L’invasion noire 2/3

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CHAPITRE III


Comment aime la femme arabe. — Un départ précipité. — La flotte internationale. — La politique coloniale de l’Angleterre en Afrique. — Révolte dans l’Inde. — Préparatifs de passage. — Fabrication des explosifs. — Rassemblement des barques. — Les plongeurs Danakils. — Alliés inattendus. — Le vieux Nubar. — Solde inespérée. — Prisonnière au harem.



Quel est le grand chagrin de mon seigneur ? fit Nedjma qui s’était glissée dans la tente de l’officier et s’approchait de lui doucement comme une apparition… Tu es bien triste, Lioune, depuis quelques jours, depuis qu’est venu du pays des oiseaux ce vilain messager… quelle peine t’a-t-il donc apportée ?

Et comme de Melval ne répondait rien, la tête cachée dans ses deux mains.

— Il vient de ton pays, n’est-ce pas, fit-elle, et je devine… tu aurais voulu repartir avec lui ?

Il secoua douloureusement la tête.

Elle avait doucement détaché de son visage une de ses mains et y appuyant sa joue, s’était assise à ses pieds, regardant sa poitrine se soulever, se demandant avec angoisse quel malheur avait pu arriver pour qu’il pleurât, lui qu’elle n’avait pas vu pleurer aux plus tristes heures.

Un soir il était rentré pâle, défait, accablé, c’était le jour de l’arrivée du ballon. Pendant la nuit suivante elle l’avait entendu sangloter ; mais guidée par un secret instinct, elle avait senti qu’il avait besoin d’isolement et pendant plusieurs jours avait évité de l’interroger.

Le lendemain, d’ailleurs, le ballon était parti ; depuis une semaine il n’avait pas reparu, et la plus cruelle appréhension de la jeune fille, celle de voir le bien-aimé s’envoler par cette voie, s’était calmée.

Maintenant elle pouvait essayer, non pas de savoir, que lui importait ? mais de consoler.

Elle reprit

— Tu ne pars pas, n’est-ce pas ? Oh dis-moi que tu ne partiras pas ; si tu quittais ta petite étoile, elle s’éteindrait toute seule, ne le sais-tu pas ?

Et après un silence

— Pourquoi es-tu malheureux, Lioune ? tu étais si gai et moi j’étais si heureuse ! C’est dans tes yeux que je cherche la joie ou que je trouve le souci. Quand je les vois riants, mon cœur chante ; quand ils s’assombrissent, tout est noir autour de moi… et je suis triste, triste, depuis plusieurs jours.

Oui, je comprends, poursuivit-elle, les yeux songeurs, cet homme qui est venu t’a parlé de ton pays et les Francs aiment leur pays plus que tout le reste.

Moi, je ne pense plus à mon pays ; mon père et ma mère sont loin, bien loin ; peut-être sont-ils près, tout près, suivant, eux aussi, notre seigneur le Sultan ; ils ont leur destinée et moi j’ai la mienne qui est de t’aimer ; mes brebis me cherchent, ma petite chamelle blanche porte sans doute de lourds fardeaux… que m’importe ? mon pays c’est toi !

Écoute, Lioune, aujourd’hui dans l’oasis j’ai vu un aloès en fleur et j’étais heureuse, car l’aloès ne s’épanouit que tous les cent ans : il laisse passer des générations d’hommes, puis sa corolle, apparue soudain, émerveille par son éclat, et les jeunes filles qui la voient sont sûres d’être aimées. C’est notre poète Beiram qui l’a dit : j’ai vu aujourd’hui l’aloès en fleur.

Elle parlait arabe et les mots avaient dans sa bouche la pureté du cristal. Maintenant l’officier l’écoutait ; son cœur meurtri était caressé par une brise très douce, comme les soirs où elle chantait, rêveuse, improvisant des récits merveilleux sur le ciel étoilé du désert.

Elle rencontra son regard et, après un silence :

— As-tu reçu de tristes nouvelles de ton pays ? reprit-elle en le caressant comme elle eût fait pour un enfant… Oui, je comprends, cet homme qui est venu connait les tiens, il t’en a parlé et peut-être…

Elle s’interrompit sur ce mot qui lui rappelait l’autre, celle dont le souvenir s’était toujours interposé entre elle et lui ; elle le vit pâlir, sentit qu’elle venait de toucher juste, et son cœur se glaça.

Elle ne dit plus rien, se releva, s’assit auprès de lui et laissa tomber sa tête sur son épaule.

Il la sentait pressée doucement contre lui, et dans le désastre de son amour, dans l’effondrement du seul souvenir qui l’avait soutenu jusque-là, il lui sembla qu’une fraîche rosée tombait sur son cœur desséché.

Il la regarda longuement, ses deux grands yeux de gazelle timide se relevèrent sur lui avec l’expression qu’ils avaient le jour où, dans l’air embrasé du Sahara, elle avait offert à sa soif l’artère ouverte de son bras.

Et ce souvenir s’étala comme un baume sur sa blessure saignante.

— Tu m’aimes, au moins, toi ! fit-il doucement.

Et écartant ses cheveux il l’embrassa sur le front.

Elle sentit une larme sous le baiser, se releva, se blottit contre lui et l’entoura de ses bras.

— Oui, reprit-il à voix basse, parlant à son oreille, toi seule m’aimes sur terre, ma Nedjma !… toi seule !

Elle comprit qu’il venait de souffrir à cause de l’autre et elle le serra plus étroitement.

— Et moi aussi, va, je t’aime, poursuivit-il, l’entourant à son tour, et après ce qu’il venait d’endurer il trouva un charme étrange à dire ces mots dans une autre langue.

Il aspira l’odeur de ses cheveux aux reflets bleuâtres dans la masse desquels elle avait piqué la fleur rouge du « lamia » et sentit les griseries d’autrefois lui remonter au cerveau, au contact de cette peau ambrée, de ce corps aux rondeurs exquises.

Il se rappela ses tentations et ses luttes le soir où il l’avait retrouvée dans les bois d’Atougha, où il l’avait arrachée à ses ravisseurs et où cependant il s’était enfui d’elle comme les Indiens s’éloignent de l’ombrage empoisonné du mancenillier.

Pourquoi ce soir-là avait-il résisté à la voix qui lui criait :

« Elle t’attend, elle est à toi ! »

C’est qu’une autre voix, une voix lointaine était venue le rappeler à ses serments inviolables.

Et cette voix était menteuse, et ces serments étaient déjà violés, et il avait été fou de lâcher le bonheur qu’il avait sous la main pour se raccrocher à une ombre vaine.

Il mit un baiser dans sa chevelure : elle renversa la tête et rencontra ses lèvres.

Et cette fois il oublia tout, noyant sa douleur aiguë dans le bonheur trop longtemps retardé, et remplaçant par l’adorable réalité le fantôme qu’il allait chasser de ses souvenirs…

Pendant ce temps, Saladin voguait au-dessus des massifs montagneux et bouleversés de l’Abyssinie méridionale, insouciant des incendies qui s’allumaient au-dessous de lui et qui faisaient ressembler ce malheureux pays à une de ces régions volcaniques de la chaîne des Andes, où les flammes jaillissent soudain de centaines de petits cônes épars autour d’un cratère central.

Sa rage n’était pas calmée, car il n’avait pu trouver l’occasion de l’assouvir avant son départ.

Après une nuit d’insomnie, il s’était en effet levé avant le jour, avait à grand’peine gravi l’échelle qui conduisait à la nacelle, et, muni d’une carabine, l’avait descendue plus péniblement encore.

