L’invasion noire 2/9

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CHAPITRE IX


Le « ihram ». — Sinistres projets : le typhus et la peste noire auxiliaires du Sultan. — Miracles en préparation. — Devant La Mecque. — La Kaaba et la pierre noire. — La source du Zem-Zem. — Enterré vivant. — Sur le mont Aarafat. — Le supplice d’un traître. — Le Tzar à Médine. — Au tombeau de Mahomet. — Le cercueil de Jésus-Christ. — Une ascension miraculeuse. — Fin de Jérusalem.


Le Sultan, son fils et les chefs qu’il avait mandés auprès de lui et qui, au nombre de plus de cinq cents, représentaient l’élite de l’Invasion africaine, avaient revêtu le costume obligatoire du pèlerin musulman le ihram.

Le ihram se compose de deux pièces de calicot, de lin ou de laine, de couleur grise ou blanche ; avec l’une on s’entoure les reins, avec l’autre le cou et les épaules, en laissant le bras droit découvert.

Ces étoffes ne comportent aucun ornement, et rien ne distinguait plus le Sultan de ses lieutenants que son port majestueux, sa barbe de neige, sa haute taille et la vénération qui écartait de lui la masse pressée des pèlerins de haute marque.

Le Commandeur des Croyants, c’était le titre qu’il reprenait officiellement à son entrée sur le territoire sacré, avait, au nom du Prophète, dispensé les soldats de revêtir le ihram ; et en effet, l’Arabie, la Syrie et l’Asie Mineure réunies n’eussent pu fournir l’étoffe nécessaire à une pareille quantité d’hommes.

Mais il avait été rappelé, par des hérauts envoyés dans toutes les directions, à plusieurs jours de marche, qu’il était interdit de se faire raser la tête pendant toute la durée des prières, de s’oublier dans des querelles, et de tuer des êtres vivants.

Tout autre vêtement est abandonné par le musulman pendant l’entière durée du pèlerinage : or, le ihram, s’il est très supportable en été, est absolument insuffisant en hiver où le froid ne descend guère au-dessous de zéro, mais s’en approche d’assez près.

Du temps des Arabes idolâtres, le pèlerinage avait lieu à l’automne ; mais Mahomet ayant établi l’année lunaire, le fixa au mois de Dhi-el-Hadja ; or, l’année lunaire ayant onze jours de moins que l’année solaire, le pèlerinage arrive successivement à toutes les époques de l’année, dans un cycle de trente-trois ans.

Ce fut un spectacle d’une grandeur incomparable que celui de ce flot humain, roulant silencieux et obéissant derrière celui qui avait ouvert toutes grandes aux revendications musulmanes, les écluses fermées depuis tant de siècles.

Maintenant onze armées se suivaient à quelques semaines de distance.

Omar n’en connaissait qu’approximativement l’effectif, mais il l’appréciait à un peu plus de quatre millions d’hommes, suivis de six cent mille animaux de toutes espèces.

Si de pareilles masses eussent adopté les ordres de marche européens, en colonnes par quatre, elles eussent occupé des longueurs interminables.

Mais dans ce pays désolé, sans cultures et sans arbres, dont les ravins et les monts constituaient les seuls obstacles, les routes étaient partout et nulle part, et les colonnes s’entassaient sur des fronts de cent à cent trente kilomètres ; les noirs marchaient sans autre souci que de rester agglomérés et de se retrouver chaque soir au campement par tribus distinctes.

Ils ramassaient ceux qui tombaient en route, les portaient en chantant, et les ensevelissaient à la mode musulmane, au lever du jour, avant de reprendre la marche.

À la tombée de la nuit, des signaux répétés de montagne en montagne, faisaient connaître le campement du Chef ; des détachements veillaient auprès des approvisionnements d’eau et de vivres préparés pour les armées en marche. Les tribus, conduites par des envoyés d’Omar, s’arrêtaient aux points où les attendaient les intendants du Sultan, mangeaient, dormaient, puis le lendemain, à l’aube, le torrent humain ondulait de nouveau à la surface brûlée de la côte arabique, dense, pressé, formidable.

De tous les points de la péninsule un autre million d’hommes accourait, auxquels le grand Chérif avait donné rendez-vous au nord et à l’est de la Ville sainte.

— Nous sommes encore loin du chiffre primitivement prévu, dit le Sultan, à qui Omar avait récapitulé ces fabuleux effectifs, donnant un total de cinq millions de combattants convergeant vers La Mecque.

— À parler franchement, mon père, dit le jeune prince, je n’avais jamais espéré que nous réunirions là un pareil noyau, et nous devons nous estimer heureux que onze armées aient pu passer.

— Et les autres ?

— Il ne faut pas compter sur les Fans, les gens du Yamvo, de Batotsé, de Damara, de Namaoua et de Mozambique avant cinq mois. Songez que la plupart d’entre eux ont eu à se débarrasser des Portugais de Loanda et de Mozambique, des Allemands d’Angra-Péquana et surtout des Anglais du Cap ; je n’en ai aucune nouvelle, sinon qu’ils ont commencé énergiquement la lutte : il est probable que nos frères de l’Orange, du Transvaal et du Cap ne nous rejoindront jamais ; ils ont affaire à des gouvernements organisés, et leur tâche sera remplie lorsqu’ils auront reconquis leur propre sol.

— Alors nous pourrons compter, dans cinq mois, sur un renfort de… ?

— Trois millions environ.

— Quelles forces amène avec lui le cheik Snoussi ?

— Lorsque nous le rejoindrons en Syrie, il sera certainement à la tête de plus d’un million de combattants.

— Au total, alors, neuf millions ?

— Oui, et si tu ajoutes ce chiffre les sept armées du Nord, celles de Ben-Amema, de Mauritanie, de Tambouctou, de Sokoto, du Dahomey, de Libéria et du Sénégal, soit trois autres millions, nous arrivons an total de douze, sur lequel nous avions primitivement compté.

— Mais tu oublies la Perse, l’Asie Mineure et l’Inde !

— Certes non, je ne les oublie pas, nos frères d’occident surtout, car ils formeront deux des plus belles armées.

— Il faut qu’avec leur contingent la Garde arrive à l’effectif de trois cent mille hommes ; ne perds pas de vue qu’elle sera la réserve suprême dans plus d’une bataille.

– J’y ai songé : l’armée persane, que les dernières évaluations reçues à Sana, grâce à Saladin, portent à huit cent mille hommes, te fournira à elle seule cinquante mille cavaliers de noble origine ; quant aux Hindous, ils arriveront à temps pour combler les premiers vides. Je n’ai qu’une inquiétude, mais elle est sérieuse.

— Laquelle ?

— C’est que ces vides deviennent d’ici peu très sensibles ; comment éviter en effet que les maladies contagieuses ne se répandent dans de pareilles agglomérations ? à commencer par le typhus, cette plaie des armées fatiguées et mal nourries.

— Cette crainte m’est venue comme à toi, dit le Sultan ; nos plus cruels ennemis d’ici à Constantinople vont être le typhus, le choléra et la peste ; il faut à tout prix nous en préserver jusque-là : après Constantinople, peu m’importe.

— Je ne comprends pas, fit Omar, nous avons autant d’intérêt à éviter ces fléaux en Europe qu’en Asie.

— Erreur, mon enfant ; s’ils nous frappaient en ce moment, ils nous décimeraient sans profit pour notre cause ; en Europe, au contraire, je compte bien, s’ils sévissent parmi nous, les retourner contre nos ennemis.

— Les retourner !

— Oui, tu sembles ne pas comprendre, toi si prompt à deviner mes desseins, si ingénieux pour les réaliser ; ne sera-t-il pas de bonne guerre de répandre parmi les armées européennes la contagion dont nous souffrirons nous-mêmes, d’ajouter ce terrible élément de démoralisation à ceux qu’auront déjà suscités notre marche et notre réputation de cruauté ?

— Et tu comptes, mon père, te servir pour cela de nos propres malades ?

— Quoi de plus naturel et de plus efficace ? Ne sais-tu pas que le moindre contact, le port de linges souillés, le dépôt d’immondices suspects et à plus forte raison le séjour de cadavres en putréfaction, suffisent à créer des foyers de contagion !

— Je le sais : assez d’exemples l’ont prouvé, à Damas, à Alep, à Bassorah ; mais j’avoue que j’ai songé au parti à en tirer sans m’y arrêter sérieusement.

— C’est que ton esprit a été faussé par l’éducation que tu as reçue en France, mon pauvre enfant ; les peuples d’Europe consentent bien à tenter de temps à autre le sort des armes ; mais c’est avec un ensemble d’atténuations et de précautions qui font de leurs luttes ce qu’on a appelé la « guerre à l’eau de rose » : respect des prisonniers, interdiction d’achever les blessés, suppression des balles explosibles, défense d’utiliser les poisons, que sais-je encore ! Toutes ces dispositions restrictives, conventions de Genève ou autres, n’ont rien à voir avec la lutte sans merci que nous entreprenons ; je vais leur faire voir, moi s’écria le Sultan en scandant ses mots, ce que sont vraiment les « horreurs de la guerre », dont ils parlent sans cesse et qu’ils ne connaissent pas !

