqué d’adresse et de courage ».

— Br… fit Hilarion, j’en ai la chair de poule. Voilà un gaillard qui n’en craint point !

De Melval, lui aussi, avait éprouvé un tressaillement à la vue de cette scène étrange.

Il savait, par expérience, que l’innervation dans la race noire n’est pas aussi parfaite que dans la race blanche, que les nègres pourvus d’un système nerveux moins sensible arrivent à supporter sans efforts des opérations qui défieraient toute la force morale du blanc[9], mais il n’en admirait pas moins le sang-froid et le mépris de la douleur dont venait de faire preuve ce soldat regardé comme indigne de combattre.

Il se disait qu’une armée formée de pareils hommes ne serait pas à dédaigner.

Et, pour la première fois, il se demanda si l’Europe, si son pays n’allaient pas courir un danger dont il ne s’était pas rendu compte jusqu’à présent.

Les armes perfectionnées, les machines à tuer les plus récentes, les troupes les plus aguerries, auraient-elles raison de ces millions d’êtres pour lesquels la douleur ne comptait pas et dont la mort était la plus enviable des récompenses ?

Et quel surcroît de force n’allait pas donner à cette « Invasion noire » un armement déjà perfectionné et surtout une discipline comme celle dont il venait de voir une des plus terribles conséquences.

Le condamné était parti sans gardiens, sautant sur un pied, appuyé sur l’épaule de sa femme. Les curieux s’étaient écoulés, insouciants comme s’ils eussent assisté au spectacle que leur donnaient presque chaque jour les charmeurs de naja[10].

Le capitaine de tirailleurs était entré dans la tente d’Omar, une haute tente circulaire en peau d’onagre, cadeau d’Ischriden.

— Je serais curieux de connaître le règlement dont tu parlais tout à l’heure, dit-il ; j’ai entendu annoncer par le crieur la punition d’un « chef de rang » ; il y a donc chez toi d’autres gradés que les rois et les chefs de tribus ?

— Comment peux-tu supposer, répondit le jeune khalife, que je conserverais une organisation aussi primitive dans une armée aussi importante que celle d’Atougha, dans une armée surtout qui servira de modèle et donnera plus tard des cadres aux autres ?

— C’est qu’il ne me paraît pas commode de faire comprendre à toutes ces…

— Brutes, va, dis le mot ; ça ne me froisse pas.

— Eh bien oui, c’est celui que j’allais lâcher ; comment leur faire comprendre la nécessité de la discipline ?

— Comment peux-tu me faire une pareille question après l’exemple de soumission que tu viens d’avoir sous les yeux ? c’est à tort, par exemple, que tu emploies le mot « discipline » ; il ne signifie rien pour eux. Ce qu’ils connaissent, respectent et suivent, c’est la volonté de leur maître, celle de mon père et la mienne. Voilà pour eux la discipline, et le règlement qui en est l’expression est accepté d’eux comme parole divine et obéi comme une voix d’en haut.

— Et c’est toi qui l’as rédigé ?

— Non pas ; je l’ai trouvé tout fait ; il m’a suffi de le compléter par l’adjonction de quelques peines au chapitre des « punitions ». C’est dans l’histoire du passé, histoire que toi, Français, tu dois connaître mieux que personne, que j’ai puisé les enseignements et la réglementation contenue tout entière dans ce petit livre de 50 pages.

— De quelle histoire veux-tu parler ?

— De l’histoire des guerres d’Afrique.

— Je ne saisis pas.

— Eh ! parbleu ! j’ai pris comme guide notre maître à tous dans l’histoire de l’islamisme, l’homme de génie qui pendant quinze ans, a tenu la France en échec en Algérie.

— Abd-el-Kader ?

— Lui-même. N’a-t-il pas créé de toutes pièces une armée régulière, organisé un immense territoire, battu monnaie, fondu des canons et fabriqué des fusils ? Qui a su mieux que lui approprier la tactique au génie du peuple arabe ? Quel meilleur guide pouvais-je suivre ?

Le capitaine de Melval avait pris la brochure que lui tendait le jeune prince.

C’était une traduction[11] en français des règlements militaires d’Abd-el-Kader.

Il lut en tête :

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux, que Dieu bénisse notre seigneur Mohammed ! Gloire à celui qui a donné force et grandeur à la parole de son prophète, notre seigneur, et qui a fondé l’édifice de sa loi sur les assises de sa piété !

« Bénédiction sur le prophète militant ! inébranlable dans les entreprises devant lesquelles reculeraient les héros, organisateur des lignes de bataille semblables aux vagues entre-choquées, sauvegarde de ses principaux compagnons contre les flèches et les lances.

« Il est pour les armées des règles spéciales, des dispositions stimulantes et répressives. Or, celui que Dieu institua chef de ses serviteurs et dont il fit un appui pour sa religion, notre maître, l’émir des croyants, champion de la loi et de la religion, notre seigneur Abd-el-Kader — que Dieu l’assiste ! — est versé dans ces matières. »

— Il n’y a que le nom à changer, fit le jeune prince ; et tu verras que tout ce qu’avait prévu et prescrit l’émir, en 1839, peut se retrouver dans la bouche du sultan soixante-dix ans après.

