L’invasion noire 1/9

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CHAPITRE IX


Un merveilleux panorama. — Le barème de descente. — Chez le général gouverneur. — La panique en Algérie. — Concentration des troupes françaises. — Dans la mosquée de Mohammed-ech-Chérif. — Un « medjless » secret. Une prédication arabe. — L’enfer et le paradis de Mahomet. — Hiérarchie religieuse. — Première trahison.


— Que dis-tu de cette perspective-là, mon cher neveu ? fit l’ingénieur ; trouves-tu que la terrasse de Saint-Germain vaille ce coup d’œil-là ?

— Épatant ! déclara Guy.

Et, en effet, si Alger offre un merveilleux spectacle aux voyageurs qui arrivent par le bateau, combien le tableau s’agrandit et gagne en beauté pour l’aéronaute.

Semblable à une carrière de marbre blanc, aux blocs inégaux et mal taillés[1], la ville arabe déroulait ses cubes de pierre et ses vagues de maisons sur le flanc de la colline triangulaire que dominait la Kasba, et cette cataracte aux reflets éclatants venait battre la digue épaisse des maisons européennes et des monuments publics qui bordaient les quais.

La jetée de Kheir-ed-Din, le fameux dey d’Alger, qui rattacha à la ville, par ce travail cyclopéen, les quatre écueils dont elle a tiré son nom[2], offrait d’en haut l’aspect d’une passerelle de baigneurs conduisant à la mer profonde.

Semblables aux deux pinces d’un crabe gigantesque, les deux jetées secondaires qui partaient du phare et du fort de Bab-Azoun paraissaient vouloir saisir entre leurs deux musoirs les paquebots qui franchissaient le goulet.

La ville avait craqué dans des remparts trop étroits : tout le long du rivage et le long des collines, les maisons s’étendaient, s’étageaient, se groupaient ; ce n’étaient que villas perdues dans la verdure, fermes aux toits rouges tranchant sur le sombre feuillage des oliviers, chapelles perchées sur les pitons, marabouts blancs à demi noyés dans la broussaille.

— Acceptez le tribut de mon admiration, Monsieur, fit Saladin qui avait saisi et pressé chaleureusement la main que l’ingénieur lui avait machinalement tendue.

Elle est un peu tardive, ajouta-t-il, mais des préoccupations personnelles m’avaient un peu assombri au départ. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir été pour vous un compagnon de route aussi peu divertissant ; cette vue splendide fait envoler tous mes soucis. Nous avoir amenés des côtes de France ici en huit heures, voilà un résultat sans précédent.

Et comme l’ingénieur s’inclinait et que son neveu regardait curieusement ce muet qui avait passé la moitié de la traversée dans sa cabine et recouvrait subitement l’usage de la parole, l’interprète, décidément transformé, désignait du doigt les points marquants de la ville et de ses environs, à mesure que l’aérostat s’approchait de la côte.

Au loin, à droite, derrière la pointe Pescade, il indiquait la direction du champ de bataille de Staouëli où le sort d’Alger se décida en quelques heures et où les Trappistes ont assis les fondations de leur couvent sur des piles de boulets.

A gauche, c’était le cap Matifou, et, entre ces deux pointes, la merveilleuse baie circulaire que dominent au fond la Maison-Carrée, le collège arabe du cardinal Lavigerie et la superbe cathédrale de Notre-Dame d’Afrique. Le ballon allait arriver au-dessus des deux moles : au nord de la ville, le ravin de Bab-el-Oued découvrait ses pittoresques escarpements ; à l’ouest, Mustapha étalait le fouillis de verdure d’où émergent le palais d’été du gouverneur et la Villa orientale, résidence de Khaled-ben-Hachemi, petit-fils d’Abd-el-Kader ; au loin, les pentes graduées du Sahel se profilaient sur la masse estompée et lointaine de l’Atlas.

— Ralentissons ! dit l’ingénieur.

L’angle d’inclinaison fut diminué et un instant l’aérostat sembla planer sans avancer.

— Quelle foule, reprit l’interprète ; les quais, les jetées, les places sont noirs de monde.

— Où descendre, demanda Guy.

— Près du fort l’Empereur, répondit l’ingénieur en montrant du doigt une masse blanche, au sommet de la colline ; il y a là un léger mouvement de terrain le séparant du plateau, du côté de l’Ouest : nous y serons abrités des vents du large, et, pour repartir vers le sud, nous serons déjà à deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Guy regarda le baromètre : il marquait 1.340 mètres ; si on voulait descendre lentement, c’est-à-dire sous un angle assez faible au point indiqué, il fallait gagner une altitude moins élevée.

Il consulta « le barème » du bord.

C’était un travail de bénédictin ; il avait coûté à l’ingénieur deux années entières de travail.

Mais aussi, il suffisait d’une simple lecture pour y trouver, sans calcul, les hauteurs qu’il fallait atteindre pour descendre sur un point donné de cote connue et sous un angle donné.

Dans une première colonne, le jeune homme chercha la cote 216 : c’était l’altitude du fort l’Empereur d’après une carte marine très exacte.

À ce chiffre correspondaient les distances de 500 en 500 mètres ; le ballon était encore à 5.500 mètres de son point de chute ; en face de ce chiffre, Guy trouva la hauteur cherchée et l’angle de descente.