Poussé par une idée fixe, il s’était dirigé vers le groupe de tentes qu’il savait occupé par les officiers de l’escorte du Sultan, se flattant de l’espoir que le lieutenant apparaîtrait.

Il s’était accroupi à quelque distance, les membres endoloris, serrant l’arme de ses doigts crispés, guettant comme un chat sauvage la proie qui ne songeait guère à sortir à pareille heure, car le brave Zahner, un peu fatigué de ses efforts musculaires de la veille, dormait à poings fermés.

Puis il avait entendu un souffle derrière lui. Mata, très surpris de cette promenade matinale de son nouveau maître, l’avait suivi, intrigué de la direction qu’il prenait, de l’arme qu’il portait, de sa démarche traînante, et, en le voyant, Saladin avait compris qu’il avait auprès de lui un surveillant plutôt qu’un aide.

Une imprudence pouvait le perdre : il était remonté dans la nacelle toujours suivi du gardien ; mais il avait remarqué son air ahuri lorsqu’il l’avait croisé, et rentré dans sa cabine s’était regardé dans une glace.

Il était tuméfié, les yeux en virgule, le nez doublé de volume, le front criblé de marques noirâtres, la mâchoire inférieure déviée et saignante, hideux, méconnaissable.

Il ne pouvait plus, en cet état, paraitre devant le Sultan et son fils ; bien plus, il ne resterait pas au camp une heure de plus ; avant tout il fallait faire disparaître les traces d’une rencontre sur laquelle il ne tenait pas à donner d’explications.

Par bonheur, le prince Omar lui avait, la veille même, tracé sa première mission.

« Pousser jusqu’à la mer Rouge, et compter les vaisseaux européens qui croisaient dans le détroit de Bab-el-Mandeb ou aux environs. »

Le temps de la remplir et il serait devenu présentable.

Quant à Zahner il ne perdrait rien pour attendre.

L’autre non plus, car si l’interprète nourrissait contre le lieutenant une rancune féroce, il avait contre le capitaine une haine sérieuse et sans merci.

Il avait pu la veille le tromper avec une infernale adresse, tourner et retourner le poignard dans la plaie qu’il avait ouverte, mais il suffisait d’un hasard pour mettre l’officier sur la trace du mensonge.

Un jour ou l’autre il saurait la vérité.

Il fallait qu’il disparût avant.

Tout en faisant ces réflexions, il avait réveillé les trois indigènes qui, roulés dans leur burnous, dormaient étendus sur le pont.

Ils constituaient son nouvel équipage et avec le flegme de leur race ils assistèrent sans surprise aux préparatifs du départ.

Le Sultan leur avait dit allez : ils allaient, les yeux fermés.

C’étaient trois Soudanais du Kordofan, jeunes, à l’air éveillé et intelligent. Appartenant à deux des principales familles d’El-Obeïd, ils avaient demandé comme une faveur d’entrer dans la garde particulière du Sultan, et Omar, sûr de leur dévouement et les sachant prêts à tout, les avait adjoints à Mata pour avoir à bord du Tzar des créatures que nulle influence ne pourrait suborner.

Au dernier moment Saladin, réfléchissant à ce que sa disparition imprévue aurait d’extraordinaire aux yeux du Sultan, avait écrit au prince Omar une lettre où, après les salutations d’usage, il donnait comme raison de son départ précipité son extrême désir de remplir au plus tôt sa première mission.

Mata avait porté la lettre au Soudanais de faction à la porte du prince et quelques heures après le Tzar avait disparu dans le Sud-Est.

— Tiens, avait dit Zahner en se réveillant et en constatant ce départ subit, le gaillard en a déjà assez de notre société ! bonne affaire !…

Soudain le lieutenant sentit le rire se figer sur ses lèvres, il venait de se rappeler cette phrase de la veille :

— L’armée française d’Afrique a été massacrée jusqu’au dernier homme.

Il n’avait pas cru, sur le moment, à l’exactitude d’une pareille affirmation.

Le drôle ne lui avait raconté cela, pensait-il, que pour le faire « monter ».

Et en effet ledit drôle y avait réussi, au grand détriment de son individu. Mais Zahner se disait maintenant :

— Si c’était vrai, pourtant !

Il chercha de Melval, le trouva errant, la figure défaite, le regard absent, à quelque distance du camp, lui raconta ses craintes, et tous deux coururent aussitôt à la tente d’Omar.

Était-ce possible ?

Et une tristesse affreuse les étreignit quand ils reçurent de sa bouche la confirmation de la funèbre nouvelle.

Zahner voulait douter encore.

— Non ! s’écria-t-il, c’est une invention de ce misérable traitre pour se ménager un bon accueil auprès de ses nouveaux maîtres !

Mais Omar donna des détails : la bataille avait eu lieu la nuit, les Français avaient été immobilisés, les feux n’avaient pas produit leur effet ordinaire… le corps à corps avait eu lieu de suite.

— Alors, les zouaves ?

— Anéantis !

— Et les chasseurs d’Afrique ?

— Disparus !

— Et comme nos tirailleurs ont passé à l’ennemi, c’en est fait de l’armée d’Afrique ! dit Zahner ; est-ce possible ?…

Et tous d’eux s’éloignèrent silencieux au milieu des ruines.

Pour la première fois ils sentaient lourdement le poids de la chaîne qui les rivait derrière le Sultan.

Depuis dix mois déjà ils étaient séparés du reste du monde civilisé ; épargnés par de cruels ennemis à la suite d’une intervention presque miraculeuse, ils avaient d’abord, avec l’insouciance de leur âge, pris leur parti d’une situation en somme très supportable et donné libre cours à leur goût pour les aventures.

Mais ce coup inattendu les écrasa, et la même pensée leur vint à tous deux.

Pendant qu’on se battait et qu’on mourait là-bas ils suivaient tranquillement l’escorte de leur vainqueur.

Et ils allaient continuer à assister impuissants à toutes ces choses ?

Si une pareille défaite avait pu être infligée aux troupes françaises d’Afrique, si braves, si disciplinées, si bien organisées ; si l’insurrection obtenait maintenant un résultat qu’elle n’avait pu atteindre en 1871, lorsque la France était à terre, saignée aux quatre veines si elle débutait par un coup semblable, quels spectacles leur étaient donc réservés ?

La fin de l’Europe, l’anéantissement de leur pays, tous ces projets qu’ils avaient pris pour des rêves allaient-ils donc s’accomplir ?

Oh ! arriver au Rhin !… être libres, retrouver leurs camarades, reprendre leur place dans le rang !

 

Cinq semaines après l’émouvante rencontre de Khartoum, Abd-ul-M’hamed et Omar, suivis à quelque distance d’une faible escorte, arrivaient au sommet des falaises rocheuses qui dominent l’étroite plage de sable comprise entre le Raz Doumeirah et le mont Sidjan sur les bords de la mer Rouge.

Zérouk, le chef du service des poudres, étendit la main vers l’Orient et son geste embrassa l’horizon.

— Maître, c’est l’heure favorable pour observer, car tout à l’heure à la tombée de la nuit, tous ces vaisseaux que tu vois couvriront de lumière électrique la mer et le rivage.

Au loin, la côte d’Arabie se dessinait, vivement éclairée par le soleil descendant doucement derrière le mont Haddali dont la masse arrondie domine le détroit de Bab-el-Mandeb.

Par cet étranglement de 22 kilomètres entre la pointe de Cheik-Saïd et le promontoire de Sidjan, la mer Rouge communique avec le golfe d’Aden et l’océan Indien, fossé de 2.000 mètres de profondeur creusé entre les deux masses continentales d’Asie et d’Afrique.

