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L’invasion noire 2/4

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CHAPITRE IV


À l’usine de Zérouk. — Une idée de Zahner. — La tête de Ménélik. — Les abus en Abyssinie. — La revanche de l’Afrique. — Un volcan prêt à éclater. — Transport dangereux. — Fatalisme ! — Rôle des vaisseaux turcs. — Le placement des torpilles. — Pour sauver les cuirassés français. — Colons et missionnaires. — Un cas de conscience. — Une causerie nocturne.



Le jour décisif approchait : Zérouk allait éteindre ses feux alimentés jour et nuit pendant neuf semaines par des arbres entiers tirés des forêts de conifères et d’oliviers sauvages qui couvrent les contreforts du Moussali.

Le Sultan avait tenu à s’assurer par lui-même que la provision d’outres explosives était suffisante pour l’œuvre qui allait s’accomplir.

La Garde noire tout entière était depuis quinze jours sur les bords de la mer Rouge : elle avait achevé sa funèbre besogne.

Seul Mounza, avec quelques centaines de cavaliers bien montés, était resté en arrière à la poursuite de Ménélik que l’on disait réfugié dans le fameux sanctuaire chrétien du lac Zwaï.

Monté sur un superbe coursier ramené du Kordofan, Abd-ul-M’hamed et Omar, escortés de quelques Touaregs, se dirigèrent vers la cluse rocheuse où le renégat avait établi son usine improvisée.

De Melval et Zahner s’étaient joints à son escorte.

Depuis qu’ils avaient quitté les rives du Nil, les deux officiers avaient passé de tristes heures, songeant aux camarades restés là-bas près de Laghouat et ne pouvant se défendre de sombres pressentiments.

lis commençaient à croire en effet à l’extraordinaire puissance de l’effort qui se développait sous leurs yeux.

Chaque jour dans leur course rapide du Nil à la mer Rouge, ils avaient rencontré et dépassé des fourmilières humaines en marche ; jamais, avant d’avoir vu par eux-mêmes, ils n’eussent cru que ces contrées de l’Afrique centrale pussent armer tant de bras.

Ce n’était plus une insurrection, comme ils l’appelaient d’abord : c’était décidément une invasion qui se concentrait.

Qu’allait-il advenir ?

Ou bien arrêté en Asie, ou encore refoulé par les puissances de l’Europe centrale, le torrent n’arriverait pas jusqu’au Rhin.

Ou bien il atteindrait la France après avoir tout balayé devant lui, et maintenant cette hypothèse ne leur paraissait plus absurde comme au début.

La Russie, l’Allemagne, l’Autriche, les royaumes des Balkans pouvaient leur opposer des millions de soldats, c’est vrai ; mais l’élan de la race noire devenait si impétueux, ses procédés de guerre étaient si différents de ceux que l’Europe connaissait, la cruauté des envahisseurs menaçait d’être si démoralisante que les deux officiers commençaient à douter.

Ben Amema avait bien détruit l’armée d’Afrique !

Et si l’Invasion noire arrivait au Rhin !

Alors ils recouvraient leur liberté.

Et cette pensée seule, si lointaine fût-elle, les soutint.

Dès lors ils observèrent tout ce qui se passait autour d’eux, non plus en désœuvrés et en curieux, mais en soldats.

Puisque le Sultan, par une sorte de bravade hautaine vis-à-vis d’eux, ne craignait pas d’étaler sous leurs yeux ses ressources de toutes sortes, leur devoir ne consistait-il pas à les connaître, à étudier les moyens de les annihiler, lorsque plus tard ils auraient recouvré la libre disposition d’eux-mêmes.

On leur avait demande de ne pas fuir ; rien de plus.

Et c’était même avec la conviction qu’ils pouvaient tout voir sans danger pour son œuvre, que le Sultan les avait conviés à en suivre le développement.

Qui sait si leurs observations ne seraient pas utiles plus tard en France !

Si un bon génie, par exemple, fut venu dire au général en chef de l’armée d’Afrique, quand il en était temps encore, que les Noirs comptaient sur le corps à corps et l’obscurité pour annihiler l’effet de son armement et de sa tactique, eût-il attendu leur attaque en rase campagne ?

Non : il eût transformé son camp en une véritable place forte où chaque bataillon eût occupé une redoute flanquée par les redoutes voisines, où des remparts très hauts et des fossés profonds eussent arrêté l’élan de ces fauves, où des défenses accessoires, herses aiguës, croix de Saint-André, trous de loup, réseaux de fil de fer les eussent maintenus sous le feu à courte distance.

Il se fût procuré des milliers de pots à feu qui lancés au plus épais de l’ennemi eussent transformé la nuit en jour, et des projecteurs électriques alimentés par des batteries d’accumulateurs pour permettre le tir de nuit aux grandes distances.

Il se fût adossé à une montagne infranchissable, ou couvert par des ravins escarpés pour éviter l’enveloppement.

Et le premier choc de l’Islam se fût brisé contre lui !

Pourquoi, dans l’espoir possible d’un retour en France, les deux officiers n’essayeraient-ils pas de jouer ce rôle ?

Et ils étaient tombés d’accord sur ce point.

Ils allaient observer ; déjà ils avaient remarqué que le contre-poison de l’euphorbe dont les Chillouks avaient enduit leurs flèches était la feuille de la « trapa », sorte de châtaigne d’eau abondante sur le cours de l’Azzeg et ils en avaient cueilli des échantillons la faune de France contiendrait peut-être quelques plantes aux propriétés similaires.

Mais ce qui les préoccupait le plus, c’était le terrible secret de Zérouk.

Les nègres ne parlaient qu’en tremblant de la foudre renfermée dans les outres ; quand elle éclatait par accident, elle creusait un entonnoir de 3 mètres de profondeur.

Si elle pouvait se fabriquer aussi facilement et en aussi grande quantité partout, c’était une arme dont l’effet allait être terrible sur les Blancs, si bien munis fussent-ils de matières semblables.

Aussi usant de l’entière liberté qui leur était laissée de suivre Omar partout, s’étaient-ils joints ce jour-là à l’escorte du Sultan, dans le secret espoir que cette visite à l’usine de Zérouk leur apprendrait quelque chose.

De Melval avait hésité ; il ne tenait pas à se retrouver en face de cet ennemi qu’il sentait plus dangereux que tous les autres, et qui lui faisait l’effet d’un serpent venimeux.

Mais Zahner le décida :

— Si nous pouvions savoir, mon capitaine… ou mieux encore…

— Quoi ?

— Si nous pouvions… c’est une idée qui ne me quitte pas depuis hier.

— Quelle est-elle ?

— Il paraît que cet explosif saute sous l’action d’une balle de revolver. Quand nous serons là-bas au beau milieu…

— Eh bien ?

— Deux ou trois coups de revolver à droite et à gauche et nous faisons sauter toute la cambuse…

Et comme de Melval ne répondait pas.

— Nous sautons en l’air, poursuivit Zahner ; mais avec nous, Sultan, Galette-Pacha, et le Zérouk lui-même disparaissent dans un feu d’artifice.

— Non, Zahner, dit le capitaine : nous ne pouvons et nous ne devons pas penser à cela.

— Pourquoi ? croyez-vous que ça me chargerait la conscience de faire ce coup-là ?