En quelques instants, le Tzar était amené à l’altitude voulue et reprenait sa marche.

Lentement, il passa au-dessus du port que remplissaient des vaisseaux et des barques, franchit la ville au-dessous de Bab-Azoun à moins de 300 mètres d’altitude, laissa à sa gauche le pittoresque faubourg de l’Agha, à sa droite la Kasba et le quartier des Tagarins à l’épaisse couronne de verdure ; puis, au milieu du murmure lointain de la foule, s’abattit comme un oiseau apprivoisé dans le vallon couvert de vignes qu’il s’était donné comme objectif.

— Avez-vous remarqué, fit l’ingénieur, combien les indigènes sont rares dans cette multitude ? on ne se croirait pas plus en Afrique ici que sur les côtes de Provence.

— C’est vrai, dit l’interprète, les burnous me manquent.

— En revanche, reprit M. Durville, la population européenne m’a paru énorme, et je n’ai jamais vu le port aussi encombré de bâtiments.

Il devait en connaître bientôt la cause chez le général gouverneur où un officier d’ordonnance le conduisit quelques instants après sa descente.

La panique était à Alger.

Des postes du sud, elle avait atteint la région des Hauts Plateaux ; les colons s’étaient enfuis de Géryville, de Djelfa ; de Laghouat et de Biskra, abandonnant aux Arabes menaçants les oasis et les champs d’alfa, sentant venir du sud les hordes nombreuses qui, depuis trois mois, se concentraient au Touat.

Puis la terreur avait gagné de proche en proche ; elle avait atteint Mascara, Tiaret, Boghar et Batna, et, comme une houle grandissante, était venue battre les murs d’Alger, dont la population flottante avait doublé depuis un mois.

Seules, les garnisons françaises occupaient les points stratégiques principaux avec ordre de les défendre jusqu’à la dernière extrémité, après avoir rallié tous leurs postes détachés,

Le général, qui réunissait les attributions de commandant du 19° corps à celles de gouverneur général, n’était pas homme à se laisser intimider ; mais il avait dû prévoir l’évacuation du trop-plein de la population flottante d’Alger, et c’est pourquoi le port était rempli de vaisseaux en partance pour l’Espagne, la France et l’Italie..

C’était le général de Solis, un des fils du héros qui avait tenu ferme le drapeau français en 1870, dans la guerre en province. D’un tempérament calme et froid, au milieu de l’affolement général, il reçut l’ingénieur avec cordialité, le félicitant du succès de son voyage, et prit connaissance de la lettre chaleureuse que lui envoyait l’ingénieur du Transsaharien.

Il connaissait ce dernier depuis plusieurs années et avait favorisé son œuvre de tout son pouvoir. Quand il eut parcouru la partie de cette lettre relative au capitaine de Melval, il hocha douloureusement la tête.

— Ce pauvre M. Fortier n’a pu sérieusement espérer que vous retrouveriez cet officier, dit-il ; songez qu’il était au point extrême de notre ligne d’occupation. En admettant qu’il eût échappé au massacre, il aurait plus de 1.500 kilomètres à parcourir au milieu des tribus révoltées, dans une région inhabitable, infestée de Touaregs. C’était un excellent officier, que j’appréciais particulièrement, mais il est perdu, cela ne fait aucun doute.

Et comme l’ingénieur ne répondait que par un geste découragé.

— J’ignore encore, continua le général, quel est le but de ce soulèvement auprès duquel tous ceux qu’a subis l’occupation française ne sont que des jeux d’enfant ; ce que je sais, c’est qu’il a pris naissance au delà du Soudan. Jusqu’à quel point nos tribus algériennes s’y associeront-elles ? je ne puis le dire ; mais les renseignements recueillis sont graves. D’après les officiers commandants de cercles et les administrateurs, la révolte deviendra générale si nous ne prenons les devants, et si nous laissons les masses ennemies s’approcher davantage.

— Alors, vous comptez prendre l’offensive ?

— Je l’ai prise déjà, et, d’un moment à l’autre, j’attends des nouvelles, avec quelle anxiété, vous devez le comprendre.

— Je m’en doute, parce que vous me le dites, mon général ; car, à vous voir si calme…

— Qui le serait si le chef montrait une âme troublée ? Mais si vous lisiez au fond de moi, vous y verriez une angoisse terrible : c’est que jamais nos adversaires n’ont été armés ni organisés comme ils le sont aujourd’hui : jamais non plus ils n’ont été aussi nombreux. Ces postes disparus, ces corps entiers qui désertent, ces marabouts fanatiques qui vont prêchant partout la guerre sainte dans les trois provinces, tout cela est inquiétant au suprême degré ; j’ai fait fusiller quelques douzaines de ces agitateurs religieux, ils ont été remplacés presque aussitôt par d’autres… Que vont faire mes trois colonnes contre ce débordement croissant ?

— Trois colonnes sont en route ?

— Oui : organisées à Mecheria, à Géryville et à Laghouat, elles doivent converger vers El-Abiod Sidi-Cheik, où des rassemblements plus nombreux autour du tombeau de ce saint semblent indiquer un objectif particulier pour les masses qui arrivent du Touat.

— il serait peut-être à désirer qu’elles n’opérassent pas isolément.

