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L’invasion noire 3/1

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TROISIEME PARTIE
FIN DE L’ISLAM DEVANT PARIS

CHAPITRE PREMIER


Devant le Bosphore. — Les murs du harem. — Le mal du pays. — Le docteur Kaddour. — Les nouveaux alliés du Sultan : peste, choléra asiatique, vomito negro. — Essais infructueux. — Une idée de Saladin. — Ballon lointain. — Hékim, chef des eunuques.


Dans son immortelle Iliade, Homère nous montre Jupiter environné des dieux de l’Olympe et, la foudre en main, assistant impassible aux luttes héroïques entre Grecs et Troyens.

C’était non loin de là, à quelque distance de cette plaine fameuse, ubi Troja fuit, où coule encore le Simois et que domine le mont Ida, c’était non loin de cet observatoire des dieux et des déesses qu’entouré des chefs noirs, impassible et comme nimbé d’une auréole prophétique, Abd-ul-M’hamed, le Sultan du désert, contemplait les derniers combats, livrés en Asie Mineure.

Il avait gravi, suivi d’une escorte impériale, le Kaisch-Dagh, massif rocheux qui domine de 1.300 pieds la mer de Marmara et, à ses pieds, s’étendait en un ruban sinueux de 600 à 800 mètres de large, le détroit du Bosphore qui, reliant la mer de Marmara à la mer Noire, était le seul obstacle qui séparât maintenant l’Invasion noire de Constantinople.

Constantinople !

À 18 kilomètres dans l’Ouest, son ancienne capitale tout entière s’étalait sous ses yeux, et il ne pouvait en détacher son regard. Sous les feux du soleil couchant qui dorait ses dômes et ses minarets et mettait une teinte rose sur ses terrasses blanches, Stamboul lui apparaissait mille fois plus belle qu’il ne l’avait jamais vue au temps où il en était le maître.

Jamais non plus les rivages d’Europe et d’Asie n’avaient vu pareilles masses humaines se disputer la possession de ce joyau serti à l’extrémité du vieux continent par l’empereur Constantin.

De toutes les collines qui dominent le Bosphore, les colonnes de la Garde noire commençaient à descendre vers le rivage : ici s’allongeant en serpents le long des coulées rocheuses du Mal-Tépé, là se massant en carrés épais où dominait la cavalerie.

La crépitation de la fusillade s’étendait sur un front de plusieurs kilomètres et, les yeux dans sa lunette, Omar suivait avec attention le mouvement de recul des troupes anglaises et russes qui, après trois jours de luttes acharnées, abandonnaient enfin les lignes de défense édifiées sur la terre d’Asie pour couvrir Constantinople.

Le deuxième acte de la lutte, celui qui se jouait en Asie, allait se terminer ; après avoir commencé en Afrique par l’expulsion de l’élément européen de tous les rivages, cette lutte s’était poursuivie par l’invasion de l’Asie ; elle allait maintenant avoir pour théâtre l’Europe elle-même.

Jusque-là le Sultan n’avait pas eu besoin de grands efforts pour vaincre. Il avait rencontré sur sa route de nombreuse populations musulmanes, dont les unes avaient grossi ses forces et les autres s’employaient à assurer ta subsistance de ses troupes.

Maintenant il allait se heurter directement à l’Europe, et la période ardue de sa marche allait commencer.

En attendant, il concentrait ses armées ; l’Asie Mineure regorgeait de ses soldats. Après avoir tenu à distance, sans grande difficulté, les troupes de débarquement que les Russes, sur le rivage de la mer Noire et les Anglais, sur la côte méditerranéenne, avaient installées sur certains points stratégiques importants, il avait assigné aux armées noires leurs quartiers d’hiver.

Partout les populations s’étaient mises à la culture du sol pour lui demander des moissons ; des troupeaux immenses arrivaient des hautes vallées de l’Arménie, du Kurdistan et de la Perse ; l’Égypte, cet ancien grenier de l’Europe, faisait jaillir des récoltes intensives de sa luxuriante vallée, et le problème le plus difficile, faire vivre ces multitudes pendant leur stationnement prolongé en Asie Mineure, avait été résolu du moins pour quelques semaines.

Le typhus, ce spectre qui suit les armées fatiguées et mal nourries, avait fait son apparition chez les Fellahs et les Congelais mais il avait rapidement disparu dès que les armées atteintes avaient pu cantonner et se refaire dans les provinces les plus riches de la Turquie d’Asie.

Seuls le choléra et la fièvre jaune avaient fait de nombreuses victimes dans les rangs des Persans et des Arabes des bords du Tigre. Chose curieuse, les Noirs semblaient réfractaires à ces deux fléaux dont l’un, le choléra asiatique, a son foyer originel dans l’Inde et dont l’autre, la fièvre jaune, encore connue sous le nom de « vomito negro », avait été le produit de la découverte de l’Amérique. Cette dernière maladie surtout, la plus effroyable et la plus terrifiante, les laissait complètement indemnes, et connaissant leur immunité due sans doute à leur type anthropologique, les nègres avaient acquis de ce chef un redoublement de confiance. C’est parmi eux que les médecins musulmans, recrutés en Asie Mineure et au Caire, choisissaient les infirmiers préposés à l’enfouissement des morts.

Par un bonheur extraordinaire qui avait frappé singulièrement les imaginations, la Garde noire avait été jusque-là préservée de l’un ou de l’autre de ces fléaux. Soit qu’elle fût nourrie avec plus de soin, soit qu’elle se composât d’hommes robustes, élite des tribus africaines, elle avait merveilleusement résisté à toutes les fatigues, et son effectif, encore accru par des enrôlements enthousiastes pendant la marche de Syrie sur la mer de Marmara, s’élevait à cette heure à 480.000 hommes dont 110.000 de cavalerie.