— Oui certes ; je ne puis comprendre ainsi la parole donnée : que nous fassions plus tard notre profit des remarques d’aujourd’hui, rien de plus légitime ; on nous laisse toute liberté pour voir ; mais profiter de cette liberté et des tolérances que nous devons à Omar pour faire un coup pareil, je crois fermement que l’honneur nous le défend.

— Notre honneur ! ma foi du moment que nous serions pulvérisés, nous n’aurions plus à nous en préoccuper.

— Franchement, Zahner, aucune protestation ne s’élève-t-elle en vous contre cette idée… infernale ?

— Si, je conviens que ce ne serait pas propre, mais…

— Écoutez, fit de Melval, rappelez-vous les paroles du Sultan lorsqu’il nous épargna « Les Français ont le culte de l’honneur, ils sont francs, généreux… »

— C’est vrai, mais mille capucines, que c’est donc tentant… je crois pourtant que vous avez raison : bornons-nous à observer.

Et tous deux étaient partis à cheval derrière le Sultan.

— S’il se doutait de la farce que j’ai eu l’intention de lui jouer, dit Zahner au capitaine… ce qu’il nous ferait coffrer !

— Et il aurait raison, dit en souriant de Melval.

Nedjma avait été laissée à la garde d’Hilarion et d’Alima ; l’officier d’ailleurs était tranquille à son sujet, car le roi des Monbouttous pendant son absence en Abyssinie, avait cru inutile de tenter un nouvel enlèvement, et depuis son départ aucun incident ne s’était produit. Quant à Zérouk, tout à ses apprêts infernaux, il n’avait pas paru une seule fois au camp de la Garde, depuis le commencement dé sa fabrication.

La route que suivait la petite troupe longeait une espèce de couloir gigantesque, large d’un kilomètre environ et serpentant entre deux chaînes de rochers madréporiques.

L’eau s’y rencontrait à une faible profondeur, et bien que la mer fût proche elle n’était ni saumâtre ni salée, et cette particularité y avait amené depuis quelques semaines une véritable accumulation des tribus de la côte et de l’intérieur : des tentes de toutes formes, de toutes dimensions couvraient les pentes et le fond de l’étroite vallée.

À l’aspect du croissant d’or qui annonçait le Maître, des milliers d’indigènes accoururent, et ce fut au milieu d’une haie épaisse que le Sultan passa.

De Melval regardait curieusement ces échantillons de races si diverses, et Omar, très ferré sur l’ethnologie des régions de l’Afrique orientale, lui en donnait le nom et les particularités les plus saillantes.

Les plus nombreux étaient des naturels des Galabats et des Beni-Amer, qui venaient de mettre le Tigré à feu et à sang : ils appartenaient à ces tribus Gallas, qui, jadis soumis au Choa et supportant impatiemment le joug d’un ras catholique, avaient répondu au premier appel du Sultan.

Auprès d’eux, les Wollos qui, réfractaires aux prédications des missionnaires, ne voyagent jamais sans porter à leur cou, dans un étui de cuir, quelques feuilles du Coran.

Puis, de Melval remarqua les Harraris, qui se distinguent du reste du monde musulman par le respect dont ils entourent la femme, et aussi par leur écriture qu’ils disposent verticalement : les Legas « aux bras et aux jambes de Yankees », au teint plus clair que les nègres Gallas ; à côté d’eux, les Denkas, jadis leurs esclaves et délivrés par leur conversion à l’islamisme.

Mais Omar signala surtout les Berdas, dont les guerriers se peignent le corps en rouge, et dont les femmes se tatouent le visage, de manière à produire des pustules semblables à celles de la variole ; les Sienetjos à la peau jaune, très fiers et très jaloux de la pureté de leur race ; les Yangaros, presque tous malades du tænia par l’abus qu’ils font de la viande crue, et les gens du Kaffa, dont le pays produisit les premiers arbustes de caféier, découverts par les voyageurs et rapportés en Europe.

Et comme Abd-ul-M’hamed, après une marche très lente au milieu de leurs flots pressés, allait s’engager dans une faille étroite et franchissait le cordon de sentinelles qui isolait complètement l’usine de tout contact indiscret, il vit venir au loin trois cavaliers au grand galop de leurs chevaux.

L’un d’eux brandissait un sabre nu à son turban vert, à son haïk blanc, le Sultan reconnut un des janissaires préférés qu’il avait détachés auprès du roi Mounza ; deux autres cavaliers du Darfour le suivaient de près.

En quelques instants ils arrivèrent devant le Commandeur des croyants et sautèrent à bas de leurs chevaux leurs chabirs, grands éperons d’acier, étaient rouges du sang de leurs montures.

Puis le janissaire prit dans un sac de peau, suspendu à sa selle, un paquet informe où l’on ne distinguait d’abord que du sang coagulé, le tint suspendu quelques instants au-dessus de sa tête et le jeta aux pieds du cheval d’Abd-ul-M’hamed.

De Melval reconnut une tête coupée, une tête aux cheveux crépus très noirs, à la barbe courte, aux yeux blancs.

— La tête du négous Ménétik, fit le Soudanais : c’est le roi Mounza qui l’envoie.

Le Sultan eut un éclair dans le regard, et fit reculer son cheval pour mieux voir le funèbre cadeau.

Il se rappelait qu’à celui-là aussi il avait jadis, après sa chute, fait demander l’hospitalité. Mais l’Italie veillait, l’Italie, satellite coloniale de l’Angleterre, et elle n’avait pas permis qu’un roi protégé par elle accueillit l’ennemi de la Grande-Bretagne.

Tous, il les châtierait ; tous, l’un après l’autre.

Et d’une voix lente

— Le voilà donc, ce fou qui prétendait descendre du roi Salomon et de la reine de Saba ! il croyait l’Abyssinie le plus grand des royaumes, se faisait appeler « le roi des rois » et se crut assez fort pour s’opposer à mes desseins : le voilà !

— Et la reine ? fit-il après un instant de silence.

— La reine Taïtou est prisonnière : elle arrivera dans quelques jours au camp.

— Je ne veux pas la voir. Dis à Mounza que je la lui donne ; et les généraux rebelles, ces guerriers à l’équipement si bizarre ?

— Tous tués ou en fuite ; quelques-uns ont fait leur soumission.

— Et cette cavalerie légendaire, du ras Gobana ?

— Elle n’a pas tenu devant nos carrés armés de fusils.

— Alors l’Abyssinie n’existe plus ?

— Non, Maître. Tous ceux de la noblesse ont été égorgés ainsi que les prêtres ; mais le peuple s’est soumis, et il est revenu avec joie à la religion du Prophète.

— Qui était la sienne autrefois, dit le Sultan, avant que les Portugais n’eussent introduit dans ce pays la religion catholique avec l’Inquisition et ses bûchers… Leur a-t-on donné un chef ?

— Oui, le cheik des Beni-Amer a été désigné par le roi, et n’attend plus que ton investiture.

— Tu la lui reporteras ; où est en ce moment Mounza ?

— II est resté quelques jours au monastère du lac Zwaï, que jamais homme armé n’avait franchi.

— Je connais sa renommée, dit le Sultan. N’est-ce pas celui qui devait contenir, d’après la tradition juive, les tables de la loi d’Israël et le fauteuil d’or massif de Salomon ?

