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L’invasion noire 3/3

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CHAPITRE III


Les oubliettes du Vieux Sérail — Un coup de yatagan opportun. — Mère et fils, fils et père dans l’Islamisme. — Sur la mer de Marmara. — Rites funéraires musulmans. — A Gallipoli. — Arrivée à Athènes. — Préparatifs de défense. — M. Quinel, de Marseille. — Passage gratuit. — Arkeïa la jolie Grecque. — Flottille de ballons. — Marseille et Paris. — Une explication. — Christiane Fortier. — L’Institut Gautier. — Pour rendre la guerre impossible. — Nouveaux projets. — A la recherche de Suzanne.


— Où est-elle ? s’écria Zahner au comble de la stupeur et bien près de croire à un sortilège.

— Derrière cette porte, répondit Omar d’une voix brève et sifflante…

Soudain le jeune prince cessa de heurter la lourde et massive poterne de chêne doublée de ferrures énormes ; un bélier antique se fût brisé contre elle.

— Un poignard, fit-il, vite !…

L’officier de tirailleurs lui tendit l’arme qui ne le quittait jamais et le jeune prince en introduisit successivement la pointe dans deux rainures placées, l’une à la partie supérieure, l’autre à la partie inférieure de la porte.

Puis, avec le manche, il frappa sur un boulon de cuivre qui faisait saillie près du pêne et tout à coup poussa un cri de triomphe.

La porte venait de s’ouvrir toute grande : le secret de la serrure n’avait pas été changé depuis l’époque lointaine où le Sultan et quelques rares privilégiés de son entourage utilisaient cette issue mystérieuse pour sortir incognito du sérail et y rentrer.

Maintes fois alors il avait accompagné son père lorsqu’à la nuit tombée, il quittait les splendeurs et les mystères du harem, pour vivre pendant quelques heures de nuit au milieu des déshérités et des parias de son Empire, au milieu des étrangers surtout, chaque année plus nombreux à Constantinople.

Que de souvenirs et d’impressions eût dû rappeler au jeune prince cette porte maintenant ouverte !

Mais il ne songeait guère à tout cela : une émotion d’une extraordinaire intensité l’étreignait comme beaucoup d’enfants turcs, il avait pour sa mère la plus profonde vénération.

Depuis dix ans que durait l’errante odyssée du Sultan et de son fils, peu de jours s’étaient passés sans que la pensée d’Omar allàt sous les ombrages du palais d’YIdiz, auprès de celle qui avait guidé ses premiers pas et qui, d’esprit très cultivé, de sentiments très nobles, avait fait germer en lui les plus hautes qualités.

Maintes fois, dans les solitudes africaines, il s’était juré de la soustraire à l’injuste châtiment que la loi musulmane mettait à la disposition du Sultan.

Et c’était au moment où elle venait d’être arrachée, comme par miracle, à une mort ignominieuse, qu’il allait la perdre de nouveau

Évidemment, un ennemi inconnu s’acharnait contre la malheureuse femme, et décidé à sauver sa mère quoi qu’il pût lui en coûter, Omar, tirant son yatagan, s’élança dans le couloir souterrain qui s’ouvrait devant lui.

II le connaissait bien, ce long et humide boyau qui débouchait à plusieurs centaines de mètres de là dans la partie du palais réservée au Padischah.

Le ravisseur ne pouvait être loin, car une lumière vacillait à quelque distance, montrant la route au jeune prince.

En quelques bonds il allait la rejoindre et distinguait déjà une forme blanche se détachant sur la sombre paroi de la muraille ; lorsque l’obscurité se fit soudain devant lui.

La lumière venait de disparaître,

Omar s’arrêta ; Zahner le rejoignit.

Au même instant, un grincement se fit entendre auprès d’eux, et, guidé par le bruit, le jeune homme se rua contre ce nouvel obstacle.

Une seconde porte s’ouvrit devant lui sans effort, et, quand tous deux l’eurent franchie, ils se trouvèrent dans une crypte circulaire éclairée par plusieurs lampes et au centre de laquelle un homme accroupi soulevait un panneau de chêne formant trappe, et mettant à nu l’ouverture béante d’un large puits.

Auprès de lui, étendue à terre et toujours évanouie, gisait la sultane Hézia.

Une minute de retard dans la poursuite et elle était engloutie dans cet in pace où les Sultans avaient, dans la succession des siècles, fait disparaître tant de victimes.

Le jeune prince poussa un cri terrible et s’élança.

En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il arrivait sur le mystérieux ravisseur.

Celui-ci s’était relevé, et, à la lueur qui tombait de la voûte, Omar reconnut la face glabre du Chef des eunuques.

— Hékim ! s’ecria-t-il.

— Oui, c’est Hékim, répondit celui-ci impassible comme un sphinx, croisant sur sa poitrine ses longs bras maigres et parcheminés, que lui veux-tu ?…

— Misérable ! chien ! hurla le fils de la sultane Hézia.

Le Grand Eunuque haussa les épaules d’un air de pitié.

— J’exécute les ordres du Maître, de mon maître et du tien, dit-il, et toi tu les violes ; crains sa colère et laisse-moi !…

Et il prononça ces mots avec un tel air d’autorité que, pendant quelques secondes, Omar resta interloqué.

C’est que le poste de Grand Eunuque est à Constantinople un des plus redoutés de l’entourage et même de la famille du Sultan. Il a la confiance absolue du maître dont il est la chose et l’esclave.

« Etre invité à sa table, dit M. Charles Bigot, est un honneur rare, même pour un pacha » ; les plus grands se résignent à lui faire leur cour, et il est arrivé sous plusieurs sultans que l’Empire entier obéissait « à la férule de cet être avili, mutilé et méprisé ».

Mais l’hésitation d’Omar ne dura qu’un instant au bord de l’abîme qui devait la recevoir et d’où montait le clapotement sinistre des vagues que le Bosphore y envoyait par un canal souterrain, la sultane venait de faire un mouvement ; aucune parole n’arriverait à émouvoir ce bourreau de femmes, cuirassé depuis son plus jeune âge contre toute émotion.

Le yatagan qu’Omar tenait à la main jeta un éclair et disparut dans le corps maigre et flasque du Grand Eunuque.

Hékim poussa un cri étouffé et s’abattit, la tête pendante, au-dessus du puits.

Et, au moment où le jeune prince retirait sa lame sanglante et la remettait au fourreau, Zahner, d’un vigoureux coup de pied, envoyait le cadavre dans les oubliettes du Vieux Sérail.

L’eau jaillit jusqu’à l’orifice.

Déjà le jeune prince penché vers sa mère, guettait son retour complet à la vie. Il déposa un baiser sur son front. Elle respirait maintenant.

Puis, ses yeux s’ouvrirent, se fixèrent un instant et, soudain de ses deux bras, elle enlaça le cou du jeune homme.

— Omar ! toi, mon petit Omar ! s’écria-t-elle.

Les mots sortaient étranglés de sa bouche : elle bégayait, et, se soulevant, elle couvrit de baisers la tête et les mains de son fils.

Ce n’était plus la femme impassible qui avait écouté sans trembler son arrêt de mort, c’était une mère comme les autres, riant, pleurant, tout à la fois, et répétant sans se lasser le nom de l’enfant qu’elle attendait depuis dix ans.

Tant il est vrai que si les climats, les religions et les traditions peuvent différencier chez les peuples les coutumes, les goûts et même les affections, il est un sentiment qu’on retrouve le même à toutes les latitudes, chez les plus sauvages et chez les plus civilisés des hommes, c’est l’amour maternel.

Zahner avait refermé la trappe, et regardant cette scène du coin de l’œil, se disait qu’il était temps d’y mettre un terme, le lieu ne lui paraissant guère propice aux effusions, lorsque, devant lui, un pan de muraille sembla rentrer dans l’ombre et une haute silhouette se dessina dans l’encadrement de cette nouvelle ouverture.

Ces souterrains étaient décidément pleins d’issues et de débouchés mystérieux.

Omar tournait le dos à l’apparition, mais il sentit le corps de sa mère trembler dans ses bras : il vit une expression d’égarement se peindre dans ses yeux fixes, son bras se tendre et se retournant, il comprit.

Celui qui, prévenu par Hékim de la tentative d’enlèvement qui venait d’avoir lieu, avait tenu à s’assurer par lui-même que justice était faite, c’était le Sultan lui-même.

Mais il n’eut pas le temps de faire un pas : avec une promptitude étonnante, et sans donner au jeune prince le temps de se reconnaître, Zahner s’était précipité vers la sultane et l’avait enlevée dans ses bras musculeux.

Puis il jeta à l’oreille d’Omar ces mots rapides :

— Faites seulement que j’aie deux minutes de répit et nous serons embarqués… adieu !…

Il franchit la porte opposée à celle par laquelle arrivait le Sultan et disparut.

Le père et le fils restaient seuls face à face.

Le premier mouvement d’Omar avait été de barrer la porte par laquelle l’officier français venait de s’enfuir avec son précieux fardeau, pour l’empêcher d’être poursuivi, car il s’était rapidement ressaisi, et l’autorité paternelle, pour laquelle il avait eu jusqu’alors le respect le plus absolu, ne pouvait lutter à ce moment dans son cœur contre l’ardent désir qu’il avait de sauver sa mère.

Mais le Sultan resta sur le seuil de la porte ; il n’appela point.

Seulement, Omar le vit porter lentement la main droite à la crosse d’un de ses pistolets damasquinés d’or, pendant qu’un éclair passait dans ses yeux.

Puis, ce bras retomba sans que l’arme eût quitté la ceinture un silence lourd comme la masse de granit qui pesait sur la crypte régna pendant quelques minutes dans ce lieu, témoin jadis de tant de drames, et Omar se garda bien de le rompre, sentant que pendant ce court répit s’opérait le sauvetage béni.