À ce noyau choisi, le Sultan avait assigné pour objectif Constantinople elle-même ; il l’avait concentré, son infanterie en première ligne, dans la presqu’île de Scutari où avaient été rassemblés tous les approvisionnements nécessaires, et il avait disposé sa cavalerie dans les pâturages du fleuve Sakaria et du golfe d’Ismid, où se mirent les ruines de Nicomédie.

C’était donc ce premier torrent de l’Invasion noire que le Sultan avait sous les yeux, à cette heure où son œil d’aigle embrassait la réalisation de son premier désir et où, rêveur et semblant ne rien entendre autour de lui, il ne quittait pas du regard la vaste tache blanche de Stamboul, dont la ligne magnifiquement accidentée ondulait entre le ciel et l’eau.

Que de souvenirs s’agitaient sous ce crâne olympien ! Que revoyait-il dans le passé ? les cérémonies du Selamlik, ses visites du vendredi à la mosquée de Sainte-Sophie, au milieu d’une foule immense ; ses réceptions luxueuses, toute une armée de fonctionnaires à genoux devant lui.

Rien de tout cela !

Appuyé sur l’épaule d’Omar, il semblait hypnotisé par un point de ce vaste panorama, et celui qui eût pu lire dans son âme y eût trouvé le nom que, depuis dix-huit ans, il avait défendu de prononcer devant lui : celui de la sultane Hézia.

Car elle était là, dans ce grand bâtiment qui découpait ses longues murailles crénelées sur des rideaux de térébinthes et de cyprès. C’était là, à la pointe du sérail, au delà de l’eau bleue dont le courant rapide lave ses murailles mystérieuses qu’était le harem, là qu’Abd-ul-M’hamed avait passé ses meilleures heures de règne auprès de sa Circassienne favorite, mère d’Omar ; là enfin qu’elle s’était donnée à l’usurpateur derrière les fenêtres treillissée et les grillages verts.

Ses poings se crispèrent, ses yeux eurent des lueurs fauves à l’évocation de ce passé d’angoisse, et Omar qui, du doigt, lui montrait à ce moment les dernières compagnies anglaises disparaissant derrière le Champ des morts de Scutari, reconnut dans son regard la flamme des mauvais jours. Il n’eut pas de peine à deviner la nature de l’émotion qui étreignait son père et soudain son cœur se serra : une sueur froide perla à ses tempes.

Absorbé par le souci de la conduite des troupes, car il avait pris depuis peu le commandement direct de la Garde, que le roi des Monbouttous était incapable d’exercer plus longtemps, il avait perdu de vue l’échéance terrible, et cette échéance il y touchait maintenant.

Le Sultan allait-il mettre à exécution ses effrayantes menaces ? Il connaissait assez son père pour n’en pas douter un instant ; depuis la visite de l’officier turc, qui lui avait promis de veiller sur elle, il n’avait plus reçu de la sultane qu’une seule lettre ; c’était à Antioche elle écrivait à son petit Omar qu’elle ne vivait plus que pour lui, plus captive que jamais, mais espérant malgré tout le revoir un jour. Elle ignorait tout de la secousse qui ébranlait la moitié du monde. Le harem est un asile où ne pénètre aucun bruit du dehors, et sous l’œil soupçonneux des eunuques, Nubar le caïmakan, dévoué au jeune prince, n’avait jamais pu l’entretenir que quelques secondes.

L’eût-il pu d’ailleurs, il avait reçu d’Omar l’ordre de ne pas troubler sa tranquillité, et étendue sans doute sur des coussins de soie, au pied des fontaines jaillissant dans leurs vasques de marbre et des orangers en fleurs, la Sultane était loin de se douter qu’à cette heure le Maître de jadis, maintenant tout près du sérail, cherchait par quels moyens il allait percer jusqu’à elle.

— Qu’on dresse le camp ici ! dit le Sultan.

C’étaient les premières paroles qu’il prononçait depuis plusieurs heures. Le Khaznadar-el-Kebir (chef des intendants) fit observer qu’une luxuriante villa abandonnée par un consul anglais, dans les ombrages de Semen-Déré, derrière le massif du Kaisch-Dagh, avait déjà été aménagée pour Sa Hautesse, qu’elle y serait beaucoup mieux pour se remettre de-ses fatigues, etc…

Mais le Sultan fronça le sourcil.

Ma tente ici… où je suis ! répéta-t-il.

Et le chef des services administratifs de l’armée musulmane s’inclina profondément, devenu muet, car il savait que le Maître ne répétait jamais un ordre trois fois.

Des serviteurs s’ébranlèrent, des tapis furent déroulés, une file de chameaux escalada les pentes et, deux heures après, sur l’étroit plateau du Kaisch, couronné de tamarins, le camp du Sultan était dressé, dominant de son croissant toute la presqu’île de Scutari, la mer de Marmara et la légion du prophète.

Tout autre avait été l’impression produite par la vue de Constantinople sur les deux officiers français. Ils avaient devancé l’escorte du Sultan pour arriver plus vite sur la montagne, de Melval sur son coursier Mordjan et Zahner ayant beaucoup de peine à le suivre sur un cheval syrien ; et lorsque le merveilleux panorama de la Byzance moderne se déroula devant eux, ils sautèrent à terre et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Constantinople !

— La liberté !… la liberté !…

— Pas encore, répondit Melval, le bras tendu vers Constantinople : il nous faut d’abord entrer là et ce ne sera pas facile, regarde.

— Bah, dit Zahner, en parcourant d’un regard la ligne des cuirassés à l’ancre dans le détroit, il n’y en avait pas davantage à Bab-el-Mandeb ; le bras de mer était vingt fois plus large et des millions de nègres ont passé quand même.

— C’est vrai, mais chat échaudé craint l’eau froide, et je crois que la surveillance sera telle autour de ces bâtiments que les torpilles du Sultan n’auront aucune prise sur eux. Et d’ailleurs, a-t-il encore des torpilles ?