De Melval poursuivit :

« Ayant donc élaboré ces matières, il dota sa glorieuse armée mahométane d’un règlement spécial déterminant la subordination hiérarchique et provoquant une émulation de gloire et d’honneur. Il en fit faire une rédaction ayant son caractère propre, et la voici, grâce à Dieu, brodée des gemmes de sa parole, pierres et pierreries empruntant leurs feux à la lumière de sa saine pensée.

« Que Dieu prolonge, pour l’islam, l’existence de l’émir « et fasse qu’il soit le grain de sable dans l’œil de ses ennemis.

« Ce livre porte le nom d’Echarpe des escadrons et parure de l’armée mahométane victorieuse ; il comprend des règlements et un code de justice. »

— Quel drôle de titre pour une théorie, fit le capitaine en riant. C’est plus poétique que « Ecole de bataillon » ou « Titre II » ou « Décret du 26 octobre 83 », mais nous serions-nous tordus, à Saint-Cyr, si on nous avait interrogés sur « l’Echarpe des escadrons » ?

— Ris tant que tu voudras ; mais l’émir savait ce qu’il faisait. Il fallait bien parler aux Arabes le langage fleuri et imagé qu’ils aiment et qui n’a rien de commun avec le style militaire en honneur dans l’armée française ; en t’en moquant, tu constates seulement qu’il y a dans notre race une dose de poésie que vous avez bien à tort remplacée par les banalités de la prose et le scepticisme.

— Compare, par exemple, poursuivit le jeune prince, les signes distinctifs auxquels on reconnaissait, dans l’armée d’Abd-el-Kader, les fantassins des cavaliers et des artilleurs.

— Mon Dieu, fit l’officier de tirailleurs en souriant, à première vue le cheval sur lequel est hissé le cavalier le distingue suffisamment du fantassin, et l’artilleur, quand il introduit dans une pièce un obus de 8 kilogrammes, ne peut être confondu avec un lancier.

— Tu ne veux pas discuter sérieusement…

— Je ne demande que cela : l’uniforme ne suffit-il pas vraiment pour signaler aux yeux les officiers des différentes armes ?

— C’est banal et bon pour les peuples à sang-froid, pour vous autres, gens du Nord. Combien j’admire les sentences si justes que l’émir faisait broder sur les vêtements des chef des différentes armes !

Celui de l’infanterie portait cette devise : « La constance est la clef de la victoire » et, en effet, c’est à la solidité de ses fantassins réguliers que l’émir dut ses principaux Succès.

Sur celui de la cavalerie, on lisait : « Le bonheur est rattaché aux toupet des chevaux jusqu’au jour de la résurrection. »

— Voilà qui est clair, dit de Melval, en feuilletant la brochure ; mais il me semble que voici une autre sentence destinée aussi à un commandant de cavalerie et qui sacrifie joliment la poésie au côté pratique.

Et il lut : « O combattant, charge ! à toi le butin !… »

— C’est vrai, répondit Omar en riant à son tour ; mais admire du moins l’inscription qui ornait l’épaule du grand chef des bombardiers : « Tu lances, Dieu dirige ! »

— C’est joli, en effet, dit le capitaine de tirailleurs ; mais je craindrais fort à ta place que l’artilleur arabe, trop pénétré de cette idée qu’il faut laisser à Dieu le soin de la direction du projectile, ne se préoccupât nullement de la hausse et des distances ; et, d’ailleurs, où est-elle ton artillerie ?

— Elle ne sera formée qu’a Constantinople ; l’artillerie turque en sera le noyau ; j’en serais d’abord bien embarrassé ici ; tu oublies que nous n’avons pas de routes.

— Alors, reprit de Melval, les trois armes y seront ?

— Oui, les « khiâla » ou cavaliers qui doivent saisir les occasions.

Les « askar mohammedi » ou hommes à pied.

Et les « romat tobdjiya » ou servants des bouches à feu.

Chacune de ces armes a un chef dans chacune des colonnes, le « raïs-el-khiàla », le « raïs-el-abkar » et le « bach-tobji ».

Puis, au-dessous d’eux, tu trouveras, pour l’infanterie, le « seyàf » ou chef de centurie, correspondant à ton grade ; le « raïs-el-saff » ou chef de rang, correspondant au lieutenant, et le « khalifa », dernier des gradés, sans assimilation possible

Dans la cavalerie, le seul gradé est le « seyàf-el-khiàla », commandant un groupe de cinquante cavaliers.

Tu vois que nous n’abusons pas des galons.

— C’est vrai ; et les nominations sont faites ?

— Elles se font en ce moment dans toutes les colonnes en marche ; des secrétaires ont copié ce règlement, des envoyés l’ont porté aux principaux chefs, et ce sont eux qui nomment, au nom du sultan, en faisant choix parmi les plus dignes, les plus influents.

— Je comprends, mais avec les masses que tu mets en, mouvement, il te faudra d’autres gradés au-dessus de tes seyâfs. Un corps d’armée qui comprendrait 96 compagnies ne serait guère maniable.