Derrière le Sultan, personne n’apparaissait.

Ce répit, ne l’accordait-il pas tacitement ?

Un violent combat semblait se livrer dans l’âme d’Abd-ul-M’hamed.

Qui allait l’emporter en lui du Sultan, de l’époux outragé, ou de l’homme qui avait jadis aimé la sultane Hézia ?

Son regard se porta vers la trappe refermée tout au bord, une mare de sang jetait, sous la lueur des lampes, un reflet écarlate.

Alors sa voix s’éleva, grave et tranchante, dans le silence du souterrain.

— Omar, dit-il, j’avais en toi une confiance aussi grande qu’en moi-même. Tu viens de violer mon autorité, celle que Mahomet déclare la plus sainte après celle de Dieu. Le serment que j’avais fait sur le Coran, tu l’as rendu vain, et Dieu m’en demandera compte. Je te maudis !…

— Mon père ! s’écria Omar, accablé sous ce poids inattendu…

— Je te maudis ! répéta le Sultan, étendant les bras, et au jour de la résurrection la pierre de ton tombeau retombera sur toi pour t’écraser !…

Il allait disparaître par où il était venu, il se retourna, montrant la porte qui conduisait à la mer.

— Pars avec eux, dit-il méprisant, pars, tu as dans le sang leurs faiblesses et leurs lâchetés. Tu n’es plus mon fils, car tu m’as bravé. Pars, te dis-je !…

— Non, fit Omar simplement.

— Que veux-tu faire maintenant ici ? Tu n’es plus mon fils, tu n’es plus rien pour moi…

— Tu ne peux m’empêcher d’être un guerrier musulman, simple soldat dans ton armée…

— Que mes yeux ne te voient plus… Sois maudit !…

Omar ne répondit rien, et lorsqu’il eut disparu, le suivit à pas lents.

Ce n’était ni le sectaire, ni l’époux outragé qui venait de parler c’était le père dont l’autorité avait été méconnue et bravée.

Dans le monde musulman, les droits paternels sont sacrés ; ceux du Commandeur des Croyants, en particulier, n’ont pas de limites, et Abd-ul-M’hamed en était si profondément convaincu, lui qui détenait sur des millions d’hommes la puissance suprême, qu’il ne pouvait pardonner l’atteinte qui venait de leur être portée.

Le concours, dévoué et précieux entre tous, que son fils lui avait prêté jusqu’à ce jour, n’était rien à ses yeux, s’il ne prenait pas sa source dans une soumission absolue, et il préférait se priver de l’un que de voir faillir l’autre.

De cette nuit datait le premier craquement dans l’œuvre gigantesque tentée par le Chef de l’Invasion noire.


Cependant Zahner venait de franchir, en se baissant avec les plus grandes précautions, la poterne qui donnait sur la mer, et en se retrouvant à l’air libre, il respira. La barque était toujours là, et un appel monta dans la nuit.

— Mon lieutenant !

C’était la voix d’Hilarion.

Donc de Melval était là, et, en effet, Zahner l’aperçut à l’arrière, la tête dans ses mains. Auprès de lui Mata ajustait la godille, rame large et courte, qui devait servir de gouvernail.

Au fond de la barque une forme blanche était étendue, et à côté d’elle le lieutenant de tirailleurs déposa avec précaution la sultane, de nouveau privée de sentiment.

— Nous sommes parés ? fit-il.

— Oui, mon lieutenant, fit Hilarion.

— Eh bien, vite, au large… ne perdons pas une minute…

Au moment où Hilarion détachait la corde qui retenait l’embarcation au quai, une ombre se dressa et lestement sauta dans la barque.

Déjà Zahner allait lui faire un mauvais parti, car il avait l’esprit rempli de flottantes images de nègres et d’eunuques le poursuivant à travers les souterrains qu’il venait de quitter.

Mais l’indigène leva les mains au-dessus de sa tête en signe de soumission.

— Yamin ! dit-il simplement.

Et l’officier reconnut le fidèle serviteur qui, tout à l’heure, avait accompagné Omar et à qui ce dernier, au moment de pénétrer dans le souterrain, avait donné de rapides instructions.

— Le Maître m’a dit partir avec vous… dit-il encore.

— Eh bien, va pour un compagnon de plus, dit Zahner, nous ne serons pas trop nombreux pour ramer.

Déjà la barque emportée par le rapide courant s’éloignait du quai, et devant elle fuyaient les massifs étagés des jardins aux noirs parasols de cyprès.

— Où sont les rames ? demanda encore Zahner.

Mais ce fut en vain qu’Hilarion les chercha au fond de la barque ; elles avaient été oubliées.

— Ah ! mille dieux ! s’écria l’officier.

Et se tournant vers de Melval :

— Tu aurais dû veiller à cela, fit-il. Comment allons-nous faire ?

Il était trop tard, et, d’ailleurs, bien impossible d’essayer de regagner le quai la violence du courant s’y opposait.

Il fallait se borner à gouverner au milieu du Bosphore, de manière que l’embarcation n’allât pas s’échouer sur le rivage d’Asie et débouchât dans la mer de Marmara.

Heureusement, la godille était là, et permettait de donner une direction, au besoin même de progresser.

Les feux de bivouac de la Garde noire défilaient rapidement devant eux sur la côte de Scutari. Sur le rivage d’Europe, Constantinople n’apparaissait que comme un amas énorme aux dentelures noircies. Aucune lumière ne marquait l’emplacement de cette reine des deux mers.

Lorsqu’il n’y eut plus aucun danger d’aborder l’un ou l’autre bord et que les côtes se furent éloignées, Zahner, qui avait pris la godille des mains de Mata pour donner lui-même la bonne direction, lâcha son gouvernail improvisé et poussa un cri de joyeuse satisfaction.

— Libres, fit-il, enfin !

Et il allait pousser plus loin ses joyeuses démonstrations lorsqu’il remarqua le mutisme et l’immobilité de de Melval.

Dans l’enfièvrement des premiers moments et au milieu de cette obscurité, son attitude accablée ne l’avait pas frappé.

Il lui mit la main sur t’épaule

— Eh bien, ami, lui dit-il… tu es malade… blessé ?…

Un sanglot lui répondit, accompagné de ces trois mots :

— Elle est morte !

Alors seulement l’officier s’aperçut que des deux femmes étendues au fond de la barque l’une ne remuait plus.

— Nedjma ! fit-il.

— Oui, reprit de Melval… morte !…

Et en quelques mots entrecoupés, il lui dépeignit l’affreuse agression, le suicide de l’enfant, la vengeance qu’il en avait tirée.

— Je l’ai emportée, dit-il, je n’aurais pas pu la laisser là-bas.

— Tu as bien fait, dit Zahner, dont un voile de deuil assombrit aussitôt les pensées joyeuses.

Et pendant une autre heure la barque emportée par le courant toujours rapide, quoique moins violent, fila du côté des Dardanelles, laissant au Sud les iles des Princes.

Au Nord et au Sud les côtes s’évanouissaient dans le lointain, la mer de Marmara s’élargissait.

Cependant la sultane était revenue complètement à elle ; elle s’était soulevée, avait regardé autour d’elle et, dans cette barque de fantômes silencieux, s’était accoudée sur un des bordages sans dire une parole.

Où était-elle maintenant et que lui réservait sa destinée ?

Où était son fils Omar qu’elle se rappelait avoir entrevu dans un rêve ?

Elle ne le reconnaissait pas parmi les ombres qui l’entouraient.

L’aurore pointa du côté du golfe d’Ismid et fit pâlir les feux de l’armée noire qui en bordait les hauteurs à perte de vue.

Alors seulement les fuyards s’aperçurent qu’ils n’étaient pas seuls sur cette mer au courant rapide autour d’eux des points noirs naviguaient de conserve, nombreux, se heurtant : c’étaient des cadavres de cholériques et de pestiférés dont se débarrassaient ainsi les occupants des deux rivages, et Mata dut en repousser plusieurs qui s’obstinaient à suivre le sillage de la barque.

Mais ce spectacle ne troublait guère les passagers ; n’étaient-ils pas cuirassés contre les émotions de cette nature ?

Quand les premiers rayons du soleil vinrent frapper le caïque, de Metval se pencha vers Nedjma et découvrit son visage.

Il n’avait pas été défiguré par l’épouvantable chute. Elle était calme dans son dernier sommeil, et la finesse de ses traits, l’ovale parfait de son visage, le dessin exquis de sa bouche disaient la pureté de sa race.

Mais ses grands yeux qu’elle avait fermés en tombant pour ne pas voir le vide effrayant, ses grands yeux de gazelle étaient éteints sous les paupières bleuâtres, et ses cheveux couleur de nuit étaient encore remplis de la poussière du sol.

Le soleil était haut déjà et de Melval, accablé, la regardait encore.

Elle était la douce enfant du désert, celle qui lui avait fait oublier la trahison et l’oubli, celle qui l’avait suivi partout sans tourner la tête, celle qui avait tenu jusqu’au bout des promesses qu’elle n’avait pas faites et était morte pour garder un serment qu’elle n’avait pas prononcé.

Pourquoi la destinée avait-elle coupé cette fleur au moment où il allait la transplanter sur la terre de France ?

Existait-il donc une Providence pour sentir qu’elle s’étiolerait sur un sol étranger, pour prévoir l’abandon de l’aimé dans ce milieu trop plein de souvenirs passionnés, et fallait-il croire qu’une puissance invisible et juste avait brisé le beau corps de Nedjma pour éviter que bientôt son cœur ne fût brisé ?