— Probablement non, dit Zahner, ni torpilles ni chimiste pour en fabriquer, puisque tu as supprimé Zérouk ; il lui faudra donc trouver autre chose, mais il trouvera, j’en suis sûr et il passera. S’il ne peut arriver par terre ni par mer, il arrivera autrement, quand il devrait monter dans la machine de ce gueux de Saladin…

De Melval se retourna brusquement comme si une vipère l’eût piqué au talon.

Au loin, dans la direction d’Ismid, le Tzar se détachait en noir sur l’azur du ciel, gros comme une escarboucle.

— On dirait que ce misérable est revenu tout exprès, dit-il, car, depuis quinze jours, nous n’avions pas revu son maudit ballon et j’étais presque tranquille.

— Il ne m’a pas pardonné sa raclée de Khartoum, mais il doit se méfier, car à la prochaine occasion, il en recevrait un duplicata ; c’est un rude gredin. Tu crois toujours qu’il a cherché à tuer Nedjma ?

— J’en suis persuadé ; aussi, tu as pu le remarquer, depuis cette nuit où il a tué Alima, la pauvre petite négresse de Mata, je ne laisse plus jamais Nedjma dans ma tente qu’il connait trop bien ; je l’éloigné du camp, ce qui est plus facile, depuis que nous sommes en Asie Mineure où nous couchons dans des maisons, et je suis bien tranquille à son sujet, car Mata, qui s’est attaché à moi comme un chien, la veille mieux que je ne la veillerais moi-même.

— Pauvre nègre ! lui si gros, si fort, il est devenu d’une maigreur depuis ce soir-là !

— Et on croit que les peuples civilisés ont le monopole de la passion ; que les noirs aiment comme des brutes, comme des animaux, quelle erreur !

— Si j’étais à la place de Saladin, fit Zahner, je ne serais pas tranquille : j’ai surpris dans les yeux de Mata, quand il fixe le ballon, des regards chargés d’une haine effroyable, et un soir que l’aérostat était près de nous, je l’ai vu derrière un palmier, ne se croyant pas observé, examiner le mode d’attache de l’ancre avec une attention extraordinaire ; il doit rouler dans sa grosse tête crépue quelque vengeance atroce.

— Ce n’est pas moi qui l’en dissuaderai ; quelle immonde canaille que ce traître ! Et dire que, lui aussi, attend la chute de Constantinople avec impatience.

— C’est vrai : le Sultan lui a promis le commandement d’une armée, dès qu’il aurait mis le pied en Europe.

— Et ce sera un dangereux adversaire ; mais, fit Zahner, j’y songe, si nous le supprimions, ce gaillard-là, avant de regagner la France ?

— Impossible, mon brave ami, ne t’en souviens-tu pas ?

— Et qui donc s’y opposerait, voyons ? la veille de notre départ…

— Ma parole, mon pauvre ami, toujours ma parole ! Ah ! le Sultan savait bien ce qu’il faisait en nous la demandant ; mais c’est égal, un jour ou l’autre il se fera prendre : quand nous serons partis, nous serons dégagés de tout serment à son endroit, et si jamais Saladin et son ballon passent à ma portée… je ne les raterai pas…

— Oui, mais quand ? fit Zahner tendant le poing vers l’aérostat.

Et ils se turent, reportant leurs regards vers Stamboul, dont les lumières s’allumaient une à une pendant que les projecteurs électriques des vaisseaux commençaient à fouiller toutes les anfractuosités du rivage.

La nuit arrivait rapidement : la fusillade avait cessé partout et le canon de la flotte ne tirait plus que de loin en loin.

Cependant la tente du Sultan avait été orientée de telle sorte que la porte en fût tournée vers Constantinople, et, accroupi sur une natte, Abd-ul-M’hamed avait repris sa contemplation, le chibouk aux lèvres.

Un homme se dressa devant lui, il portait le costume européen et le fez turc ; maigre et osseux, il semblait flotter dans sa longue redingote noire.

Deux Soudanais se précipitèrent pour l’écarter : d’où sortait-il ? Personne ne l’avait vu arriver.

Il était sans armes, le Sultan fit un signe et le Turc s’allongea sur le sol, les mains levées au-dessus de sa tête.

— Qui es-tu ? demanda Abd-ul-M’hamed.

— Ne me reconnais-tu pas, Maître ?

Un Soudanais approcha une torche et le Sultan dévisagea un instant cette figure parcheminée, dans laquelle les yeux noirs, très renfoncés, s’abritaient sous des lunettes d’or.

Et au bout d’un instant

— Je t’ai vu quelque part, souvent même, c’est certain ; mais l’âge et l’éloignement ont affaibli ma mémoire. Nomme-toi !

— Je suis ton ancien médecin.

— Kaddour ! s’écria le Sultan, et ses yeux brillèrent. Kaddour ! toi ici, mais d’où viens-tu ?

— De Salonique, où l’usurpateur m’avait exilé. Dès que j’ai appris ta venue j’ai traversé la mer Egée, débarqué sur la côte en face de Ténédos et je te rejoins enfin… veux-tu de moi ?

— Si je veux ! s’écria le Sultan, certes, et je te rends ton poste auprès de ma personne, jusqu’à ce que tu reprennes ton service de jadis au palais.

— Omar ! appela le Sultan, voilà Kaddour, l’ancien médecin de la Porte, un fidèle parmi les fidèles ; il t’a soigné quand tu étais malade, avant d’aller à Saint-Cyr, te souviens-tu de lui ?

Omar regarda le nouveau venu d’un air soupçonneux.

— Comment as-tu pu franchir la croisière anglaise qui couvre la mer Egée ? demanda-t-il.

Le Turc regarda autour de lui, fouilla dans les poches de sa redingote et baissant la voix :

— Entrons dans la tente, dit-il, ce que j’ai à te dire ne doit pas être entendu.