— Oui, Maître. On n’a pas trouvé ces objets ; mais il y avait des trésors de toute sorte que le roi va t’envoyer.

— Tu diras à ton maître de se hâter, car le moment est proche, et l’armée du Mahdi est tout près d’ici : va !

Quand les indigènes se furent éloignés dans la direction du camp, de Melval, qui était resté en arrière avec Omar, l’interrogea.

— Alors, l’Abyssinie est détruite ?

— Oui, ou du moins tu as entendu ce que disait ce messager : la noblesse et le clergé seuls ont été massacrés. Ne t’étonne pas de ce qui est arrivé là ; l’œuvre de l’Islam s’accomplit le plus souvent ainsi, délivrant les opprimés et abattant les oppresseurs. En aucune partie de l’Afrique il n’y avait d’hommes aussi malheureux qu’en Abyssinie ; le peuple y était divisé en deux classes : les « wattaders » ou soldats, et les « gabarres » ou serfs. Le soldat y mourait de faim, n’était pas payé et menait la vie la plus misérable qui fût ; le paysan était plus à plaindre encore si possible : c’était une vraie bête de somme ; il était propriétaire du sol, c’est vrai, mais il devait à son seigneur la plus grande partie de sa récolte, l’impôt en argent, en chevaux, en miel, en ivoire, en musc et en peaux de léopard ; quand il avait tout payé, il était ruiné à plate couture.

— Et les nobles ?

— Abrutis par l’abus du « haschisch », cet opium d’Afrique, et à tel point que quelques-uns se faisaient enterrer un bras dépassant le sol pour en demander encore après leur mort.

— Je croyais que la religion catholique…

— La religion catholique, telle qu’elle est comprise aujourd’hui par eux, avait développé leur paresse en introduisant chaque année dans leur calendrier cent soixante fêtes de saints pendant lesquelles tous se reposaient, sauf les femmes vouées aux plus durs travaux. Il y avait même chez eux un usage assez curieux et qui te montrera la fixité de leurs opinions religieuses : un pèlerinage leur était recommandé, celui de Jérusalem. N’ayant pas d’argent pour l’atteindre, ils se faisaient musulmans pour arriver à Djedda, vivaient jusqu’en Syrie de la charité de nos frères, redevenaient chrétiens au Saint-Sépulcre et, pour regagner leur pays, changeaient encore deux fois de religion. Bref, c’était un peuple en pleine déliquescence et il était temps que nous arrivions.

— Le protectorat italien n’aurait-il pu produire la rénovation nécessaire ?

— Non ; tu n’ignores pas que l’Éthiopie comprend trois royaumes : au Nord, le Tigré, où ce malheureux Ménélik avait sa résidence ; au Centre, le Godjam, et, au Sud, le Choa, dont les Ras lui payaient tribut ; or, l’Italie n’a jamais eu de protectorat que sur le Tigré seul, et, pour qu’elle l’exerçât efficacement, il lui eût fallu des capitaux qu’elle n’avait pas ; elle s’était donc rejetée sur les territoires du Nord occupés par les Mahdistes et, après la prise de Kassala, avait cru pouvoir se frayer avec l’Angleterre un passage vers Khartoum tu te rappelles l’échec de cette expédition faite en 1896, à l’instigation de l’Angleterre.

— Cette malheureuse Italie n’a pas eu de chance dans ses essais coloniaux.

— Cela t’étonne ? D’abord, elle a des procédés de colonisation qu’a révélés le procès Livraghi et qui sont indignes d’une nation soi-disant civilisée ; vols, meurtres, rien n’y manquait, tu dois t’en rappeler. Et puis, est-ce que, au lieu d’aller chercher à exploiter des peuples soi-disant inférieurs en Afrique, les Italiens n’eussent pas beaucoup mieux fait de mettre de l’ordre dans leurs finances et de développer leur agriculture ? C’est l’éternelle histoire. Songerions-nous à attaquer l’Europe si, de son côté, elle ne nous avait pas comprimés et asservis ; si chaque jour, par ses empiétements, elle ne nous avait poussés à bout ? Que de peuples vivaient sur ce continent, tranquilles et sans besoins, chez lesquels vos émigrants ont introduit l’alcool et la plupart de vos vices !

Comment ! il aurait suffi qu’en 1889 quelques diplomates se réunissent autour d’un tapis vert à Berlin pour se partager les peuplades africaines comme un vil bétail ! et ce bétail n’aurait qu’à ratifier le partage !

Allons donc ! aujourd’hui il sent sa force, joue des cornes et fonce sur les imprudents bergers : tant pis pour eux !

De Melval ne trouva rien à répondre ; d’ailleurs, on était arrivé.

Dans un site sauvage, sorte de cirque entouré de trois côtés par des rochers à pic, plusieurs centaines de nègres vêtus d’un pagne s’agitaient autour de grands fours creusés dans les parois du granit ; de hautes cheminées d’appel, semblables à des nids de termites, dominaient la falaise.

Dans un enclos de trois cents mètres environ de côté, fermé par un parapet en terre comme une redoute, s’étalait le terrible produit de cette fabrication à outrance :

Plus de vingt mille outres à demi pleines !

De quoi changer, si elles éclataient là, le relief du sol et la configuration du terrain ! de quoi creuser un abime, raser les rochers, pulvériser tout dans un rayon de deux kilomètres !

Tout à son œuvre, Zérouk n’avait pas remarqué de Melval ; il vint au-devant du Sultan, s’inclina profondément devant lui et l’accompagna devant l’un des fours, le seul qui flambât encore.

Les longues flammes rabattues par le vent se glissaient hors de l’orifice aux bords noircis et semblaient grimper le long du rocher.

De Melval et Zahner échangèrent un regard ; ils étaient encore à deux cents mètres de la redoute où s’entassait le formidable approvisionnement ; c’était beaucoup trop loin pour agir avec un revolver, mais…

Et le regard de Zahner semblait dire :

— Si nous approchions ! quelle occasion !… Jamais nous ne la retrouverons.

Et, à ce moment, de Melval se disait que son lieutenant avait raison, qu’il n’y avait pas de parole ou d’honneur qui tint devant la grandeur du résultat.

D’ailleurs, si c’était écrit !…

Et il détourna la tête.

Zahner comprit.

Il s’assura que son revolver était dans la poche intérieure de sa veste et, d’un air de parfaite indifférence, se détacha lentement du groupe se dirigeant vers la redoute.

Mais il n’avait pas fait cinquante pas, qu’un nègre armé d’un « trombache » se jetait au-devant de lui et le repoussait brutalement.

Évidemment Zérouk avait prévu une tentative de ce genre ou tout au moins un accident possible, car une deuxième sentinelle venait de surgir d’un trou et levait sa lance d’un air menaçant.

Un instant, il l’avoua plus tard à de Melval, Zahner eut l’idée de faire un bond pour échapper aux deux noirs, au risque de recevoir un coup de lance qui ne l’eût certainement pas tué sur le coup, de se précipiter au milieu des outres et d’y décharger son revolver.

Mais ce ne fut qu’un éclair.

Il fit demi-tour et Omar, qu’il croisa en revenant, ne put lire sur ses traits quel combat venait de se livrer dans cette âme énergique.