Il s’agenouilla près d’elle, prit sa main déjà froide et lentement enleva les anneaux d’argent, de cuivre et de corail qu’elle portait aux doigts depuis son enfance ; il détacha de son cou le collier de pierres vertes et bleues qui ne la quittait jamais, jeta à la mer l’amulette de gris-gris qu’elle avait prise à Zérouk pour conjurer le mauvais sort et les tentatives des Monbouttous, et lui croisa les deux bras sur la poitrine.

Un instant il songea à retirer les deux gros anneaux d’argent qu’elle portait aux pieds, à les emporter comme des souvenirs de leurs longues marches à travers plaines et bois, mais ils avaient été rivés à ses chevilles lorsqu’elle avait douze ans.

Il se tourna vers Zahner et à voix basse :

— Tu vas m’aider, dit-il ; je veux qu’elle soit ensevelie dans la mer, qu’elle repose au fond, au milieu des algues ; elle parlait souvent de l’Océan de son pays, elle l’aimait : je ne veux pas qu’elle aborde aucune terre et soit touchée par d’autres que par nous.

Il la souleva sous les bras avec des précautions infinies, mais le courage lui manqua : un sanglot le secoua, et, de nouveau penché vers elle, il se plongea dans le passé…

Quelle place avait tenue cette enfant dans sa vie ! c’était à elle qu’il avait dû de trouver le temps court, l’exil supportable, la captivité douce : elle avait été son esclave soumise et caressante ; jamais il ne retrouverait ce dévouement dans l’affection, cette douceur dans la passion, ce charme dans la possession !

Jamais !

Et par comparaison son souvenir alla vers l’autre.

Il n’osa prononcer son nom : maintenant le courant le portait vers elle et chaque minute l’en rapprochait.

Elle avait occupé sa pensée ces derniers jours et Nedjma s’en était aperçue : combien il regrettait à cette heure d’avoir mis, si peu d’instants avant sa mort, des larmes dans les yeux de la jeune Arabe !

Une main se posa sur son épaule et une voix douce murmura à son oreille :

— Meslema ?

C’était la sultane Hézia qui voulait savoir : était-elle musulmane, cette jeune fille qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vue et sur laquelle, elle le devinait, la mer allait se refermer ?

De Melval fit un signe affirmatif.

— Alors, fit la mère d’Omar gravement et montrant du doigt le ciel : laisse-moi lui rendre les derniers devoirs. Allah l’ordonne !

L’officier s’écarta ; c’était un répit qu’il se donnait : il allait la voir quelques instants encore et puis n’était-il pas juste que les rites de sa religion fussent observés ?

La Sultane puisa de l’eau de mer dans le creux de sa main et fit les ablutions consacrées sur les pieds et les mains de la morte en prononçant à plusieurs reprises l’acte de foi de l’islamisme :

— « La illa ill’ Allah, Mohammed rassoul Allah ! »

« Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète ! »

Puis elle l’enveloppa complètement dans son haïk et se retira, triste et grave, dans un coin de la barque en disant :

— Notre vie est dans la main de Dieu !

— Laisse-moi, dit Zahner s’approchant, je puis… faire seul et puis… il ne faut pas qu’elle surnage.

— Oh ! non, dit de Melval suppliant, il ne faut pas…

Zahner chercha des yeux un corps lourd pour remplacer le boulet qu’on attache aux pieds des morts sur les vaisseaux avant de les lancer à la mer ; mais il ne trouva rien : il n’y avait à bord que des vivres et des effets.

Mais ses yeux tombèrent sur les sacs d’or qu’avait fait embarquer le jeune prince pour aider à leur fuite ; il en éventra un, y prit un sac de dimensions plus petites sur lequel était écrit en arabe le chiffre 500 ₤ c’était, en livres sterling anglaises, une somme de 12.500 francs, sous un poids de 5 kilogrammes ; l’officier l’attacha rapidement à l’un des anneaux du pied.

Puis il souleva le corps comme il eût fait d’un enfant endormi.

De Melval cacha sa tête dans ses mains…

Quand il la releva, Nedjma n’était plus dans la barque.

Zahner l’avait déposée avec une douceur infinie dans son dernier lit, et quelques rides grandissantes à la surface du miroir des eaux montraient seules l’endroit où venait de disparaître à jamais la « petite étoile ».

Quand le soir parut, de Melval n’avait pas quitté sa position accablée.

A la prière de Zahner seulement, il s’était vêtu à l’européenne, car il ne fallait pas risquer, en cas de rencontre d’un vaisseau de guerre anglais, de se voir cribler de projectiles comme une simple cargaison de pestiférés.

La Sultane, elle aussi, avait pris son parti de cette nouvelle existence et des exigences qu’elle lui imposait, et elle était méconnaissable dans un accoutrement de miss anglaise trop étroit pour sa poitrine opulente, trop étriqué pour sa taille que jamais le corset n’avait comprimée.

Tant bien que mal et pendant que ses compagnons se retiraient discrètement à l’avant de l’embarcation, elle s’était travestie, résignée à montrer son visage et à vivre de la vie européenne, puisque c’était Omar lui-même qui lui en imposait l’obligation.

Si les deux officiers n’eussent eu le cœur plein de lugubres pensées, la transformation subie par Hilarion les eût mis de joyeuse humeur.

La seule défroque qui lui allât dans la garde-robe variée apportée par Zahner, était une livrée de groom en drap vert clair et lisérés jaunes ; trois rangées de gros boutons à grelots lui faisaient une poitrine etincelante, et une casquette à large galon d’argent complétait le costume.

Il fallut que Zahner l’exigeât pour que le tirailleur consentit à revêtir cet étrange uniforme.

— A aucun prix, dit l’officier, il ne faut qu’on distingue parmi nous des vêtements arabes.

— Mais j’aimerais mieux aller tout nu ! clama Hilarion.

— C’est pour le coup qu’on te prendrait pour un cholérique ; habille-toi vite et ne fais pas le dégoûté : à la guerre comme à la guerre !

Pour Mata, on trouva un costume complet de cocher, et Yamin revêtit une longue lévite noire qui avait dû appartenir à un pasteur de la colonie anglaise.

De Melval et Zahner abandonnèrent à leur tour les vêtements arabes auxquels ils étaient maintenant habitués complètement, et quand la transformation totale fut opérée, on eût pris les fuyards pour une famille anglaise émigrant devant l’invasion.

Cependant aucun vaisseau ne se montrait à l’horizon ; cette absence complète de bâtiments de guerre dans la mer de Marmara, où ils pullulaient quelques semaines auparavant, s’expliquait par la rapidité foudroyante avec laquelle un certain nombre de vaisseaux avaient été contaminés sans contact apparent avec les pestiférés envoyés par le Sultan : il semblait que la mer, où tant de cadavres avaient été jetés déjà, véhiculât les principes microbiens des terribles maladies, et les flottes alliées s’étaient hâtées, du moins en partie, de repasser les Dardanelles ou de remonter dans le nord de la mer Noire.

La nuit tomba ; le caïque avait dérivé dans l’Ouest avec une vitesse constante de 8 kilomètres à l’heure ; il avait donc fait environ 140 kilomètres et approchait de la grande ile de Marmara ; mais Zahner, à qui incombait le soin de veiller à la manœuvre, décida qu’on l’éviterait pour se rejeter plus au Nord vers la côte d’Europe, et il se remit à la godille avec une nouvelle ardeur, après avoir fait, ainsi que les autres passagers, honneur aux vivres dont sa prévoyance les avait munis.

De Melval n’avait pas voulu y toucher.

— Voyons, lui dit Zahner, tu ne peux rester ainsi ; je comprends ton chagrin, mais tu n’es plus un enfant… et puis il faut m’aider, je ne vois que très imparfaitement où nous allons… Toi tu dois connaître ces parages, au moins géographiquement.

— Il faut atteindre Gallipoli, répondit le capitaine, en montrant le Nord-Ouest ; pour cela il faut raser le rivage d’Europe ; nous sommes environ à moitié chemin de cette ville : car la mer de Marmara doit avoir, avec les Dardanelles, 250 kilomètres de long.

— Alors nous y serons demain dans la journée.

Et la godille fut reprise par chacun à tour de rôle.

Le lendemain en effet, vers midi, les rives de la mer de Marmara se resserraient de nouveau autour d’eux pour former l’Hellespont et ils découvraient, sur une langue de terre, Gallipoli, la première ville conquise en Europe par les Turcs, qui la possédaient cent ans avant la prise de Constantinople par Mahomet II.

Ils essayèrent d’aborder ; mais là aussi les fléaux déchaînés sur Stamboul commençaient à faire leur apparition : la ville se vidait ; les Turcs se dirigeaient vers le soleil levant ; les Européens en sens inverse. Des luttes sanglantes avaient eu lieu dans la ville.

Il ne fallait pas songer à rejoindre l’Orient-Express : aucune voie ferrée ne reliait Gallipoli à Andrinople.

Un vaisseau grec était en partance pour le Pirée, déjà chargé d’émigrants ; Zahner prit un sac d’or, cacha avec soin les autres dans les ballots d’effets qu’il confia à Mata, à Hilarion et à Yamin, et monta à bord pour y discuter le prix du passage.

Suivant la recommandation que lui en avait faite Omar, il eût nolisé volontiers tout le bateau pour les transporter à Marseille ; mais c’était un voilier qui eût mis plus de dix jours à effectuer cette traversée. D’ailleurs il eût été impossible de le faire évacuer par les passagers qui encombraient le pont, et l’officier se borna à retenir, en les payant le double de leur prix habituel, quatre cabines pour le Pirée.

Ils côtoyèrent pendant la nuit les îles de Lesbos et de Chio et, à travers le dédale des îles de l’Archipel, débouchèrent le lendemain dans la baie de Salamine.