— Les raïs-el-abkar sont destinés à devenir des chefs de bataillon commandant à dix centuries ; nous nous en tiendrons là jusqu’au jour de l’organisation définitive, à Constantinople. Lorsque ces fourmilières, actuellement en mouvement, auront fait l’expérience des petits groupements, il nous sera facile de trouver dans l’armée turque et dans la légion du prophète les colonels et généraux à adjoindre aux rois, émirs, cheiks et sultans pour la conduite des opérations. Chaque besogne aura son heure, mais tu dois voir, dès à présent, que l’organisation est plus sérieuse que tu ne te l’imaginais.

— Oui, je commence à voir, dit de Melval rêveur.

— Avoue que jusqu’à présent tu n’as pas cru à la réalisation de mes plans, à la possibilité de remuer ces millions de fanatiques, de leur donner des directions, de les concentrer quelque part, enfin de coordonner ces efforts de toute une race.

— C’est vrai.

— Eh bien ! ce que tu vois n’est rien auprès de ce que verront tes yeux dans six mois. Assez longtemps l’Afrique a été votre proie à tous ; vous allez devenir la sienne ; la face du monde va changer ; vous allez expier des siècles de corruption, de…

— De corruption, fit de Melval relevant la tête, mais de laquelle parles-tu ?

— Je parle de cette pourriture générale due à un excès de civilisation, à cette soif de bien-être qui devient le mobile de toutes vos actions, à cette jouissance…

— Voyons, voyons, Omar, mon cher camarade, reprit le capitaine en le regardant dans les yeux… cette civilisation qui te fait horreur aujourd’hui, tu étais plus indulgent pour elle jadis ; tu lui as même emprunté quelques agréments si j’ai bonne mémoire : et la jolie Suzanne de la Chaussée d’Antin…

Le jeune prince eut un soubresaut,

— Tais-toi ! fit-il, dans un geste brusque qui crispa ses doigts ; tais-toi, si tu ne veux pas…

— Que nous soyons brouillés ? Non, tu ne le voudrais pas ; tu as du sang de saint-cyrien ; il te reste de notre éducation de la-bas le culte de l’amitié, de la bonne camaraderie… Et puis, qu’ai-je dit de blessant ou d’indiscret ? Tu sais bien que ta passion d’alors n’était un secret pour aucun d’entre nous…

Et comme le jeune sultan gardait le silence, les yeux dans le vide…

— Ma parole, continua l’officier, on dirait que tu y penses encore à cette ravissante enfant ; et si je te disais…

— Quoi ? demanda le jeune prince, en relevant la tête.

— Si je te disais qu’elle était absolument toquée de toi, au point de s’être rangée après ton départ ; une vraie conversion, mon cher ; il est vrai que généreusement tu lui en avais donné les moyens et qu’elle peut vivre aujourd’hui de ses rentes sans grand mérite ; mais enfin tu peux être fier d’avoir provoqué pareille passion.

Et comme Omar gardait le silence…

— Seulement, ajouta le capitaine en parlant lentement, est-ce que tu songerais encore à elle ? Diable ! mais tu prends un drôle de chemin pour arriver jusqu’à son entresol… C’est toujours le même, sais-tu bien !

— Encore une fois, de Melval, tais-toi, fit l’Arabe en rejetant brusquement et vivement sur son épaule les plis de son burnous rouge, celui qu’il mettait au camp les jours où il y rendait la justice.

Et le front soucieux, sentant gronder en lui sous le vent des souvenirs lointains un orage de sensations, le jeune sultan sortit brusquement, bousculant Hilarion qui attendait à la porte et laissant seul dans la tente, son camarade stupéfait.

Un instant encore de Melval resta là, feuilletant machinalement le règlement d’Abd-el-Kader.

Il parcourut successivement la partie du règlement de l’émir qui créait des monnaies, en fixait la valeur et déterminait la solde de chaque grade ; puis, les instructions si judicieuses relatives à l’habillement des troupes : donnant des vêtements bruns à l’infanterie pour la rendre moins visible de loin, et des burnous écarlates à la cavalerie, pour inspirer l’épouvante.

Et il pensa :

« — C’est un souci que n’aura pas le sultan, car il serait bien embarrassé pour habiller ses hordes, fût-ce d’une simple chemise : a-t-il réfléchi qu’il trouverait en Europe un ennemi inconnu de lui, « l’hiver », et sait-il que ses nègres tomberont comme des mouches, s’il néglige la question « habillement ».

Plus loin, le commandeur des croyants fixait la quotité des rations : chaque soldat avait droit à un pain de 20 onces, un quart de livre de semoule au beurre en hiver, à l’huile en été.

Le seyàf avait droit à un quartier de mouton tous les jeudis ; le chef de bataillon, seul, recevait un mouton entier par semaine.

Après quoi, venaient les règles sur l’avancement : on ne pouvait atteindre un grade qu’après avoir fait un stage dans le précédent et s’être distingué à la guerre.

Enfin, la série des diverses pénalités terminait l’œuvre, et de Melval lut entre autres : « cinq cents coups de bâton à qui mangera de la viande de porc ».