 

Déjà, d’ailleurs, le transport était commencé : une longue file de noirs vigoureux et nus jusqu’à la ceinture, portant sur la tête une sorte de bonnet terminé par des cordes en fibres de palmier, entrait dans l’enceinte.

Là, des hommes de confiance, dressés par Zérouk, arrimaient, sur le corps de chacun d’eux, une jarre hermétiquement bouchée avec de la terre glaise ; tous prenaient des précautions infinies et les porteurs partaient isolément, marchant d’un pas lent et mesuré.

En sortant de la redoute, ils prenaient un sentier qui se dirigeait vers le rivage.

Là, ils devaient déposer leurs fardeaux dans le sable, en des points déterminés recouverts de broussailles et en évitant avec soin de se faire voir des vaisseaux.

Les bras ne manquant pas, le transport serait terminé avant la nuit.

Et comme Abd-ul-M’hamed examinait ces porteurs, une violente explosion retentit dans l’anfractuosité rocheuse où ils s’engageaient l’un après l’autre.

Zérouk, inquiet, avait vivement tendu l’oreille dans cette direction.

Puis, au bout de quelques instants :

— Ce n’est rien, dit-il, une seule charge a éclaté ; pour éviter une catastrophe, j’exige que les porteurs soient distants de cent mètres au moins les uns des autres, car à l’état liquide mon explosif est très instable ; un homme fait un faux pas, tombe, roule dans un trou, il a beaucoup de chances de voir partir dans son dos la mine qu’il transporte.

— C’est ce qui vient d’arriver, dit Omar.

— Oui, pour une outre seule : ce n’est donc rien.

— Rien ! sinon pour le porteur.

— Oh celui-là, on en trouverait difficilement un lambeau sur le lieu de l’explosion. Il est volatilisé, et ce doit être une jolie surprise pour ceux qui le suivent de ne pas trouver trace de leur camarade en arrivant sur le lieu de l’accident ; sans doute, ils le croient transporté tout d’une pièce dans le paradis d’Allah.

— Je ne vois pas des soldats européens faisant ce métier-là en sachant ce qui les attend, dit Zahner à voix basse ; moi-même, j’avoue que pareille besogne ne me sourirait guère.

— Et moi, fit de Melval, je comprends, au contraire, fort bien le stoïcisme de ces braves gens ; s’il est écrit que l’un de ces vases doit éclater sur les épaules de l’un d’eux, tout ce qu’il pourra faire pour éviter l’accident sera inutile… Mieux vaut dès lors porter tranquillement son fardeau.

— Alors, si on vous priait de donner un coup de main à ces négros ?…

— J’irai de mon petit voyage, répondit de Melval, et aussi paisiblement que le premier d’entre eux ; voulez-vous que je vous le prouve ?

Zahner regarda son capitaine.

Ce qui perçait dans ses paroles, malgré l’apparente insouciance dont il les enveloppait, c’était moins l’affirmation d’une thèse philosophique que la preuve d’une grande lassitude morale. Sa gaieté, sa bonne humeur, qui avaient résisté à tant d’aventures, semblaient avoir sombré dans la funeste rencontre de Khartoum.

Bien qu’il essayât de n’en rien laisser paraître, le trait qui l’avait atteint ce jour-là était entré profondément. Nedjma avait pu le lui faire oublier un instant, endormir sa douleur ; elle ne comblerait jamais le vide.

Zahner lut tout cela, et après un silence :

— Non pas, reprit-il, car s’il est écrit que votre outre doit éclater, vous n’y pouvez rien, je le reconnais mais vous êtes parfaitement libre de ne pas vous en charger, et c’est là que votre libre arbitre intervient.

— On se figure que la volonté intervient, fit de Melval mélancolique ; quelle erreur : l’homme n’est qu’un pantin dont la Providence tire les ficelles.

— Diable fit Zahner, le fatalisme a fait de sérieux progrès chez vous depuis quelque temps ; quant à moi, lorsque la Providence essaie de tirer dans mon individu une ficelle qui ne me convient pas, je résiste comme une vraie bourrique.

— Peine perdue, mon pauvre ami.

— Comment ? peine perdue ! mais si pourtant j’arrive à faire le contraire de ce qui avait été suggéré par ladite Providence à ce que vous appelez mon pantin.

— Alors, c’est qu’en vous suggérant l’idée première, elle savait à l’avance que vous prendriez l’autre : elle ne vous a donc laissé que l’illusion de faire acte de volonté ; si ça vous suffit, tant mieux !

— À pareil raisonnement, mon capitaine, il n’y a plus de réponse, dit le lieutenant en riant, et pourtant pas plus tard que tout à l’heure, vous avez fait œuvre libre en m’empêchant de tout chambarder ici.

Il avait prononcé cette dernière phrase très bas et reprit :

— Je voudrais bien savoir, par exemple, quelle récompense reçoivent ces pauvres gens pour une besogne aussi risquée ?

— Aucune, répondit Omar, qui suivait en souriant la discussion : ils ont leur ration de poisson séché, de maïs et de plantain comme les autres, et rien de plus.

— Fatalisme et fanatisme, murmura de Melval ; quelles forces irrésistibles ! que pourront contre elles tous nos sceptiques d’Europe ?

— Rien, dit Omar, rien, sois-en sur.

— J’en connais une pourtant qui les vaudra toutes les deux, dit Zahner qui ne riait plus.

— Laquelle ?

— Le patriotisme.

Et de Melval se tut, le regard songeur.

Six nuits après, le dangereux approvisionnement était en place ; une partie avait été transportée dans une crique de la baie de Tadjourah, crique invisible de la flotte, et dont les musulmans tenaient fortement les débouchés.

Ce fut là que vinrent les prendre pendant les deux nuits suivantes les canots des vaisseaux turcs, sous prétexte de rondes le long des côtes : le Hamidieh, cuirassé à batteries, et le croiseur Heiler-Namia entassèrent dans leurs flancs les redoutables récipients que leur proximité des bâtiments anglais leur permettait de noyer eux-mêmes sans exciter l’attention.

En même temps un certain nombre de Danakils plongeurs, munis de leur planche de liège, furent embarqués à bord de ces deux vaisseaux, pendant que l’amiral anglais, séduit par les assurances de dévouement du pacha turc, attribuait ces allées et venues de canots à un redoublement de surveillance.

Restait à trouver le moment favorable.

Les émissaires turcs, Nubar et Hassein, vinrent une dernière fois en concitiabule secret au camp du Sultan, et il fut convenu avec eux que le choix de ce moment serait laissé à l’amiral lui-même.

Mieux que personne, en effet, il pouvait choisir une nuit où les estacades ou filets ne protégeraient pas la flotte, la surveillance se relâchant à mesure que le temps s’écoulait sans amener d’événements nouveaux.

D’ailleurs, le bruit commençait à se répandre en Europe que l’écoulement principal des forces musulmanes allait se faire par Suez : de grandes masses étaient arrivées à Assiout, et le Sultan connut ainsi que les armées du Fezzan et du Tibbou avaient heureusement franchi le désert libyque.