Là, autrefois, la civilisation naissante avait été sauvée par l’héroïsme des Grecs.

Une poussée humaine plus intense que celle des Perses, plus menaçante que toutes les invasions qui les avaient suivis, allait de nouveau mettre le vieux monde en péril. Y résisterait-il aussi victorieusement que l’avaient fait les compagnons de Thémistocle ?

De Melval et Zahner, en débarquant au Pirée, laissèrent la Sultane dans un hôtel à la garde de Mata et Yamin : ils la sentaient d’ailleurs brisée par toutes les émotions qu’elle venait de traverser, et malgré leur hâte de regagner la France, ils décidèrent de lui donner un jour complet de repos.

D’ailleurs, ils éprouvaient, Hilarion surtout, le besoin d’échanger leurs costumes de circonstance pour des vêtements plus appropriés, et tous trois prirent le train pour Athènes, que 7 kilomètres séparent de son double port du Pirée et de Phalère.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient dans un milieu européen, et ils avaient des étonnements et des émotions d’enfant mais ce qui les frappa aussitôt, ce fut l’extraordinaire activité déployée autour d’eux.

Comme à l’époque de Xerxès, les Grecs mettaient leur ville en état de repousser l’assaut des barbares : une ceinture de remparts semblables à ceux de Troie et formée de hautes murailles flanquées de tours, enserraient le fameux triangle constitué par les monts d’Hymette, du Pentélique et du Parnès et faisait de l’Attique entière le boulevard de la résistance hellénique.

Tous les bras valides étaient employés : le commerce était suspendu ou limité aux choses nécessaires à la vie ; ceux qui ne travaillaient pas s’exerçaient au maniement des armes ; les canons s’accumulaient sur les points élevés commandant le débouché des plaines ; les villes et les villages de la Grèce du Nord avaient reflué vers Athènes.

Ce fut un Français, rencontré au débarcadère d’Athènes, qui donna ces détails à nos trois voyageurs.

De suite Zahner l’avait remarqué, parlant haut et criant pour faire embarquer de nombreuses caisses de marchandises sur l’une desquelles il s’était assis : et malgré l’étalage de grec moderne dont il composait ses interpellations, quelques mots du cru tels que « té » et « qués acco » s’étaient glissés à son insu.

— Je parie tout ce qu’on voudra que c’est un Marseillais, avait dit Zahner.

Délibérément il était allé à lui, la main tendue, parlant un français auquel, par flatterie, il avait cru devoir donner certain accent méridional.

Il ne s’était pas trompé ; un bon rire s’était épanoui sur la physionomie de l’inconnu, et de suite reprenant la langue et l’accent maternels, il s’était présenté.

Il se nommait Quinel. Il était venu quelque vingt ans auparavant fonder en Grèce une huilerie qui avait été rapidement florissante. Sa fabrique était située dans les bois d’oliviers qui bordent le Céphise et que traverse l’Ilisus. De loin il montra la haute cheminée.

Et l’ébahissement du brave homme fut extrême, lorsqu’en quelques mots Zahner l’eut mis au courant de leur odyssée. Mais ses yeux s’agrandirent lorsque l’officier, précisant et présentant ses compagnons, donna leurs noms.

A son tour il prit les mains des voyageurs avec effusion, les pressant de questions.

Comment ! ils étaient ces deux officiers dont on avait tant parlé à Paris pendant quelques semaines, et qui avaient refusé de s’évader de l’île de Périm pour ne pas manquer à leur parole d’honneur ?…

Quelle émotion avait produite en France le récit qu’avait rapporté de leur captivité un officier de marine… et quelle réception ils allaient recevoir à leur retour à Paris !

— Alors, vous croyez que nous ne sommes pas oubliés la-bas ? demanda Zahner dont le cœur se gonflait, et qui essayait de rire pour dissimuler son émotion…

— Oubliés ! mais vous y êtes plus connus que le premier de nos hommes politiques, s’exclama le Marseillais, et vous verrez, vous verrez cet accueil quand on saura que vous êtes en route pour revenir.

— Mais ce n’est pas tout ça ; comment comptez-vous revenir ?

— Mais, par mer ; je crois que c’est le plus court.

— Vous avez mille fois raison ; d’ailleurs aujourd’hui les chemins de fer sont détraqués un peu partout, et puis, voyez-vous, poursuivit-il, laissant passer le bout de l’oreille, vous ne pouvez faire décemment votre rentrée en France autrement que par Marseille.

— Évidemment, fit en riant le lieutenant de tirailleurs, c’est indispensable.

— Et je vous promets dans ma ville natale une de ces réceptions comme on n’a guère fait qu’au général Dodds à son retour du Dahomey : il y a de cela rudement longtemps déjà… banquets, punchs, arcs de triomphe, il faut que tout s’en mêle.

— Nous n’aurons pas le temps ; nous voulons arriver à Paris de suite.

— Allons donc ! mais Marseille est un faubourg de Paris maintenant avec le train éclair-électrique : en huit heures vous serez rendus… mais ce n’est pas tout, vous allez accepter une place à bord de mon vapeur…

— Vous avez un vapeur ?

— Oui, je réalise tout ce qui m’appartient, et, vous le voyez, ne pouvant plus écouler mes produits, je les emporte ; toutes ces caisses recouvrent de grands réservoirs en fer-blanc pleins d’huile épurée. Voilà ma dernière expédition au Pirée et nous levons l’ancre demain.

— Accepté, mon cher monsieur Quinel, dit Zahner enchanté.

Ils entrèrent en ville pour faire leur achat de vêtements et eurent bientôt trouvé ce qu’il leur fallait.

Pour la sultane, ils choisirent une robe noire, un long voile et un châle sombre ; Hilarion quitta de suite, au milieu du magasin, son affublement étriqué pour revêtir un complet de nuance claire, et passa dix minutes à se regarder dans une grande glace, en donnant à son chapeau rond les inclinaisons les plus conquérantes ; après quoi, il partit en ville d’un air triomphant, sous prétexte de chercher un marchand de tabac.

Mata et Yamin reçurent des livrées sombres, et il fut décidé que le premier serait l’ordonnance de Zahner, pendant que Yamin servirait de valet de chambre à la sultane.

Mais comme ils regagnaient la gare devant laquelle les attendait Hilarion, une idée vint à Zahner.

— C’est très joli, un valet de chambre, pour cette pauvre femme, fit-il ; mais il me semble qu’une femme de chambre ferait bien mieux son affaire, pour le voyage surtout… Si Omar était là, il aurait déjà songé à lui en trouver une.

— Nous lui en trouverons une à Paris, répondit distraitement de Melval dont l’esprit était ailleurs.

— Non pas, car avant tout, il faut que cette femme de chambre parle turc ; une Française qui ne comprendrait pas cette langue ne rendrait aucun service à sa maîtresse. Et nous n’avons aucune chance de trouver à Paris une femme connaissant cette langue, tandis qu’ici…

― C’est vrai ; mais on ne se procure pas une femme de chambre comme on trouve un complet.

― Une femme de chambre, fit Hilarion, qui depuis quelques instants tendait l’oreille.

― Oui, on dirait que tu en as une à nous offrir, dit Zahner en riant…

― Fectivement, dit l’ordonnance, et une chouette encore Et d’où la sors-tu ?

— Mais d’ici tout simplement, et une honnête créature. je vous en donne mon billet, car elle a résisté à mes prières les mieux tapées.

— Ah ! mon gaillard ! tu étais donc en chasse ?

— Dame, vous savez, en voyant des créatures blanches et appétissantes comme celles qui sont ici, il m’est venu un tas d’idées ; mais je n’ai pas eu de chance, car celle qui m’a le plus tapé dans l’œil m’a envoyé promener dans les grands prix !

— Et tu pourrais la retrouver ?

— Accordez-moi dix minutes, et je la retrouve ; et, comme je n’aurai que des choses sérieuses à lui dire, je suis bien sûr de la décider…

Les trains partaient d’Athènes pour le Pirée toutes les demi-heures, emportant des flots d’émigrants qui préféraient s’embarquer pour l’île de Crète où les noirs ne pourraient jamais aborder. — L’ile d’Eubée, au contraire, leur paraissait devoir être inondée rapidement, le détroit de l’Euripe qui la sépare des côtes de Béotie n’ayant qu’une largeur de quelques centaines de mètres, et tous ses habitants la désertaient.

Un train partait. De Melval et Zahner résolurent d’attendre le suivant.

Hilarion ne s’était pas vanté : quelques instants après il revenait, tenant par la main une jeune fille de dix-neuf ans environ.

Sa mise pauvre indiquait assez que la misère lui faisait accepter la proposition qu’Hilarion venait de substituer à celles qui avaient d’abord été mal accueillies.

Mais il en était d’elle comme de ces Espagnols qui, sous les haillons du mendiant, ont des airs de grands d’Espagne ; elle avait cette beauté sévère qui s’est transmise d’âge en âge, sur cette terre classique, depuis l’époque où un élève de Phidias ou de Praxitèle sculpta les cariatides de l’Erechthéion.

Son profil, d’une régularité parfaite, avait produit une impression visible sur Hilarion, depuis trop longtemps abandonné au milieu de négresses aux grosses lèvres, au nez écrasé, ou d’Arabes au teint de citron, et cette impression s’était doublée de l’étonnement dû au refus très net et très digne que lui avait opposé la jeune fille, lorsqu’il l’avait abordée en conquérant irrésistible.

Maintenant, il lui parlait fort poliment et Zahner intervenant, les conditions furent bientôt réglées.

La jeune fille consentait à partir, n’ayant plus d’autre famille qu’un vieil oncle à qui elle demanda d’aller annoncer la nouvelle et faire ses adieux.