Il ferma le livre ; s’il eût été moins absorbé par le souvenir de sa conversation avec Omar, il eût certainement fait la remarque que le règlement d’Abd-el-Kader contenait beau coup de choses en peu de mots, à l’inverse de certaines théories qui contiennent beaucoup de mots pour dire peu de chose.

Mais il était encore sous l’impression de la découverte qu’il venait de faire.

Il ne pouvait s’y tromper : Omar n’avait pas oublié la blonde Parisienne ; il avait suffi d’une simple évocation pour faire renaître de ses cendres cette passion dont ils s’étaient tant amusés jadis, lorsqu’à la gare Montparnasse, les Saint-Cyriens voyaient le petit sultan s’engouffrer dans une voiture fermée, qui filait au grand trot vers les boulevards.

Il pensait donc toujours à elle ?

Que se passait-il dans cette tête qui rêvait la destruction de l’ancien monde et que le souvenir d’une femme suffisait à bouleverser au milieu des projets les plus grandioses ?

Pouvait-il être le conquérant impassible et implacable, ce jeune chef imprégné de la civilisation du vieux continent et tout vibrant encore des amours d’antan ?

Mais derrière la silhouette du jeune prince, de Melval évoqua celle du vieux Sultan, et il se sentit froid entre les deux épaules en revoyant cet œil clair, ce front que la haine creusait autant que les années, cette poitrine puissante où rien d’humain ne battait plus.

Celui-là était le maître, le moteur ; celui-la serait le fléau, le conquérant !

L’Europe serait brisée par cette volonté de fer servie par des millions de fanatiques, et cette invasion qu’il regardait quelques heures encore auparavant comme une tentative insensée, destinée à se briser contre les armées européennes, il la vit s’étendre, s’étaler, couvrant successivement l’Orient, puis, faisant tache d’huile, gagner l’Occident, entourer Paris !

Paris !

La grande cité bruyante allait-elle disparaître dans le remous noir ? Allait-on voir se réaliser, pour elle, ce qui arrive pour les grandes villes mortes dont on exhume, avec admiration, les monuments écroulés ?

Et ses compatriotes dont il était séparé peut-être à jamais ; ses camarades dont l’intime préoccupation devait être, à cette heure, la guerre africaine ; ses amis, ses parents, que pensaient-ils, qu’avaient-ils dit en apprenant sa mort ?

Car ils n’en avaient pu douter.

Et Christiane ?

Il eut un tressaillement : puis il se rappela la photographie qu’il avait sur lui et qu’il n’avait pas regardée une seule fois, depuis le jour où une autre s’était emparée de ses sens, en versant entre ses lèvres le philtre magique.

Il songea à la regarder, mais déjà l’image de Nedjma s’était interposée, et le souvenir du baiser, mis sur son épaule, fouette son sang, jeta à son cerveau une bouffée de désirs parfumés.

Il sortit, bousculant à son tour Hilarion, se hâtant vers le village soudanien, les yeux fixés sur la case construite en bambous et couverte de papyrus ; un large panache de hauts bananiers, au milieu desquels pendaient des régimes jaunissants, ombrageait le cottage des captifs, « la Villa des Tirailleurs », comme l’appelait Zahner, et ce réduit avait déjà pour de Melval un charme d’une saveur étrange.

C’était là, dans l’une des trois chambres, qu’assise tout le jour sur une natte, Nedjma songeait, tissant de petits paniers avec l’écorce de « l’uros »[12], ou ingénieusement fabriquant avec des fibres d’élaïs, les filets que Baba tendait le soir dans la rivière.

Il entra : elle n’y était point ; à sa place accoutumée était. assise Alima, la femme de Mata, gardien du trésor.

La petite négresse s’était prise d’affection pour Nedjma ; reconnaissant en elle une fille de grande tente, elle s’était constituée sa servante et venait passer auprès d’elle les journées pendant lesquelles Mata veillait dans le souterrain.

Elle chantait une mélopée traînante de son pays en s’accompagnant sur une guitare primitive à trois cordes faites d’une écaille de tortue, et s’interrompit, quand la natte d’entrée se souleva, laissant passage au capitaine.

— Où est Nedjma, fit-il surpris, car la jeune mauresque ne sortait jamais qu’avec lui, très craintive au milieu de ces noirs de races si diverses.

— Elle vient de sortir, répondit-elle.

— Où est-elle allée ?

— Notre seigneur le sultan l’a envoyée chercher.

— Le sultan !

— Oui.

— Et qui est venu la chercher ?

— Deux hommes, un Arabe et un Noir ; je ne connais ni l’un ni l’autre.

— Elle a d’abord dit qu’elle voulait t’attendre, mais le blanc a répondu que tu étais toi-même au bôma, près du maître, et que tu l’y attendais : alors elle est partie de suite.

— Moi, près du sultan… mais je viens du camp…

— Tu ne viens pas du bôma ?

— Non !…

— Mais alors ce mensonge, fit tout à coup l’officier frémissant, c’est un moyen inventé… pour l’entraîner.