Et comme le jeune prince restait silencieux :

— Je vois que tu ne pèches pas par excès d’imagination, reprit le Sultan ; mais ne te préoccupe pas de ces procédés dont je viens de te donner une légère esquisse ; je me charge, le moment venu, de leur mise en pratique. Parlons plutôt du projet que nous avons combiné ces jours-ci et dont nous allons juger les effets à La Mecque ; tout est-il prêt, au moins ?

— Je le crois, car le Chérif a répondu ce seul mot : « J’ai compris ».

— Voilà un homme intelligent : il sait bien, lui, que les conquérants ont toujours eu recours à des moyens de ce genre pour agir sur les masses. Notre grand ancêtre, Mahomet (que Dieu nous fasse partager sa sainteté !), simulait souvent des extases et des communications divines, alors qu’elles ne s’étaient pas produites. César faisait parler les entrailles des victimes au mieux de ses intérêts. Alexandre faisait dire à l’oracle de Delphes ce qui convenait à ses desseins.

— Nous sommes en bonne compagnie, fit en riant le jeune prince.

Le Sultan alla jeter un coup d’œil à la porte de la tente pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète n’avait pu recueillir sa singulière déclaration de principes ; puis, baissant la voix :

— Le levier du fanatisme religieux, reprit-il, est le plus puissant de tous : quel autre eût pu ébranler de pareilles masses ?

— C’est vrai.

— Dès lors, il faut mettre à la portée de l’intelligence des hommes, à portée de leurs défaillances et de leur faiblesse surtout, les procédés d’entraînement et de direction… Dieu nous a donné la supériorité du jugement et de volonté ; il nous permet de voir de loin et de haut ; il nous a livré l’occasion, l’occasion qui n’apparaît à de rares élus qu’à des siècles d’intervalle ; il nous ordonne donc implicitement de trouver dans nos ressources humaines les moyens d’action secondaires dans le détail desquels il serait indigne de lui d’entrer.

— Par exemple, dit Omar, cette émotion… qui va se répandre ce soir dans la ville.

— Et surtout, ajouta le Sultan, ce… miracle que je suis en train d’organiser et que je crois fort possible, grâce à ce ballon qui nous est tombé du ciel.

— Un miracle ! lequel ?

— Je ne t’en parlerai, répondit le Sultan, que quand je serai assuré de sa possibilité, c’est-à-dire quand j’en aurai fait une… répétition.

Un sourire passa sur les lèvres d’Abd-ul-M’hamed.

Le sourire du sphinx !

Certes, il croyait en ce Dieu dont il se disait le premier ministre sur la terre : il était convaincu de l’excellence de la religion musulmane ; mais il croyait au génie de Mahomet plutôt qu’à sa mission, et quoique fataliste, il ne voulait pas s’en remettre à Dieu seul du soin de conduire les événements.

Celui qui eût pu lire au fond de cette âme y eût trouvé surtout la haine de l’injustice et de l’oppression.

Le souvenir de ce qu’il avait souffert lui-même et de ce qu’il avait vu autour de lui chez les peuples asservis du continent africain, avait plus fait pour l’œuvre qu’il tentait que toutes les convictions religieuses.

Le monde tel qu’il le voyait, lieu de jouissance pour quelques-uns, séjour de misère et de souffrance pour l’immense majorité des autres, lui semblait mal fait.

Que les peuples en Europe fussent travaillés eux-mêmes par le désir de connaître un état de choses où la fortune fût mieux partagée, la justice égale pour tous, les jouissances et les peines réparties plus équitablement, il ne s’en inquiéta pas.

Il voyait le spectacle humain de plus haut.

Et ce qu’il ne pouvait admettre, c’était ce dédain, cette main-mise d’une race sur une autre.

Ce qui lui paraissait odieux et souverainement injuste, c’était cette exploitation des Noirs par les Blancs depuis le commencement du monde.

Avec beaucoup de musulmans instruits, il ne croyait pas aux récits du Rauzat-us-Safa (jardin de pureté), qui est la bible de l’Islam et qui offre tant de points communs avec la Genèse des chrétiens.

Il regardait comme une puérilité l’histoire de Cham, maudit par son père Noé, parce qu’il s’était, pendant son sommeil, moqué de sa nudité et il n’avait jamais pu croire qu’après cette malédiction, ses descendants, devenus noirs, fussent asservis à jamais à ceux de Sem et de Japhet.

Est-ce parce qu’il avait subi l’injustice des événements, comme il appelait les intrigues anglaises qui l’avaient détrôné ? mais ses croyances avant tout monothéistes considéraient la justice comme l’attribut capital et l’essence même de la divinité, et il lui paraissait impossible qu’un dieu juste eût créé une race privilégiée et une race sacrifiée.

Il allait donc essayer de changer tout cela.

L’état de choses qui en résulterait laisserait encore d’un côté des malheureux, de l’autre des jouisseurs ; mais les rôles seraient renversés et la justice telle que la comprenait ce terrible juge humain y trouverait son compte.

Le second jour de marche, au coucher du soleil, la Ville sainte se découvrit soudain à la vue des innombrables pèlerins qui couvraient les collines et convergeaient vers elle. Elle se déroula à leurs pieds avec ses terrasses blanches, ses maisons étagées parsemées de koubas, ses hauts minarets aux innombrables arabesques, ses coupoles gracieuses et son temple aux mille colonnes, centre religieux de l’Islam.

Et tous, comme s’ils eussent obéi à une impulsion mystérieuse, courbèrent le front dans la poussière.

La Mecque (Mekka en arabe) est appelée par les auteurs musulmans la « Mère des villes ».

Un livre entier a été composé des appellations qui lui ont été données par les fidèles, et parmi lesquelles les plus connues sont : Bled-el-Eimen, la Ville de la foi et la Cité du beau langage.

Elle est située sur le sol desséché d’un ouadi, le plus souvent à sec, mais dont les inondations subites ont maintes fois détruit des quartiers entiers.

Une citadelle la domine.

Ses rues sont plus larges que dans toute autre cité arabe pour donner passage à la foule des pèlerins qui, chaque année, convergent vers la place centrale occupée par la masse carrée de la sainte mosquée Mesdjid-el-Haram.

C’est le seul monument de La Mecque.

Et un monument sans beauté. On n’y trouve aucun vestige de cette architecture arabe qu’on admire au Caire et en Espagne ; il date de l’an 1074 de l’hégire, c’est-à-dire du XVIIe siècle seulement, ayant été maintes fois incendié par les Wahabites ou détruit par les inondations.

Il se compose d’une grande place dallée, en forme de parallélogramme, de 180 mètres de long sur 130 mètres de large.

Tout autour de cette cour règne une colonnade de trois à quatre rangs de colonnes en marbre, porphyre et granit d’une hauteur de 6 mètres ; elles supportent des arceaux en ogive surmontés de petites coupoles enduites au dedans de plâtre fouillé et sculpté, et blanchies à la chaux au dehors.

Ces coupoles, au nombre de cent cinquante, donnent à l’ensemble de l’édifice un aspect tout particulier.

Dix-neuf portes dont une, Bab-el-Salem, d’aspect grandiose, donnent accès dans le temple ; sept minarets ronds ou quadrangulaires le dominent ; c’est du haut de leurs terrasses que les muezzins appellent les fidèles à la prière.

Aucune autre ville ne possède des muezzins aussi célèbres par la puissance et la netteté de leur voix.

C’est au milieu de la cour au dallage de marbre que se trouve la « Kaâba » ou « maison d’Abraham ».

Elle est le but du pèlerinage, et les rares étrangers qui l’ont vue avouent n’avoir pu regarder, sans un religieux respect, ce cube de maçonnerie que chaque année des milliers de fanatiques viennent visiter des quatre coins du monde.

C’est une construction massive ayant 12 mètres de long sur 8 mètres de large et 9 mètres d’élévation, dans laquelle on accède par une porte doublée de lames d’argent et d’or.

À l’angle nord-est de cette construction, près de la porte, est enchâssée, dans un cercle d’argent massif, la fameuse pierre noire, Hadjer-el-Essoued, que tout musulman doit avoir baisée pour avoir droit au titre de Hadj (pèlerin).

C’est un ovale irrégulier, formé de plusieurs morceaux de même nature qui ont dû être disjoints par l’action du feu et qu’on a réunis dans une espèce de moule en ciment qu’entoure le cercle de métal.

L’attouchement des mains ou des lèvres des croyants depuis plusieurs siècles a creusé cette pierre qui était primitivement en saillie.