Pendant ce temps, Zahner avisant un magasin de nouveautés assez proche y acheta sans marchander un costume complet du pays : robe longue de couleur bleue, tablier de soie blanche brodé, corsage aux larges manches échancrées et dont le devant était pailleté de pièces de cuivre, grand voile blanc plié faisant un diadème autour de la tête et retombant gracieusement par derrière.

Et quand la jeune fille toute rouge de surprise eut, à son retour, échangé ses pauvres habits pour ce costume gracieux, Zahner dut s’avouer que cet animal d’Hilarion avait bon goût et que la petite troupe émigrante venait de s’augmenter là d’une recrue fort séduisante.

De retour au Pirée, Arkeïa, c’était son nom, prit de suite son service auprès de la Sultane qui, très touchée de cette attention délicate de ses compagnons, les en remercia chaleureusement.

La mère d’Omar profita de cette occasion pour essayer de changer le cours des tristes pensées qui amenaient, à certaines heures, une larme dans les yeux de de Melval ; elle le pria de lui parler d’Omar.

Elle ne se lassait pas d’entendre faire son éloge. Ah oui il était bien le fils qu’elle avait élevé avec un soin jaloux et qu’elle avait formé pour la puissance suprême ; il était beau, noble et brave. il était bon, fidèle, sûr pour ses amis. et, en parlant, de Melval engourdissait sa douleur et oubliait pour quelques heures son cruel isolement.

Le lendemain, M. Quinel était exact au rendez-vous et les effusions recommencèrent.

À la manière dont il parla de ses compatriotes de Marseille et de leur impatience de recevoir ses nouveaux amis, il fut facile de deviner qu’il avait lancé dans toutes les directions plusieurs dépêches à sensation, et de Melval en fut contrarié, car il eût voulu rentrer à Paris, inconnu, silencieux, seul avec lui-même.

Pourtant une satisfaction égoïste grandissait peu à peu en lui à n’en pas douter, Christiane allait apprendre leur retour par la voix de la presse elle allait lire sur eux, sur leur endurance, leur noble attitude, des descriptions enthousiastes, et elle ne pourrait s’empêcher de se dire en pensant à lui : « Il était digne de tout amour ».

Et la pensée qu’elle aurait au cœur un regret, une amertume, une souffrance peut-être, bien que déjà l’oubli fùt lointain et la trahison bien vieille, cette pensée lui fut douce et il sortit de sa torpeur du jour précédent. D’ailleurs la faconde inépuisable de leur nouveau compagnon ne laissait à personne le temps de s’ennuyer.

M. Quinel ne tarissait pas ; il parla de son vapeur, le Léo, un excellent navire qui, avec ses deux hélices, filait ses 17 nœuds 1/2, vitesse considérable pour un bâtiment de commerce et qui lui avait valu de le voir requérir en cas de guerre pour être transformé en croiseur ; avec un pareil marcheur, ils allaient faire à la Joliette une entrée sensationnelle.

Puis, lorsque l’ancre eut été levée et que les ruines du temple de l’ile d’Œgine commencèrent à se profiler sur le ciel, il reprit la conversation où il l’avait laissée la veille, avec le lieutenant de tirailleurs.

― Ainsi, lui dit-il, vous ignorez actuellement la situation et les résolutions prises par l’Europe ?

― Absolument, mais je les devine ; l’union la plus intime a été réalisée entre les puissances devant le terrible danger qui les menace, et leurs armées combinées vont se porter au-devant des masses noires en des points convenablement choisis et fortifiés pour s’opposer à leur marche.

― Eh bien, mon cher ami (le père Quinel donnait déjà de l’ami à son nouvel hôte), détrompez-vous : il y a union, c’est vrai ; mais elle est beaucoup plus dans les mots que dans les actes.

Mais en France, cependant, ce n’est pas l’union qui manque ; depuis le désastre de notre armée d’Algérie, vous pensez qu’on a ouvert t’œil et qu’on s’est préparé sérieusement.

― La mobilisation est-elle décrétée ?

― Pas encore, ce serait l’arrêt brusque de la vie intérieure de notre pays et la fin de l’industrie déjà très malade ; ce serait surtout la mort de l’agriculture redevenue, comme au temps de Sully, notre plus sûre ressource. Alors on attend ; on en est à la période de « tension ». On appelle toutes les classes de réservistes et de territoriaux successivement et par périodes de trente jours pour les exercer au tir ; on travaille à mille inventions destructives ; à défaut de la flotte qui ne servira pas, on construit une flottille de ballons d’après le modèle de ce pauvre ingénieur… disparu il y a deux ans avec son aérostat.

― M. Durville ! s’écria de Melval, à qui revint aussitôt à l’esprit la conversation avec l’officier de marine dans l’île de Périm.

― Oui, M. Durville ; vous l’avez donc connu avant vos aventures ?

― Non, mais j’avais entendu parler de ses essais et nous avons revu en Afrique son premier ballon.

― Le Tzar ?

― Oui, le Tzar.

― C’est vrai, je me souviens que dans le récit de votre captivité au camp, qui a tant remué l’opinion, on parlait de ce ballon présent parmi les Noirs et livré au Sultan par le misérable assassin de la mission.

― Assassin ! on sait donc comment a fini la mission ?…

― Certes, elle a été massacrée tout entière par l’interprète Saladin, armé d’un fusil à gaz, un misérable dont personne ne se méfiait à bord et qui a profité d’un moment critique pour tuer tous les passagers les uns après les autres. Ces détails ont figuré dans tous les journaux.

― Et ce Saladin était seul ?

― Seul ou aidé : les renseignements qui sont parvenus en France à ce sujet ont été rapportés par un neveu de l’ingénieur qui était à bord avec lui.

― Et qui a pu s’échapper ?

― Oui, après mille péripéties qui ont retardé son retour en France ; c’est ce neveu, M. de Brantane, dont le nom est aussi connu aujourd’hui que celui de M. Durville, qui a repris tous ses plans et a fait construire la flottille aérienne dont je vous parlais.

― Il nous a semblé voir un de ses ballons du coté de Constantinople.

― Vous avez dû en voir certainement, car depuis six mois déjà les aérostats construits poussent des reconnaissances dans toutes les directions ; ils ont d’abord fouillé l’Afrique pour essayer de retrouver le Tzar, mais sans succès, et maintenant ils se préparent à leur rôle dans la lutte prochaine.

― Ils sont nombreux ?

― Une dizaine seulement, en ce moment, mais les Chambres ont voté des crédits, il y a eu souscription nationale ; bref, avant deux mois, la France en aura plus de soixante.

― Ils pourront rendre de grands services pendant cette guerre.

― De très grands ; on compte beaucoup sur eux ; M. de Brantane achève en particulier la construction de l’un d’eux dont on dit merveille.

― En quoi diffère-t-il des autres ?

― Il est basé sur le même principe, mais il est de proportions triples et porterait trois cents passagers ; c’est un monument aussi haut que les Invalides, et il peut atteindre des altitudes de 6 à 7.000 mètres, ce que le Tzar ne pouvait faire. De plus, il est muni de parachutes perfectionnés, de ballons remplissant le rôle des canots à bord des vaisseaux, bref, de tous les appareils capables de parer à l’éventualité d’une chute toujours possible. J’ai aussi vu dans le Gros Journal une description des réservoirs d’hydrogène solidifié qui, passant à l’état gazeux, en quelques secondes gonflent un ballon assez vite pour qu’on puisse l’utiliser pendant une dégringolade de la même façon que les chaloupes mises à la mer en cas de naufrage. Bref, l’avenir est là.

― Alors, ce M. de Brantane n’est pas parti ?

― Non.

― Et il pourra me donner des détails sur l’assassinat de la mission Durville ?

― Je crois bien : c’est miracle qu’il n’y soit pas resté lui-même.

Un nouveau coin du voile se soulevait pour l’officier.

Aucun doute ne pouvait maintenant subsister dans son esprit : Saladin s’était débarrassé par l’assassinat de tous les passagers pour pouvoir offrir ses services au Sultan.

Dans quel but ?

Pour essayer de revenir avec l’Invasion noire victorieuse jusqu’à celle qui l’attendait ?

Comme cette hypothèse lui paraissait invraisemblable, maintenant que la situation se dégageait des mensonges accumulés par l’interprète !

Si Saladin eût aimé Christiane, et s’il eût été aimé d’elle, avec cette fougue dont il avait si complaisamment parlé à Khartoum, il n’eût qu’à la prendre et l’emporter à la barbe de sa famille. Un enlèvement n’était pas pour effrayer alors un homme que ni l’assassinat ni la trahison ne devaient arrêter plus tard.

Et s’il s’était donné au Sultan par espoir de vengeance, c’est qu’il n’avait pas seulement à se venger du refus du père, mais encore de celui de la fille.

Une lueur se fit dans le cerveau de l’officier.

Si c’était vrai, pourtant ; s’il avait menti sur ce point comme sur les autres !

Et il s’abîma dans un monde de réflexions.

Puis il releva la tête :

— Non, dit-il, non, jamais Christiane n’a pu aimer cet homme ; elle l’a repoussé et lorsque le misérable a parlé à Khartoum de sa passion pour lui, il s’est vanté pour me faire souffrir.

Mais la bague ! et la lettre ! la lettre surtout !…

Pas un instant l’idée ne lui vint qu’elle eût pu lui être adressée.

— Patience, fit-il, en serrant les poings, l’heure est proche où je saurai tout.

Et quand il entendit le matelot de quart signaler les côtes de Provence dans la brume, son cœur fit un tel saut dans sa poitrine que sa respiration s’arrêta,

— Comme je l’aimais ! dit-il, effrayé lui-même de cette secousse.

Et un écho eût pu lui répondre : « comme tu l’aimes encore ».