À 19 kilomètres de la côte africaine s’interposait l’île volcanique et tourmentée de Périm, sentinelle anglaise regardant les deux territoires français d’Obock et de Cheik-Saïd, semblant interdire jalousement, de ses batteries à fleur d’eau, la route des Indes à tout ce qui n’arborait pas le pavillon britannique.

Mais c’était en deçà de Périm, dans la grande branche du détroit, que se concentrait toute l’attention du chef de l’Invasion noire, car, à l’ancre entre les deux continents, s’étalait dans toute sa puissance une flotte internationale, telle que depuis longtemps l’Europe n’en avait mise sur pied.

Les Anglais et les Italiens en formaient la masse principale. Les premiers avec dix-sept, les autres avec treize bâtiments, cuirassés, croiseurs et garde-côtes les plus puissants des deux marines.

Les Français, surpris par des troubles très graves à Madagascar et dans l’Indo-Chine et obligés d’y renforcer leurs stations navales, émus surtout par les événements d’Algérie qui les avaient contraints à concentrer dans la Méditerranée la plus grande partie de leur flotte, avaient borné leur concours dans la mer Rouge à une division de l’escadre du Levant composée d’un cuirassé et d’un croiseur.

L’Allemagne, après avoir recueilli ceux de ses nationaux qui avaient échappé au massacre dont la colonie de l’Est africain avait été le théâtre, avait envoyé quatre cuirassés et deux croiseurs à grande vitesse.

On y comptait encore deux bâtiments portugais venus de Quélimane après l’incendie de cette ville par les naturels du Mozambique.

Enfin le sultan de Constantinople, dont relevait la presque totalité des rivages de la mer Rouge, sentant qu’il était désigné comme la première victime du soulèvement panislamique, avait envoyé là toute la flotte turque, soit onze grands vaisseaux de tous rangs, parmi lesquels quatre grands croiseurs filant trente nœuds, construits récemment en Angleterre et payés par la Turquie trois fois leur valeur.

C’était donc une flotte de 49 vaisseaux de guerre qui stationnait là, à cette porte de la mer Rouge.

Le manque de profondeur des eaux du côté de l’Afrique, qui a reporté le trajet naturel des navires dans le petit détroit entre Périm et la côte d’Asie, obligeait les bâtiments internationaux à se tenir à douze kilomètres environ de la côte d’Afrique.

La portée des pièces atteignant 20 et 22 kilomètres sous l’angle de 31°, la grosse artillerie des vaisseaux pouvait avoir une action efficace sur la plage qui s’étendait aux pieds du Sultan, mais à la condition d’y discerner un objectif visible. Dans tous les cas, elle ne pouvait rien contre les camps musulmans, qui, grossis par les arrivées de chaque jour, se groupaient à l’abri des vues, derrière la chaîne des falaises.

Le Sultan contempla longuement la forêt de mâts qui se dressait en face de lui, si épaisse qu’elle lui cachait sur une longueur de trois kilomètres, les montagnes lointaines de l’Yémen.

Une buée grise montait au-dessus d’eux, prouvant que les chaudières étaient toujours sous pression ; des signaux s’échangeaient de bâtiment à bâtiment, les sirènes dispersaient sur les flots les ondes mugissantes de leurs appels.

Au loin, vers le Nord, les panaches de fumée de croiseurs plus légers piquaient le ciel invariablement bleu de nuages fugitifs.

Éclaireurs toujours en mouvement, ils servaient de trait d’union entre la flotte internationale et le gros de la flotte anglaise rassemblée à Alexandrie.

Autour de ces forteresses flottantes et immobiles, de nombreux points noirs glissaient, se croisant. C’étaient des canots à vapeur exerçant jour et nuit autour des bâtiments une surveillance incessante.

Réunie dans le détroit depuis un mois à peine, cette nouvelle Armada se gardait avec un soin extrême comme si elle eût eu affaire à des flottes aussi puissantes qu’elle-même.

L’œuvre d’Abd-ul-M’hamed touchait là à l’instant critique.

Là-bas, de l’autre côté, c’était la péninsule arabique, cette patrie de l’Islam où il avait rêvé de réunir pour les retremper au contact de la Terre sainte, tous les combattants d’Afrique.

Plus de la moitié des armées noires convergeaient vers ce point.

Allaient-elles être arrêtées au bord de cette fissure ?

Si la civilisation européenne était assez forte pour barrer la route aux sectateurs de Mahomet, c’était là d’abord, la surtout qu’elle devait le prouver.

On pouvait le craindre en voyant réunies de pareilles forces.

Elles étaient sous les ordres de l’« admiral » anglais, lord Cecil Lytton.

Tant que l’Invasion noire n’avait menacé que l’Afrique septentrionale, la Grande-Bretagne ne s’en était pas émue sérieusement, et la nouvelle de la destruction d’une armée française aux portes du Sahara lui avait même causé une secrète joie en lui donnant l’espoir de pêcher en eau trouble au Maroc, lorsque l’ère des soulèvements serait close.

Mais elle avait pris peur en voyant des agglomérations énormes affluer jusqu’au Nil.

La destruction de Dongola et de Wadi-Halfa par les mahdistes, la reprise de Kassala sur les Italiens, par ces derviches dont on affectait à Rome de faire si peu de cas, avaient été pour elle un véritable coup de foudre. Sa quiétude, que n’avaient pas troublée les désastres algériens, s’était évanouie en constatant que le bassin du Nil était inondé de combattants, de Berber aux Grands Lacs.

Et elle dut reconnaître que la politique d’égoïsme, dans laquelle elle se cantonnait depuis des siècles, n’était plus de mise en ces graves circonstances.

L’idée maîtresse de l’Angleterre, celle qui avait dirigé toute sa politique africaine depuis cinquante ans, consistait à réunir d’une façon ininterrompue le bassin du Nil à ses territoires du Zambèze, c’est-à-dire l’Égypte, qu’elle avait toujours refusé d’évacuer, à sa riche colonie du Cap.

Cette idée, elle l’avait poursuivie avec une ténacité extraordinaire, englobant dans sa zone d’influence le cours du Nil tout entier, bien que le Mahdi lui en interdit l’accès.

Elle dominait ainsi sans interruption, réellement ou nominalement d’Alexandrie jusqu’à l’Ouganda, d’où elle avait chassé les missionnaires français.

Pendant ce temps, au Sud, le puissant gouverneur du Cap, Sir Cecil Rhodes, « le Roi du Diamant » et ses successeurs, atteignaient le Nyassa, le Bangouélo et le Tanganyika, au mépris des droits du Portugal, qui voyait, par la raison du plus fort, ses possessions de Benguela coupées de celles du Mozambique.

Seule, l’Allemagne avait arrêté la réalisation totale du projet, et empêché les deux énormes tronçons anglais de se rejoindre en poussant sa colonie de l’Afrique orientale jusqu’au bord du Tanganyika.

Mais l’Angleterre n’avait pas été embarrassée pour si peu.

Ce qu’elle n’avait pu gagner sur la rive orientale de ce lac, elle l’obtint sur la rive opposée, et par une entente avec les Belges, elle se fit céder une bande de terrain sur laquelle allait passer la ligne télégraphique du Cap à Alexandrie.

En échange, et pour ne pas en perdre l’habitude, elle abandonnait au Congo belge des territoires compris dans la zone d’influence française, c’est-à-dire qui ne lui appartenaient nullement.

Elle avait donc à peu près réussi à force d’énergie, d’esprit de suite et aussi de sans-gêne et de duplicité, à mettre debout le puissant empire qui coupait l’Afrique en deux dans sa plus grande longueur lorsque éclata le soulèvement panislamique.