Quand Adam et Eve eurent mangé du fruit défendu, dit la tradition musulmane, Dieu les précipita hors du paradis : il condamna la femme aux douleurs de l’enfantement et à la soumission conjugale, l’homme au travail pour gagner sa vie et aux remords de sa conscience.

Adam tomba près de La Mecque, sur le mont Sehandib, appelé, d’ailleurs, pic d’Adam, et on y montre encore aujourd’hui aux pèlerins la trace de son pied ; Eve tomba à Djeddah, le serpent à Ispahan, le paon à Caboul.

Adam emportait du Paradis un sac rempli de froment et de trente sortes de graines, une poignée de feuilles des arbres et la fameuse « pierre noire ».

Cette pierre lui servit d’échafaudage pour bâtir la Kaâba. Elle s’élevait d’elle-même à mesure que l’édifice s’avançait.

« Au jour du jugement, elle prendra une voix pour témoigner en faveur de ceux qui l’ont baisée de leurs lèvres pures. »

Telle est la légende de la pierre noire, légende dont la puissance est telle que l’on a vu des mourants, arrivés à La Mecque à grand’peine, se faire porter jusqu’à elle, la baiser et rendre en extase leur dernier soupir.

Au-dessus de la Kaâba, assimilée poétiquement à une fiancée, flotte en longs replis un voile de soie noire brodée d’argent offert par le vice-roi d’Egypte et renouvelé par lui en grande pompe chaque année.

Le frémissement de l’étoffe, disent les pèlerins, est dû aux mouvements d’ailes des anges qui volent sans cesse autour de la Sainte-Maison et l’emporteront un jour devant le trône d’Allah.

Dans une des chapelles de la colonnade jaillit la fameuse source de Zem-Zem qui, extrêmement abondante, constitue la seule ressource en eau de toute la ville.

D’après la tradition, elle aurait jailli miraculeusement à la prière d’Agar, au moment où son fils Ismaël allait mourir de soif.

Nulle part en Arabie, on ne trouve l’eau douce en pareille abondance, et les musulmans lui attribuent des vertus curatives telles, qu’elle est vendue très cher aux musulmans qui ne peuvent faire le pèlerinage, et auxquels elle est envoyée dans de minuscules bouteilles.

Les employés de la mosquée font également un grand commerce de linceuls trempés dans l’eau du Zem-Zem ; ils préserveront du feu de l’Enfer ceux qui en auront été enveloppés.

Sur le côté ouest de la Kaâba est le Mizab, gargouille en or massif, par laquelle s’écoule la pluie qui tombe sur la terrasse, et que des employés spéciaux recueillent précieusement.

Au-dessus du Mizab est une plaque de marbre entourée de mosaïques : c’est là qu’ont été enterrés Ismaël et sa mère Agar.

Les chrétiens qui ont subi l’impression profonde que cause la vue de Jérusalem et des lieux saints comprendront mieux que d’autres combien toutes ces légendes, offrant à des êtres aussi primitifs que les Noirs, le souvenir visible et palpable de leur authenticité, avaient accumulé sur La Mecque de saintetés mystérieuses et de fanatiques adorations.

Du haut des collines, comme autrefois les mercenaires de Carthage, admirant les toits dorés des temples, les croyants se montraient les coupoles des pavillons qui, semblables à des pagodes indoues, abritaient les représentants des quatre sectes orthodoxes les Malékites, presque tous Africains, les Hanéfites, recrutés parmi les Boukares, les Turcs et les Afghans, les Chafites, qui vivent en Syrie, et les Hanbalites d’origine arabe.

Ceux qui avaient déjà fait le pèlerinage montraient aux autres la Porte du Salut que doivent franchir les fidèles, le Makan-Sidna, pavillon qui recouvre l’endroit où se tenait Abraham pendant la construction de la Kaâba.

Puis, dans la ville, ils reconnaissaient les emplacements sacrés qu’ils avaient visités.

La maison où naquit Mahomet, le tombeau de sa mère Oumna et de sa femme Khadidja.

Dans les environs, la montagne d’El-Kamar, d’où Mahomet fit jadis descendre la lune du ciel.

« La Montagne de Lumière », où le Prophète s’isolait pour prier et où l’ange Gabriel lui apportait les versets du Coran.

Mais les regards se portaient surtout sur le mont Aarafat ou de la « Reconnaissance », car c’est là que devait avoir lieu une des cérémonies les plus importantes du pèlerinage.

Sur son plateau, Adam et Eve se retrouvèrent après avoir erré cent ans sur la terre à la recherche l’un de l’autre. « Eve tellement vieillie et brûlée par le soleil, dit la Bible islamique, qu’il fallut l’intervention de l’ange Gabriel pour qu’Adam la reconnût ».

Or, ils étaient les deux seuls êtres humains vivants à la surface de terre ; Adam y mettait donc vraiment de la mauvaise volonté !

Le Sultan s’arrêta au sud de la ville à l’emplacement qu’occupent habituellement les pèlerins de l’Yémen.

Derrière lui la foule innombrable s’arrêta, elle aussi.

Le schérif de La Mecque, Si-Ebnou-ben-Aoun, sortit de la ville à cheval à sa rencontre. À sa droite marchait Neib-el-Haram, délégué auprès du lieu saint, chef du temple et détenteur des clefs de la Kaâba, à sa gauche l’Agha des Eunuques, gardien de la maison d’Abraham.

Une magnifique escorte, composée des ulémas, des cadis et de toutes les autorités politiques et religieuses de la ville, les suivait ; et en arrière de cette aristocratie en turban vert et en gandourah jaune, se dressaient, dans un fouillis pittoresque et coloré, des centaines d’étendards de soie.

Chose étrange, un silence de mort planait sur cette procession et lui donnait l’aspect d’un convoi funèbre.

Le schérif arriva près du Sultan et s’inclina profondément.

Abd-ul-M’hamed le releva, et après les salutations d’usage, le schérif, l’air consterné, apprit à haute voix au Commandeur des Croyants que la source sainte de Zem-Zem était tarie depuis la veille.

— Tarie ! s’écria le Sultan en levant les bras vers le ciel.

— Oui, la colère de Dieu est sur nous, dit le schérif, car cette punition du ciel s’est déjà manifestée, lorsque l’invasion Wahabite, il y a cent ans, profana les lieux saints. La source disparut alors pendant quatre mois, réduisant les habitants à la nécessité d’aller au loin chercher l’eau à la source de la Mouna,

— Tarie ! répéta le Sultan ; mais, alors, c’est la mort pour tous !

Omar observait sur les visages des grands chefs qui entouraient son père l’effet de cette révélation.

Elle fut terrifiante.

Le bruit s’en répandit comme un coup de foudre parmi la multitude.

Avec la rapidité que savent mettre les Noirs à propager un renseignement, on pouvait être certain qu’il atteindrait dans la nuit les armées en arrière, et qu’il aurait dans ces milieux fanatiques une répercussion extraordinaire car parmi tous ces fidèles réduits depuis des semaines à l’eau saumâtre des puits ou des redirs que le Sultan avait fait creuser sur tout le parcours, il n’en était pas un qui ne comptât se désaltérer et se purifier à la source abondante et intarissable de Zem-Zem.

Le Sultan avait levé les yeux vers le ciel, il s’agenouilla et baisa la terre trois fois en récitant des versets du Coran.

Autour de lui le silence s’était fait profond et imposant. Quand il se releva, son regard était dur, ses yeux étincelaient et son corps semblait agité d’un tremblement prophétique.

— Enfants de l’Islam ! s’écria-t-il, vous ne vous êtes pas approchés de la cité sainte avec le cœur pur du véritable croyant, et Dieu le sait parce qu’il lit au fond de tous les cœurs. Que personne ne pénètre dans la ville, que la nuit soit employée dans les prières et les austérités, je prierai mon grand Ancêtre de fléchir Allah et de nous éviter le tourment de la soif. Sanctifiez vos âmes et priez !

Et ce fut une nuit extraordinaire que celle qui suivit.

Des cavaliers étaient partis dans toutes les directions, fendant la foule pressée des soldats et y jetant la parole du Maitre :

— Priez afin que le Zem-Zem jaillisse de nouveau !

Qui pourrait raconter ce qui se passa dans ces multitudes composées de cent peuples divers, manifestant leur dévotion par des gestes, des actes, des mots différents ?

Qui pourrait raconter les pratiques auxquelles se livrèrent certaines sectes, comme celle des Aïssaoua pour conjurer la colère divine, les flagellations, les tortures que s’infligèrent des milliers de fanatiques ?

Qui peindra ces collines couvertes de mille feux au milieu desquelles les pèlerins s’agitaient comme des fantômes et le bourdonnement de cette ruche humaine où les invocations religieuses, les chants pieux, les cris d’angoisse et les appels désespérés se fondaient dans une houle d’une effrayante intensité ?