M. Quinel avait bien fait les choses ; la moitié de la ville de Marseille se trouvait sur les quais pour voir arriver le Léo, et d’immenses acclamations s’élevèrent lorsqu’il aborda le quai de la Joliette.

Pour éviter de voir son bâtiment envahi, l’excellent homme désigna aussitôt à la curiosité sympathique de ses compatriotes les deux officiers et, en un clin d’œil, ils furent enlevés, placés dans une voiture dont les chevaux dételés furent remplacés aussitôt par des ouvriers du port.

De Melval n’eut que le temps de jeter à Hilarion cette indication :

– A l’Hôtel de Noailles !

M. Quinel oublia par bonheur de signaler le brave ordonnance à l’enthousiasme populaire, sans quoi la Sultane, avec ses gardes du corps et sa femme de chambre, fût restée en panne dans cette ville qui leur était à tous absolument inconnue.

Hilarion ne demandait pas d’ailleurs à partager ces ovations il s’estima beaucoup plus heureux de gagner l’hôtel indiqué aux côtés d’Arkeïa.

En revanche, M. Quinel se laissa porter en triomphe avec ses nouveaux amis ; n’était-il pas lui-même un revenant après vingt ans d’absence. Son voyage n’avait eu rien d’héroïque, mais il ramenait deux héros et accepta modestement de partager avec eux une ovation largement méritée.

Le Gros Journal, d’ailleurs répandu à profusion par ses soins (il en était le correspondant), ne donnait pas seulement le portrait des deux officiers, mais encore celui de M. Quinel conversant avec eux, et la foule, fière d’acclamer un des siens, n’avait pas besoin de savoir qu’il n’était avec eux que depuis quatre jours.

Ce qui était certain, c’est que le digne homme avait savamment employé ces quatre jours et vigoureusement chauffé sa publicité.

Et il pouvait en toute sécurité monter sa nouvelle usine : une savonnerie extra-fine dont il voyait déjà l’emplacement du côté du Roucas-Blanc. — Il venait de lui faire une solide réclame et ne regretterait pas la fabrique d’huile qu’il abandonnait aux descendants d’Alcibiade.

Mais « quand Marseille se remue, il faut que Paris s’agite », et les deux officiers le virent bien, lorsque, après toutes les émotions ressenties sur la Cannebière et les allées de Meilhan, après les punchs, les discours et les banquets, ils débarquèrent dans l’immense hall de la gare de Paris-Lyon, où l’éclair-électrique les avait transportés en sept heures quarante minutes.

La gare était envahie et les boulevards étaient noirs de monde ; sur le quai, deux ministres, des centaines de délégations, plus de cinq cents officiers en uniforme attendaient les deux vaillants que leur heureuse étoile ramenait au pays natal après deux ans d’exploration forcée et d’aventures inouïes.

Au milieu d acclamations et de vivats, le ministre de la guerre attachait sur la poitrine des deux officiers la croix de la Légion d’honneur, et leur apprenait leur nomination au grade supérieur, datée du matin même.

Puis le président de la Société de l’Afrique française s’avança car la Société existait toujours, bien que l’Afrique ne contint plus un seul Français ; il fit un discours très vibrant, et de Melval venait d’y répondre par quelques mots très heureusement choisis, lorsqu’au premier rang des personnes de marque admises dans le grand salon de réception de la gare, il aperçut un petit homme aux lunettes d’or, à la barbiche blanche, dont l’agitation sautait aux yeux.

Sa vue se troubla et une sueur froide perla à ses tempes il avait reconnu le père de Christiane.

Celui-ci, voyant son émotion, fit un pas, les deux bras tendus. les yeux mouillés…

— Ah ! mon cher enfant !… mon cher enfant !…

Et comme de Melval, abasourdi, ne répondait rien…

— Comme elle va être heureuse ! dit à voix basse M. Fortier en passant son bras sous celui du nouveau commandant.

— Christiane !… fit l’officier, le cœur gonflé d’émotion… et il ne put trouver un autre mot…

— Oui, Christiane, qui a quitté hier le deuil pour la première fois. Christiane qui vous attend depuis deux ans…

Et, entrainant le jeune homme à sa voiture, il répéta

— Comme elle va être heureuse !

Mais au moment où la voiture allait quitter la rue de Rivoli pour s’engager sur l’avenue de l’Opéra, de Melval s’entendit appeler par son nom.

Et se retournant il poussa une exclamation de joyeuse surprise

— Pol Kardec !

C’était en effet le jeune officier de marine, l’ami d’une heure dans l’île de Périm.

De Melval sauta à bas de la voiture, se jeta dans ses bras, et les deux hommes s’étreignirent. Puis, à voix basse :

— Vous lui avez remis ma lettre ? demanda de Melval.

— Oui, mais il faut absolument que je vous parle avant que vous la voyiez.

Et Pol Kardec se tourna vers M. Fortier :

— Désolé de vous enlever mon ami de Melval, fit-il, mais la consigne avant tout.

— Comment ! la consigne ! quelle consigne ?

— Oui, j’ai ordre du ministre de la marine de lui amener de suite M. de Melval, qu’il veut féliciter sans retard.

— Le ministre de la marine ? fit l’ingénieur.

— Lui-même.

— il aurait bien pu être à la gare comme les autres, grommela M. Fortier… dites-lui que M. de Melval n’est pas dans une tenue à se présenter chez lui.

— La tenue lui importe peu.

— Je l’y conduirai moi-même dans une heure, objecta de nouveau l’ingénieur qui sentait l’impatience de sa fille.

— Dans une heure ! plaisantez-vous ? Votre ministre aux travaux publics se contenterait peut-être de cet à peu près, mais chez nous…

— Allons, voyons, Kardec, vous n’allez pas priver Christiane… mieux que personne vous savez…

— Mais puisque je vous dis que c’est la consigne et que dans une demi-heure je vous le ramène.

— Eh bien, je vais le conduire moi-même.

— Pas du tout, j’ai ma voiture, allez annoncer son arrivée à Mlle Fortier.

— L’annoncer, mais elle l’attend depuis plusieurs heures.

— Vous lui préciserez l’heure ; nous serons chez vous à deux heures et demie.

Et sans attendre davantage, l’officier de marine avait poussé son ami d’un jour dans une victoria qui stationnait là.

— Rue Royale ! fit-il.

Et quand ils furent un peu plus loin :

— Ouf ! dit-il, ça a été dur, mais j’arrive à temps. J’ai eu un instant l’idée de vous attendre à la maison même, mais je n’aurais pas eu le temps de vous expliquer.

Alors, il le mit au courant.

Il savait tout ; Melle Fortier en recevant sa lettre lui avait tout raconté… Quelle erreur avait été la sienne !… Comment de Melval avait-il pu reprocher à cette adorable jeune fille d’aimer un monstre comme ce Saladin !

― Comment ? fit-il, mais la lettre de Christiane à ce misérable ?

― Cette lettre ? mais elle vous était destinée !

― A moi ?

― A vous-même elle avait été remise à M. Durville par M. Fortier, pour le cas cependant bien improbable où les aéronautes pourraient vous rencontrer dans le Sahara ; c’était une illusion, mais l’amour ne raisonne pas ; M. Durville s’est chargé de la lettre, ne comptant guère pourtant en trouver le destinataire, et c’est ainsi qu’elle est tombée entre les mains du traitre qui l’a exploitée à son profit.

De Melval baissa la tête, atterré.

La simplicité de l’explication lui coupait la parole. Comment cette solution ne lui était-elle jamais venue à l’esprit ?

― Ainsi donc, reprit l’officier de marine, pas d’explications inutiles avec elle tout à l’heure : demandez-lui pardon tout simplement sans crainte : il y a longtemps qu’elle a pardonné…

De Melval serrait les poings ; sa haine contre Saladin, auquel il ne songeait plus guère depuis quelques jours, venait de se réveiller plus intense que jamais.

― Tant que je n’aurai pas tiré une vengeance de cet homme, gronda-t-il, il n’y aura pas de bonheur complet pour moi.

Puis il se dit :

― Y aura-t-il d’ailleurs jamais un bonheur complet pour moi ?

Et sa pensée s’en alla planer au-dessus des flots bleus de la mer de Marmara…

Pauvre petite Nedjma ! allait-il déjà l’oublier ? allait-il pouvoir parler d’amour à une autre ? et son cœur se gonfla en pensant à l’enfant que ballottaient à cette heure, au milieu des algues, les courants sous-marins des détroits…

― Mon ami, dit-il, je voudrais… oh ! je voudrais être seul, retarder cette visite.

― Pourquoi ?… n’êtes-vous pas heureux à la pensée de la revoir ?

― Je ne saurais vous dire tout ce qui se passe en moi. c’est vrai, je n’ai jamais.oublié Christiane ; et maintenant que je sais qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, je m’en veux de mes soupçons, de mes oublis surtout…

— Oui, la jeune Arabe, n’est-ce pas ?… j’avais bien remarqué… est-elle restée là-bas au moins ?

— Oui… elle est restée là-bas

Une larme jaillit des yeux de de Melval.

Et d’une voix brève, entrecoupée, il raconta la fin de Nedjma.

— Comprenez-vous maintenant dans quel état d’âme je suis en ce moment… comprenez-vous que je voudrais rester encore quelque temps seul avec la pensée de cette enfant qui m’a aimé jusqu’à la mort ?

Pol Kardec ne répondit rien. Il avait cru que la petite Mauresque était une compagne du moment, un de ces objets de fantaisie comme s’en offrent tous les Orientaux, et il s’apercevait qu’elle avait été plus que cela.

Singulière chose que l’amour, puisqu’il peut dans certaines circonstances particulières partager un cœur d’homme et le laisser incertain entre deux souvenirs également chers.