En moins de deux mois, le réseau des postes établis à si grand’peine était rompu partout à la fois sur une étendue de 4.000 kilomètres.

En même temps ses colonies du Bénin, de la Côte-d’Or et de l’Est-Africain étaient attaquées furieusement. Le sultan de Zanzibar dénonçait le traité que lui avait imposé le protectorat de la Grande-Bretagne, et, à la suite d’un audacieux coup de main, jetait à la mer sa garnison anglaise.

Il était temps d’aviser et, pour défendre ses intérêts en péril, de faire appel au concours des autres puissances menacées comme elle.

L’Angleterre avait donc provoqué la réunion d’une conférence à laquelle la France, Italie, l’Allemagne, le Portugal et l’Espagne avaient envoyé des délégués.

C’est dans cette réunion qu’avaient été élaborées les dispositions défensives, dont l’envoi d’une flotte dans la mer Rouge était la plus urgente, car les renseignements apportés par les émigrants chassés du continent noir avaient prouvé que le point de convergence des colonnes musulmanes devait être en face de Périm.

Avant de se rassembler dans le détroit où le Sultan la voyait, la flotte s’était divisée pour agir simultanément sur plusieurs parties du littoral, afin d’essayer, s’il en était temps encore, de sauver les points stratégiques les plus importants.

Mais si elle avait réussi à conserver Massouah, dernier débris de la colonie italienne d’Erythrée, à cause de la position de cette ville sur une presqu’île inabordable, elle avait dû renoncer à sauver Souakim et Obock : Anglais et Francais dans ces deux villes avaient dû s’embarquer précipitamment pour éviter le sort des Européens de Zanzibar, dont pas un n’avait échappé à un massacre général quelques jours auparavant.

Lord Cecil Lytton avait alors tenté quelques débarquements.

Sentant que le point de rassemblement des forces musulmanes, si elles arrivaient à franchir par le Nord ou le Sud ce fossé de la mer Rouge, serait forcément La Mecque, il avait essayé de s’emparer de son port, Djeddah, se disant avec raison que de ce point situé à 80 kilomètres à peine de la ville sainte, il pourrait être une menace sur le flanc des multitudes fanatiques qui tenteraient d’y arriver.

Djeddah était d’ailleurs un point convoité depuis longtemps par la Grande-Bretagne. L’occasion s’offrait de l’escamoter : il ne fallait pas que la gravité des événements fit perdre de vue à l’Angleterre son vieux programme de prendre pied un peu partout, et pour en assurer la possession définitive à Sa Majesté le roi d’Angleterre, l’ancien prince de Galles, l’amiral anglais, avait eu soin de confier cette opération à une troupe de débarquement uniquement composée de marins anglais.

Mal lui en avait pris : pas un d’entre eux n’était revenu. Le khalife de La Mecque, Ebnou-ben-Aoun, partisan secret depuis deux ans du Sultan Abd-ul-M’hamed, avait soulevé l’Hedjaz contre la domination turque, et sentant l’importance de Djeddah, y avait accumulé ses meilleures troupes Wahabites, après avoir fait pendre à la porte de la Kasba les membres de la Commission sanitaire que l’Europe avait placée là pour faire observer les quarantaines aux pèlerins.

L’insuccès avait été le même devant Assab, Raheita, Obock et Tadjoura.

Effrayée de la marche des événements et voulant frapper un grand coup, l’Angleterre fit appel à ses troupes de l’Inde, à ces régiments de cipayes qui l’avaient aidée jusqu’alors à réprimer tant de soulèvements.

Mais le monde musulman tout entier obéissait au même mot d’ordre. Des révoltes longuement préparées éclatèrent à Bombay, Delhi, Calcutta, Haiderabad et dans toute la presqu’île du Dekkan.

Les Indiens, jusqu’alors ennemis des musulmans, s’alliaient avec eux pour la première fois contre l’oppresseur commun, sentant que leur division avait fait jusque-là sa principale force.

Les négociations entamées par All-ed-Din, représentant du Sultan dans ce milieu de 70 millions de musulmans, avec les rajahs, avaient abouti à une entente complète, basée sur le respect réciproque des deux religions et l’alliance contre l’Anglais.

Le rôle des deux peuples était nettement défini.

Les Hindous devaient tenir tête à l’armée anglaise qui, réduite à 35.000 combattants par la révolte des cipayes, ne devait pas tarder à évacuer un pays où elle avait pu jusque-là opprimer 200 millions d’hommes.

Quant aux musulmans, ils devaient se concentrer sur l’Indus, et de là, par le Beloutchistan et la Perse, envahir l’Asie Mineure.

L’Angleterre avait donc à faire face à vingt dangers à la fois. Mais elle avait deviné sans peine que pour empêcher la jonction des musulmans d’Afrique et d’Asie, elle ne devait pas se borner à l’occupation solide du canal de Suez.

Il fallait encore défendre l’accès de l’Yémen, et c’est pourquoi lord Cecil Lytton avait disposé, en face de Périm, la grande majorité de ses forces.

C’était entre Raheita et Obock qu’était fixé le point de rassemblement des armées musulmanes avant le passage du détroit, et sur un espace de plus de 150 kilomètres, la côte avait été mise en état de défense.

— Tu espères fabriquer assez de ta substance explosive pour venir à bout de cette puissante flotte ? demanda le Sultan lorsqu’il eut reçu d’Omar le compte rendu complet de la situation.

— Oui, dit Zérouk, car en dehors des approvisionnements de sel que j’avais apportés, j’ai appris à mon arrivée ici qu’à deux journées de marche dans la montagne, un lac, le lac Assal, en fournit de grandes quantités et sert même de dépôt à une grande partie de l’Abyssinie. Comme c’est ma matière première et que d’autre part les pins résineux ne manquent pas dans la montagne, je serai dans moins de trois semaines pourvu d’un approvisionnement suffisant pour transformer en cratère tout ce détroit.

— As-tu songé qu’il fallait en expédier une certaine quantité au cheik Snoussi qui m’en a demandé pour agir à l’isthme de Suez ?

— Cette provision est en route : j’ai envoyé une caravane à Khartoum après ton départ de cette ville : elle est accompagnée d’un homme de confiance, porteur d’instructions précises ; de là le cheik d’Omdurman l’enverra par bateau à vapeur à la rencontre du cheik Snoussi ; il m’a été dit que cet itinéraire par le Nil était le plus rapide.

— C’est exact ; et quels récipients emploies-tu ?

— Des jarres, comme a Atongha : assez solides pour être transportées sans danger, assez fragiles pour être brisées par la balle d’un pistolet ; tu te rappelles qu’il suffit de les briser d’un coup de feu pour en déterminer l’explosion : c’est encore ce moyen que je compte employer le moment venu.

— Où trouves-tu ces jarres ?

— Les Danakils et les Beni-Amers en fabriquent jour et nuit, et il en arrive à dos de chameau des cargaisons telles, que si tu m’en laisses le temps, je pourrai, en dehors de l’approvisionnement nécessaire ici, en constituer un autre qui nous suivra et nous servira par la suite il suffit en effet, pour rendre mon explosif transportable sans danger, de le faire passer de l’état liquide à l’état solide en le mélangeant au sable. Seulement, il perd un peu de ses qualités détonantes et c’est sous la forme liquide que je l’emploierai ici.

— Tu auras tout le temps voulu. Mais ce matériel est-il hors de la portée des canons des vaisseaux ?

— Absolument, puisqu’il est à trois kilomètres d’ici, dans cette faille qui court entre deux montagnes ?