Lorsque l’aurore se leva, les prières n’avaient pas cessé ; mais leur écho avait gagné les masses profondes en arrière et l’émotion s’était encore accrue, car La Mecque, sans le Zem-Zem, redevenait le désert.

Après la prière du Fedjer, annoncée par une décharge d’artillerie, le Sultan quitta sa tente et à pied, suivi des chefs, se dirigea vers la ville pour y procéder aux cérémonies du pèlerinage.

La première consistait à parcourir une rue d’environ 400 mètres, nommée le Saï en priant à haute voix ; sept fois le Sultan et son escorte en firent le parcours d’un pas rapide, en commémoration de l’agitation d’Agar ; puis, par la porte de Bab-el-Salam, précédé du corps des Metouafs (guides) habillés de blanc et des eunuques portant de longues robes et portant des cannes blanches, Abd-ul-M’hamed entra dans le temple.

À la vue de la Kaâba, il se prosterna, resta plusieurs minutes en prière, s’approcha de la « pierre noire », et après de nouvelles génuflexions la baisa longuement.

Après quoi il fit rapidement sept fois le tour de la Sainte-Maison en souvenir de la fuite de Mahomet à Médine, et appuyant sa poitrine contre la muraille de la Kaâba, il demanda hautement, les bras levés au ciel, le pardon de ses péchés.

Puis, tous les chefs l’ayant imité, il entra avec eux dans la chambre où se trouve le puits de Zem-Zem et de là dans la vaste salle où l’eau de la source sainte remplit, à un niveau toujours constant, un superbe bassin de marbre.

Depuis la veille il était vide.

On en voyait le fond couvert d’un limon noirâtre qui ne témoignait guère de la pureté des eaux de la source, et en effet, mélangée maintenant aux eaux d’égout, elle est, d’après le chimiste Frankland qui l’a analysée, la plus souillée des eaux connues en matières organiques.

Le conduit qui l’amenait montrait, dans un angle du bassin, son orifice béant et déjà asséché.

Seul, Omar remarqua à ce moment la disparition du grand schérif de La Mecque.

 

Profitant de l’émotion générale, Si-Ebnou-ben-Aoun s’était glissé dans le pavillon Malékite, situé à quelques mètres de là.

Il en ferma soigneusement la porte derrière lui, puis, quand il se fut assuré qu’il était seul, il entra dans une pièce retirée, ignorée des profanes.

Il prêta l’oreille un instant, personne ne l’avait suivi.

Alors il souleva le tapis qui recouvrait le sol et une large dalle apparut.

Il semblait qu’il fallût plusieurs hommes pour la soulever, mais le schérif posa le pied sur une des lames de bronze qui ornaient les quatre angles, et la dalle basculant découvrit l’orifice d’un large puits.

Des marches de fer étaient scellées dans ses parois ; le schérif quitta sa gandourah de soie et descendit rapidement.

Au fond du puits, une lampe, semblable aux modèles antiques, jetait une lumière vacillante, et un homme enchaîné à la muraille attendait silencieux.

C’était un Hindou, presque nu, reconnaissable à son haut turban, à son profil anguleux, à sa moustache tombante.

Le schérif avait choisi à dessein, pour la besogne secrète qu’il avait en vue, un sectateur de Bouddha.

À côté de ce malheureux, une outre et des vivres prouvaient qu’il était enfermé là depuis plusieurs jours.

Au fond de ce puits passait la conduite d’eau du Zem-Zem, jadis construite par la sultane Zobeid, et qui répartissait la précieuse denrée par un double branchement dont l’un desservait le temple et l’autre la ville.

C’était un caniveau demi-circulaire : à l’aide de dalles et de ciment il avait été bouché par l’Hindou, et le travail avait été bien fait, car l’eau suintait à peine au travers de ce barrage improvisé.

— Es-tu prêt ? demanda le schérif à voix basse.

L’esclave fit un signe affirmatif.

Ebnou-ben-Aoun se pencha vers l’ouverture du caniveau ; le mouvement de la foule, qui emplissait la salle du bassin sacré, lui parvenait distinctement.

Soudain ce murmure s’apaisa.

Un profond silence lui succéda, puis une voix, celle du Sultan, fit entendre une invocation, et quand pour la troisième fois le schérif entendit la Fathya jetée d’une voix forte :

— Ouvre ! dit-il.

L’Hindou avait introduit à l’avance un puissant levier au sommet de la muraille provisoire qui arrêtait l’eau ; d’une poussée vigoureuse il abattit cet obstacle, et la source trop longtemps contenue bouillonna, reprenant son ancien cours.

Quelques secondes après, elle se déversait dans le réservoir de marbre aux yeux des croyants extasiés.

Alors une immense acclamation monta vers le ciel… Dieu venait de manifester clairement sa puissance et de désigner du doigt le cinquième de ses prophètes[1].

Aucun miracle ne pouvait frapper davantage l’imagination de ces peuples que leur destinée a fixés surtout dans les pays de la soif.

Les habitants de La Mecque, consternés depuis la veille, et sur le point de regarder comme une calamité la venue dans leur ville de ce nouveau Messie, sortirent en criant de leurs maisons où le précieux liquide circulait de nouveau et se répandirent partout en bénissant Dieu et le Sultan.

Du temple et de la ville l’exaltation gagna l’armée, puis la campagne.

Abd-ul-M’hamed ne s’était pas trompé en espérant de ce miracle, adroitement machiné, un très grand résultat.

Il était prodigieux.

Il ne coûta qu’une existence humaine, celle du malheureux Hindou enterré vivant.

Car le grand schérif, répugnant à répandre le sang, mais ne voulant pas que ce témoin d’une imposture semblable survécut, lui enchaîna de nouveau les mains et lui enleva les outils à l’aide desquels il eût pu se frayer un chemin vers la lumière.

Puis, sans voir le geste suppliant du misérable condamné à une mort affreuse, il remonta et scella lui-même la pierre de son tombeau.

Ce que furent les cérémonies qui suivirent, nulle description ne pourrait en donner une idée.

Le Sultan planait maintenant au-dessus de cette multitude de toute la puissance de sa mission prophétique et de son pouvoir surnaturel.

Ce fut au milieu d’une foule prosternée qu’il fit le trajet de 10 kilomètres qui sépare la Ville sainte du mont Aarafat, appelé encore par les Arabes « Mont de la Miséricorde » parce qu’à son sommet l’ange Gabriel enseigna la prière au premier homme.

Arrivé sur son plateau, il gagna la « Place de Nôtre-Seigneur Adam », d’où Mahomet haranguait jadis les premiers fidèles, et, monté sur le chameau sacré, il embrassa d’un long regard le spectacle qui se déroulait à ses pieds.

Le sol avait disparu ; jusqu’au mont Tsebir, qui dressait son plateau granitique à 11 kilomètres au Nord, et au sommet duquel Abraham sacrifia son fils Isaac, les croyants se pressaient innombrables attendant, dans l’extase, la bénédiction du nouveau prophète.

Quand il étendit les bras, un long mugissement s’éleva qui, peu à peu grandit, formé de millions de voix humaines.

— Labbeika ! Allahoum, labbeika !

« Nous sommes à toi ! Seigneur, nous sommes à toi ! »

Oui, il les sentait à lui, bien à lui : instruments aveugles dans sa main puissante, ils allaient se ruer à la mort sur un signe, et, en écoutant le bruit d’ouragan qui se répercutait au loin, portant la dernière prière du pèlerinage jusqu’aux rangs extrêmes des combattants de la sainte cause, Abd-ul-M’hamed ne douta plus de la victoire de l’Islam.

Restait à mettre au cœur des chefs le fanatisme qu’il venait d’insuffler à la foule, et, pour eux, le Sultan avait ménagé une scène d’une grandeur incomparable.

Mais il importait que le pèlerinage à La Mecque même prît fin le plus tôt possible et que les armées continuassent leur marche vers le Nord, car déjà les immenses approvisionnements, réunis depuis plusieurs mois autour des puits et de l’aqueduc de la Mouna, tiraient à leur fin.

De plus, une des cérémonies du pèlerinage avait exigé l’égorgement de milliers de moutons en souvenir du sacrifice d’Abraham, et les exhalaisons qui s’élevaient du champ de carnage où il avait eu lieu ne manqueraient pas de provoquer de redoutables épidémies dans cette multitude, si son séjour se prolongeait.

Mais, au moment où le Sultan allait quitter La Mecque, après une dernière prière à l’intérieur de la Kaâba, une caravane arrivait d’Égypte, composée uniquement de méharis coureurs au nombre d’une vingtaine.

Ils étaient montés par des Tibbous, les indigènes les plus sobres du Sahara, car ils vivent d’une farine formée de coloquintes et de dattes séchées mélangée avec de la fiente de chameau ; poudreux, brûlés, d’une maigreur extrême, ils avaient fait en quatorze jours le trajet de onze cents kilomètres qui sépare Suez de La Mecque.