Cependant la voiture avait filé rapidement ; elle était passée devant le Ministère de la Marine sans s’y arrêter.

En traversant la place de la Concorde, de Melval fut frappé par le grand nombre de troupes qu’il y rencontra manœuvrant, et Pol Kardec lui apprit que cette place, avec beaucoup d’autres dans Paris, avait été transformée en champ de manœuvres pour exercer les réservistes et les territoriaux dont toutes les classes étaient successivement appelées pendant une période déterminée.

Ils s’engagèrent dans l’avenue Gabriel.

— Où me conduisez-vous ? demanda de Melval se passant les mains sur le front.

— Nous avons devant nous le temps pour notre prétendue audience au ministre.

— Ah ! c’était…

— Un prétexte pour vous enlever à l’ingénieur, mais je vais utiliser ce quart d’heure en vous présentant quelqu’un à qui j’ai formellement promis de vous conduire aujourd’hui, car il part dans trois jours.

— Je le connais ?

— Non ; mais je vous ai parlé de lui, c’est M. de Brantane, le neveu de M. Durville.

— Celui qui a pu échapper à cet assassin maudit !… Ah ! certes, je voudrais le voir, et je vous aurais demandé de me conduire chez lui au plus tôt. Vous dites qu’il part dans trois jours ?

— Oui.

— Dans son nouveau ballon ?

— Oui.

— De quel côté ?

— Vraisemblablement an-devant des armées musulmanes pour renseigner l’Europe sur leur marche, de concert avec la flottille aérienne déjà partie : d’ailleurs lui-même va vous renseigner.

La victoria s’arrêtait devant un élégant pavillon précédé de massif de verdure.

— Les ateliers de construction sont près d’ici, dit l’officier de marine, on leur a affecté l’immense palais bâti pour l’Exposition de 1900, sur les ruines de l’ancien Palais de l’Industrie. Dans ce gigantesque hall, les aérostats les plus monstrueux peuvent se mouvoir à l’aise.

L’accueil du neveu de M. Durville fut des plus chaleureux. Il était toujours l’impeccable gentleman, monocle à l’œil, que nous avons vu à l’œuvre sur le Tzar ; mais les émotions par lesquelles il était passé, lorsque avait eu lieu le drame saharien, lui avaient éclairci les tempes.

En quelques mots il raconta à l’officier son odyssée.

Grâce à Bon-Garçon, le cheval du lieutenant de chasseurs d’Afrique tué par les Touaregs, il avait pu s’enfuir et gagner Laghouat ; il avait trouvé là le commandant de zouaves rencontré au passage et lui avait appris le désastre de l’armée d’Afrique, auquel le vieux soldat n’avait pas voulu croire tout d’abord, s’imaginant que Guy de Brantane avait été frappé d’un coup de soleil.

Il avait dû se rendre à l’évidence en voyant le lendemain matin les premiers éclaireurs touaregs en demi-cercle autour de la place, et Guy l’avait quitté aussitôt, après avoir laissé son cheval se reposer quelques heures, pour éviter que le cercle se refermât autour de la ville.

Plus tard, il avait appris que de la garnison de Laghouat pas un Français n’avait échappé ; elle avait tenu sept mois, jusqu’à épuisement de vivres. Quant à lui, il avait mis près d’un mois pour atteindre la côte : la révolte était partout.

La défaite de l’armée d’Afrique avait été le signal d’un soulèvement général ; les garnisons françaises des villes telles que Tiaret, Mascara, Saïda, Miliana, Médéah, avaient dû se retrancher dans les citadelles ou les blockhaus ou se replier sur Alger, et lui-même n’avait pu atteindre cette ville qu’à travers mille péripéties et en faisant des détours considérables. Enfin il avait pu s’embarquer et avait même eu la chance de pouvoir, à prix d’or, emmener avec lui le brave animal auquel il devait la vie, heureux de ne pas l’avoir laissé à Laghouat où il eût été mangé.

Et ce disant, le jeune homme avait montré Bon-Garçon installé dans le box confortable d’une luxueuse écurie.

— Et maintenant, fit-il, venez visiter notre nouveau ballon.

— Ce soir, dit Pol Kardec, nous allons de ce pas chez M. Fortier.

— Vous partez dans trois jours demanda de Melval.

— Oui, je suis paré, le recrutement de mon personnel est terminé ; je ne veux plus tarder.

— Eh bien, dit simplement de Melval, si vous voulez bien m’agréer, je pars avec vous.

— Vous partez ? fit Kardec qui sursauta…. Vous partez ?

— Oui, cette visite que vous avez tenu à me faire faire de suite à M. de Brantane me décide ?…

— Comment… à peine arrivé, et sans prendre seulement un moment de repos ?…

— Je ne suis nullement fatigué, dit de Melval avec un triste sourire, je suis entraîné, rudement entraîné même, et vous savez mieux que personne que cette petite expédition me fera du bien. Je pense, poursuivit-il, s’adressant au jeune homme, que l’un de vos objectifs principaux est de retrouver le ballon de votre oncle…

— Entre nous, je vous avouerai, dit le jeune homme, que pour le moment je n’en ai pas d’autre ; je ne pourrai suivre un plan de campagne que quand j’aurai pu châtier l’assassin de notre équipage ; depuis dix-huit mois je n’ai que cette idée dans la tête ; la pensée que cet homme circule sur le Tzar, impuni, triomphant, m’obsède ; il faut que je le tue… que je le tue avec des raffinements de cruauté inconnus jusqu’ici !…

— Et moi, j’ai une vengeance non moins pressante à tirer de lui… et moi aussi je rêve un châtiment inoubliable… Vous le voyez, notre objectif est le même… Voulez-vous de moi, de nous plutôt ? car mon ami Zahner ne me pardonnerait pas de lui faire manquer ce voyage dont nous avons déjà parlé.

— Mais, avec enthousiasme ! s’écria le jeune homme ; je n’aurais jamais osé vous le proposer, mais vous devez vous douter combien je serai heureux et flatté de vous avoir à bord.

— Ainsi, dans trois jours.

— Oui.

— Et à quelle heure le départ ?

— A quatre heures du soir.

— L’endroit ?

— L’entrée du large pont qui va du palais des Champs-Élysées aux Invalides.

— J’y serai, ou plutôt nous y serons ; si nous sommes trois ou quatre au lieu d’être deux seulement, vous pourrez nous enlever quand même ?

— Certes ; j’ai 22.000 kilogrammes de lest : quelques saumons de plomb à enlever et tout est dit.

— Et maintenant, dit de Melval en remontant en voiture, je sens que je suis plus calme. Cette expédition ne durera peut-être pas longtemps mais elle était nécessaire pour servir de transition entre le passé et le présent… Je vous suis.

Plus calme, il ne le fut pas longtemps ; quand la voiture s’arrêta de nouveau, cette fois devant l’hôtel de M. Fortier, il sentit son cœur bondir dans sa poitrine, sa vue s’obscurcit et ce fut en tâtonnant qu’il monta l’escalier.

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Cependant, depuis midi, dans le coquet hôtel du boulevard Haussmann, Christiane Fortier allait fiévreusement de son fauteuil au balcon et, pâle sous ses bandeaux noirs, elle attendait.

Toute vêtue de blanc, sans un bijou, une simple marguerite dans les cheveux, elle était idéale de grâce et rayonnante de beauté.

Elle attendait celui qu’elle n’avait jamais cru mort, dont une secrète intuition lui avait toujours fait espérer le retour.

Elle attendait celui qu’elle aimait comme au premier jour et dont jamais elle n’avait douté.

Dans quelques instants il serait là.

Depuis vingt-six mois elle attendait !

Elle avait vu revenir Guy de Brantane, seul survivant de l’expédition sur laquelle elle avait compté, à laquelle elle avait accroché son dernier espoir pour retrouver l’officier perdu dans le Sahara ; elle avait entendu de sa bouche le récit du drame qui, ayant fait de Saladin le maitre du Tzar, lui enlevait la dernière chance d’avoir des nouvelles de l’officier perdu.

Et pourtant elle n’avait pas désespéré.

Puis, un an était passé sans qu’un individu vint réchauffer son espoir vacillant.

Elle n’entendait parler que de massacres en Afrique, de bouillonnement humain à l’intérieur du continent mystérieux, d’incendies sur les côtes ; les journaux étaient pleins de terrifiantes descriptions ; l’Algérie avait été envahie, submergée par le flot noir, et parmi les épaves qu’il avait poussées devant lui et qui avaient pu trouver asile à bord des vaisseaux français, il n’avait pas été un instant question des officiers du Soudan, coupés de toute communication avec le Sahara algérien.

Et elle avait continué à se dire « Il est fort, il est brave, je l’aime, il se sauvera ».

Comment ? elle ne cherchait pas à se l’expliquer.

Les poètes ont chanté la divination de l’amour. Les poètes ne mentent donc pas toujours.

Puis, un jour, son père était entré comme un fou dans sa chambre, tenant un journal, et elle avait lu la nouvelle du passage des Noirs au détroit de Bab-et-Mandeb, et le premier récit de ce qui s’était passé dans l’ile de Périm.

Un lieutenant de vaisseau, on le nommait Pol Kardec, avait rencontré dans cette île deux officiers français sous des costumes arabes, et l’émotionnante situation qui leur était faite, le culte de leur parole d’honneur les rivant au Sultan, avaient trouvé un écho prodigieux dans l’opinion ; on ne donnait pas leurs noms ce jour-là, mais ils arrivaient de Tambouctou, et avaient traversé toute l’Afrique de l’Ouest à l’Est.