— C’est bien, fit le Sultan, que tout soit prêt dans trois semaines : je viendrai visiter tes ateliers. Et toi ? fit-il en se tournant vers un cavalier de sa suite, as-tu pris toutes tes dispositions contre un débarquement possible de l’ennemi ?

Celui à qui étaient adressées ces paroles était un jeune chef de la tribu des Nogalis, que sa bravoure et son enthousiasme aveugle pour les projets du Sultan avaient mis à la tête de toutes les tribus côtières depuis Massouah jusqu’à la colonie anglaise de Zeylah.

Il appartenait à cette race merveilleuse des Somalis du Nord qui prélèvent un tribut sur les caravanes et s’étaient opposés avec acharnement à l’invasion italienne.

Pour lui, l’ennemi c’était l’italien dont l’appétit colonial, ne se contentant pas du littoral de la mer Rouge, avait cherché à s’étendre sur la côte de l’océan Indien sur un espace de 1.600 kilomètres, du cap Gardafui jusqu’à l’Afrique orientale anglaise.

— Souviens-toi, dit le Sultan, que les infidèles doivent ignorer ce qui se passe ici, et surtout l’emplacement des camps. C’est à toi qu’incombe le soin de les empêcher de débarquer pour reconnaître les forces dissimulées derrière ces falaises.

— Ils ont essayé, dit le jeune homme, nous croyant encore armés de lances et de casse-tête ; ils n’y reviendront plus ; les fusils que tu nous as envoyés sont bons. Fais-nous seulement donner des cartouches.

— Prends note de cette demande, Omar : et maintenant, poursuivit le Sultan, où sont les positions que tu occupes ?

— Tout le long de ces côtes rocheuses j’ai établi des postes d’observation bien dissimulés aux vues des vaisseaux. Ils sont distants de 300 pas les uns des autres ; il y en a ainsi jusqu’à Mzira où la chaîne tourne vers l’Occident ; en arrière d’eux, de fortes réserves se tiennent toujours prêtes dès qu’une chaloupe s’approche du bord, un feu s’allume et tous les guerriers sont à leur poste.

— Je compte sur toi pour bien veiller jusqu’au jour de la disparition de ces maudits.

— Tu peux compter sur moi : nous sommes plus de 70.000 ; aucun chrétien n’abordera ici.

Le Sultan se tourna alors vers un grand vieillard aux traits accusés, à la figure glabre semblable à celle d’un vieux comédien.

Celui-là était le cheik de la tribu des Hachyia, qui borde le golfe d’Aden et qui excita l’étonnement des explorateurs à cause des nombreuses chevelures de femme dont ils ornent leurs cimeterres.

— Et les moyens de passage, Tahar : en auras-tu bientôt rassemblé le nombre voulu ?

— Oui, Maître : depuis Zanzibar jusqu’à la baie d’Adulis, tout ce qui peut flotter a été amené dans ces parages. Le mot d’ordre a circulé sur toute la côte depuis dix lunes déjà : pendant les premiers temps les Roumis ne se sont douté de rien et j’ai pu réunir au fond de la baie que tu vois d’ici plus de 3.000 sambous : tu les connais, ces grandes barques dont quelques-unes font le trajet de l’Inde. Maintenant, c’est plus difficile, parce que leurs canots à vapeur, constamment en chasse, brûlent tout ce qu’ils rencontrent.

— As-tu mis en sûreté les barques déjà réunies ?

— Oui, elles ont été tirées à terre, derrière des falaises et nous les gardons bien.

— Mais il faut en augmenter le nombre.

— Il augmente chaque jour : beaucoup de nos frères du Somal, en voyageant la nuit le long des côtes, arrivent à nous rejoindre, et tes Danakils en construisent nuit et jour avec les sycomores de là montagne.

— Et tu as des rameurs pour toutes ces barques ?

— Oui, les rames ne manqueront pas, ni les bras pour diriger, et les femmes nous tissent avec ardeur des voiles avec les fibres de l’ensété.

— C’est à ta prévoyance que sera dû le succès de notre passage, Tahar : redouble d’efforts et mets à profit les vingt jours qui restent.

— Tu seras obéi, Maître : avec ce que j’aurai rassemblé encore d’ici là, on pourrait faire jusqu’à cette île là-bas un pont large comme la Caaba.

— Ce n’est pas là qu’il faut songer à passer, dit Omar intervenant, car nous ne pouvons rien en ce moment contre Périm, ce rocher anglais garni de canons. J’ai bien songé à l’assaillir la nuit, mais les murailles sont hautes. Le passage aura donc lieu huit kilomètres plus haut, en un point que je te désignerai ; les barques y seront dirigées pendant les dernières nuits qui précéderont celle du passage.

Maintenant, poursuivit-il, nos gens vont partir en reconnaissance c’est l’heure favorable et nous saurons bientôt si l’escadre a mis ses filets ce soir.

— Avec la lumière électrique qui va éclairer l’eau comme en plein jour, dit le Sultan, il me parait bien impossible à une de nos embarcations d’approcher d’un de ces bâtiments.

— Aussi n’est-ce pas une embarcation qui ira reconnaître, ce sont des hommes isolés.

— À la nage ? Sur un pareil parcours ?

— Non pas : regardez !

Par les fissures des rochers, une vingtaine de naturels venaient de sortir : ils marchaient avec précaution, le dos baissé, et chacun d’eux trainait derrière lui une grande écorce de liège de longueur d’homme.

Il était impossible de les distinguer des bâtiments, fût-ce avec la meilleure des longues-vues, car ils se confondaient avec les buissons de lentisques qui émaillaient la plage.

Ils arrivèrent au rivage, mirent leurs planches à l’eau, s’étendirent à plat sur cette embarcation primitive dont l’avant était un peu relevé pour donner appui au menton, et, ramant vigoureusement des deux mains, ils s’éloignèrent rapidement dans plusieurs directions. Leur corps tout entier avait disparu entre deux eaux, et le sommet de leur tête seul émergeait à la surface.

Un léger plissement de l’eau marquait la trace de leur passage : à vingt mètres, il était impossible de se douter qu’un homme était là.

— Ce sont des plongeurs Danakils, dit le Sultan ; je les reconnais.

Les Danakils, encore appelés les Afars, qui habitent les côtes orientales de la mer Rouge, sur un espace de plus de 400 kilomètres, en ont été jadis les écumeurs redoutés ; vivant de chasse, de pèche, de vols et de rançons, ces indigènes, dont le nom signifie « les Errants » étaient, avant l’invention des bateaux à vapeur, la terreur des bâtiments marchands qui passaient à portée de leurs côtes, et ils n’avaient pas pardonné aux Européens de leur avoir rendu la piraterie impossible en les poursuivant dans les criques du littoral et à travers leur refuge habituel des Iles coralligènes.

Avant d’être acquis à l’Islam, ils adoraient un arbre solitaire, le cœsalpina, à la belle floraison rose, et portaient leurs offrandes au sycomore. Sommairement vêtus d’un pagne multicolore et d’une « chamma », sorte de toge en peau de bête, les guerriers de ces tribus passent dans leur chevelure nattée un dard de porc-épic, et beaucoup d’entre eux portent une plume d’autruche, témoignage du meurtre d’un ennemi.

Nul Européen n’avait pu traverser leur territoire sans payer rançon.

En 1840, des Arabes de Zeyla, renforcés par des émigrants du Yémen et des musulmans persans, s’enfoncèrent dans leur pays : pas un ne revint.

En 1875, un pacha turc, Munziger, avec un bataillon armé de fusils perfectionnés et de trois pièces de canon, voulut s’ouvrir un passage vers le Choa ; mais il fut anéanti par les Danakils armés seulement de leurs lances.