L’un des méharis était recouvert d’un de ces palanquins multicolores sous lesquels les fiancées et les femmes riches sont transportées en pays nomades, et déjà la multitude, dont les envoyés du cheik Snoussi fendaient les flots pressés, devinait sous ces voiles une captive de sang noble envoyée au Sultan par quelque chef éloigné.

Mais l’un des Tibbous desserra la sangle qui maintenait l’échafaudage d’étoffe, et celui-ci s’abattit, découvrant un être humain à l’aspect bizarre, étendu sur le dos de l’animal.

C’était un homme à la figure émaciée, à la moustache noire, tombante, et dont les yeux clignotaient sous le soleil brûlant ; son costume semblait venir en ligne droite d’un bazar de Stamboul.

Il portait une tunique couverte de broderies du haut en bas, comme celle des ambassadeurs : un large ruban écarlate la coupait en écharpe, et les décorations nombreuses qui s’étalaient sur sa poitrine, s’entre-choquaient à chaque mouvement du chameau.

Sur cet uniforme fripé, déchiré, la boue avait été jetée comme à plaisir ; elle montait jusqu’à la face dû misérable, recouverte elle-même d’une épaisse couche de poussière ramassée pendant la route ; un pantalon rouge à bandes d’or remontait, découvrant ses pieds nus ensanglantés, et la corde, qui serrait les jambes et les fixait sur les flancs du méhari, avait déchiré l’étoffe et entrait dans les chairs.

Un katib s’approcha, qui suspendit au collier de cuivre de l’animal une large pancarte où on lisait :

Twefik, khédive et traître.

Alors une huée formidable éclata sur la place de la mosquée où la caravane venait d’arriver, et les Tibbous durent, du bois de leurs lances, écarter la foule dont la pesée menaçait d’écraser le prisonnier.

Deux noirs gigantesques tranchèrent les liens qui l’attachaient à l’animal, et il roula à terre comme une masse inerte, dans un hurlement de souffrance qui résumait toutes les tortures subies pendant la route.

Il essaya de se relever, jeta autour de lui un regard atone, la bouche ouverte, la langue pendante, et, soudain, son front retomba balayant le sol.

Il venait d’apercevoir son ancien suzerain, le Sultan, debout, sous la haute porte de Bab-el-Selam.

Il se sentit poussé, jeté, roulé jusqu’à ses pieds, et quand il osa relever la tête, le regard du Sultan, froid comme de l’acier, l’acheva.

Et ce fut comme dans un cauchemar qu’il entendit sa condamnation :

— Tu as été le vil esclave de l’Anglais ; tu as usurpé la place d’Abbas-Hilmi, l’espoir de l’Égypte, et tu as replongé ton pays dans l’oppression : Dieu t’a maudit !

— Tu as trahi ton maître ; tu l’as chassé comme un esclave d’un domaine qui était le sien : tu as été félon et lâche : Dieu te condamne !

Et se tournant vers le chef des eunuques :

— Allah défend pendant le pèlerinage de verser le sang ; nous devons obéir à sa loi. Que ce maudit soit crucifié à la porte du temple, la tête nue tournée vers le soleil du midi. Il y restera jusqu’à sa mort par la faim et chaque fidèle, en entrant dans le lieu saint, devra le souffleter d’un crachat !

Deux jours après, le misérable respirait encore. Les gypaètes rôdeurs de nuit avaient sournoisement, de leur bec recourbé, vidé ses yeux, et son corps n’était plus qu’une immondice que guettaient les corbeaux.

Le lendemain de cette exécution, des cavaliers partaient dans toutes les directions portant les ordres du maître, et, de nouveau, le flot humain roula vers le Nord, d’une marche lente mais sûre, comme celle des sables dont le siroco pousse devant lui les nappes brûlantes.

Le Sultan avait donné rendez-vous à tous les chefs à Médine.

Située à 150 kilomètres de la côte sur laquelle Yambo lui sert de port, la deuxième ville sainte de l’Arabie était en dehors de la zone de parcours des armées en marche, et ce fut à méhari que la troupe de ces conducteurs de peuples, formant à eux seuls une petite armée, parcourut la distance de 380 kilomètres, qui sépare Médine de La Mecque.

Ils allaient s’y prosterner devant le tombeau du Prophète, et ce ne fut pas un des moindres étonnements des habitants de la ville, lorsqu’ils virent entrer dans leur cité cette aristocratie guerrière du continent noir, de constater quel petit nombre de serviteurs les suivaient.

Et, pourtant, plus d’un parmi ces noirs portant pour tout ornement une peau de lion ou un bonnet de plumes, commandait à plus de cent mille hommes.

C’est que déjà l’influence du Sultan s’était exercée ; c’est que son exemple avait agi dans ce milieu primitif. Quelques serviteurs seulement le suivaient et parmi eux Mata qui, après quelques jours de prostration, avait repris silencieusement son service auprès du Maître. Il n’avait rien dit et, trop préoccupé pour le remarquer au milieu de la foule, le Sultan ne lui avait rien demandé.

En voyant ce maître de tant de rois que suivait un convoi d’or digne des Mille et une Nuits vivre avec la sobriété de l’Arabe nomade, en ne constatant chez lui d’autre luxe que celui des armes et des chevaux, tous ces potentats africains avaient renoncé insensiblement à leurs habitudes de faste, et déjà renaissait autour du nouveau prophète l’austérité des premiers âges de l’Islamisme.

Les Wahabites de la péninsule, que les armes turques avaient pu refouler au centre du Nedjed, dans leurs villes de Riad, de Houtab et de Manfoulah, mais dont les sentiments religieux n’avaient pas varié depuis cent ans, avaient été rapidement enthousiasmés par ces manifestations habiles renouvelées d’Abd-el-Kader.

Ennemis du luxe, prêchant à leurs adhérents la simplicité de la nourriture et des vêtements, ils virent dans le Sultan le continuateur d’Abd-el-Ouhab, fondateur de leur secte au commencement du XVIIIe siècle, et quand le Sultan arriva près de Médine, il y trouva un corps de quarante mille de ces intrépides sectaires prêts à le suivre.

Leur émir Saoud était le plus beau type qui pût se rencontrer de la race d’Ismaël.

De haute taille et de carrure puissante, âgé de quarante ans à peine, il apparaissait à cheval comme un de ces Maures d’Andalousie poétisés par Chateaubriand. La couleur bistre de sa peau donnait à son regard un éclat extraordinaire et mettait en relief la blancheur de ses dents. Sa barbe, très noire, avait des reflets d’aile de corbeau.

Il avait étudié dans les universités de Bagdad et de Damas et sa réputation de science lui avait donné dans le Nedjed le titre d’« Inspiré de Dieu ».

Il arriva au galop, le cimeterre nu, au-devant du Sultan, sauta à bas de son cheval, et après les salutations d’usage :

— Mes frères et moi sommes ta chose ! dit-il d’une voix forte : conduis-nous contre les infidèles. Dans deux lunes, je t’amènerai encore autant de guerriers que tu en vois là !

Et il montrait la colline couverte de tentes de peau semblables à celle des Touaregs. En avant du camp, formés par groupes d’environ mille hommes, les Wahabites étaient rangés immobiles et silencieux.

C’était une armée organisée qui venait grossir le flot de l’Invasion islamique : elle devait bientôt devenir une des plus célèbres par ses habitudes de froide cruauté.

Mais quand le Sultan offrit à Saoud, quelques jours après, d’entrer dans sa Garde avec ce corps d’élite, il se heurta à un refus respectueux.

— Je ne veux pas d’autre maître que toi ou ton fils, répondit le Wahabite.

Abd-ul-M’hamed n’insista pas : il comprit que le fier Arabe ne voulait pas se ranger sous les ordres du roi des Monbouttous qui, depuis l’expédition d’Abyssinie, avait conservé le titre de « Commandant de la Légion du Prophète ».

C’est qu’en effet, du premier coup, l’antipathie avait jailli entre ces deux hommes si différents et que réunissait seul le lien d’une commune religion.

Saoud, instruit, affiné, comprenant le but du Sultan et venant travailler avec lui à la rénovation de sa race, et Mounza, brute sanguinaire, tuant pour le plaisir de tuer, obéissant à sa religion comme il obéissait à ses instincts.

Le jour baissait lorsque la troupe des chefs musulmans, escortée de l’armée wahabite, arriva en vue de Médine, et une longue clameur d’étonnement s’éleva de leurs rangs au spectacle inattendu qui frappa soudain leurs yeux.

Au-dessus de la merveilleuse coupole de la mosquée du Prophète, célèbre dans tout l’islamisme par sa prodigieuse hauteur, son revêtement de plomb et surtout par la boule et le croissant en or pur qui la surmontent, un météore extraordinaire planait immobile et imposant :

C’était le Tzar, arrêté à cent mètres au-dessus de la mosquée et se détachant comme un énorme clou d’argent sur l’azur foncé du ciel.