— C’est bien mon avis, mais il m’a fallu emprunter aux trois départements pour réunir une force suffisante ; vingt-deux mille hommes sont en route.

— De troupes françaises ?

— Exclusivement françaises : on ne trouverait pas dans toute l’Algérie, même en doublant les primes d’engagement, de quoi reformer un bataillon de tirailleurs : c’est ce qui m’inquiète dans ce soulèvement en me donnant sa note particulière, l’unanimité.

— Vous êtes en relation directe avec ces colonnes ?

— Oui ; celles de Mecheria et de Géryville, une douzaine de mille hommes environ, ont dû atteindre El-Abiod ce matin après une marche de nuit, et la troisième, forte de 10.000 hommes, est à Brézina, à une quarantaine de kilomètres dans l’Est.

— Alors la jonction aura lieu dans deux jours, demain peut-être, et 22.000 Français, munis d’armes perfectionnées, ne peuvent manquer de remporter une éclatante victoire : ce sera le salut de l’Algérie.

— Non, au point où en sont les choses, une seule victoire ne suffira pas ; nous n’aurons que le temps ensuite de faire face aux masses qui arrivent du Sud-Est et qui, dans quelques jours, atteindront Tuggourth. Nos espions prétendent qu’elles ont pour avant-garde une masse importante exclusivement composée de Touaregs.

— Dangereux ennemis, cruels surtout ; que pourrez-vous leur opposer ?

— Les troupes de Tunisie et tout ce qui reste disponible dans la province de Constantine : la concentration s’opère à Biskra et Tébessa.

— Mais comment se fait-il, interrogea l’ingénieur, que ce soulèvement ne vous ait pas été annoncé longtemps à l’avance !

— Pour la raison que je vous indiquais tout à l’heure. Les Arabes, généralement divisés en sectes hostiles les unes aux autres, nous ont fait la part belle avec leurs dissensions depuis soixante-dix ans : aujourd’hui, sur un ordre que l’on dit venir du Niger, ils oublient leurs divisions pour marcher sous l’étendard du Prophète, et l’on voit des tribus comme celles des Douairs et des Tidjani trahir une fidélité vieille d’un demi-siècle et faire cause commune avec les envahisseurs : nous ne trouvons plus d’espions que parmi les juifs, et n’en trouverons bientôt plus, car chaque matin on ramasse dans les rues de la vieille ville le cadavre de quelqu’un d’entre eux, la gorge ouverte.

— Voilà un tableau bien sombre, mon général.

— Sombre, oui, mais nullement assombri, croyez-moi : en ce moment on hésite en France à m’envoyer les 30.000 hommes que j’ai demandés ; je souhaite vivement n’avoir pas à en demander 30.000 autres dans un mois.

— Mais à quels effectifs avez-vous donc affaire ?

— Impossible de le préciser. Tout ce que je puis dire c’est qu’ils sont énormes : les communications ont été coupées partout, dans le M’zab, à Ouargla, à El-Oued ; nous ne pouvons savoir ce qui se passe au-dessous du 33° degré de latitude.

— Si Dieu m’aide, je pourrai peut-être vous fixer à cet égard, mon général.

— C’est vrai ; la traversée extraordinaire que vous venez d’accomplir prouve que vous êtes maître de votre marche et de votre direction ; quelle vitesse pouvez-vous atteindre ?

— 135 kilomètres à l’heure en air calme sous l’angle de chute de 23 degrés.

— C’est merveilleux ! et quel itinéraire allez-vous suivre ?

— J’allais vous prier de me le fixer : ne suis-je pas à votre disposition et à vos ordres ?

— J’accepte vos services, mon cher ingénieur, ils sont précieux en cet instant critique. Je pense donc que vous devez d’abord gagner Laghouat, et y atterrir pour avoir des renseignements : de là vous obliqueriez vers nos colonnes par Brézina et vous vous mettriez en relations avec le général qui les commande.

— Quel est-il ?

— Le général Quarteron.

— Vous pourrez alors vous porter en reconnaissance en avant de l’armée : à partir de là, d’ailleurs, je ne puis plus vous donner d’indications précises : le mieux sera je crois de vous mettre à la disposition du général Quarteron comme vous avez bien voulu vous mettre à la mienne.

— On m’a demandé à Paris de pousser jusqu’au Niger, et plus loin si c’était possible, afin de savoir exactement si le mouvement se généralise comme on le craint.

— Plus loin ! c’est beaucoup dire.

— Trop, peut-être ; je m’inspirerai des circonstances.

— Dans tous les cas, télégraphiez-moi de Laghouat avant de pousser vers le Sud.

— Vous pouvez compter sur moi.

— Bonne chance, et Dieu vous aide ! fit le général en tendant la main à l’aéronaute qui la serra chaleureusement.

Pendant que cette conversation avait lieu au Palais du Gouvernement, une scène d’une tout autre nature se passait dans un des coins les plus reculés d’Alger.

Un Arabe, enveloppé dans un grand burnous qui le recouvrait entièrement et dont le capuchon rabattu sur les yeux ne permettait pas de distinguer le visage, gravissait les escaliers d’un de ces couloirs étroits qui, sous le nom pompeux de rues, montent tortueusement vers la Kasba.