— Les fusils, disaient-ils, ne servent qu’à effrayer les peureux !

Tels étaient les alliés que le Sultan avait trouvés sur les côtes de la mer Rouge et qui depuis plusieurs mois, unis aux Nogalis, aux Somalis, aux Adalis et aux Issas, avaient rendu impénétrable aux troupes de débarquement européennes toute cette partie du littoral.

— Peuvent-ils s’approcher très près des bâtiments ? demanda encore le Sultan.

— Quelques-uns sont revenus ayant pu faire le tour complet de plusieurs cuirassés, répondit Zérouk.

— Et quels renseignements ont-ils rapportés ? Qu’avez-vous appris ?

— Que pendant les deux premières semaines la flotte se couvrait soigneusement, soit par des filets entourant chacun des bâtiments de première ligne, soit par des estacades protégeant chacune des escadres ; depuis quelque temps, ces précautions ont bien diminué : la nuit dernière, par exemple, les bâtiments allemands seuls avaient mis leurs filets.

— Dans quinze jours, dit Omar, leur sécurité sera telle qu’ils ne se garderont plus du tout ; peuvent-ils d’ailleurs se douter que des barbares comme nous disposent de moyens assez sérieux pour les inquiéter ?

— Nos plongeurs nous ont aussi rapporté, reprit Zérouk, le nombre exact des bâtiments.

— Là-dessus, répondit Omar, nous sommes fixès très exactement. Nous connaissons ceux qui stationnent et ceux qui croisent dans les deux mers ; notre nouveau messager, Saladin, a passé huit jours à observer tous leurs mouvements ; son concours sera précieux.

— Est-il reparti pour sa nouvelle mission ?

— Pour la Mecque ?

— Oui, pour la Mecque et la Perse, dont il faudrait hâter la mise en mouvement.

— C’est chose faite, mon père ; il a emporté les plis préparés pour le khalife : il montre même pour accomplir toutes ces missions une hâte de bon augure : ainsi, lorsqu’il nous a rejoints à El-Fâscher, après sa croisière au-dessus de la mer Rouge, il est arrivé le soir assez tard, m’a rendu compte de suite et est reparti avant le jour.

Un Soudanais arriva qui, s’inclinant devant Omar, lui dit quelques paroles à voix basse.

— Des émissaires qui nous arrivent, mon père, fit le jeune prince.

— Où sont-ils ?

— Ils attendent au camp.

— D’où viennent-ils ?

— Ils ne l’ont pas dit, se réservant de se faire connaître de nous seuls.

— Partons, fit le Sultan : d’ailleurs, vois, il est temps de quitter cette crête.

La nuit était venue rapidement, en effet, et les projecteurs électriques des cuirassés s’allumaient l’un après l’autre.

C’était un spectacle curieux les uns éclairaient la mer, les autres le rivage, chacun ayant son secteur particulier et chaque secteur d’éclairement empiétant sur ses deux voisins pour ne rien laisser dans l’ombre.

Le Sultan descendit de son observatoire.

— Veillez bien, enfants ! dit-il.

Les chefs qui l’avaient accompagné s’inclinèrent, baisant le bas de son burnous, et quelques indigènes qui les suivaient baisèrent la trace des pas de son cheval.

Jamais homme n’avait inspiré à d’autres hommes le fanatisme poussé à pareil degré.

Quand le Sultan fut rentré dans sa tente :

— Fais entrer les envoyés dont tu parlais tout à l’heure, dit le Sultan à son fils.

Trois hommes entrèrent, enveloppés dans de longs burnous qui les recouvraient entièrement.

— Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? demanda Abd-ul-M’hamed.

— Ne reconnais-tu plus ton fidèle serviteur, celui que, d’Aghadès, tu expédias à Constantinople pour préparer tes voies ?

— Mahmoud ! le cadi de Damas !

— Lui-même, dit le vieil Arabe, en montrant sa tête blanche.

— Depuis longtemps je n’ai eu de tes nouvelles : as-tu réussi dans ta mission ?

— Oui, Maître, et je n’ai pas eu besoin de l’or que tu m’avais confié, la parole a suffi. Les vieilles rivalités entre Turcs et Arabes sont oubliées ; nos frères d’Europe ont compris que tu étais seul capable de relever dans le monde le prestige musulman dont ils sont les derniers représentants sur le continent chrétien. On t’attend là-bas.

— Et l’usurpateur ? demanda le Sultan dont les sourcils se froncèrent.

— Il s’endort dans les délices du harem, et ne veut pas voir le péril qui monte. On l’a prévenu pourtant, mais il compte pour le défendre sur ces chiens de chrétiens ; pauvre insensé ! Ton arrivée sur les bords du Bosphore sera le signal d’une révolution et ton successeur (que Dieu le maudisse !) sera fait prisonnier à la première heure.

— Qu’on ne le laisse pas fuir surtout, dit le Sultan qu’on ne le tue pas non plus, car je veux qu’il me revoie avant de mourir.

Et si le successeur d’Abd-ul-M’hamed eût entendu ces mots : « Je veux qu’il me revoie » ; s’il eût pu surprendre le regard qui les accompagnait, il eût éprouvé ce frisson qui secoue les condamnés à mort lorsque s’ouvre pour eux la porte de la Roquette et qu’ils aperçoivent le fil bleu du couperet.

— Sois sans crainte, dit Mahmoud.

— Qu’on n’agisse pas trop tôt non plus, car si une révolution éclatait aujourd’hui à Stamboul, Anglais et Russes en profiteraient pour y entrer de suite, et la prise en deviendrait beaucoup plus difficile.

— On n’agira que suivant tes ordres.

— Qu’on attende ma venue surtout ; or, elle dépend de notre réussite ici, et, cette réussite, j’avais compté pour l’assurer, non seulement sur les moyens dont je dispose, mais encore sur les ressources de nos frères de Turquie, sur les vaisseaux turcs dont le pavillon m’a été signalé parmi ceux qui croisent sur la mer Rouge. J’avais compté surtout qu’ils ne resteraient pas là unis à nos ennemis et ne me forceraient pas à agir contre eux.

C’est là surtout que mes négociations ont été heureuses, reprit Mahmoud qui caressa sa longue barbe d’un air de satisfaction, car j’ai le bonheur de t’amener aujourd’hui les deux délégués secrets de l’amiral turc. Son Excellence Effendi-Pacha, dès maintenant tout dévoué à ta cause.

Les deux Arabes qui accompagnaient le cadi et qui, jusqu’à ce moment, s’étaient tenus silencieusement à l’écart, se découvrirent à leur tour et apparurent dans leur uniforme d’officiers de la marine turque, le fez sur la tête et la tunique ornée de broderies.

Ils s’avancèrent vers le Sultan courbés très bas, la main droite à leur front, et l’un d’eux, un vieux « caïmacan » à barbe grise, dit d’une voix émue

— Ta Hautesse !… Nous avons connu et servi Ta Hautesse à Stamboul autrefois, et nos cœurs lui sont restés fidèles… Qu’Elle ordonne et nous la suivrons.

— Mon âme se réjouit, dit le vieux Sultan dont les yeux brillèrent de joie. Vous êtes les premiers de mes anciens sujets que je revoie depuis si longtemps. Dites-moi vos noms !…

— Nubar et Hassein, aides de camp de Son Excellence Effendi-Pacha.

— Ces noms, dit le Sultan, je les retiens, et, quand je serai à Stamboul, je vous donnerai une place d’honneur auprès de moi. Je vous autorise à venir alors me rappeler la promesse formelle que je vous en fais aujourd’hui.