Et il bondit vers la porte.

— Pour l’entraîner où ?… Sais-tu de quel côté elle est partie, fit-il, saisissant les poignets de la négresse, hors de lui…

— Par là, fit-elle, en se tournant vers la forêt…

— Mais ce n’est pas la direction du bôma…

— Je ne sais pas, moi, pourquoi ils ont pris par là, fit-elle tremblante, sentant qu’un malheur était dans l’air…

Soudain, de Melval poussa un cri ; au fond d’une des allées qui, à travers la baneraie, conduisaient à la forêt, il venait d’apercevoir trois silhouettes traversant le chemin.

— Malédiction ! fit-il.

Et se précipitant dans la pièce qu’il occupait avec Zahner, il décrocha son revolver.

— Baba ! cria-t-il en heurtant la cloison de la pièce voisine où l’Arabe se tenait généralement avec Hilarion, Baba, prends ton couteau et viens avec moi, vite, vite !…

Et sans s’inquiéter s’il était suivi, il se précipita au dehors.

Le soleil se couchait dans les hauts palmiers : il fit cinq cents mètres environ dans l’allée que venaient de traverser les trois ombres, s’arrêta, tendant l’oreille…

Il n’entendit que les battements de son cœur, crut remarquer une trouée sur sa droite, des plans brisés, des jeunes pousses foulées, et entra sous le dôme de verdure des bananiers… L’ombre du soir s’étendait autour de lui…

II s’arrêta de nouveau, étreint par une angoisse indicible…

Nedjma ! cria-t-il d’une voix étranglée. Nedjma !.

En ce moment, il eût donné tout son sang pour entendre le son de sa voix…

— Nedjma ! répéta-t-il, en mettant toute son âme dans cet appel.

Il crut entendre un gémissement étouffé à quelque distance, s’élança…

Il était sur la bonne piste : devant lui on marchait, on fuyait même, car, sans rien voir, il entendait le bruit des broussailles violemment traversées.

Il précipita sa course et arriva à une clairière : soudain, à 20 mètres de lui, deux hommes passèrent portant un fardeau, une masse blanche inerte. C’était elle…, il ne pouvait s’y tromper…

Il bondit : un restant de jour filtrait à travers les troncs élancés, montrant la vieille futaie qui succédait aux bananiers ; à dix pas du groupe qui, de son côté, forçait de vitesse, il s’arrêta, mit en joue l’un des porteurs et fit feu…

Le nègre s’abattit foudroyé…

De Melval était passé par l’école de tir ; il était de première force au revolver, et comme il allait ajuster le second porteur, une ombre qu’il n’avait pas remarquée passa rapidement s’enfuyant vers la forêt…

Celui-là n’était pas un nègre : il portait le costume arabe et en tirant sur lui de préférence, de Melval savait bien qu’il chassait le gibier principal ; les nègres n’étaient là que des comparses.

Deux coups de feu retentirent : assurément il avait du le toucher ; mais comme il allait s’élancer, il se sentit violemment tiré en arrière et tomba lourdement.

Le deuxième nègre qu’il avait négligé, rampant jusqu’à lui, s’était accroché à sa jambe et d’une brusque secousse, l’avait jeté sur le sol…

De Melval jeta un cri rauque.

Le noir lui avait mis un genou sur la poitrine et de la main droite clouait au sol le bras qui tenait le revolver.

Sa main gauche fouillait fiévreusement dans son burnous, en tirait un couteau qu’il ouvrait avec les dents.

— Nedjmal fit le capitaine, la sentant à quelques pas de lui inerte, impuissante.

La lame du couteau venait de jeter un éclair ; la nuit était venue.

De Melval se sentit perdu, ferma les yeux… se tordant sous l’étreinte du monstre qui allait l’égorger comme une bête de boucherie…

Soudain, le poids qui lui écrasait la poitrine fut violemment déplacé et un cri aussitôt étouffé se fit entendre.

Il ouvrit les yeux : à un pas de lui, le nègre de tout à l’heure gisait à terre la langue pendante.

À cheval sur lui, un colosse noir achevait de l’étrangler d’une seule main, sans effort apparent.

D’un bond l’officier fut sur pied et reconnut Mata…

— Ah ! sidi, dit le fidèle gardien, ce chien ne t’a pas fait mal au moins : c’est Alima qui m’a dit…

Mais de Melval n’avait pas le temps d’en entendre davantage ; après avoir vigoureusement serré la main de son sauveur, il s'était précipité vers le précieux fardeau échappé aux ravisseurs.

Il gisait sans mouvement au milieu des herbes, ficelé comme une charge de porteur zanzibarite.

L’officier tira son couteau, trancha fébrilement les liens qui maintenaient autour de sa tête un haïk, trois fois enroulé, et dégagea le visage.

Elle devait étouffer là-dessous!...

C’était bien Nedjma, évanouie, la respiration suspendue…

Il se pencha sur elle, l’appela doucement…

Mata apportait de l’eau dans le creux de sa main large comme une calebasse ; il lui en mouilla les tempes et jeta un cri de joie.