Dans l’entourage du Sultan, quelques chefs seulement avaient entrevu l’aérostat dans les rares apparitions qu’il avait faites au camp de la Garde noire, et connaissaient son origine et sa mission.

Pour les autres, sa présence ne fit qu’augmenter l’invincible confiance dans le chef auquel l’Europe condamnée fournissait de pareilles armes.

Ce que nul ne pouvait voir, c’est que le Tzar était non pas libre, mais captif.

En effet, deux solides fils d’acier le rattachaient au sommet de la grande coupole à l’intérieur de laquelle ils pénétraient par deux fenêtres ovales, invisibles de l’extérieur comme les fils eux-mêmes.

Le difficile travail nécessité par cette installation secrète avait été exécuté par Saladin lui-même, de concert avec l’iman de la mosquée auprès duquel une lettre très explicite d’Abd-el-M’hamed l’avait accrédité, et c’était cette besogne nocturne qui avait si mystérieusement intrigué le pauvre Mata, lorsqu’il avait cru entendre le prophète Mahomet répondre à l’interprète de l’intérieur du temple.

Les rois pèlerins traversèrent le torrent d’El-Saïk, qui coupe le faubourg d’Amberïa et l’inonde fréquemment, laissèrent leur monture et leurs serviteurs sur la vaste place d’El-Monakh qui s’étend au sud-est de la ville, passèrent sous la Porte d’Egypte, splendide spécimen de l’architecture arabe, et arrivèrent devant Messdjed-el-Nebi, la mosquée du Prophète.

Là, le Sultan déclara qu’il ne voulait pas remettre au lendemain la visite au tombeau de son ancêtre : une voix intérieure le poussait, et l’air inspiré, la tête haute, il entra.

La troupe imposante des chefs, et derrière eux les guerriers wahabites, pénétrèrent sous la cotonnade qui conduit au tombeau.

La nuit était venue ; les lampes suspendues aux voûtes ogivales répandaient une clarté mystérieuse sur les colonnes de porphyre et les magnifiques tapis qui recouvraient le sol.

Plus haut, perdues au milieu des fines dentelures de la kouba, elles mettaient en relief les plaques de marbre sur lesquelles étaient gravés en lettres d’or d’une admirable écriture les versets du Coran.

Bientôt le temple fut plein ; et, dans la cour sablée de la Rhoudah qu’entouraient des colonnes revêtues de fleurs peintes, le peuple de Médine se pressa derrière les pèlerins.

Sous la coupole centrale, dans une demi-obscurité pleine d’un religieux mystère, apparaissait la grille de fer finement ouvragée qui entoure le tombeau du Prophète.

Haute de plus de quinze mètres et portant des inscriptions en bronze doré, qui couraient en capricieuses arabesques des dalles au sommet, elle était percée d’une seule porte que les plus hauts dignitaires de l’Islam n’avaient le droit de franchir qu’une fois par an.

Le nom de cette grille, célèbre dans le monde musulman, est El-Hedjera (habitus), en souvenir de la fuite du Prophète ; de là vint le mot « hégire », l’ère musulmane datant du jour de cette fuite.

À l’intérieur de cette grille, les Africains pouvaient distinguer l’immense tenture de soie brodée de fleurs d’or qui recouvrait le tombeau lui-même.

La porte s’ouvrit, et le Sultan pénétra dans l’enceinte sacrée.

Il allait soulever la portière de brocart qui donne accès dans le mausolée, quand, des quatre baies ouvertes dans le sommet du dôme, quatre faisceaux d’une lumière comparable à celle du soleil, convergèrent sur lui, le séparant de la foule comme un être surnaturel.

Un silence profond suivit cette manifestation divine pour la seconde fois, Allah marquait d’un signe, aux yeux des fidèles, son nouveau prophète, et la multitude silencieuse tomba à genoux saisie de crainte.

Un instant le Sultan resta immobile dans le cercle lumineux, superbe dans ce rôle que lui créaient si facilement quatre lampes à incandescence disposées par Saladin aux vitraux de la grande kouba.

Il avait à ses pieds l’élite de l’invasion noire. Cette première manifestation, qui déjà frappait si profondément ces fidèles, n’était que le prélude du spectacle par lequel il allait les fanatiser et leur donner le courage aveugle des prédestinés et des martyrs.

On eût entendu bruire une mouche dans l’immense sanctuaire.

Au dehors même, la multitude se taisait, frappée par l’apparition subite de ces étoiles brillantes qui formaient comme une auréole autour du vaste dôme.

Lentement, le Sultan souleva la tenture que seul, dans le monde islamique, en dehors de l’iman et de l’eunuque chargé de l’entretien des lampes, il avait le droit de toucher.

Il descendit quelques marches, laissa retomber la lourde étoffe et disparut.

La lumière s’éteignit, et, au milieu du silence, la voix de l’iman, debout dans la chaire sculptée qui émergeait au-dessus des têtes, rompit le religieux silence.

C’était un grand vieillard aux traits ascétiques, au geste nerveux, à la parole brève.

— L’heure est solennelle s’écria-t-il ; en ce moment, les deux prophètes sont face à face ; notre glorieux Mohammed, qui fonda l’Islam sur des bases indestructibles, et Abd-ul-M’hamed, le Sultan souverain qui va conquérir le monde à notre foi !

— Dieu va permettre que de leur entrevue sorte le triomphe de notre religion et sa domination sur la terre !

— Frères de tous pays, rois, princes, soldats de la guerre sainte, priez pendant que s’accomplit ce mystère dont on parlera à travers les siècles : tous ceux qui auront vu de leurs yeux cet incomparable miracle seront invincibles dans les combats, et leur place est marquée dans le Paradis !

Alors des milliers de voix répondirent à l’officiant ; les prières s’échappèrent pressées, ardentes, de toutes ces âmes fanatisées, et une clameur s’éleva qui remplit les colonnades, la coupole et s’épandit au-dessus de la Ville sainte.

Le Sultan venait de pénétrer dans l’enceinte sacrée ; c’était une chambre carrée dont le plafond, soutenu par des colonnes de marbre rouge, avait été ouvert par un travail récent sur un espace de plusieurs mètres.

Trois catafalques couverts de riches étoffes en occupaient le centre.

Le prophète Mahomet était enterré sous celui du milieu ; sa tombe avait été creusée profondément dans le sol, et cette disposition prise par ses fidèles, dans la crainte d’une profanation possible, l’avait préservée cent ans auparavant de l’outrage des Wahabites.

Son cercueil en bois de cèdre, complètement revêtu de lames d’argent, s’était, dit la légende, élevé au ciel après la sépulture, puis après un court séjour à la droite d’Allah, était revenu prendre sa place dans le mausolée de Médine.

À côté de son sarcophage étaient ceux d’Abou-Beker, son beau-père, et d’El-Khattab, son deuxième khalife.

Sa fille Fathma reposait entre la grille et le mausolée.

À côté de la tombe de Mahomet était réservé un espace où se trouvait un cercueil ouvert et vide ; ce cercueil était destiné à recevoir le corps de Jésus, fils de Mériem, que Dieu avait enlevé au ciel en corps et en âme.

Car les musulmans, ne voulant pas admettre le dogme chrétien de la Rédemption, regardent comme article de foi que les Juifs ont crucifié un de leurs coreligionnaires auquel Dieu avait donné une exacte ressemblance avec Sidna Aïssa (Notre-Seigneur Jésus).

Ce dernier, vivant au ciel, en descendra au jour du Jugement pour convertir tous les habitants de la terre à l’islamisme ; puis il mourra et sera enterré auprès du prophète Mohammed.

Ce jour-là, le cénotaphe de Sidna-Aïssa était toujours vide, mais n’était plus couvert : son couvercle, lamé d’argent comme celui du Prophète, avait été recloué, et, près du cercueil, un Noir portant la longue robe des gardiens du tombeau veillait accroupi.

Debout contre une colonne, un Arabe revêtu du ihram, la figure voilée, attendait immobile. C’était Omar qui, ayant pris de l’avance, s’était, à l’insu de tous et avec la complicité de l’iman, introduit dans le mausolée.

Aussitôt que le Sultan l’aperçut, sa figure extatique et illuminée changea soudain ; il abandonna sa rigidité de commande, jeta un rapide regard autour de lui, et d’une voix brève montrant le nègre :

— Quel est cet homme ?

— Un eunuque tout dévoué à l’iman.

— Il pourrait parler ?

— Il est muet.

— Nous comprendre peut-être ?

— Il est sourd.

— Tout est-il prêt ?

— Tout : Saladin n’attend plus que toi.

— Tu es en communication avec lui ?

— Oui.