Les deux officiers s’inclinèrent et le plus vieux, Nubar, glissa un regard vers le prince Omar qui, depuis le commencement de l’entrevue, ne le quittait pas des yeux.

— Qui vous a envoyés ? reprit le Sultan.

— Son Excellence l’amiral.

— Est-ce sa personne ou sa flotte qu’il m’offre ?

— L’une et l’autre.

— Il est sûr de ses équipages ?

— Ses équipages lui obéiront aveuglément. Un seul capitaine de vaisseau d’origine allemande est dangereux ; l’amiral en sera débarrassé dans quelques jours par un… accident prévu.

— Je comprends…

Le Sultan réfléchit un instant.

C’était un heureux coup de fortune que celui-là, et il n’avait osé l’espérer aussi complet. Dix vaisseaux pouvaient, à un moment donné, lui rendre de très grands services, surtout si le secret de cette volte-face pouvait être gardé jusqu’au moment d’agir.

La première recommandation à faire était donc celle du secret le plus absolu.

— Voici mes ordres, dit-il en se levant : retournez vers l’amiral, dites-lui que je le nomme dès à présent Commandant en chef de mes forces navales et que je lui donne un siège au Divan ; qu’il continue le service ordonné par l’amiral commandant en chef qui est sans nul doute…

— L’amiral anglais, répondit Nubar.

— J’en étais bien certain, reprit le Sultan : qu’Effendi donc ne donne prise à aucun soupçon de sa part ; mais tout en exécutant ses ordres, qu’il essaie d’obtenir pour les vaisseaux turcs le rôle d’éclaireurs, grâce auquel ils éviteront d’être immobilisés dans le détroit.

— Nous avons compris.

— Le jour où il verra un feu s’allumer sur le mont Hadali, qu’il fasse tous ses efforts pour concentrer ses bâtiments la nuit suivante sans attirer l’attention, et qu’il évite surtout pour eux le voisinage des autres, car tous les vaisseaux européens qui sont là sont destinés à sauter sous les efforts des torpilles que je possède.

Et comme les officiers turcs faisaient un geste de surprise

— Oui, dit le Sultan, des torpilles ; elles sont moins perfectionnées, moins dirigeables surtout que celles que vous avez à bord ; mais j’en aurai une quantité innombrable, et le moment venu, j’entourerai cette flotte comme le chapelet d’un croyant entoure de plusieurs rangs de grains le cou d’un enfant.

— Dieu t’a donné des moyens ignorés de tes ennemis, dit l’officier turc. Il est le plus grand.

— Cette nuit-là, poursuivit Abd-ul-M’hamed, les bâtiments turcs devront avoir un feu particulier afin d’être reconnus et épargnés ; puis quand l’explosion se produira, ils canonneront et torpilleront à bout portant les bâtiments ennemis qui auraient échappé à la destruction. Voilà le plan d’ensemble, il restera à concerter quelques détails : vous reviendrez.

— Tes ordres seront suivis de point en point, dit Nubar : nos marins, qui ne marchaient qu’avec répugnance sous les ordres de l’Anglais, seront au septième ciel cette nuit-là.

— Braves gens, dit le Sultan. En voilà des soldats d’élite, et cependant mal nourris, mal payés…

— Non, pas mal payés, Ta Hautesse ; mais pas payés du tout.

— Comment ?

— Il y a cinq mois que ni officiers ni soldats n’ont touché un jour de solde.

— Alors c’est encore pis que de mon temps, dit le Sultan en riant, et je vois qu’il est grand temps que j’arrive pour remplir ce pauvre trésor ottoman. Quel est l’effectif de la flotte ?

— Environ 3.000 marins et 200 officiers.

— Voyons, fit le Sultan faisant un calcul mental. À raison de 100 francs par homme et de 1.000 francs par officier, cela fait un total de… aide-moi, Omar, toi mon comptable habituel.

— Cinq cent mille francs.

— Seulement ? C’est pour rien !… Tu vas faire donner à ces braves gens, fit-il, un couffin contenant cette somme en livres anglaises ; tu prendras cela dans l’envoi qui nous a été fait récemment de Calcutta en échange de nos lingots. Tu y joindras dix mille francs pour ces deux fidèles serviteurs, cent mille francs pour l’amiral, cinquante mille pour chacun des commandants de bâtiment ; tu feras escorter ce convoi jusqu’à leur canot. Où avez-vous laissé votre embarcation ?

— Dans une crique bien cachée à deux milles d’ici.

— Fort bien. Reportez donc au plus tôt mes instructions à votre chef et revenez chercher mes derniers ordres le jour où le mont Hadali montrera à son sommet un petit panache de fumée.

Ahuris par cette prodigalité à laquelle ils ne pouvaient croire, les deux Turcs, malgré leur impassibilité naturelle, regardaient effarés le Sultan, se demandant s’il parlait sérieusement.

L’or était devenu en effet aussi rare en Turquie qu’en Italie où les payements s’effectuaient en coupures de cinquante centimes et en timbres-poste.

Sur un signe d’Omar, des noirs soulevèrent un rideau, entrèrent dans le réduit qui servait de coffre-fort au Sultan et en sortirent onze sacs cachetés qu’ils posèrent devant les envoyés.

Ils rendirent un son métallique.

— Chacun d’eux contient 100.000 francs et pèse un peu plus de 30 kilogrammes, dit Omar.

— Ce n’est qu’un acompte, ajouta le Sultan. Dites à votre chef que je me charge de la solde des troupes jusqu’à la fin de la guerre.

Les deux officiers se retirèrent à reculons,

— Et voici un autre sac pour toi, dit le Sultan à Mahmoud. Sur celui-ci tu remettras les dix mille francs promis à ces deux braves serviteurs et tu continueras avec le reste la bonne besogne commencée… Ah ! l’or ! fit-il, l’or ! quel levier !

— Lorsque nous aurons pris pied en Asie Mineure, dit Omar, nous le répandrons autour de nous, et nous verrons accourir dans nos rangs tous les réguliers et les Bachi-Bouzoucks… C’est le vrai moyen !

— L’éternel procédé, reprit le Sultan, et sais-tu, il me vient à l’idée que cette Europe si pourrie contient des milliers de mécontents, de misérables et de désespérés, pour lesquels l’or aura plus d’attrait que le patriotisme. Il faudra songer à faire appel à tous ces gens-là.

— Oui, je sais, dit Omar : on commençait à en parler quand j’étais à Saint-Cyr ; eux-mêmes s’appelaient des « sans-patrie ».

– C’est l’écume des nations, dit Abd-ul-M’hamed ; mais qu’importe, nous les emploierons comme on emploie le vitriol pour attaquer le fer, et ce sera le châtiment de l’Europe de contenir en elle-même de pareils ferments de dissolution. Ce n’est pas une apostasie qui coûtera à tous ces misérables, car ils n’ont pas plus de religion que de patrie.

Omar ne répondit pas, car la conversation eût pu se prolonger, et il avait un autre souci en tête.

Les deux officiers turcs étaient sortis. Sans affectation Omar les rejoignit, et quand il fut à une certaine distance, il prit à part le plus vieux.

— Nubar, dit-il en le regardant dans les yeux, mon brave Nubar, je te remercie encore des nouvelles que tu m’as apportées d’elle, j’ai lu sa lettre. Retourneras-tu à Stamboul bientôt pour lui parler de moi ?

— Je ne l’espère pas de sitôt, dit le vieil officier qui avait pris une des mains du jeune prince et la tenait serrée dans les siennes.