Il franchissait rapidement et sans tâtonner les dédales qui serpentent sous les arcades jetées d’une maison à l’autre, et glissait sans bruit sous les voûtes supportées par des colonnes antiques, entre les lourdes portes ogivales aux boiseries ornées de clous et les fenêtres grillées derrière lesquelles des yeux invisibles observent sans cesse.

Il croisait, sans se retourner, les Mauresques aux larges pantalons bouffants, se traînant par deux sur leurs sandales trop élevées et ne montrant sous le voile que leurs yeux noirs entourés d’un cercle de bistre.

Des nègres du Souf, aux vêtements sombres, des Biskri aux gandouras brodées, des juifs au regard fuyant, à la barbe inculte, à la ceinture et au turban noirs, passaient affairés sans qu’il se dérangeât d’un pas pour les éviter.

Il traversa l’une des rues réservées aux Ouled-Naïd, à ces jolies filles du Sud qui viennent gagner dans les villes, par le seul charme de leur beauté, la dot attendue par leur fiancé, et il ne détourna pas la tête, lorsque graves, silencieuses au fond de leurs niches et parées de bijoux comme des vierges espagnoles, elles semblèrent l’inviter à entrer.

L’une d’elles se leva sur son passage et lui fit un signe gracieux de la main.

Il ne la vit même pas.

Il se souciait bien en vérité des plaisirs faciles et des amours de rencontre, cet homme dont le sang bouillonnait au souvenir d’une autre.

Car cet Arabe transformé, que ses compagnons de route n’eussent jamais reconnu sous son déguisement, c’était Saladin.

Il arriva devant une porte d’aspect monumental, dont la peinture verte et rouge tranchait violemment sur le mur nouvellement blanchi à la chaux, et que surmontait l’empreinte rouge d’une main, celle de Fatma, signe cabalistique destiné à écarter les mauvais génies.

Il souleva et laissa retomber le lourd battant.

La porte s’entre-bailla et deux yeux brillèrent dans l’ombre.

— Ach t’hab[3] ?

— Khouan de Chellata, fit-il.

— Quel est ton cheik ? reprit la voix.

— Ben Ali Chérif.

— Ton Iman ?

— El Farouk.

— Ton Mofti ?

— El Allouan.

— Donne la Sourate[4].

Saladin répondit : « Les plus mauvaises bêtes de la terre aux yeux de Dieu sont celles qui ne croient pas, et après elles les ingrats (XXXVII). »

La porte s’ouvrit et se referma aussitôt pour donner passage au nouveau venu, et Saladin se trouva dans une petite salle étroite et très haute éclairée par une lampe fumeuse de forme romaine.

Devant lui, un nègre demi-nu tenait un plateau en bois rempli de dattes et le lui présentait.

Il eut un instant d’hésitation : il avait rencontré près du port un Khouan[5] qu’il avait connu jadis et qui, en échange d’un service rendu, lui avait enseigné les mots de passe ci-dessus, mais cet indigène avait négligé de lui parler de ce détail qui devait être pourtant lui aussi un signe de reconnaissance.

Mais il vit à terre en autre plat semblable dans lequel étaient d’autres dattes portant des empreintes de dents, et comme il connaissait à fond tout ce qui avait trait à l’histoire et à la religion de l’Islam, il se rappela que le prophète Mahomet faisait avaler aux enfants de Médine, pour les sanctifier, des dattes qu’il avait mâchées[6].

Il prit donc un des fruits qui lui étaient offerts, le mâcha et le jeta à terre.

Indépendamment d’une pratique religieuse, il y avait là un moyen aussi primitif qu’ingénieux de connaître le nombre de personnes qui étaient entrées.

Alors l’Arabe qui avait ouvert la porte, souleva une portière qui dissimulait une ouverture étroite, et Saladin se trouva dans un réduit plus petit encore que le précédent, mais dans lequel il ne trouva personne.

Le long des murs s’alignaient de nombreuses paires de sandales et de babouches de toutes formes et de toutes couleurs.

Il quitta les siennes et, par une dernière porte, pénétra dans une vaste pièce très haute de plafond, ornée de colonnes vertes et rouges et éclairée de trois grands lustres bizarres en forme de pylônes.

Il était entré par une porte secrète connue des seuls initiés dans la mosquée de Mohammed-ech-Chérif, un des saints les plus vénérés d’Alger. Le corps de ce marabout, fameux sous le pachalick de Mohammed-el-Hassen, repose dans la Koubba dominant la mosquée à laquelle il a donné son nom ; et les femmes musnlmanes sont venues de tout temps l’implorer pour devenir mères. C’était l’heure de la prière du Moghreb.

De nombreux fidèles étaient réunis, à genoux sur les nattes qui tapissaient les dalles, le front contre terre, les mains allongées le long des cuisses.

Saladin s’agenouilla.

Au fond de la mosquée, entre deux colonnes de marbre vert, une niche tapissée de sculptures de marbre blanc et de faïences de couleur, s’arrondissait en forme d’ogive ; des inscriptions en relief couraient capricieusement le long des arabesques qui en formaient le fond.

C’était le Mirab, sanctuaire des temples musulmans, toujours orienté vers la Mecque.

Debout à deux pas en avant de ce lieu saint, un Arabe, vêtu du turban vert et d’une gandoura de soie jaune, ressemblait à une statue d’un de ces khalifes qui succédèrent au Prophète.