Il fallait également choisir une nuit sans lune, et opérer vers la fin de la nuit, car il était rare que par raison d’économie, les cuirassés n’éteignissent pas leurs fanaux électriques vers une heure du matin. Depuis quelques jours ils n’en conservaient que deux et les concentraient sur un point de la côte au sud de Raheita, où le Sultan avait à dessein fait exécuter une démonstration quelques jours auparavant.

Comment d’ailleurs les alliés eussent-ils pu avoir la moindre inquiétude pour des bâtiments situés à onze kilomètres en mer ?

Enfin, troisième condition, il était indispensable que cette nuit-là le service de surveillance et de canotage autour des bâtiments fût confié aux vaisseaux turcs, ce service ayant été réparti par séries de quatre jours entre les différentes nations.

Il fut convenu qu’à terre on serait prêt à agir chaque soir, et qu’un feu vert placé au petit perroquet du mât de misaine du Stamboul, vaisseau amiral turc, indiquerait au Sultan que l’action était fixée à la nuit suivante.

Ce feu devait consister en un seul faisceau dirigé vers le cap Sidjan, et invisible des vaisseaux confédérés.

L’attaque allait donc être double, partir à la fois de terre et des vaisseaux turcs.

Ceux-ci, depuis quelques jours, avaient sous un prétexte plausible, obtenu de se placer au nord de la triple ligne formée par les escadres, à la droite des bâtiments italiens et français.

L’amiral Effendi se chargeait d’agir sur ces derniers.

Les Danakils partant du rivage seraient chargés de torpiller l’autre partie de la ligne formée des vaisseaux anglais, et Zérouk avait pris les précautions les plus minutieuses pour que chacun des plongeurs connût bien son objectif de direction.

Son ardeur était décuplée à l’idée qu’il avait en face de lui la flotte britannique et que la première partie de sa vengeance allait s’accomplir.

Ah ! on l’avait poursuivi comme une bête fauve parce qu’il était misérable, dupé, volé dans ses inventions parce qu’il était pauvre, mis au ban de la société parce qu’il avait tué pour manger !

On lui avait refusé une place au soleil dans le pays où il était né : il allait se tailler lui-même cette place, et à coup de foudre.

Et les compatriotes qui l’avaient méprisé, traqué, banni, ne se doutaient guère que ce minuscule exilé allait être l’instrument d’un désastre sans précédent dans l’histoire de la marine anglaise.

Il allait être le rat qui perce le trou fatal dans la carène du bâtiment.

À cette pensée, il avait des tressaillements d’orgueil et quelquefois s’oubliant à parler tout haut il disait :

— « Les compagnons sont contents de moi ! »

Il avait sous ses ordres six cents plongeurs intrépides.

Plusieurs nuits de suite il les avait exercés à flotter invisibles, chacun d’eux poussant devant lui la torpille noyée entre deux eaux, et toujours ils avaient pu arriver dans le voisinage des bâtiments sans avoir été aperçus.

Un soir même, de Melval ayant accompagné Omar sur la plage à la nuit tombante les avait vus avec une surprise inquiète se mettre à l’eau et s’éloigner du bord sans bruit par un rapide mouvement des bras.

Plusieurs progrès avaient été réalisés :

La planche de liège sur laquelle ils s’étendaient à plat ventre, avait été munie d’une fausse quille pour assurer sa stabilité : de plus, la tête de l’indigène pouvait disparaître sous l’eau à la moindre alerte.

Or, comme les pêcheurs de perles de l’île Barhein, ils pouvaient retenir leur respiration pendant deux à trois minutes et reparaître ainsi fort loin de l’endroit où ils étaient attendus.

Une simple ride à la surface de l’eau indiquait la marche de ces hardis écumeurs dont Henri Lambert, leur victime en 1859, raconte qu’ils étaient redoutés de toutes les populations riveraines.

Ils se mirent à l’eau une centaine à la fois sous les yeux du jeune prince, et quelques minutes après, il fallait une observation attentive pour découvrir leur trace : quand on l’avait retrouvée, ils semblaient une bande de marsouins montrant à la surface des eaux quelques écailles de leur dos bombé.

— Je ne vois pas trace des torpilles qu’ils portent, demanda de Melval.

— Tu ne peux les voir, répondit Omar : l’outre que pousse l’indigène devant lui est remplie de telle sorte qu’elle se trouve en équilibre entre deux eaux ; elle est hermétiquement bouchée et fixée à l’avant de cet esquif improvisé ; le rameur n’a qu’à la détacher et à l’appliquer, toujours entre deux eaux, contre la carène du bâtiment qu’il aborde.

— Et pour l’y fixer ?

— Le plus simplement du monde la partie supérieure du récipient est revêtue d’un véritable collier de « tudjia » ; c’est une glu provenant d’un pin qu’on rencontre dans le pays somal ; elle est indissoluble dans l’eau, et sa ténacité est telle que les indigènes s’en servent dans le lac Narok pour engluer les poissons : dès lors il suffit d’appliquer l’outre contre la paroi cuirassée, en l’enfonçant le plus possible pour mettre un matelas d’eau suffisant au-dessus d’elle ; tu sais en effet que l’action d’une torpille est nulle au-dessous d’elle, l’eau étant incompressible, et qu’elle s’exerce d’autant plus efficace latéralement, c’est-à-dire sur les parois à briser, qu’on a eu soin de l’immerger davantage.

— Je sais, répondit de Melval.

Et l’officier ne se doutait guère à ce moment que ce rappel du mode d’action des torpilles lui sauverait la vie quelques jours plus tard.

— Et tu as l’intention de faire coller beaucoup de ces engins primitifs autour d’un seul bâtiment ?

— Le plus possible : nous avons fait l’expérience dans le lac Assal, et constaté qu’une torpille placée à dix mètres d’une autre la faisait détoner avec un succès toujours certain : ce sera donc le minimum de la distance à laquelle chaque outre sera placée de sa voisine.

— Je vois que tout cela a été étudié sérieusement et que ce Zérouk vous a apporté là un appoint sérieux : c’est une découverte qui eût été appréciée même en Europe où les explosifs en « ite » ne manquent pourtant point.

— Erreur, mon ami : vous autres, Européens, vous n’auriez pu considérer comme pratique un corps aussi instable : songe qu’au bout de quelques semaines, ses composants tendent à se dissocier : une partie du chlore redevient libre, des vapeurs nitreuses se dégagent, et une couche de sel se reforme à sa surface. Dans ces conditions il détone souvent sans motif connu : nous ne comptons plus les nègres que cet Anglais nous a tués ainsi.

— Anglais ! Zérouk est Anglais ! fit de Melval dont les traits marquèrent la plus vive surprise.

— Ma foi, puisque j’ai lâché le mot, je n’essayerai pas de le rattraper : il est inutile d’ailleurs d’en faire un mystère : oui, il est Anglais de Londres.

Et le jeune prince raconta à son camarade de promotion ce qu’il savait du renégat, de son passé, de ses inventions et de sa redoutable rancune.

— En un mot, fit de Melval quand il eut terminé, c’est une parfaite canaille, et ce que tu m’apprends là ne fait que confirmer mon opinion sur son compte ; mais je constate que vous employez dans cette lutte contre nous nos propres armes fournies par la trahison : ici l’aérostation, là les explosifs : singulier procédé !