Elle venait de pousser un long soupir, ouvrait les yeux.

Il défaillit de bonheur, se pencha davantage…

— Nedjma, ma petite Nedjma, dit-il…

— Sidi, fit le colosse, ces deux chiens sont des Monbouttous, des serviteurs de Mounza, je les reconnais ; il ne faut pas qu’on les retrouve, je vais les jeter au fleuve… tu veux bien ?

— Oui, va, mon bon Mata.

Et de Melval le vit s’éloigner et s’enfoncer sous les arbres, traînant les deux cadavres par les jambes à travers la broussaille.

Cependant, la jeune fille s’agitait désespérément dans la longue pièce d’étoffe où elle avait été enroulée ; l’officier se hâta de la délivrer et, à peine eût-il achevé, qu’il sentit les deux bras de la jeune fille l’entourer avec passion.

— Oh ! mon Lioune, mon roi, mon Dieu, dit-elle d’une voix basse et tremblante : c’est toi, toi qui rends la lumière à ta petite étoile… 0h ! merci, je t’aime… Lioune, mon maître !…

Ils étaient seuls, dans la nuit, loin du camp : l’odeur de « l’ensété » montait dans l’herbe et les mille bruits de la grande forêt se fondaient en un murmure d’une infinie douceur ; au loin, les tambourins des chanteurs du Bornou mettaient, dans le silence du soir, des refrains cadencés.

Et Nedjma se tut, les yeux clos, comme la sultane à l’approche du maître…

Mais à ce moment, le cœur du jeune homme sursaute et sa mémoire voilée le rejeta tout d’un coup vers le passé.

Une image lui apparut, celle de christiane, lui disant : « Je t’attends ». Le souvenir de leurs derniers serments lui revint aussi net que le soir même ou ils avaient été échangés sous les hauts palmiers du Jardin d’Essai d’Alger, par une soirée tiède et embaumée comme celle-là.

Il revit la figure en pleurs de la jeune fille et murmura son nom.

Inconcevable chose que l’amour de l’homme ! Depuis qu’il vivait à côté de Nedjma, se grisant chaque jour un peu plus de sa beauté, de son charme sauvage et de cette grâce instinctive qu’il n’avait rencontrée chez aucune autre, il s’était dit pour justifier sa passion naissante que pour ses camarades, ses amis, pour Christiane elle-même, il était mort, qu’on le considérait certainement à Alger comme perdu, et qu’après une période plus ou moins longue de regrets et de larmes, il serait oublié par tous, même par elle ; il avait lu plusieurs de ces histoires où le fiancé qu’on croyait mort rentre pour constater, douloureusement, que sa place est prise ; il sentait bien qu’il était pour longtemps à la remorque du Sultan ; Sa parole l’engageait pour plusieurs années peut-être, car avec les lenteurs inhérentes au rassemblement d’une pareille multitude, que de retards dans cette marche à travers les puissances européennes coalisées ; arriverait-il jamais jusqu’à cette frontière de France où ils serait en droit de reprendre sa liberté et quelle surprise ; lui réservait cette liberté trop tardive ? L’amour de Christiane, cet amour que n’avaient pu graver bien profondément des larmes et des promesses, ne pouvait-il pas le considérer dès maintenant comme un rêve envolé ?

Dès lors, pourquoi ne se laisserait-il pas aller à cette passion nouvelle qui avait pris à la fois son cœur et ses sens, et distillait chaque jour, en lui, le parfum subtil du désir ?

Il avait bien essayé d’un autre raisonnement :

Cette Nedjma ne pouvait-elle s’ajouter à toutes celles qu’il avait connues avant de rencontrer Christiane ? Ne pouvait-il l’assimiler à ces jolies filles des Ouled-Naïl qu’il allait voir danser, le soir, à Laghouat, et qu’on emmenait joyeusement dans l’oasis, sous le dôme de verdure des palmiers, par les lourdes soirées d’été ?

Mais il n’avait pu s’arrêter un instant à cette comparaison. Non, cet amour soudain que la jeune Arabe avait infiltré dans son être avec le plus pur de son sang joyeusement répandu, cette union de leurs âmes à une heure qu’il croyait la dernière, n’était pas le caprice de rencontre qu’on satisfait et qu’on oublie.

Nedjma n’était pas de celles qu’on prend et qu’on laisse.

Et bien qu’il se sentît maître d’elle à toute heure, bien que la nature franche et primitive de la jeune Mauresque lui fût une garantie qu’elle ne se refuserait jamais à lui, il n’avait pas voulu en faire sa chose, parce qu’il se fût engagé vis-à-vis d’elle, ce jour-là, par les liens de l’irréparable.

Ce soir-là, ce fut le souvenir de Christiane qui l’arrêta au bord de la chute.

Un étrange concours de circonstances allait rendre illusoire cette dernière barrière.

Mais il était loin de le soupçonner lorsque, ayant déposé Nedjma dans sa case, il s’enfuit pour échapper à la griserie qui lui montait au cerveau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, quand le capitaine rencontra Omar se dirigeant vers le camp, il lut un sourire dans ses yeux :

— Tu ne m’en veux plus de mon bavardage d’hier ? lui dit-il.