C’était l’Iman ou le grand prêtre de la mosquée.

Le Katib[7] venait de monter dans la Mambar[8], dont les parois sculptées et l’escalier en cèdre ajouré étaient une merveille de patience, œuvre de dix générations d’artistes, et d’une voix grave, il lut ces versets du Coran :

Certes Dieu est indulgent pour les hommes malgré leurs iniquités, Mais aussi il est terrible dans ses châtiments (XIII).

Du fond du « Mirab », l’Iman dit d’une voix forte :

Et le châtiment est proche !

Le Katib continua :

J’en jure par le point du jour et par les dix nuits (LXXXIX).

Par ce qui est double et par ce qui est simple,

Par la lune quand elle poursuit sa course :

Terrible sera sa vengeance.

Ne vois-tu pas à quoi il a réduit le peuple d’Ad

Qui habitait Irem aux grandes colonnes,

Ville dont n’existait pas de pareille dans ce pays !

Aveugle, ne vois-tu pas à quoi il a réduit les Theinoudites

Qui taillaient leurs maisons au plus profond du rocher,

Et Pharam, inventeur du supplice des pieux,

Tous, ils opprimaient la terre et les fidèles,

Et à tous Dieu infligea le fouet du châtiment.

Et la voix de l’Iman répéta :

Le châtiment est proche !

Amin ! Amin ! dirent les assistants.

Il y eut un silence pendant lequel on n’entendit que les bruits de la rue, les cris des Bambaras, porteurs d’eau, et des Haoussas, marchands de fruits, pénétrant assourdis à travers les épaisses murailles.

Le Katib reprit :

Écoutez les peines qui attendent les infidèles
Quand vous leur aurez fait franchir le seuil de la mort.
Bientôt, dit la voix du Mirab :
Le condamné au séjour du feu sera abreuvé d’une eau bouillante,
Qui lui déchirera les entrailles (XLVII).
Les hommes de la gauche (Oh ! les hommes de la gauche !)
Seront au milieu d’un vent pestilentiel
Et pénétrés de poix bouillante
Dans l’ombre d’une fumée noire.
Oui, j’en jure par la lune,
Et par la nuit quand elle se retire,
Et par la matinée quand elle se colore,
Que l’enfer de Dieu est un séjour maudit !

Et le silence se fit de nouveau.

— Quant à vous, poursuivit-il, fidèles, croyants, disciples du Très-Haut, vous qui combattrez quand l’heure sera venue, voici le paradis que vous promet notre Seigneur Dieu, que son nom soit béni !

Des ruisseaux d’une eau qui ne se gâte jamais,
Des ruisseaux de lait dont le goût ne s’altèrera point,
Des ruisseaux de vin, délices de ceux qui en boiront,
Coulent dans le paradis d’Allah.
S’abordant les uns les autres, les bienheureux se diront :
Nous avons été les soldats de Dieu ;
Il nous a préservés des châtiments pestilentiels ;
Nous avons tué des milliers d’infidèles rebelles à sa loi,
Nous sommes tombés pour la défense de son culte.
Il est bon et miséricordieux.
Il nous a ramassés sur le champ de bataille
Et donné le bonheur qui ne finit point.
Ils se reposeront sur des tapis à doublure de brocart,

Et les arbres abaisseront vers eux leurs branches chargées de fruits.
Là seront de jeunes vierges au regard modeste
Que n’a jamais touchées ni homme ni génie.
Elles ressemblent à l’hyacinthe et au corail.
Les hommes de la droite (Oh ! qu’ils sont heureux les hommes de la droite !)
Séjourneront parmi les arbres de lotus sans épines
Et les bananiers chargés de fruits du sommet jusqu’en bas ;
Et ils reposeront sur des lits élevés,
Au milieu de femmes belles comme la lumière de l’aurore.

Alors la voix de l’Iman s’éleva de nouveau :

— Etes-vous tous prêts, frères en Mahomet, à gagner ces récompenses en échange de ce que le Prophète attend de vous ?

— Nous sommes prêts, clamèrent des centaines de voix en un long bourdonnement qui courut le long des voûtes épaisses.

— Attendez l’heure que nous vous ferons connaître quand le Prophète nouveau envoyé par Dieu aura parlé.

— Nous attendrons !

— Ce jour-là que vos cœurs oublient la pitié, que le souci de votre fortune ne compte plus, que tous les liens de ce monde soient brisés pour vous !

Alors tous s’inclinèrent une dernière fois et après le Katib répétèrent le verset :

Les infidèles seront poussés par troupes vers la géhenne,
Et les croyants marcheront en foule vers le paradis !

Puis l’Iman entonna d’une voix forte une invocation dans laquelle Saladin reconnut la prière du vendredi.

« Fortifie, ô mon Dieu, quiconque fortifiera la religion musulmane ; vivifie les « bons sentiments de quiconque vivifiera les traditions du Prophète.

« Protège le sultan du désert, notre seul maître, le restaurateur de la foi, « le Mahdi si longtemps attendue et qui va régner sur la terre.»

La première partie de cette prière était bien celle que le Medjeles[9] d’Alger avait, en 1830, proposée aux autorités françaises comme prière officielle. Il n’y était pas question du sultan de Constantinople, dont la bataille de Staouëli venait de briser la suzeraineté sur l’Algérie.