Et quand tous trois furent seuls à l’intérieur, les portières rabattues :

— Ce sont les Anglais eux-mêmes qui m’ont débarqué, dit-il, lis.

Et il tendit au jeune prince un papier sur lequel Omar lut en anglais :

« Un sauf-conduit est accordé au docteur Kaddour, fidèle sujet de Sa « Majesté Britannique, pour aller de Salonique à Kum-Kaleh (Dardanelles). Le « gouverneur de cette forteresse, sir Edwards May, lui facilitera le passage de « nos lignes. Mission secrète de Sa Hautesse le Sultan Mourad.

« Donné à bord de l’Agamemnon, le 18 avril 19…

« Admiral GREEN,
« Commandant des forces anglaises de terre et de mer
« en Méditerranée et Turquie. »

— Et cette mission secrète ? demanda le Sultan dont le sourcil se fronça.

— Ne la devines-tu pas, Maître ? demanda le vieux Turc.

— Si, je la devine ; une mission de Mourad avec les Anglais comme intermédiaires ne peut être qu’une tentative d’assassinat.

— Tu l’as dit !

— Sur moi ?

— Sur toi et sur ton fils, sur tes principaux chefs, si je le pouvais, m’a expliqué le grand vizir Youssef.

— Ah ! c’est le grand vizir, c’est Youssef lui-même qui t’a donné des instructions ?

— Très détaillées ; elles se résument d’ailleurs dans l’emploi de cette petite bouteille.

Et du fond de son fez, où l’on n’eût guère songé à chercher quoi que ce fût, Kaddour tira une petite fiole, très plate, en verre épais comme celui des flacons de parfums orientaux ; le tube très étroit était rempli d’une liqueur légèrement rosée.

— Voici, dit Kaddour élevant la fiole au-dessus de sa tête, le poison le plus anciennement connu de tous les poisons, car les prêtres égyptiens l’obtenaient par distillation des feuilles du pêcher ; aujourd’hui extrait du cyanure de mercure, il est l’acide cyanhydrique, le plus violent de tous les toxiques connus. Une seule goutte dans la boisson qui te désaltérera tout à l’heure et un accès de tétanos t’enlèverait en quelques minutes ; une seule goutte sur la muqueuse de ta langue et ton cœur battrait à coups précipités pendant quelques secondes pour s’arrêter subitement glacé par la mort.

Il y eut un moment de silence. Le Sultan regardait la bouteille, l’œil fixe, les sourcils froncés.

— Qui est venu te proposer cette mission ? demanda Omar.

— Un juif de Salonique me sachant pauvre et connaissant les fonctions que j’avais remplies auprès de toi jadis ; il en a parlé d’abord au consul anglais qui m’a fait conduire à Constantinople. C’est là que le grand vizir m’a expliqué ce qu’on attendait de moi « Aucun autre, me dit-il, ne pourrait approcher le Sultan, toi tu le pourras sans peine ».

— Et tu as accepté ?

— Sans hésiter, pour deux raisons : la première, c’est que j’ai vu dans cet événement amené par Dieu un moyen de me rapprocher de toi et de t’offrir à nouveau mon dévouement et mes services ; la seconde, c’est que j’ai lu clairement dans le regard de Youssef l’intention bien arrêtée de me faire étrangler au sortir de l’entrevue, s’il avait un doute sur mon acceptation.

— Tu as bien fait et tu es un fidèle serviteur, dit le Sultan ; d’ailleurs si tu avais refusé on en aurait trouvé un autre qui eût accepté et peut-être réussi. Après tout, Cette tentative est des plus naturelles ; ils ont raison de chercher à se débarrasser de moi par tous les moyens ; moi-même j’en prépare d’étranges pour me débarrasser d’eux. Les Anglais sont passés maîtres dans ces sortes d’expéditions pour l’assassinat où l’on ne risque pas grand’chose ; patience, mon tour va venir, maintenant donne-moi ce flacon.

— Il est bien dangereux de le garder avec toi, fit Kaddour.

— Sois sans crainte, je le mettrai en lieu sûr, mais si je retrouve ton grand vizir, il me serait particulièrement agréable de l’expérimenter sur lui-même.

— Tu le retrouveras

— Non, s’il parvient à fuir.

— Ni lui, ni Mourad, ni aucun des ministres infidèles ne t’échapperont…

— Comment le sais-tu ?

— J’ai conservé au palais un ami, le plus sûr des amis : c’est l’ancien chef de tes eunuques, le vieil Hékim.

— Celui qui était si grand et si maigre ? dit Omar.

— Oui, il a maigri encore : il a perdu son titre, mais on l’a conservé comme serviteur au harem de Youssef, et le jour où il a appris ton approche, il a ourdi dans le palais même un complot qui réussira.

— Et qui consiste ?…

— À s’emparer de Mourad et de tous les siens le jour où tu entreras dans la ville et à les enfermer dans le souterrain, que seul Hékim connaît, au-dessous de la salle du trône.

— Par Mahomet s’écria le Sultan, si Hékim mène à bien ce projet, je lui rends dix fois plus d’honneurs et de biens qu’il n’en possédait autrefois.

— Il m’a dit de t’assurer de son dévouement absolu ; s’il échoue ou s’il est pris vivant avant d’avoir mis son projet à exécution, il mourra sans une plainte, en bon musulman.

Allons, dit le Sultan, dont le visage se dérida, tout est en bonne voie, mes fidèles sujets sont avec moi et jamais les Européens ne réussiront à se maintenir dans ce milieu hostile, malgré leurs canons et leurs vaisseaux. Maintenant il faut précipiter les événements, je veux avant un mois être à Constantinople et commencer aussitôt la réorganisation de l’armée turque.