— Oh ! non pas, d’autant plus que nous voilà quittes, si je suis bien renseigné.

— Que veux-tu dire ?

— Tu le sais bien… Mata a parlé… il me dit tout, Mata…

— Ah ! et tu crois tout ce qu’il te dit ?…

— Je le crois d’autant mieux que le contraire ne serait pas vraisemblable. Tous mes compliments ; d’ailleurs, elle est ravissante, cette petite Nedjma, et le rôle de petite sœur n’allait guère à ses beaux grands yeux ; seulement, méfie-toi…

— De qui ? dis-le moi, afin que je prenne mes précautions à l’avenir…

— D’abord de Mounza, qui a raté son coup hier, mais qui recommencera, tu peux en être certain : car je me suis laissé dire qu’il était comme une bête en cage depuis qu’il avait appris l’insuccès de sa tentative… Encore ne sait-il pas tout… comme moi, ajouta le jeune sultan malicieusement. Mais il serait bigrement nul s’il ne s’en doutait pas un peu.

— Je compte bien sur ton appui pour ne jamais tomber entre les griffes de ce tigre royal, dit l’officier, éludant une protestation qu’il jugeait inutile.

— Evidemment et d’ailleurs tu as la parole de mon père ; mais ce que tu auras à craindre, ce sont les coups dans l’ombre comme celui d’hier…

— Je ne quitterai plus Nedjma d’une minute…

— A ton tour, tu m’as l’air d’en pincer ferme, dis donc ? Ce n’était pas la peine de me « balancer », hier, comme tu l’as fait. Si j’ai laissé un morceau de mon cœur chez une chrétienne, il me semble que tu viens de confier le tien à une musulmane…

— C’est bien la preuve que cette guerre de race et de religion que tu veux faire n’a pas raison d’être et que musulmans et chrétiens pourraient fort bien s’entendre.

— Ils s’entendront bien mieux encore quand ils auront tous la même religion…

— Que veux-tu dire ?

— Quand les Blancs se seront convertis à l’islamisme.

— Tu y comptes ?

— C’est une question de temps : quand ils seront réduits à l’esclavage, ils réfléchiront et…

Mais de Melval n’écoutait plus ; auprès d’eux un Arabe venait de passer, le bras en écharpe, et son regard avait croisé celui de l’officier.

Il y avait dans ce regard une telle expression de haine et de défi, que le capitaine se retourna pour le suivre des yeux lorsqu’il fut passé.

— Voilà un particulier qui ne m’aime pas, dit-il ; du diable si je sais ce qu’il me veut.

— De lui aussi tu feras bien de te méfier, répondit Omar, c’est Zérouk, notre ingénieur, chef du service des poudres : un gaillard peu sympathique et peu estimable, mais remarquablement dangereux…

— Ingénieur des poudres ! songerais-tu à installer, quelque part, des fabriques et des dépôts de cette précieuse denrée ?

— C’est inutile : nos ressources de ce côté sont suffisantes pour nous conduire en Europe, où nous nous réapprovisionnerons facilement.

— Alors ?

— Je n’ai aucune raison de t’en faire un secret, car chacun ici a vu l’expérience du rocher d’Atougha : il ne s’agit pas de poudre, mais d’explosif ; un explosif extraordinaire, puisqu’il a déraciné un rocher, gros comme une mosquée, aussi facilement que mon pied projette au loin ce morceau de quartz.

— Quel est-il ?

— Donne-lui le nom que tu voudras, il n’en a pas encore.

— C’est donc de l’inédit ?

— Oui, sa composition est le secret de ce Zérouk, un homme important par conséquent, car c’est en partie sur lui que nous comptons peur créer un débouché en Arabie à la plus grande partie de nos forces.

— Je ne l’avais jamais remarqué.

— Il se montre peu, veillant à l’arrivée des approvisionnements de sel marin que nous envoyons chercher jusqu’à Bilma, et qui vont lui être nécessaires pour sa fabrication en grand là-bas sur les bords de la mer Rouge.

— De quel côté ? au Nord, au Sud ?

— Au Sud, en face de l’ile Périm : c’est là que nous allons nous diriger avec la « garde noire » pour forcer le passage de Bab-el-Mandeb ; les autres armées nous suivront.

— Quel est donc la largeur du détroit ?

— Il y a 20 kilomètres entre Périm et la côte d’Afrique, 3 seulement de l’autre côté.

— Et tu espères faire franchir à des millions d’hommes de pareils bras de mer ? Pourquoi ne pas remonter jusqu’à Suez ?

— Suez est réservé aux armées du Nord-Est dont il est l’écoulement naturel ; s’il le faut, nous remonterons par là nous aussi ; mais comme le rendez-vous du gros de nos forces est à la Mecque, tu vois d’ici quel allongement dans notre itinéraire, si, du 12° degré, latitude d’Obock, il nous fallait remonter jusqu’au 30° degré latitude de Suez, pour redescendre au 22° degré latitude de la Mecque ; j’ai calculé que nous aurions de ce chef plus de 3.000 kilomètres de « rabiot », pour parler notre langage d’autrefois.