Le texte n’en avait pas varié depuis, maintenu par tous les gouvernements qui s’étaient succédé en France, et chaque fois que des étrangers musulmans ou des fanatiques algériens avaient ajouté à cette prière l’invocation relative au Sultan, le Gouverneur général avait sévi contre les acteurs et les complices de ces manifestations antifrançaises.

Mais la deuxième partie, comprenant l’invocation au Sultan du désert, constituait à elle seule un acte de rébellion.

La foule répéta la dernière phrase, et ce fut un bruit de houle entre les lourdes colonnes que marbrait le reflet rouge des lustres.

La prière était finie, les fidèles s’écoulèrent lentement ; mais avant de se diriger vers la porte, ils vinrent passer devant l’Iman, et celui-ci appela par leur nom ceux qu’il connaissait pendant que, pieusement, ils baisaient le pan de son burnous.

Aux noms qu’il entendit et aux épithètes diverses qui les accompagnaient, Saladin comprit qu’il venait d’assister à un Medjeles secret, composé des représentants des principaux ordres religieux algériens.

Il y avait des adeptes des Quadrya, des Taïbya, des Tidjanya, des Ziniaya, des Aissaoua et des Snoussya, et parmi eux les marabouts des Zaouia les plus célèbres, héritiers du prestige religieux des chérifs[10] ou des Aoulia[11], leurs ancêtres.

Et curieusement Saladin vit défiler devant lui tous les grades de cette hiérarchie religieuse.

Le Talmiz, simple disciple ou assistant (novice).

Le Mourid ou aspirant (néophyte, initié).

Le Faqir, c’est-à-dire le pauvre, « celui qui a choisi la pauvreté pour parvenir à proximité de Dieu, la pauvreté étant le commencement du Soufisme ». Le Soufi, « celui que Dieu a choisi pour en faire l’objet de son amour », et qui passe sa vie dans des contemplations extatiques.

Le Salek, soufi qui, plus avancé dans la voie de Dieu, est favorisé de visions et de révélations surnaturelles. Son esprit affiné plane déjà au-dessus des pratiques matérielles du culte.

Le Medjedoub, le ravi, l’attiré (à Dieu) ; celui-ci est arrivé à ce moment psychologique où l’équilibre est rompu entre l’esprit et la matière, moment critique qui se traduit par l’inspiration et la folie.

Et cependant il a au-dessus de lui le Taouidi, être particulier, vivant en dehors de l’humanité et des besoins terrestres, goûtant l’état divin dans une extase perpétuelle.

De toute cette foule s’exhalait un souffle de fanatisme sauvage.

Les yeux brillaient de lueurs fauves, des faces émaciées de « marabouts », des figures ascétiques de « moqadems » sillonnaient cette cohue grondante, lui soufflant le feu de leur haine pour le chrétien, l’éternel ennemi.

Saladin restait seul absorbé en apparence dans des dévotions interminables.

Le Katib lui toucha l’épaule.

— Ashab-el-beçat[12], dit-il, il est l’heure de te retirer. El-Farouk a donné la baraka[13].

— J’ai besoin de lui parler en particulier.

— Pour une affaire de Zaouia ?[14]

— Non.

— De conscience ?

— Non.

— Pour… la grande affaire ? demanda l’Arabe en regardant fixement Saladin.

— Oui.

— C’est important ?

— Oui.

— Urgent ?

— Très urgent.

— Viens.

L’Iman avait disparu par une petite porte basse dissimulée près du Mambar par un tapis de Smyrne. Saladin fut introduit dans la pièce où il s’était retiré.

L’Iman n’était pas seul : en face de lui était assis un homme a la barbe grise, à la figure énergique.

Le Katib parla à l’oreille de l’lman et alla s’accroupir dans un coin.

Après un instant de silence pendant lequel Saladin attendait debout :

— C’est pour la grande affaire ? dit lentement le chef de la mosquée.

L’interprète fit un signe affirmatif.

— Tu peux parler librement ici, voilà Sidi-El-Allouan, notre seigneur le Mofti[15] d’El-Djezair ; quelle est ta Zaouia ?

— Ma Zaouia, reprit Saladin ôtant le turban qui couvrait sa tête, je n’en ai pas ; je ne suis ni Khouan, ni Moqadem, je suis un habib, un ami.

Les deux Arabes avaient pâli sous leur voile de soie blanche.

Au lieu de la tête rasée du musulman et de la mèche traditionnelle de cheveux qui permet au laveur des morts de tourner et de retourner son patient pour les dernières ablutions, grâce à laquelle aussi Allah peut enlever les croyants dans son paradis au jour du jugement, leur interlocuteur montrait une tête dont les cheveux poussaient drus et fermes comme des soies de sanglier.

Dans son coin le Katib se leva, la main sur le manche d’un poignard dont le fourreau de cuivre brillait dans l’ombre :

— Ordonne à cet homme de se calmer, dit Saladin dédaigneux ; si tu me fais disparaître, on me cherchera, car je ne suis pas le premier venu et tu regretterais de t’être attiré une aussi sotte affaire en un pareil moment.

— Mais qui es-tu donc ? demanda l’Iman.

— Je te l’ai dit, je suis un ami qui viens vous aider dans votre œuvre de vengeance.

— Cette œuvre tu la connais ?