— Avant un mois, fit Kaddour…

— Oui, crois-tu la chose impossible ?…

— Impossible, non, car tu as prouvé, Maître, que ce mot t’était inconnu ; mais il y a plus de 150.000 soldats russes dans la ville, 38 cuirassés anglais avec plus de 500 canons et 20.000 hommes d’équipage à leur bord ; les forts anciens et nouveaux sont armés de 800 pièces de gros calibre ; de plus il arrive encore tous les jours des troupes russes des Balkans. Je me suis procuré tous ces renseignements avant de repartir de Constantinople pour Salonique, où je demandai à revenir prendre mes dernières dispositions avant d’agir.

— Eh bien, dit le Sultan, je veux qu’avant quinze jours toutes ces forces si imposantes soient en désarroi, qu’avant trois semaines elles soient en fuite ou désorganisées, et plus je vais, plus je crois que Dieu m’envoie les instruments dont j’ai besoin à l’heure même où ils deviennent nécessaires. Toi-même, Kaddour, n’es-tu pas un de ces instruments ?

— Dispose de moi, seigneur !

— Je suis fatigué par la longueur de ma course d’aujourd’hui. Omar va t’expliquer ce que j’ai ordonné à Mohammed-Agatsh, le chef de nos médecins ; il conservera son titre, toi tu redeviens le médecin attaché à ma personne.

— Merci, merci, Maître, dit le vieux Turc ; là était toute mon ambition.

— Viens dans mes bras, mon vieux serviteur… si Dieu permet que je vive pour le triomphe de sa cause, ta besogne sera facile. S’il a marqué la limite de ma vie, tous tes efforts seront vains ; mais je n’en remets pas moins entre tes mains le dépôt d’une existence précieuse à l’Islam, et ta place sera un jour à mes côtés à la droite d’Allah.

— Maître, répondit Kaddour, mon bon Maître, je suis déjà payé de mon dévouement par le bonheur de te retrouver, et les Européens sont fous s’ils se figurent qu’un vrai croyant peut devenir un traître. Seulement, je te le répète, prends bien garde au flacon que tu tiens.

Le Sultan regarda encore une fois la liqueur transparente, et se tournant vers Omar…

— Qu’adviendrait-il si on avalait tout le contenu du flacon ?

— On n’aurait pas le temps de l’avaler tout entier, dit le vieux Turc, on tomberait instantanément foudroyé, tant est rapide l’intoxication à travers te système artériel.

C’est bien !…

Et le Sultan glissa dans un des plis de son turban le redoutable poison…

 

Zahner et de Melval descendaient vers Semen-Déré en tenant leurs chevaux par la bride, à cause de la rapidité des pentes. Ils étaient remplis tous deux de la même idée : en finir au plus tôt avec cette existence errante, retrouver la civilisation.

Et quand de Melval, ayant franchi la porte de la villa abandonnée, devant laquelle Mata veillait étendu, eut serré dans ses bras Nedjma toujours craintive pendant son absence, ce fut avec une expression d’impatience plus fébrile que d’habitude qu’il lui dit :

— Ah ! ma petite étoile, quand donc pourrai-je t’emmener dans mon beau pays de France ?

— Moi aussi, dit-elle en plongeant ses beaux yeux bruns dans ceux de son ami : moi aussi, j’ai soif de repos ; je rêve une patrie où l’on puisse dormir sans crainte et vivre sans se cacher ; ce soir encore j’ai vu, non loin d’ici, l’étendard vert de Mounza ; il rodait de ce côté et pourtant son armée est campée sur les collines, vers la mer, là-bas ; il me cherchait sans doute. Oh ! Lioune ! Lioune ! quand donc pourrai-je t’aimer sans trembler sans cesse ! quand partirons-nous ?

— Bientôt ! dit-il.

Mais ce mot, il le disait sans conviction ; il touchait au port, c’est vrai ; mais plus il y réfléchissait, plus il voyait l’impossibilité d’y entrer. Malgré les succès extraordinaires dont il avait été témoin jusque-là, et le recul des troupes européennes sur le Bosphore, il lui semblait lire sur cette porte d’accès de l’Europe la phrase biblique « Tu n’iras pas plus loin ».

Si quelques jours après il eût pu voir en conférence le docteur Kaddour et Mohammed-Agaisch, médecin en chef du quartier général musulman, s’il eût pu se douter des moyens dont ils préparaient la mise en œuvre pour réaliser le désir du Maître et lui ouvrir les portes de Constantinople, il eût eu plus que jamais ce désir de la liberté, et se fût aperçu qu’il ne se trompait guère en disant « bientôt ».

 

C’était dans le grand caravansérail de Bulghurgi-Kjoi. Depuis plusieurs jours les Arabes atteints de maladies épidémiques y étaient recueillis par ordre du Sultan et transportés à dos de chameau à la suite de la Garde noire, dont un cordon sanitaire très rigoureux les isolait.

Trois ou quatre cents seulement avaient pu être réunis là jusqu’à ce jour à cause des difficultés de transport et installés dans les vastes salles du fondouk, où des caravanes entières, arrivant de Syrie, trouvaient jadis l’hospitalité pour la nuit.

Mais le nombre allait en augmenter rapidement, car des ordres avaient été envoyés aux chefs des armées contaminées, et ils allaient évacuer sur ce point ceux de leurs malades qui ne pouvaient supporter les fatigues de la route.

C’était, il est vrai, créer là un foyer de contagion redoutable, et les deux médecins, dénués de tous les médicaments qui leur eussent permis d’opérer sans danger pour le voisinage, acide phénique, sublimé, etc., ne se dissimulaient pas le terrible danger qu’ils faisaient courir aux troupes les plus proches ; mais leurs observations les confirmaient de plus en plus dans cette conviction que les Noirs étaient réfractaires au choléra asiatique et surtout à la fièvre jaune ; d’ailleurs, en veillant à l’observation rigoureuse des prescriptions d’Omar, pour que le cordon sanitaire qui les isolait fût impénétrable de l’intérieur à l’extérieur, ils comptaient éviter la propagation du fléau.