— Singulier procédé ! Ah çà ! d’où sors-tu ? et quelle illusion peux-tu encore conserver ! s’écria Omar avec véhémence, sur la marche de nos armées et les moyens que nous comptons employer. Ne vas-tu pas chercher la stricte observation des lois de la guerre dans ce qui se passe ici et me parler des règles internationales ? Pourquoi pas la Convention de Genève, pendant que tu y es ? C’est cela qui ferait bien avec de braves nègres dont la plus intime satisfaction est de couper le cou à un ennemi blessé !

— Je le sais bien, va, et il me semble parfois faire un affreux cauchemar en songeant à ce qui se prépare ; comme d’autre part les armées européennes vont résister avec la dernière énergie, ce sera une lutte sans précédent.

— Lutte dans laquelle nous aurons pour nous un élément de succès que tu ne soupçonnes pas.

— Lequel ?

— La terreur inspirée par la cruauté des nôtres ; quand vos soldats sauront qu’ils n’ont aucune espèce de merci à attendre, et que nous ne faisons ni quartier ni prisonnier, ils perdront beaucoup de leur bravoure naturelle.

— À moins que vous n’obteniez l’effet contraire, fit de Melval. Ainsi au Tonkin, où nos soldats savaient qu’ils seraient livrés au plus affreux supplice s’ils tombaient entre les mains des Chinois, ils ont redoublé de courage et d’énergie.

— Mais, mon pauvre ami, les Chinois sont des êtres humains comparés à certaines peuplades du Tibbou, des Chillouks et des Ouregga. Je te réponds que, quand tu les auras vus à t’œuvre, il te passera dans le dos quelques frissons dont moi-même je ne suis pas toujours indemne. Ainsi, pour ne citer que les Oureggas, connais-tu leur manière de traiter leurs prisonniers de guerre ?

— Non.

— Eh bien ! écoute cela. Ils débutent par quelques aménités telles que l’arrachage des ongles, la section du nez et des oreilles, et le scalp à la manière indienne ; après quoi ils découpent sur le corps du patient de longues lanières de peau, et frottent de sel les plaies ainsi obtenues. Le condamné est alors prêt pour la dernière épreuve ; on l’introduit dans une chaudière d’airain où il a de l’eau jusqu’au cou. Il est, bien entendu, ficelé comme un poulet et dans l’impossibilité de faire un mouvement. Un bourreau expert en l’art de faire traîner les souffrances allume sous cette chaudière un feu qui, peu à peu et très lentement, amène l’eau à l’état d’ébullition ; le patient cuit à petit feu : eh bien, il parait que rien n’est comparable à cette torture, et il y en a d’autres !

— Tout cela est épouvantable, dit Melval, et il n’est pas possible que Dieu, en créant les hommes, ait prévu pareilles horreurs… Et tu ne feras rien, toi, Omar, pour les empêcher, toi qui as vécu de notre vie !

— Non, je ne ferai rien ; votre heure est proche et il faut que les événements s’accomplissent.

— Voyons, Omar, dit de Melval dont le regard brillait d’une muette supplication, tu m’as dit qu’il y avait dans cette flotte deux vaisseaux français ?

— Oui, et je suis même satisfait qu’il n’y en ait pas davantage ; mais ne poursuis pas, car je te devine, tu vas me demander quelque chose d’irréalisable.

— Omar !

— Tu voudrais qu’ils soient épargnés, n’est-ce pas ; c’est-à-dire prévenus. Tu sais bien que c’est impossible, absolument impossible ; ce serait prévenir les autres, faire tout échouer. Non, n’y songe plus !…

— Omar, au nom des souvenirs d’autrefois ! tu admirais notre marine, nos officiers t’étaient sympathiques, rappelle-toi !

— Le passé ne reste le passé pour moi, qu’en ce qui touche à mes souvenirs personnels ; tu sais ce que je veux dire… Pour le reste, je ne suis qu’un instrument dans la main de mon père, lequel n’est lui-même qu’un instrument dans la main de Dieu.

De Melval se tut, il venait de lire dans ces yeux sombres la lueur de fanatisme que le contact de la civilisation n’avait pu éteindre.

Le jeune prince reprit, en montrant au loin les nombreuses lumières des vaisseaux.

— Je te répéterai sans cesse ce que je te disais tout à l’heure : notre tour est venu, les puissances européennes, la France comme les autres, n’ont que trop joué de cette guitare qui s’appelle l’expansion coloniale. Nous en sommes saturés, et il est temps que cette tragi-comédie, jouée par des peuples de race soi-disant supérieure, prenne fin.

Écoute, de Melval, que les Italiens, trop pauvres chez eux, que les Allemands, trop prolifiques, quittent leur pays tous les ans par centaines de mille pour aller offrir leurs bras aux États-Unis, au Canada, au Brésil, fort bien ; ils y vont échanger leur travail contre le bien-être qu’ils ne trouvent pas en Europe : c’est la loi humaine.

Mais que les mêmes puissances se partagent l’Afrique comme un gâteau, et que sous prétexte de civilisation elles tuent, pillent de misérables populations…

— Oh ! fit de Melval : piller ! tuer !…

— Ne nie pas, rappelle-toi les procédés allemands dans le Cameroun, il y a eu chose jugée. Les faits étaient tellement épouvantables que l’empereur Guillaume II a fait traduire en jugement le gouverneur de cette colonie ; tu dois t’en souvenir comme moi : ce potentat soumettait les nègres à d’horribles tortures, leur coupait les membres, les brûlait à petit feu, tout comme les Oureggas dont je te parlais tout à l’heure. Les officiers s’exerçaient au tir sur des prisonniers, tous étaient pris d’un véritable vertige de cruauté. Et les Anglais dans l’Ouganda, et les Portugais au Zambèze ?

— Pourtant, dit l’officier français, tu ne peux nier que les procédés de civilisation français aient été bien différents. De Brazza a conquis tout le Congo français sans tirer un coup de fusil ; Binger, Monteil, Trivier, Decœur ont fait leurs explorations, conclu leurs traités sans escorte et à peine armés.

— Je conviens que la France a toujours…

— Et nos missionnaires, eux, interrompit de Melval.

— Ah ! pour ceux-là, distinguons, dit le jeune prince ; je conviens que les missionnaires catholiques, les Pères Blancs, par exemple, sont parfaitement désintéressés et viennent récolter sur le continent africain des tortures et des coups plutôt qu’autre chose ; ceux-là je les admire, car toute conviction est respectable ; cependant tu vois quels maigres résultats ils ont obtenus à côté de ces conversions à l’islamisme de peuples entiers. Et d’ailleurs, que diriez-vous en France si un Chinois débarquait un beau matin à Bordeaux dans l’intention bien arrêtée de vous prêcher la doctrine de Confucius et d’essayer de vous convertir. La manière dont on riait au nez des petites Salutistes autrefois, sur le boulevard, indique assez comment il serait reçu.

— On l’engagerait aux Folies-Bergère, fit de Melval qui ne put s’empêcher de sourire.

— Mais en dehors de ces missionnaires, reprit Omar, que penses-tu de ces pasteurs anglicans qui, une bible d’une main et un sac d’opium de l’autre, font à la fois les affaires de Dieu, celles de l’Angleterre et les leurs propres, beaucoup plus soucieux de fonder un comptoir que de sauver des âmes ? Non, vois-tu, que chaque peuple reste là où Dieu l’a placé, et n’aille pas tenter de conquérir des territoires où vivent à leur gré et suivant leurs traditions, des populations inoffensives.