— N’ai-je pas entendu la prière tout à l’heure, et crois-tu d’ailleurs que j’aie passé trente-cinq ans au milieu de l’Islam sans deviner ce qui doit se passer en ce moment dans toutes les mosquées d’Algérie ?

— Tu es chrétien ?

— Non, je suis musulman de naissance et de cœur.

Saladin s’était bien gardé de parler de son origine juive, et de se donner comme un « Slami », c’est-à-dire comme israélite converti à l’islamisme ; il eût préféré qu’on le supposât chrétien devenu musulman, car il savait que d’après la religion du Prophète, il suffit à un chrétien de prononcer la formule consacrée : La illah ill Allah ! Mohamned rassoul Allah ! — pour être préservé des flammes de l’enfer, alors que la conversion d’un juif n’est regardée comme sincère qu’après quarante générations.

— Qui nous prouve, dit gravement le Mofti, que tu n’es pas un infidèle ?

— Ce que je vais te dire :

Et Saladin raconta ses origines, donna de sa vie les détails qu’il jugea propres à amener la conviction chez ses interlocuteurs, et inventa de toutes pièces ceux qui pouvaient ajouter de la vraisemblance a son récit. Il jura que jamais il n’avait oublié, même dans les hautes situations qu’il avait occupées chez les Roumis, ses croyances d’enfant, ses premiers maîtres et ses frères dans le rite malékite[16].

Sa profonde connaissance du monde musulman lui permit d’émailler son histoire de traits nombreux prouvant sa fidélité à la religion de ses pères.

Il se garda bien de parler de son amour pour une chrétienne et du vrai motif de sa haine, car il n’eût semé que méfiance ; mais il sut exprimer avec chaleur les sombres pensées qui l’avaient agité lorsqu’il s’était vu en pays infidèle, au moment où s’ouvrait la guerre sainte. Il parla de ses remords, de son ardent désir de pratiquer de nouveau avec ferveur la religion du Prophète, et de la promesse solennelle qu’il faisait à Dieu de réparer ses erreurs en se distinguant dans la guerre prochaine.

Enfin il termina en disant que si ses projets aboutissaient, il pourrait rendre un service signalé à la cause de l’islam.

— Lequel donc ? demanda le Mofti.

— As-tu vu arriver de la mer ce matin un bateau porté sur les ailes du vent ? l’as-tu vu passer comme un oiseau au-dessus de la ville et descendre sur la colline du fort ?

— Oui, je priais au sommet du minaret quand il est passé ; jamais pareille machine n’a été vue dans ce pays.

— Eh bien ! j’étais à bord de ce vaisseau de l’air, reprit l’interprète, et je vais te dire ce qu’il vient faire ici.

Bien qu’ils fussent habitués à cacher leurs impressions et à figer sur leur visage un masque d’impassibilité, les trois Arabes ne purent retenir un geste de surprise. Partout ailleurs, dans la ville, en s’entretenait de l’arrivée de l’aérostat, et sa venue avait provoqué de vagues inquiétudes.

Le Katib, qui n’avait pas lâché son poignard, prêt a frapper au premier signal, se rassit, évidemment pénétré d’une secrète admiration pour l’être humain qu’il avait devant lui et qui possédait le pouvoir surnaturel de suivre les hirondelles dans leur vol au-dessus de l’Océan.

— Cette machine, reprit Saladin, est envoyée de France pour parcourir l’Afrique et connaître tous les mouvements qui s’y passent, pour y découvrir le chef de la révolte et l’enlever au milieu de son armée, comme un vautour enlève un mouton au milieu d’un troupeau ; elle peut raser la terre et dépasser le sommet des plus hautes montagnes ; elle se rit du vent et de la tempête ; elle est d’un métal qui nargue les balles et le feu et si elle arrive à remplir son rôle, la guerre sainte, avant quinze jours, n’aura plus de chef.

Les Arabes hochèrent la tête et échangèrent un regard d’incrédulité.

— Tu doutes, reprit Saladin s’adressant au Mofti ; tu fermes les yeux à la lumière ; tes frères aussi ont douté jadis de la puissance des armes françaises, et cependant il a fallu se soumettre. Les Roumis ont amené ici des canons qui tuent l’Arabe avant qu’il devienne visible. A Philippeville ils ont fait sauter dans la mer des rochers gros comme des mosquées. Dans le lit desséché de l’Oued-K’hir, ils ont fait jaillir l’eau chaude de puits tellement profonds qu’ils atteignent les entrailles de la terre. En ce moment le général d’Alger parle à travers des centaines de lieues avec le général qui commande l’armée du Sahara, il converse avec lui comme je cause avec toi. Doutes-tu de tous ces faits ? non, car ils crèvent tes yeux ; et l’année dernière, quand le Touat se révolta, te souviens-tu de la terreur qu’inspira aux Arabes le nouveau fusil des soldats montés sur des chameaux ; il lançait 1100 balles par minute sans bruit et sans fumée. De tout cela tu ne doutes plus.

Et comme les Arabes restaient muets.

— Il en sera de même de cette invention nouvelle, poursuivit Saladin ; elle va semer l’épouvante au-dessous d’elle jusqu’au jour où elle trouvera ce Sultan du désert dont tu parlais tout à l’heure et le ramènera à Alger, comme jadis Bou-Haddad, le révolté d’In Salah, impuissant et enchaîné.