— Tant pis, mais ne pourrais-tu lui expédier un messager ?

— Hélas, non ! ce messager ne pourrait pénétrer auprès d’elle ; seul j’ai pu y arriver à cause de mes fonctions au palais…

— Ah, oui ! le harem fit le jeune prince dont les yeux eurent un éclair. Ah ! maudit soit le misérable qui l’y tient enfermée.

— Pauvre mère, ajouta-t-il, quel sort terrible l’attend ! Hier encore j’ai supplié mon père de lui pardonner, il est inexorable !

— Il semble même, reprit Nubar, que l’usurpateur veuille en faire un otage vis-à-vis des partisans de ton père, car la sultane avait demandé la permission de se retirer en Caucasie, dans son pays d’origine, et cette permission lui a été refusée.

— De sorte qu’à notre arrivée à Stamboul nous la trouverons au harem ?

— Hélas, oui !

— Alors elle est perdue !

Et le jeune prince se tut, les yeux fixés à terre.

Sa mère, une ravissante Caucasienne, avait quatorze ans lorsqu’elle avait été envoyée d’Erzeroum au Sultan par le Vali de cette province, et de suite elle était devenue la favorite du Maître.

L’année suivante Omar venait au monde.

Quand le sultan Abd-ul-M’hamed avait dû quitter le palais d’Yldizkiosk, sa fuite avait été si précipitée qu’il n’avait pu emmener avec lui sa femme préférée. Cependant il avait pour elle une affection dont les pays orientaux ne donnent que peu d’exemples, et en partant il lui avait fait dire par un serviteur fidèle de tout tenter pour le rejoindre.

Mais l’usurpateur avait, en même temps que le trône, pris le sérail de son prédécesseur, et quelque temps après, un émissaire du parti, resté fidèle au sultan déchu, avait apporté à celui-ci la nouvelle que la sultane favorite avait partagé la couche du nouveau maître.

Ah ! l’horrible nouvelle ! Omar se rappelait encore du jour où elle les avait rejoints à travers les solitudes du Bahr-el-Ghazal. Ils étaient campés dans une île couverte de papyrus, sans ressources, exténués, à demi morts de fatigue.

Il avait cru que son père deviendrait fou de rage et de désespoir ce jour-là. Jamais il ne l’avait vu et ne devait le revoir dans cet état.

Et quand, lui son fils, avait essayé de la défendre, disant qu’à son âge, elle avait trente-sept ans, c’était certainement à son corps défendant qu’elle avait trahi la foi jurée, que le maudit était le maître qui l’avait violentée par bravade, pour insulter encore au malheur du Sultan tombé, Abd-ul-M’hamed, farouche, avait répondu :

— Ne la défends pas ! N’essaie pas de la justifier !… Elle aurait dû se tuer pour éviter cette honte ; les poisons ne manquent pas à Yldizkiosk… Que Dieu la maudisse comme il a maudit la femme de Loth !… Quant à lui, s’il me tombe sous la main, demain ou dans vingt ans, jamais supplice n’aura égalé le sien.

Et depuis il avait interdit qu’on lui reparlât d’elle. Plus d’une fois, pourtant, Omar avait essayé d’amener la conversation sur ce passé, d’implorer le pardon, mais le Sultan lui avait imposé silence d’une voix dure.

Qui sait même si, au fond de tout ce fanatisme déployé depuis dix ans, il n’y avait pas le souvenir de cette torture cachée ?

Qui sait si tous ces plans si obstinément suivis, ces préparatifs de guerre faits de longue main, n’avaient pas pour cause l’ardent désir de se venger à la fois de l’infidèle et du traitre ?

Oui, qui sait !… Celui qui eût pu lire dans l’âme de ce vieillard traînant derrière lui des millions d’êtres, y eût peut-être lu, à côté du nom du Dieu qu’il invoquait, celui de la sultane Hézia.

L’amour n’a-t-il pas été dans tous les siècles le moteur principal de toutes les actions humaines et le point de départ des plus grands événements ?

Quant à Omar, on juge de son émotion lorsque, après de longues années, il avait reçu des nouvelles de sa mère.

C’était une vieille femme maintenant, brisée par la douleur et la honte : Dieu lui avait épargné la douleur d’une seconde maternité, et elle ne parlait plus que de son petit Omar, qu’elle aimait par-dessus tout et qu’elle désirait tant revoir avant de mourir.

Oui, elle le reverrait peut-être, mais pour mourir presque aussitôt après.

Car Abd-ul-M’hamed avait juré : il ne pardonnerait pas.

— Nubar, dit le jeune prince, j’aurai besoin de toi, plus tard, quand nous arriverons près le Stamboul.

— Je suis ton serviteur, dit le vieil officier.

— Tu es prêt à m’obéir quoi qu’il arrive ?

— Quoi qu’il arrive : ne sais-tu pas que je t’ai vu naître et grandir, poursuivit-il d’une voix attendrie ; que je comptais sur toi pour relever notre pauvre Turquie dont les chrétiens se disputent les lambeaux ; que je compte encore sur toi aujourd’hui, et que je te suivrai aveuglement partout.

— Comme je t’ai suivi moi-même quand tu es revenu me chercher à Paris, fit le jeune prince.

— Ah ! oui, fit Nubar, qui ne put cacher un sourire en évoquant ce souvenir lointain.

Car c’était lui que le papa Sultan avait dépêché à Saint-Cyr pour y reprendre le jeune homme, lorsqu’il avait appris ce qu’il appelait sa scandaleuse liaison.

Et Nubar avait mis dans l’accomplissement de cette mission une telle délicatesse et un liant tels que le jeune saint-cyrien avait pu faire, refaire et parfaire ses adieux à Suzanne sans aucune espèce d’entraves, pendant que Nubar retardait son voyage à Constantinople sous de vagues prétextes diplomatiques.

Il n’avait même pas été loin d’admettre la ravissante demi-mondaine dans le sleeping-car qui emportait Omar sur l’Orient-Express ; mais il s’était rappelé à temps que sa mission consistait dans une séparation et non pas dans un enlèvement, et que d’ailleurs Abd-ul-M’hamed ne plaisantait pas.

Et redoutant une tasse de mauvais café qui l’enverrait prématurément au séjour des houris, il avait décidé le jeune prince à l’accompagner seul.

Quant à la jeune personne, très emballée, elle aussi, et prête à faire ses malles, il l’avait singulièrement refroidie en lui apprenant confidentiellement que le Sultan n’attendait que sa venue à Constantinople pour la faire ficeler dans un sac et jeter au Bosphore.

Mais tous ces souvenirs disparaissaient maintenant pour le jeune prince sous les anxiétés présentes, et serrant la main du vieil officier :

— Quand nous approcherons de Stamboul, tu quitteras ton poste à bord du vaisseau amiral sous un prétexte quelconque ; au besoin je te donnerai un ordre secret signé de moi. Tu rejoindras ma mère et tu ne la quitteras plus, tu entends ?

— J’entends.

— Laisse-lui ignorer les terribles menaces dont je t’ai parlé… Sait-elle quelque chose de notre marche et de nos projets ?

— Non ; aucune nouvelle ne pénètre au sérail. Ne sais-tu pas comme les murs en sont épais et muets les eunuques ?

— Alors elle s’imagine que nous sommes toujours perdus au centre de l’Afrique ?

— Oui.

— Qu’elle reste dans cette ignorance ; si elle savait ce qui l’attend, elle ne vivrait plus ; dans quelques mois, quand elle apprendra notre approche, tu lui diras de compter sur moi ; j’aime et je respecte mon père, mais je la sauverai malgré lui.