— Oh ! inoffensives ! tu avoueras pourtant que Behanzin avec ses massacres annuels qu’il appelait des « coutumes », méritait bien ce qui lui est arrivé, et que la France a parfaitement bien fait de mettre le nez dans ses affaires.

— Behanzin était un fétichiste. Si la France n’avait pas arraché les Dahoméens à ces pratiques sanguinaires, les musulmans, descendus du Niger, allaient le faire… Mais de cette longue digression, je reviens à l’origine de notre conversation. Tous les vaisseaux qui sont là sont condamnés, toute exception est impossible. D’ailleurs le moment sera court : jamais vaisseaux torpillés n’auront disparu avec une pareille vitesse ; songe, en effet, que ce n’est pas une seule ouverture, mais trente ou quarante qui se produiront dans la coque de chaque bâtiment. Il n’y aura donc pas de cloison étanche qui tienne, et ce sera l’engloutissement immédiat.

Ils rentraient au camp et comme ils allaient se quitter, de Melval demanda encore

— C’est pour bientôt ?

— Oui, mais je ne puis en préciser le jour.

Et comme l’officier restait silencieux :

— Je n’ai pas besoin de te rappeler, fit Omar en le regardant fixement, qu’en te permettant de suivre nos opérations, mon père a virtuellement votre parole à tous, à tous, entends-tu, fit-il en scandant lentement ces deux mots, que vous ne ferez rien pour les entraver. Moi-même je serais impuissant à te protéger contre sa colère s’il apprenait que tu as essayé de faire échouer l’œuvre qui s’apprête. Si je te dis cela… c’est que je lis dans tes yeux.

— Qu’y lis-tu ?

— Tu te demandes comment tu pourrais faire parvenir un avertissement aux bâtiments français : crois-moi, ne l’essaye pas : d’abord tu échouerais, le rivage étant surveillé par des centaines d’yeux, ensuite ce serait la fin pour toi et tes compagnons de captivité.

D’ailleurs, j’ai ta parole et pour te prouver quelle est ma confiance en elle, je vais t’indiquer l’emplacement de ces deux bâtiments ; ils occupent les numéros 5 et 6 de la première ligne en commençant par le Nord. Si je te donne ce renseignement, c’est que je pense que ton cœur battra en les regardant pendant qu’il en est encore temps.

De Melval n’avait rien trouvé à répondre, le jeune prince avait lu en lui comme dans un livre ouvert.

Mais, maintenant, il se demandait s’il n’avait pas eu tort de s’opposer à l’entreprise de Zahner le jour de la visite à l’usine, entreprise que l’héroïque garçon eût peut-être menée à bien, malgré les difficultés du moment, s’il n’en avait été dissuadé.

Évidemment, c’était la parole violée, cela ne faisait aucun doute.

Mais quel résultat ! Le chef de l’Invasion noire et son état-major, Zérouk et son secret, tout cela partant en fumée !

C’était l’anéantissement de ces projets qui lui apparaissaient chaque jour plus formidables.

Car où se fût-il rencontré, l’homme de génie capable de reprendre et de continuer cette œuvre gigantesque ?

De Melval ne s’était-il pas trompé en mettant l’honneur là où il n’était pas, et n’était-ce pas lui qui avait eu raison, ce brave Zahner, avec son jugement simple et sa nette vision du résultat ?

En somme, c’était tout bonnement héroïque, ce qu’il avait proposé là.

C’était l’histoire de Bisson se faisant sauter avec son bâtiment, du garde Henriot mettant le feu, en 1870, à la poudrière de la citadelle de Laon et de tant d’autres dont l’histoire a conservé les noms.

Il y avait même entre eux et lui cette différence que Zahner n’avait nullement songé à immortaliser le sien, puisque jamais l’écho de ce sacrifice n’eût dépassé les rivages de la mer Rouge.

Oui, là peut-être était le devoir…

Mais il était trop tard maintenant pour le regretter.

L’heure d’agir était passée ; les outres étaient maintenant dispersées le long du rivage, enfouies dans le sable et les plongeurs Danakils, campés auprès d’elles, les gardaient comme ils eussent fait d’un trésor.

Et maintenant de Melval tremblait pour cette flotte ; endormie dans une incroyable sécurité, elle lui paraissait perdue malgré sa puissance et son éloignement.

Encore ignorait-il les entrevues secrètes des officiers turcs avec le Sultan et ne doutait-il guère de la diversion qui allait contribuer si puissamment au succès.

Cette redoutable escadre allait finir comme ces fauves endormis dans les grands bois du Dar-Banda, qu’il avait traversés dans le haut bassin de l’Oubanghi ; ils se réveillent soudain entourés, couverts de fourmis rouges, et ils ont beau se rouler, se secouer, les écraser par centaines, ils succombent dévorés vivants.

Il passa une nuit affreuse, voyant, les yeux ouverts, la mer couverte de débris et au milieu d’eux des figures exsangues, portant l’uniforme de marins français.

Puis les cauchemars succédèrent aux visions… les noyés se dressaient debout sur les eaux, le fixaient d’un air de reproche et de leurs lèvres vertes tombaient ces mots :

— Si tu avais voulu… notre vie ne valait-elle pas le sacrifice de ton honneur ?

Il s’éveilla avant l’aube, couvert de sueur et se répétant la phrase d’Omar, la veille :

— Les vaisseaux français occupent les cinquième et sixième rangs en première ligne à partir du Nord.

Il quitta le camp, se dirigea vers la mer.

Plusieurs fois avec Zahner il était allé regarder du haut des falaises la longue ligne des bâtiments.

Quelle émotion avait produite en eux la première fois la vue de cette forêt de mâts où flottaient tant de couleurs différentes !

Il y avait près d’un an qu’ils n’avaient aperçu aucun vestige de leur pays, et le spectacle de ces citadelles puissantes qui en étaient comme les fragments récemment détachés les avait absorbés là pendant de longues heures.

Peut-être même leurs visites fréquentes à ce rocher un peu isolé des autres, loin des observatoires des Adalis, avaient-elles été signalées à Omar, dont la police était remarquablement faite.

De là la perspicacité dont il avait fait preuve la veille en montrant à son ami qu’il l’avait deviné.

Mais c’était en vain que les deux officiers avaient essayé de distinguer à simple vue le pavillon français des autres.

Des officiers de marine eussent de suite reconnu à la forme de leurs carènes les bâtiments des diverses nationalités et, du premier coup, désigné les deux cuirassés français.

Maintenant de Melval connaissait leur emplacement ; il hâta le pas. Oui, au milieu de ses angoisses il allait éprouver un bonheur fugitif à les fixer, à les distinguer des autres !

Mais pourquoi Omar lui avait-il donné cette indication ?

Uniquement pour lui procurer ce bonheur-là ?

C’était bien douteux : il le lui eût procuré dès l’arrivée. Pour témoigner de la confiance qu’il avait dans la parole des deux officiers français ?

La raison ne sembla pas naturelle à de Melval et soudain il s’arrêta :

Une idée venait de se ficher dans son cerveau et y vibrait comme une flèche qui vient de s’enfoncer dans un arbre.