Ils allaient du reste se hâter d’agir.

Et un soir, une agitation inaccoutumée régna à la porte du caravansérail que des ifs et des cyprès faisaient ressembler à un immense sépulcre.

Tous les malades qui pouvaient se traîner encore en sortaient silencieusement.

Les pestiférés venaient presque tous de Bagdad, de Bassorah et des bords du Chott-el-Arab.

Les cholériques étaient en grande partie des Égyptiens, des fellahs pauvres que les exactions anglaises avaient depuis longtemps condamnés à une vie misérable, dans les régions fiévreuses de le vallée du Nil.

Sous la direction de cavaliers turcs connaissant tous les sentiers, la funèbre caravane se dirigea vers Scutari.

Elle atteignit sans encombre, au nord de la ville, une petite crique sur le Bosphore, abritée de la lumière électrique des bâtiments anglais par un groupe de bananiers ; plusieurs caïques attendaient et les misérables victimes y furent empilées, puis à force de rames, leurs équipages essayèrent de passer, pour déposer sur l’autre bord leur horrible cargaison.

Mais on veillait à bord des vaisseaux anglais et à peine les barques avaient-elles pénétré dans les eaux des bâtiments que des canots à vapeur se détachèrent des cuirassés pour leur donner la chasse.

Ils n’eurent pas de peine à les entourer et à les arrêter, s’attendant à trouver à leurs bords des émissaires du Sultan portant aux fidèles de la ville des instructions ou des encouragements.

Mais il est impossible de décrire la stupeur des marins anglais en voyant soudain d’inoubliables fantômes se dresser au fond des barques et rassemblant leurs dernières forces, se jeter sur eux pour les étreindre dans un mortel embrassement. D’abord ils ne comprirent rien à cet envahissement d’hommes sans armes, s’accrochant à eux et les mordant comme des bêtes fauves. Mais sous la lueur des projections électriques, ils virent les bubons, les taches noires de la peau, les écumes sanglantes et les yeux vitreux de ces revenants dont la mission suprême était de semer la mort autour d’eux.

Alors ce fut une lutte atroce à grands coups de sabre et de hache, les Européens tentèrent de se débarrasser des tentacules empoisonnés qui se collaient à leurs membres et, dans cette lutte nocturne, les vainqueurs payèrent chèrement leur victoire. Car trois jours après, deux cuirassés à tourelles quittaient le Bosphore et disparaissaient du côté des Dardanelles : le choléra était à leur bord.

Mais ce n’était qu’un résultat partiel et totalement insuffisant. C’est à Constantinople même que le Sultan avait voulu répandre la contagion, dût-il tuer la moitié de la population, et quand on lui apprit le lendemain que pas une des barques remplies de malades n’avait pu franchir le détroit, il entra dans une colère insensée.

— Mais alors, s’écria Abd-ul-M’hamed en écartant, les poings crispés, la porte de sa tente… que faire !… que faire !…

Il s’interrompit soudain : Saladin était devant lui, et avait entendu sa dernière phrase.

Le traître s’accroupit, baisa le bas du burnous du Sultan et se relevant, le regard assuré :

Maître, dit-il, si tu me laisses faire, dans quinze, jours tu entreras dans cette ville.

Le Sultan eut un éclair dans le regard ; que faisait là ce chien ? sans doute, profitant de la terreur quasi-religieuse qu’il répandait autour de lui, il avait pu s’approcher de la tente, sans être arrêté par les Soudanais de garde et avait entendu les exclamations de rage et de désespoir d’Abd-ul-M’hamed arrêté en plein triomphe.

Mais Saladin, l’air tranquille et affirmatif, répéta :

— Dans quinze jours, trois semaines au plus tard…

— Et comment feras-tu ? demanda brusquement le Sultan.

— Tu le demandes, maître ? mais en transportant dans la ville avec mon ballon ces fléaux qui ne peuvent franchir le Bosphore. Comment n’as-tu pas pensé à moi ?

— Mais parce que tu n’as pu encore, malgré tous tes efforts, entrer en communication avec mes fidèles de la ville ; parce que les canons anglais t’obligent à te tenir à une hauteur considérable et t’empêchent de descendre ; parce qu’enfin je ne veux pas que tu compromettes ta machine qui me sera encore utile plus tard.

— Mais, je puis, sans rien risquer, remplir cette mission.

— Comment cela ?

— D’abord en l’exécutant la nuit, ce qui me permet de monter beaucoup moins haut. C’est demain la nouvelle lune et le ciel est nuageux ; à 600 mètres au-dessus de la ville je ne serai pas remarqué, les Anglais n’ayant pas encore songé à diriger vers le zénith leurs projections électriques.

— Bon ; mais comment débarqueras-tu les pestiférés, comment ?

— Je n’ai pas besoin de les débarquer, je n’ai qu’à les laisser tomber…

Mais oui, père ! s’écria soudain Omar, pourquoi emporterait-il des malheureux encore vivants ; il n’a qu’à charger sa nacelle de morts : ils ne manquent pas.

On le voit, les notions de civilisation que le fils du Sultan avait jadis reçues dans les écoles européennes s’étaient singulièrement atrophiées. Les procédés sauvages de son père lui paraissaient maintenant naturels, et les effroyables excès auxquels il s’associait ainsi lui semblaient justifiés par la grandeur du but.

Le Sultan reprit après un instant de réflexion :

— Combien peux-tu enlever de cadavres en une seule fois ?

— En me débarrassant d’une partie de mon lest, je dispose d’une force ascensionnelle de 6.000 kilogrammes environ, ce qui me permet d’enlever quatre-vingts corps de 75 kilogrammes chacun.

— Et combien peux-tu faire de voyages dans une nuit ?

— Je puis aller et revenir vingt fois très certainement.

— De sorte que si on te préparait une charge de quinze à seize cents cadavres, demain ils seraient au milieu de la ville.

— Oui.