— Diable !

— C’est-à-dire trois ou quatre mois de perdus ; or, quatre mois de perdus, c’est une grosse question pour nous à cause des vivres, bien que nous en ayons amassé d’énormes quantités et que nos gens vivent de peu.

— Alors tu comptes sérieusement passer en face de Périm, alors qu’à la première annonce de la marche sur ce point, les flottes anglaise, italienne et française s’y donneront rendez-vous pour défendre qui Aden, qui Massouah, qui Obock et Tadjourah !

— Je conviens que ce sera dur, mais une fois cette flotte bousculée, grâce aux torpilles de Zérouk, nous aurons tout le temps voulu pour passer, car les Senoussis du Nord auront eu le temps de boucher le canal de Suez et de rendre tout secours d’Europe impossible par cette voie ; lorsqu’on aura fait le tour par le Cap, notre écoulement sera terminé.

— Tous ces plans sont si énormes que je crois rêver : que dirait le capitaine Bertal qui, jadis à Saint-Cyr, passait tant de temps à nous dresser au maniement d’une escouade, s’il voyait de quelle façon tu as amplifié ses enseignements ! Mais dis-moi, tu crois sérieusement à l’efficacité des torpilles de ce Zérouk ?

— Je ne sais encore ni quelle forme il leur donnera ni comment il arrivera à les placer aux bons endroits, mais s’il y réussit, l’effet est certain : le passage sera certainement déblayé ; or, hier encore, il répondait de réussir ; il part dans quelques jours avec un convoi de sel et une sérieuse escorte, pour, aller organiser sa fabrication dans les environs de Rabeita, au nord d’Obock. Quand nous y arriverons nous-mêmes, il sera prêt à agir.

— Tu ne pourrais pas faire expédier ce Mounza avec lui ?

— N’y compte pas ; il rôde autour de ta Mauresque comme un chacal et ne partira d’ici qu’avec nous. Encore une fois, méfie-toi de lui.

— Ah ! mon bon ami, que je voudrais donc être déjà quelque part, dans les environs du Rhin, pour te tirer ma révérence.

— Moi aussi, fit Omar, laissant cette fois parler son cœur, je voudrais bien être quelque part sur les bords de la Seine !

…………………………………………………………………………………………

À ce double vœu répondait déjà un commencement d’exécution.

Maintenant le sol africain tout entier tremblait sous le poids des peuples en marche.

Tout le long des vallées, suivant le cours des fleuves, s’ouvrant un chemin à travers les forêts vierges, les colonnes épaisses s’écoulaient, convergeant vers le Nord-Est.

Musulmans anciens et nouveaux convertis, Arabes et Noirs, tous cherchaient à l’horizon le sommet du croissant qui domine le temple saint de la Mecque.

Aucun peuple ne voulait manquer au rendez-vous sacré : la marche était rapide ; les malades, les éclopés, étaient laissés en arrière et crevaient au fond des bois comme des bêtes blessées, première sélection naturelle et nécessaire entre les résistants et les faibles.

Devant ces torrents, les animaux sauvages fuyaient épouvantés, n’échappant à une colonne que pour tomber dans une autre, semblables à des moucherons affolés se débattant au milieu d’une fourmilière.

Après leur passage, tout ce qui était plante, fruit ou céréales, avait disparu comme sous un vol épais de sauterelles-pèlerins.

Chaque jour des masses nouvelles arrivaient au Nil et s’écoulaient le long de ses rives.

Les immenses forêts du Congo et les plaines fertiles du Soudan, les sables brûlants du Sahara oriental et les vallées humides de la région des Lacs déversaient leurs guerriers vers Suez et vers Obock.

Suivant les itinéraires qui leur avaient été fixés, les diverses agglomérations musulmanes gagnèrent, à marches forcées, les régions qui leur étaient assignées entre le Nil et la mer Rouge, pour y attendre que la Garde noire, servant d’avant-garde, leur eût ouvert la route d’Arabie.

L’Invasion noire était en marche !

  1. Les chutes de Stanley.
  2. C’est à Kabinda que mourut le duc d’Uzès, en 1893.
  3. Élysée Reclus.
  4. DE BRAZZA
  5. Krapf. Voyages dans l’Est africain.
  6. Colonel de Polignac. France et Islamisme.
  7. Olivier Pain, évadé de Nouméa, pénétra jusqu’au Madhi qui l’accueillit fort bien ; mais les Anglais ; craignant l’influence de ce Français dans cet empire naissant, le firent disparaître comme ils ont toujours su faire disparaître les adversaires gênants.
  8. Chef de rang.
  9. LOUIS JACOLLIOT. Voyage au Niger.
  10. Serpent venimeux que les nègres du Sud algérien dressent à un balancement rythmé au son de la flûte.
  11. Ce règlement très curieux, traduit à Médéah par Rosetty, interprète de l’armée d’Afrique, sur un manuscrit donné par Marcouf, Raïs-el-Krialla, a paru dans le Spectateur militaire en février 1844.
  12. Figuier.