En lui précisant l’emplacement des deux vaisseaux français, le fils du Sultan ne lui avait-il pas ainsi donné adroitement le moyen de parvenir jusqu’à eux sans se tromper… de les prévenir… de les sauver !

Pourquoi pas ?

Il connaissait les sympathies secrètes du jeune prince pour sa patrie ; sympathies qui ne pouvaient être avouées dans un pareil milieu, mais qui n’en avaient pas moins de sérieuses racines.

Omar avait bien dit la veille :

— Pas d’exception.

Mais au fond, qui sait ? Il serait peut-être heureux qu’on tentât malgré lui le sauvetage !

De Melval s’accrocha à cette branche désespérément.

Avant de la sentir sous sa main, il était déjà disposé à violer sa parole, quoi qu’il pût lui en coûter, pour prévenir les bâtiments français ; cette interprétation des intentions du jeune prince, l’approbation tacite qu’il y découvrait soudain furent un soulagement pour sa conscience inquiète.

— Si je les sauve il sera satisfait, dit-il en se parlant à lui-même.

Mais comment les sauver ?

Et comme il venait de se poser cette question, la plus importante à résoudre, il aperçut une forme blanche dans le petit réduit où il allait arriver.

Il s’arrêta, mais déjà il était reconnu.

— Mon capitaine ! dit une voix assourdie.

Déjà Zahner était là, et ils n’eurent besoin que d’échanger quelques paroles pour se comprendre. Le lieutenant avait été amené en ce point par les mêmes intentions, le même projet.

Oui, il n’y avait plus à hésiter.

— Et il n’est que temps, dit Zahner, car à quelques indices significatifs, je ne serais pas surpris que ça soit pour la nuit prochaine. « Tout est en place », a dit Omar hier soir.

— Alors nous n’aurions plus que vingt-quatre heures devant nous.

— Le plus difficile, dit Zahner, n’est pas d’arriver, mais d’aborder les bâtiments.

— Pour cela il faut aborder un des nôtres.

— Mais comment les reconnaitre ?

— Je les connais… Omar me les a indiqués : cinquième et sixième à partir de la droite.

Ils comptèrent, puis se turent ; ces feux qui piquaient la nuit au milieu de tant de feux semblables les hypnotisaient.

Ils ne voyaient plus qu’eux.

— Mais sapristi, fit Zahner, en se croisant les bras, s’il vous les a indiqués, c’est qu’il nous engage à y aller… à moins poursuivit-il, saisi d’un accès de méfiance, qu’il ne nous mette dedans en nous en désignant d’autres.

Mais ils chassèrent cette dernière idée ; d’ailleurs il ne s’agissait plus d’ergoter ; ils étaient tous deux bien résolus.

Restait à trouver les moyens.

— Le moyen de transport, dit Zahner, je l’ai déjà, tenez !

Et il montra, dressée contre le rocher, une de ces longues écorces détachées des chênes-lièges de l’Hadali.

— Je l’ai « trouvée » hier soir en rôdant là au pied des falaises, dit-il ; l’indigène à qui appartient cette embarcation en trouvera une autre ; pour moi, je suis bien certain d’arriver là-dessus.

— Non, fit de Melval, c’est moi qui irai.

— Mon capitaine, fit Zahner, êtes-vous homme à faire quatre ou cinq kilomètres à la nage ?

— Mais, dit de Melval, avec cette planche…

— Elle peut se retourner, vous laisser là… nous n’avons pas eu le temps de faire des répétitions : Eh bien, moi, si elle se retourne, je la plante là et j’arrive aux vaisseaux quand même, en nageant et sans bruit. L’année dernière, j’ai été passer un mois sur une charmante petite plage de l’Océan, et j’allais du Pouliguen à Pornichet d’une seule traite, à marée haute.

— Mais, objecta encore de Melval, en me soutenant avec la planche chavirée, j’arriverai quand même.

— Si vous n’avez pas l’habitude vous serez pris d’une crampe ou vous ferez du tapage ; et puis laissez-moi vous dire, mon capitaine, j’ai vu votre livret matricule… il y a dessus : Sait un peu nager. C’est suffisant.

— Curieux ! fit de Melval, qui ne put s’empêcher de sourire.

— Donc, reprit le lieutenant, c’est moi que le sort désigne. J’arrive, je trouve une corde, une chaîne, une amarre, je me hisse à bord sans être remarqué ni interpellé.

— Et si une sentinelle vous envoie un coup de fusil ?

— Elle me manquera, dit Zahner, et puis je n’ai pas ma langue dans ma poche, je crierai « France ! »

— Vous abordez, dit de Melval, et ensuite ?

— Ensuite je demande à être conduit auprès du commandant, à parler lui seul ; mais voilà, c’est ici que j’hésite : faut-il dire au commandant tout ce que je sais ?

De Melval réfléchissait.

Le cas était épineux.

Aller tout dire, c’était la trahison pure et simple, la trahison d’autant plus méprisable que le Sultan et son fils leur laissaient une liberté absolue, confiants dans leur serment.

Et de nouvelles perplexités les assaillirent.

— Non, fit de Melval, nous n’avons pas le droit de tout dire ; c’est insensé, mais c’est ainsi ; suppliez seulement le commandant de faire mettre ses filets, de se mieux garder, de prévenir son camarade, le commandant de l’autre bâtiment.

— Mais il préviendra tout le monde, dit Zahner ; ils sont tous solidaires là-dedans ; il ne peut pas agir autrement. Et ce sera comme si j’avais moi-même prévenu toute la flotte !

— Et ce sera l’échec certain pour le Sultan, dit de Melval. Tant pis, il n’y a pas à hésiter ; j’ai répugné à l’idée de les faire sauter, Omar surtout, mais notre devoir est de les faire échouer… ainsi donc…

— … Attention dit Zahner, dont les yeux, la nuit, voyaient comme ceux du chat ; nous avions des voisins que je ne soupçonnais pas, heureusement que nous avons parlé en français.

En effet, à quelques pas d’eux seulement, une masse brune qu’on eût prise pour un rocher venait de remuer légèrement, et près d’elle, Zahner en remarqua une autre immobile et de même forme.

— Rentrons, fit de Melval, nous terminerons cela dans ma tente.

— Ne revenons plus ici, dit Zahner, baissant la voix ; c’est d’ailleurs une mauvaise place, car les vaisseaux français sont beaucoup plus sur notre gauche ; j’irai faire un tour par là dans la journée pour reconnaitre un point de départ.

Ils allaient descendre de leur observatoire.

— Et mon bateau, fit soudain Zahner ; si je le laisse là, je n’aurai plus le temps d’en chaparder un autre, et alors…

— Sûrement, vous ne le retrouveriez plus ici la nuit prochaine, dit de Melval.

— Je vais l’aller cacher ailleurs, dit le lieutenant ; il y a sur le sentier un gros jujubier où j’irais les yeux fermés. Je vais glisser ma planche dessous.

Il prit le léger esquif, l’appliqua contre son dos pour éviter que sa silhouette fût remarquée et tous deux descendirent sans bruit dans le ravin.

Mais derrière eux les deux masses brunes s’étaient mises en mouvement et sans que cette fois Zahner les remarquât, suivirent les deux officiers, glissant derrière eux comme des couleuvres.