— Mais que peux-tu et que veux-tu ?

— Ce que je peux ? d’abord livrer au Sultan cette machine terrible dirigée contre lui.

De nouveau les deux grands prêtres échangèrent un regard.

Avaient-ils affaire à un fou ou à un espion envoyé par les autorités françaises ?

L’interprète devina la cause de leur hésitation.

El fahem ifhem, dit-il, employant un proverbe arabe qui signifie : « l’intelligent comprend ». Crois-tu donc que si j’avais voulu vous dénoncer et vous arrêter, dès ce soir, j’aurais perdu mon temps à venir te trouver ? En sortant d’ici, avec les autres, je n’avais qu’à aller rapporter au colonel, chef du bureau des affaires indigènes, ce que j’y avais entendu, et votre affaire était claire à tous les deux.

Votre méfiance n’a donc pas de raison d’être ; elle risque seulement de priver votre Maître de l’appui que je veux lui donner et dont il vous saura gré.

— Explique tes paroles clairement, dit le Mofti et que Dieu te maudisse si la vérité n’habite pas dans ton cœur !

Quand Saladin quitta la mosquée, il savait ce qu’il voulait savoir et serrait précieusement dans sa ceinture aux couleurs voyantes le papier qu’il était venu chercher dans la mosquée d’El-Kébir.

Il venait de faire le premier pas dans la voie de la trahison et cette pensée lui était douce, car c’était sa vengeance qui s’ébauchait et prenait forme.

Ce qu’il allait tenter, il le savait maintenant. Le but à atteindre, il le voyait nettement.

Par quels moyens l’atteindrait-il, il ne s’en doutait pas encore ; mais ce n’était pas pour rien qu’il était mâtiné de Juif et d’Arabe, il trouverait.

L’essentiel était que l’aérostat, arrivé au contact des premières masses africaines, ne s’y arrêtât pas et poussât au delà, vers ce Sultan du désert qu’au fond de lui Saladin regardait déjà comme son maître.

C’était à cela d’abord qu’il fallait aviser.

La nuit était venue, plaquant d’ombres épaisses les angles rentrants des maisons et rendant plus inextricable encore le fouillis des ruelles.

Mais Saladin connaissait le vieil Alger comme sa ville natale et retrouva sans peine la maison de l’ami qui l’avait accueilli et lui avait fourni son déguisement.

C’était un « mouderrés » ou professeur, chargé d’une école d’enfants arabes dans le quartier des Tagarins.

Il se nommait Youcef, et musulman jusqu’aux moelles il n’eut pas de peine à comprendre ce que l’interprète attendait de lui.

Il parcourut la longue dépêche que celui-ci venait de préparer après en avoir soigneusement pesé tous les mots.

— J’ai compris, dit-il ; elle partira demain soir.

Lorsque le lendemain à la pointe du jour le ballon quitta le plateau, Saladin, dont la vue était perçante, distingua au milieu d’un buisson d’aloès un groupe d’Arabes accroupis, et parmi eux une tête qui ne lui était pas inconnue.

L’heure était matinale, les curieux étaient rares.

— Voyez donc, dit—il à l’ingénieur, ces trois saints personnages qui ont l’air de surveiller notre départ !

Et tirant son chapeau, il salua d’un air ironique en se penchant de leur côté.

— Adieu ! graine de révoltés, fit-il en riant.

Mais le rire n’était que sur ses lèvres ; en se découvrant, il avait voulu se faire reconnaître, car, dans le plus vieux des trois indigènes, il avait reconnu le « Katib » de la grande mosquée.

Poussé par une méfiance tout orientale, le « Mofti » l’avait envoyé en reconnaissance auprès du ballon pour y constater l’identité de son interlocuteur de la veille.

  1. THÉOPHILE GAUTIER.
  2. El-Djezair, nom arabe d’Alger, signifie « les ilots ».
  3. Que veux-tu ?.
  4. Verset du Coran servant de mot de passe.
  5. Disciple de la même secte et par extension frère.
  6. Théologie musulmane (Rauzat-us-Safa), par l’historien persan Mirkhond.
  7. Prédicateur.
  8. Chaire.
  9. Assemblée de savants et de religieux.
  10. Descendants du prophéte.
  11. Amis de Dieu : saint.
  12. Compagnon du Tapis, c’est le nom que les khouans se donnent fréquemment ; entre eux.
  13. Bénédiction.
  14. Monastère où des adeptes viennent étudier le Coran.
  15. Le Moftî est l’interprète de la loi : il donne les décisions ou feloa sur les questions de droit et de religion ; c’est le titre le plus élevé des fonctions religieuses officielles ; il y en a un à Alger et dans quelques autres grandes villes.
  16. La religion musulmane repose sur la croyance aux trois livres révélés Bible, Évangile et Coran. Elle nie la Trinité et la Divinité de Jésus, Sidna Aissa qui n’est pour les musulmans qu’un prophète précurseur de Mahomet. Elle comporte quatre rites orthodoxes : 1° le rite Malékite, spécial a l’Afrique ; 2° le rite Ahnélite, spécial aux Turcs ; 3° le rite Chaféite, spécial à l’Égypte et à l’Arabie ; 4° le rite Hanébalite, répandu surtout aux Indes et en Chine.