— Et pourrais-tu en laisser tômber une partie au milieu des forts qui dominent la ville du côté de l’Occident ?

— Aussi facilement que dans la ville même, à condition de les avoir reconnus dans la journée.

— Alors, en deux nuits, tu peux infester Constantinople de trois mille cholériques et pestiférés ?…

— Je le puis.

— Et tu ne crains rien pour toi de tous ces contacts ?

— Non, car je ne les mettrai pas dans la nacelle, leur maniement serait trop dangereux ; tu donneras des ordres pour qu’ils soient attachés par les pieds, à des cordes assez longues, par bouquets de cinq ou six. J’en ferai une couronne suspendue au bordage, et je n’aurai qu’à couper les cordes pour me débarrasser de ma cargaison.

— Mais, objecta le jeune prince, le ballon délesté d’un pareil poids fera des bonds désordonnés vers les étoiles ?

— Non, parce qu’en même temps je diminuerai le volume du double cône en aplatissant le soufflet de jonction et que, de plus, je puis, avec la grande soupape, perdre autant de gaz qu’il sera nécessaire.

— Tu as tout prévu, dit le Sultan, ne perdons plus une minute ; va te préparer, fais ta reconnaissance préalable et la nuit prochaine tu trouveras au caravansérail, deux heures avant la tombée de la nuit, le nombre de morts convenu.

— Ils seront à l’avance attachés avec des cordes ?

— Tout sera prêt comme tu l’as dit.

— Et si je réussis ? demanda l’interprète après un instant de silence.

— Ah, oui ! donnant, donnant ! Que veux-tu en dehors de ce que je t’ai promis déjà ?

— Je ne veux rien autre ; mais je désire être maintenant certain d’avoir ce commandement promis et je désire aussi que tu me donnes une armée destinée à opérer en France.

— Pourquoi en France ?

— Parce que c’est dans ce pays surtout que je veux me venger.

— C’est entendu… va !

Saladin s’éloigna à reculons ; une joie brutale se lisait sur sa dure physionomie et il murmura en s’en allant :

— Enfin !…

 

Le spectacle de cette opération sans précédent dans l’histoire du monde fut d’un macabre dont rien ne peut donner une idée.

Le soleil se couchait au fond de la Corne-d’Or lorsque, revenant de son excursion de reconnaissance, Saladin s’arrêta à 20 mètres au-dessus de la terrasse du funèbre caravansérail ; sa cargaison de cadavres l’y attendait, et, pour la compléter, car on n’avait pu aller chercher au loin ceux qui avaient succombé dans la journée, les médecins arabes avaient fait attacher avec les autres quelques vivants arrivés à la dernière période de la maladie.

C’était un effroyable charnier amoncelés par paquets de huit, déjà raidis et zébrés de plaques noirâtres, les pestiférés surtout étaient hideux. Une odeur de pourriture, bien connue de ceux qui ont visité les hôpitaux de cholériques, montait vers la nacelle où Saladin, inondé d’acide phénique des pieds à la tête, achevait ses préparatifs d’arrimage.

Autour de la couronne en acier qui servait de pied à la balustrade, il disposa dix gros crochets largement ouverts : à l’aide d’une cordelette attachée en un point convenablement choisi, il comptait faire basculer le crochet et dégager la corde qui y prenait appui.

Successivement les chapelets humains furent suspendus à ces crochets et, quand la nuit fut noire, l’interprète déchargea l’aérostat d’une partie de son lest, et se mit en devoir de donner au soufflet du ballon toute l’ampleur qu’il était susceptible de prendre.

Au bout d’une heure de cette manœuvre à laquelle collaboraient les deux indigènes du Soudan, que Saladin avait pour compagnons de voyage depuis trois mois, le Tzar s’enleva, emportant avec lui sa charge effrayante et disparut dans le noir des nuages, pendant que les noirs qui avaient aidé à la manipulation des morts se précipitaient à genoux, croyant voir transporter dans le Paradis de Mahomet les corps ainsi suspendus.

Quelle dut être la stupeur des habitants et de la garnison de Constantinople pendant cette nuit où, projectiles d’un nouveau genre, huit cents cadavres s’abîmèrent sur les places, dans les rues et sur les terrasses des maisons et des monuments !

Ce fut, le lendemain matin, une véritable stupeur ; brisés, hideux, convulsés, les cholériques et les pestiférés s’étalaient un peu partout ; et les habitants comprirent quels bruits de chutes étranges avaient frappé leurs oreilles pendant la nuit.

Pour comble d’horreur, les chiens, qui pullulent à Constantinople, où ils font le service de la voirie en dévorant toutes les ordures, les chiens avaient cru à une aubaine tombée du ciel pour eux, et déjà la plupart des corps déchiquetés avaient semé de tous côtés des lambeaux, qui devenaient autant de semences contaminées.

Le soir même de ce premier jour, des milliers et des milliers de Turcs se précipitaient aux portes creusées dans la muraille de Bajazet et quittaient Constantinople.

La nuit suivante, une nouvelle pluie de corps décomposés et purulents s’abattit dans les forts, les ouvrages et les lignes avancées, terrifiant les sentinelles qui voyaient tourbillonner dans les noires profondeurs du ciel ces aérolithes aux formes humaines, aux membres brisés, aux visages livides.

Alors, la terreur devint générale.

Les troupes rivées à la défense de la ville allaient bientôt rester seules dans cette immense cité, seules avec les Juifs, les Arméniens et les Grecs, qui n’avaient pas voulu quitter Péra et Galata. L’effroyable malpropreté de certains quartiers se joignit aux bacilles apportés par le Tzar, et, en quelques jours, une effroyable contagion se déclara dans ces faubourgs de Constantinople.