Et le jeune prince montra dans le creux de ses mains deux téléphones minuscules dont les fils s’enroulaient à l’une des colonnes de marbre.

Le téléphone dans le tombeau de Mahomet !

— Le mode de suspension est-il solide ? reprit le Sultan.

— Oui, d’ailleurs le cercueil est vide.

Et il montrait le cénotaphe de Sidna-Aïssa que quatre fils d acier, fixés aux quatre angles, tenaient suspendu à un mètre de terre ; les fils disparaissaient ensuite dans l’ouverture de la voûte.

— Et la lumière ?

— Deux arcs puissants s’allumeront sous le cénotaphe même au moment voulu.

— Pourquoi dessous ?

— Parce qu’ils laisseront dans l’ombre les quatre fils d’acier ; il ne faut pas que ceux-ci soient visibles.

— Bien pensé ; alors, tout ira bien, la machine est prête ?

— Pour plus de sûreté, je puis la mettre moi-même en mouvement à l’aide de ce bouton.

— Parfait ; tu as essayé, au moins ?

— Oui, il y une heure : le cercueil a été soulevé à la hauteur où tu le vois, et l’ascension s’est faite avec la lenteur voulue.

— Alors, c’est le moment ; tu te rappelles le signal convenu ?

— Oui : « Lève-toi, Mohammed ! lève-toi ! »

L’âme du prophète Mohammed, si elle eut été présente à cette conversation, n’eût pas été autrement étonnée de la supercherie dans laquelle elle jouait un rôle.

Le fondateur de la religion musulmane n’avait-il pas lui-même, sans avoir besoin de recourir à la science rudimentaire de son temps, abusé de la crédulité des premiers fidêles ?

Ses conférences suivies avec l’ange Gabriel, ses miracles à huis clos, venant contre-balancer heureusement la nouvelle d’une défaite de l’un de ses partisans, la descente de la lune sur la terre, étaient des prodiges plus audacieux encore que celui qui se préparait.

Abd-ul-M’hamed jeta un dernier coup d’œil sur le cercueil de cèdre, se dirigea vers l’ouverture, et, avant d’écarter la portière derrière laquelle il sentait le halètement de milliers d’hommes, s’arrêta un instant pour se composer de nouveau une physionomie.

Il fallait, en effet, que chacun pût lire sur ses traits quelque chose des mystérieux transports provoqués par l’évocation miraculeuse dont il allait donner à tous une preuve irrécusable.

Quand il reparut, tous les fronts s’abattirent à la fois, et de nouveau le silence plana sur la foule.

— Debout ! cria-t-il d’une voix tonnante qui se répercuta dans les profondeurs du lieu saint et monta jusqu’aux voûtes en éclats vibrants ; debout, frères, pour la guerre sainte ! le prophète Mohammed vient de m’apparaître en corps et en âme.

« Il m’a dit : Dieu est avec vous !

« Il m’a dit : Vous vaincrez !

« Il m’a dit : J’attends au Paradis les élus qui tomberont en combattant.

« Il m’a dit : Je vais, pendant toute la durée de cette lutte, remonter à la droite d’Allah et intercéder auprès de lui pour les Croyants !

« Il m’a dit encore : C’est une ère nouvelle qui s’ouvre pour le monde ; la fin du Christianisme est proche !

« Il m’a dit enfin : Marche sans crainte, et que ces paroles, prononcées à la veille d’aussi grands événements, soient ajoutées au Coran trois fois saint par les docteurs de ma loi ! »

Le silence s’était fait plus profond pour la multitude qui écoutait, écrasée par cette révélation divine ; pour ces Orientaux à l’imagination ardente, le spectacle était vraiment d’une grandeur incomparable.

Le Sultan s’agenouilla, le front touchant les dalles, les mains jointes dans l’attitude d’un suppliant ; puis, se relevant, il s’avança jusqu’à la grille qui le séparait du premier rang des chefs, et, faisant face au mausolée, les bras étendus :

« Mohammed ! s’écria-t-il, ancêtre sacré, donne à tes enfants une preuve de ta puissance et de ta volonté d’intervenir pour nous ; tous, nous allons nous ruer à la mort qui nous rassemblera dans ton sein : montre-nous la route !

« Mohammed, lève-toi !… Mohammed, lève-toi ! »

Il se tut, et une légère lueur pointa au sommet du tombeau ; peu à peu, elle grandit et s’étala sur les arabesques fouillées de la coupole, sur les plaques de marbre aux incrustations d’or, sur le granit rouge des colonnes, sur les mosaïques aux vives couleurs.

Puis, au moment où les respirations étaient suspendues, une masse noire, opaque, surgit à la partie supérieure du mausolée et monta lentement-vers la voûte.

Soudain, deux points lumineux, d’une extraordinaire intensité, jaillirent au-dessus d’elle, noyant dans leur blanche atmosphère les lames d’or et les candélabres jaunis, illuminant toute l’assistance, et jetant des lueurs fauves sur la soie des tentures et les ciselures dorées de la grille.

Lentement, le riche cercueil lamé d’argent, maintenant visible de tous, s’éleva vers le sommet de la haute coupole, sans que rien pût trahir ni les fils qui se réunissaient par deux pour rejoindre l’aérostat, ni la dynamo qui les enroulait sans hâte autour de son volant.

Il arriva à la voûte et, soudain, les arcs à incandescence s’éteignirent tous deux à la fois.

Subitement plongée dans l’ombre, il sembla à la foule hypnotisée que le cercueil venait de percer la coupole et de disparaître dans le ciel.

Une machination de théâtre n’eût pas mieux réussi.

Au jour, on eût pu s’apercevoir de la supercherie en revoyant au sommet de la voûte le tombeau toujours suspendu.

Mais le Sultan avait prévu le cas.

— Et maintenant, fit-il, allez ; Dieu m’ordonne de reprendre sans tarder la marche vers l’Europe ; il ne veut plus d’arrêt jusqu’à Stamboul. Que chacun de vous regagne son armée et lui porte la parole de Dieu !

Le temple se vida lentement, pendant que l’iman, dans une dernière prière, appelait sur le chef de tant de rois la bénédiction céleste, et la multitude en délire se répandit dans la ville en jetant dans la nuit le cri de : « En avant ! » renouvelé des Croisades.

Sous les voûtes de nouveau solitaires de la mosquée du Prophète, les trois machinistes de ce théâtre religieux remirent tout en ordre, descendirent avec précaution le cénotaphe de Sidna-Aissa et masquèrent par des tentures l’ouverture supérieure du mausolée.

Le lendemain, les croyants qui, pénétrés du miracle de la veille, vinrent prier dans le lieu saint, y cherchèrent en vain une trace du passage du prophète Mohammed.

Comme une traînée de poudre, le second miracle par lequel Dieu désignait comme son envoyé le Sultan Abd-ul-M’hamed se répandit dans l’Arabie entière.

L’enthousiasme devint indescriptible.

De toutes les mosquées, les étendards longtemps conservés et qui ne sortaient qu’aux têtes solennelles, furent tirés en grande pompe et partirent à la suite des armées en marche, leur donnant comme points de ralliement les croissants d’or surmontant les crinières flottantes.

Puis les chefs, ayant rejoint leurs peuples, racontèrent ce que leurs yeux avaient vu, embellirent les miracles de Zem-Zem et de Médine de toutes les couleurs de leur imagination exaltée, et insufflèrent aux masses qui les suivaient leur propre foi.

L’élan s’accrut, la marche s’accéléra.

Des milliers d’hommes allèrent des journées entières sans vivres et sans eau ; la mort ne comptait pas plus que la fatigue ; il en tomba des centaines, épuisés, le long des « ouadis » et dans les plaines de sable.

Mais rien ne retarda le torrent d’invasion.

En moins de trente-cinq jours, il parcourut 1.200 kilomètres et atteignit les premières villes de la Syrie.

Là, les armées musulmanes trouvaient pour se refaire les approvisionnements considérables fournis par l’Égypte et accumulés à Jaffa, Naplouse, Damas et Beyrouth, par les soins du cheik Snoussi.

Celui-ci, formant avant-garde, avait laissé l’Égypte à la garde des fellahs, organisés sous les ordres d’un de ses lieutenants, et déjà pénétrait en Asie Mineure.

Partout, devant cette avalanche, les populations chrétiennes avaient fui : Grecs, Arméniens, Maronites, Druses, avaient reflué vers Smyrne, Aïvali et Adalia pour y trouver un refuge à bord des bâtiments européens.

Quant aux Turcs, ils avaient livré toutes leurs forteresses à celui qui se présentait au nom de leur ancien sultan.

La traversée de l’Asie Mineure fut, pour la Garde noire et les puissantes armées qui la suivaient, une marche triomphale.

Dans ce milieu musulman, elles réparèrent leurs pertes et se grossirent de tous les mécontents, de tous les misérables qu’avait ruinés le régime d’exactions de la Porte.