En vain les Russes, pour isoler la ville même, coupèrent les trois ponts qui, jetés sur la Corne-d’Or, la reliaient à Galata ; en vain ils obligèrent, à coups de bâton et de baïonnette, les habitants à enterrer ces restes pourris, édictèrent de sévères prescriptions d’hygiène et firent affluer à Constantinople les antiseptiques les plus énergiques : l’accumulation de trois mille cadavres, leurs lambeaux répandus dans tous les coins, la dépression morale provoquée sur les troupes européennes par ce procédé que jamais peuple sauvage n’avait songé à employer, tout conspirait contre la malheureuse garnison de Stamboul.

Bientôt ce fut la fièvre jaune qui fit le plus de victimes : de la ville elle gagna rapidement les forts extérieurs, épouvantant les soldats par ses hideuses manifestations, ses vomissements noirâtres, la teinte safranée qu’elle donnait à la peau. De la population la panique se répandit dans l’armée et atteignit les vaisseaux, qui n’eurent plus qu’un souci, s’isoler du rivage et échapper à la contagion.

Le vingtième jour, trouvant que l’évacuation ne se produisait pas assez vite, Saladin fit un nouveau voyage au-dessus de la ville, celui-là par un clair de lune splendide ; et la terreur des soldats russes fut extrême en voyant une nouvelle pluie de cadavres s’abattre dans les rues désertes.

Déjà la vieille cité de Mahomet II ressemblait à une nécropole.

Ce fut le dernier coup.

Un soir, une lueur apparut au-dessus du palais de Seraï Bournou et ses toits chinois, ses kiosques treillagés s’allumèrent, mettant un rideau rouge sur lequel se détachèrent les cyprès, les pins parasols et les platanes de ses jardins.

Puis le feu gagna la mosquée du sultan Achmet, dévorant sa coupole et ses six minarets pareils à des mâts d’ivoire ; il lécha et envahit Sainte-Sophie dont le dôme byzantin, bâti sur d’épais contreforts blancs et roses, disparut bientôt après dans un grandiose embrasement, la mosquée de Bayezid, d’où s’échappèrent comme des nuages blancs les milliers de colombes qui y pullulaient depuis plusieurs siècles, la Suleimanieh dont la coupole ressemblait un casque d’acier, enfin la tour du Séraskier dont les épaisses murailles résistèrent et maintinrent debout, au milieu de l’effondrement général, cette haute colonne aux parois noircies.

Des monuments, le feu s’élança vers les casernes, l’arsenal, les palais des ambassadeurs, le grand Bazar, puis il s’étala et dès lors se mit à dévorer, avec une effrayante rapidité, les milliers de maisons qui, comme un océan pétrifié, s’étalaient à leurs pieds.

La Corne-d’Or devint pourpre, des milliers d’étincelles vinrent s’abattre dans le Bosphore et bientôt la ville entière ne fut plus qu’une mer de flammes.

Dès le commencement de l’incendie, la Garde noire tout entière s’était postée sur les crêtes qui dominent la ville ; à ce spectacle de l’embrasement d’une des premières villes du monde, il fallait un parterre de choix. 400.000 musulmans immobiles et figés dans le fatalisme le formèrent, admirant une fois de plus la puissance quasi divine du Prophète nouveau qui, sans canons, sans obus incendiaires, sans bombardement, réduisait en cendres la capitale politique de l’Islam, trop longtemps profanée par des soldats chrétiens.

Autour du Sultan se pressaient les chefs regardant en silence et ne quittant des yeux ce gigantesque bûcher que pour lire sur les traits du Maître les impressions ressenties.

Mais Abd-ul-M’hamed demeura grave et impénétrable ; longtemps debout il regarda ; ses yeux brillèrent lorsque, quittant une position devenue intenable, les vaisseaux anglais glissèrent lentement sur le rouge miroir des eaux ; quand le dernier des cuirassés disparut du côté des îles des Princes, il étendit la main et dit seulement d’une voix forte :

— Soyez maudits !

Et autour de lui, tous répétèrent, les bras dans la même direction :

— Qu’ils soient maudits !

L’incendie dura toute la nuit, toute la journée qui suivit et une partie de la deuxième nuit. Quand enfin il s’éteignit faute d’aliments, il ne laissait plus derrière lui que des pans de murs calcinés et quelques monuments préservés par leur masse même. Seuls, les remparts, composés de deux rangs de murailles flanquées de tours carrées, restèrent tels que les assauts, les tremblements de terre et le temps les avaient faits. Mais ils n’enserraient plus qu’une ville morte, et la mélancolique prédiction de Sadi allait devenir une réalité :

« L’araignée filera sa toile dans le palais des Empereurs et la chouette entonnera son chant nocturne sur les tours d’Ephrasiab. »

 

Quand les dernières volutes de fumée eurent disparu dans le bleu du ciel, le Sultan monta à cheval, et lentement descendit vers la mer. Son œil fixait obstinément le même point, les murailles intactes du sérail qui, entourées par la mer de trois côtés, avaient, par leur épaisseur, préservé l’édifice.

Qu’allait-il trouver derrière ces murs ?…

Il arriva à Scutari et devant lui, sur l’autre bord, une barque se détacha et traversa rapidement le Bosphore.

— L’iman de Sainte-Sophie, dit Omar.

C’était, en effet, le fidèle et dévoué partisan du Sultan qui, échappé à l’incendie et aux perquisitions des Anglais, se hâtait vers le Maître, dont il annonçait secrètement la venue aux fidèles depuis plusieurs mois. À côté de lui, un grand corps enveloppé d’un long burnous blanc était debout au milieu de la barque et, en le reconnaissant, le docteur Kaddour jeta un cri de surprise.

— Hékim ! mon ami, dit-il !

C’était, en effet, l’ancien chef des eunuques, et dès qu’il eut sauté à terre et frappé le sol de son front :

— Ta Hautesse, dit-il, sera satisfaite. L’usurpateur Mourad (que Dieu le maudisse) attend dans les souterrains du Palais l’arrêt de ta sublime justice.