Ce fut entre Sivas et Kaïsarieh que le Sultan rencontra la tête de l’armée persane, en avance de trois mois sur l’armée hindoue d’All-ed-Din.

C’était une curieuse agglomération encore que celle-là !

Elle n’avait rien des éléments noirs que traînait derrière lui le Sultan et se composait, au contraire, des plus beaux spécimens de la race humaine, guerriers élégants et souples, à la poitrine large, au teint pâle, aux traits réguliers et dont l’ovale très pur se détachait sur une chevelure noire et bouclée.

Son noyau était constitué par l’armée régulière ou « nizam », jadis formée par le schah Nasser-Eddin, dont le fils venait de disparaître sous la poussée populaire : instruite à l’européenne par des officiers français, anglais, autrichiens et russes, cette armée, composée principalement de Turcs et de Turkmènes, atteignait en temps de paix les chiffres de 60.000 fantassins, 20.000 cavaliers et 20 régiments d’artillerie disposant de 200 canons.

Elle s’était rapidement grossie de tous les adeptes de la secte Chiite, qui fut à l’origine une branche protestataire de la religion musulmane, mais qui, en présence du soulèvement général de l’Islam, renonça aux vieilles querelles religieuses sur la divine essence d’Ali, opposée à celle de Mahomet, son oncle, et fit aussitôt cause commune avec la secte rivale des Turcs et Arabes Sunnites.

À la voix du descendant du célèbre conquérant Iranien « le fils de l’Épée », les Talich, vigoureux et braves, réputés les meilleurs marcheurs du monde ; les Chiraki, à l’intelligence éveillée, aux yeux noirs, dont les sourcils se rejoignent au-dessus du nez ; les Ghilani, dont les campements bordent la mer Caspienne ; les Tadjik qui occupent le centre du plateau d’Iran, point de passage des grandes invasions asiatiques ; les Baloutches, brigands et pillards ; les Louris, dont les tribus portent des noms de Peaux-Rouges (corbeaux, pieds jaunes et jambes de loup), tous ces descendants des « Compagnons de Cyrus », se rappelant leur antique origine, étaient venus décupler l’armée du « nizam », ou s’étaient enrôlés sous les ordres des « hakims » ou gouverneurs, descendants des anciens satrapes d’Artaxerxès.

Ce n’était pas seulement l’idée religieuse qui avait provoqué ce formidable soulèvement de la Perse. C’étaient encore et surtout la soif de l’indépendance et le désir d’échapper aux nouveaux maîtres qui se disputaient ses villes et qui, chaque année, emportaient un lambeau de son territoire.

Au Nord, la Russie pouvait, de la Caspienne devenue un lac russe, atteindre Téhéran en quelques jours de marche : déjà elle avait gagné le Schah à sa politique et lui avait imposé la construction d’un réseau ferré rattaché à la grande ligne de Samarkande.

Au Sud, les Anglais dans le golfe Persique, devenu mer anglaise, tenaient les principaux revenus douaniers du royaume et exerçaient une pression constante sur l’autocrate persan.

C’était même à la rivalité de ses deux redoutables voisins que la Perse devait de vivre encore ; mais il était évident que le temps était proche où le Tzar blanc allait poser sa griffe puissante sur l’ancien royaume de Zoroastre, et fiers de leur long passé de gloire, se rappelant que leurs traditions les faisaient remonter aux premiers âges de l’humanité, les Iraniens se levèrent en foule derrière le croissant pour éviter de disparaître comme nation libre.

Bien que formés de populations hétérogènes et ayant mêlé leur sang à celui de tous les envahisseurs de leur pays, ils formaient un bloc compact, grâce à l’unité religieuse, et sentant frémir non loin d’eux leurs frères de l’Inde, se rappelant les paroles enflammées de leurs poètes Hafiz et Sadi, ils accoururent à la curée de l’Europe.

Les uns s’étaient retrempés au passage de Meched, la Ville sainte, aux coupoles dorées, dont la bibliothèque est célèbre dans le monde islamique ; d’autres avaient traversé le désert de Lout « semblable à une masse de métal incandescent », ou les marécages salins et boueux de Kachan : ils étaient 900.000 et derrière eux 150.000 Afghans, Ghilzaï et Dourani, au teint olivâtre, s’organisaient pour la même lutte.

Mais ceux qui brillaient le plus au milieu de cette nouvelle coulée humaine, arrivant d’Orient, étaient les merveilleux cavaliers kourdes ; un dicton musulman dit : « que le plus misérable d’entre eux possède une monture digne des haras royaux », et en effet leurs chevaux offrant une grande similitude avec le cheval de course anglais, étaient d’une beauté et d’une vigueur incomparables.

Au nombre de plus de 40.000, ils furent incorporés dans la Garde du Sultan, où ils jetèrent une note éclatante avec les étoffes bariolées dont ils étaient vêtus, leurs hauts bonnets enroulés de châles multicolores, l’arsenal de leur ceinture, pistolets, couteaux et yatagans, et leur bouclier rond en peau de rhinocéros.

De longs étonnements et de profondes acclamations accueillirent ces nouveaux alliés, que ne soupçonnaient pas ces pauvres nègres d’Afrique, et la confiance de ces derniers pour le chef dont la voix inspirée faisait apparaître des guerriers de tous les horizons devint irrésistible.

Maintenant, les musulmans éprouvaient la griserie du nombre ; ce n’était plus l’exode d’un peuple, comme à l’époque des Vandales, des Huns et des Visigoths, c’était l’exode d’une des races primitives de l’humanité.

Seule, au milieu de cette inondation, une ville avait résisté.

C’était Jérusalem, dont les hauts remparts, rebâtis en toute hâte à la première nouvelle de ces graves Événements, dominaient à nouveau le cours du Cédron et la vallée de josaphat.

Les Juifs avaient accumulé, dans leur capitale, les armes les plus perfectionnées et les canons les plus puissants ; mais ils avaient cru que l’or allait leur donner aussi des soldats, et comme Carthage, autrefois, ils avaient payé, pour défendre leurs richesses, des mercenaires recrutés aux quatre coins du globe.

Le Mahdi arriva.

Craignant de trouver déjà prise la ville, dont le pillage lui avait été réservé par le Sultan, il avait mis une hâte sauvage à pousser ses hordes vers l’antique cité : il avait brûlé en courant Hébron, où la tradition place les couches de terre rouge dont fut formé le premier homme, Bethléem, où naquit le Christ, et Nazareth, la petite ville aux nombreux couvents.

Le lendemain même de son arrivée, il s’emparait de la mosquée de l’Ascension qui domine le mont des Oliviers et le couvent russe, d’où il plongeait sur le Saint-Sépulcre et dominait la plate-forme du temple en construction.

Puis, lorsqu’il eut réuni le nombre d’échelles nécessaires pour l’escalade, il ordonna l’assaut sur le front nord, par où déjà, en 1099, les Croisés avaient pénétré dans la ville.

Les mercenaires n’attendirent pas ce moment pour abandonner la partie ; à part quelques aventuriers européens qui se firent tuer bravement en servant les pièces, les défenseurs abandonnèrent le rempart, laissant leurs maîtres livrés à eux-mêmes.

Jadis les Juifs de Sebbeh, pour ne pas tomber vivants au pouvoir des Romains, s’étaient entr’égorgés ; assiégés par Titus, ils s’étaient défendus dans la Ville sainte avec la dernière énergie pour éviter de servir aux plaisirs du « peuple roi » ; mais au commencement de ce XXe siècle, tout rempli du bruit de l’or, les Juifs avaient oublié les vertus guerrières de leurs ancêtres et les exemples de vitalité de leur race ; dès lors, ce ne fut plus un combat, mais un massacre ; pendant trois jours le sang coula à torrents dans les rues.

Quand le fils du Mahdi reprit sa marche vers le Nord, chargé de dépouilles, le plateau sur lequel s’élevait jadis la ville aux coupoles, Jérusalem, dont le nom signifie « héritage de paix », n’était plus qu’un amas de ruines calcinées ; le fameux rocher de Sakhra d’où jaillissaient, d’après la légende, les quatre sources du Paradis, et que les Hébreux regardaient comme la pierre de fondation du monde, marquait seul l’emplacement du temple détruit et on ne devait plus entendre, avant dix ans, retentir aux environs de la « Place des Pleurs » les lamentations de Jérémie.


FIN DU TOME DEUXIÈME
  1. La théologie musulmane reconnaît 4.330 prophètes inspirés et 13.000 non inspirés.

    Mais dans cette foule de prédestinés, elle n’en admet que quatre excellents et marqués du sceau divin : Musa (Moïse), auteur du Pentateuque ; Daud (David), auteur des Psaumes ; Isa (Jésus), auteur de l’Évangile ; et Mahomet, auteur du Coran.