Et elle se dit : Il est là !… c’est lui !…, M. Fortier, entraîné par cette ardente conviction, avait dit comme elle. Le lendemain, d’ailleurs, de nouveaux détails arrivaient ; on donnait leurs noms et elle lisait sans surprise celui de Léon de Melval !… mais on ajoutait que le Sultan ne leur rendrait la liberté qu’au Rhin.

Car à Périm encore, les deux prisonniers ignoraient que la date de leur libération dût être avancée par Abd-ul-M’hamed quelques jours après.

― Eh bien ! dit-elle, pendant que son père l’écoutait avec stupeur, l’Invasion noire arrivera jusqu’au Rhin, car je dois le revoir.

― Jusqu’au Rhin ! Tu es folle, ma pauvre enfant. Elle ne mettra jamais les pieds en Europe !…

― Vous verrez !…

Et ce jour-là, elle mit dans sa toilette noire quelques rubans héliotropes et à son corsage un bouquet de violettes son deuil allait bientôt prendre fin.

Puis, un matin que, retirée des fêtes et toujours enfermée dans son deuil, elle allait à la première messe à la Madeleine, elle avait croisé un jeune homme à la tournure militaire qui l’avait regardée fixement sur les marches, l’avait suivie dans l’église et avait pris une chaise derrière elle.

Et elle avait entendu distinctement ces mots qu’il lui avait jetés au moment où l’élévation faisait courber les têtes

― Je suis Pol Kardec, j’ai vu M. de Melval.

Elle s’était retournée soudain, prête à défaillir, ne se préoccupant plus du lieu où elle était ni de la curiosité de ses voisins, et l’officier de marine avait ajouté très bas :

― J’ai une lettre de lui pour vous. Pour vous seule… où puis-je vous la remettre ?

― Mon père vous recevra demain, 22, boulevard Haussmann, vers quatre heures, avait-elle répondu, très pâle.

Quand l’officier de marine s’était présenté, elle s’était arrangée pour être seule ; il lui avait remis la lettre.

Quelle émotion l’avait secouée ce jour-là !

Elle avait failli tomber à la renverse en parcourant les premières lignes. « Un hasard a fait tomber entre mes mains les preuves de votre oubli pour moi et de votre nouvel amour pour un autre », écrivait l’officier.

De quel amour voulait-il parler ? C’était insensé !

Mais elle n’avait pas eu besoin d’aller loin pour deviner de quoi il s’agissait.

Elle reconnut de suite dans la citation que faisait de Melval une phrase de la lettre qu’elle avait écrite quelques heures à peine avant le départ du Tzar, et fait remettre par son père à M. Durville avec un bouquet, un petit calendrier et une bague portant sa miniature.

Et du premier coup la vérité lui était apparue.

Sa lettre était arrivée, en effet, mais en passant par quelles mains ?

Par celles de l’assassin de M. Durville, de ce Saladin qu’elle avait jeté dehors comme un laquais le jour même du départ de l’aérostat.

Et elle n’avait pas eu de peine à reconstruire l’échafaudage de mensonges accumulés par le misérable ; avec une lucidité parfaite, elle l’avait vu s’emparant de la lettre et en déchirant la suscription pour faire croire qu’elle lui était adressée ; puis se servant de cette arme pour torturer le malheureux rencontré dans les solitudes de l’Afrique orientale.

Ah le maudit !

Quelle malencontreuse idée avait eue son père en offrant à la mission de M. Durville l’aide d’un pareil monstre !

Mais ce qui avait stupéfié le plus la jeune fille, c’est que de Melval eût pu croire un instant à l’amour de Christiane pour cet homme…

Sans doute, il était malade, affaibli là-bas dans ces pays de fièvre, et cette défaillance s’expliquait ainsi.

Mais quelle différence entre sa foi à elle et sa confiance à lui !…

Dans son ignorance de la vie et sa chaste interprétation des choses, elle l’avait cru fidèle, croyant, comme elle-même, et voilà que dans cette lettre il écrivait :

« Tout est fini entre nous, et à l’heure où je vous écris, j’ai repris moi-même ma liberté. »

Une douleur aiguë l’avait traversée en lisant cette phrase. Comment avait-il usé de sa liberté reprise ?

Mais elle ne s’était pas arrêtée à des suppositions qui eussent répugné à sa nature si droite, à son cœur si plein de lui.

Il avait repris sa liberté cela voulait dire qu’il allait essayer de chasser Christiane de son souvenir et de sa pensée.

Il n’y arriverait pas ; en apprenant à quel point il s’était trompé, il n’aurait pas assez de regrets à lui offrir, il la supplierait de pardonner…

Cette lettre était d’un malheureux, abandonné à lui-même, loin de tous, désespéré, et à qui elle pardonnait.

Elle ne l’avait même pas relue, et pour n’être pas tentée de s’en attrister, elle l’avait brûlée.

Une seule idée dominait pour elle tout le reste.

U était vivant, il reviendrait un jour. Et ce jour-là elle n’aurait pas de peine à le convaincre.

L’officier de marine avait suivi sur les traits si mobiles de la jeune fille l’effet produit par la lecture de la lettre qu’il apportait de si loin et, sans en connaitre le contenu, il n’avait pas eu de peine à comprendre d’abord que les deux jeunes gens s’aimaient, ensuite que quelque chose de grave, de plus grave que la distance et l’éloignement, venait de s’interposer entre eux.

Et son souvenir s’était reporté vers la jeune Arabe qu’il avait vue dans l’ile, et qui semblait rivée à l’officier de tirailleurs par la plus tendre affection…

De celle-là évidemment il faudrait éviter de parler.

Et, en effet, il avait répondu à toutes les questions que Christiane lui avait posées ensuite, lui avait donné tous les détails de leur rencontre, avait insisté sur le caractère chevaleresque et la loyauté bien française du jeune officier refusant de s’embarquer sur les chalands anglais, mais il n’avait pas parlé de Nedjma.

Alors elle lui avait tout raconté ; pouvait-elle choisir meilleur confident ? Tout, depuis leur première rencontre à Alger, jusqu’au jour où elle lui avait envoyé à travers l’espace ce mot si malencontreusement interprété, puis elle lui avait montré la lettre qu’elle venait de recevoir, et il s’était doublement applaudi de sa discrétion.

Mais il s’était promis, si jamais de Melval revenait en France, de s’interposer entre lui et la jeune fille avant toute explication, et il venait de se tenir parole.

Christiane regardait l’heure pour la dixième fois lorsque la porte s’ouvrit, et une femme de chambre annonça :

― Monsieur Gautier.

― Qu’il entre.

Un grand vieillard encore très droit, très vert, à la barbe argentée, aux yeux profonds sous des lunettes d’or, apparut, s’inclina galamment devant Christiane dont il baisa la main, et s’assit avec l’aisance de l’homme qui se trouve chez lui.

C’était, en effet, un vieil ami de l’ingénieur. Il avait fait sauter Christiane sur ses genoux lorsque son père, attaché au Ministère des Travaux publics, préparait les devis du Transsaharien, et depuis que l’Invasion noire avait arrêté les travaux de la grande ligne africaine, il ne se passait guère de jour où il ne vint tenir compagnie à l’ingénieur et consoler sa petite amie.

Célibataire endurci, ne vivant que pour la science, il n’avait guère d’autre affection au monde que l’ingénieur et sa fille.

C’est lui qui avait le plus contribué à entretenir l’espoir dans le cœur de l’enfant, et elle avait en lui une confiance absolue.

Cette confiance n’était pas seulement justifiée par l’affection que M. Gautier lui témoignait, mais aussi par l’admiration profonde que professaient pour ce vieux savant tous ceux qui s’intéressaient au progrès et à la vulgarisation des sciences.

M. Gautier avait maintenant quatre-vingt-quatre ans et sa renommée était européenne.

Très jeune encore et d’esprit ardent, il s’était passionné pour la politique, rêvant un monde heureux où chacun pourrait par son travail acquérir sa part de bien-être.

Avec une ardente énergie, il s’était élevé contre ces fortunes mondiales qui croissent d’elles-mêmes démesurément par le seul fait de leur existence, en appauvrissant autour d’elles la masse des citoyens d’un pays.

Il avait voulu, en vulgarisant les découvertes scientifiques, diffuser l’instruction, faire connaitre les procédés les plus récents et les plus économiques d’exploitation du sol et des richesses naturelles.

Il avait surtout essayé, de concert avec quelques savants agronomes de la fin du siècle, de rendre au paysan de France l’amour de la terre, en lui faisant connaitre et en mettant à sa portée les méthodes d’engrais chimiques récemment découvertes.

Il estimait que, si l’habitant des campagnes cessait de déserter les champs pour venir augmenter l’armée des centres industriels, si notre pays reprenait goût aux travaux de la terre, ceux-ci redeviendraient rapidement rémunérateurs ; l’agriculture serait de nouveau en honneur comme une des sources les plus fécondes de notre richesse nationale, et l’argent serait de nouveau diffusé entre des milliers de mains au lieu de s’engouffrer dans les coffres-forts des spéculateurs de bourse.

Il voyait là la solution de la question sociale, sans heurt, sans effusion de sang, et ce qu’il dépensa de talent, d’énergie et de volonté pour appliquer ce programme eût suffi à illustrer une seule vie.

Mais dès la première heure, il sentit qu’il se heurtait non seulement à une coalition financière décidée à drainer l’argent des campagnes comme elle avait drainé déjà celui de toutes les industries, mais encore, et surtout à une situation extérieure qui faisait de la préparation à la guerre le premier souci d’un Etat.

Alors il regarda la guerre comme un de ces fléaux auxquels il fallait s’attaquer tout d’abord ; car c’était la menace d’un conflit qui paralysait les grandes entreprises, empêchait le paysan de croire à la sécurité du lendemain, enlevait surtout les travailleurs aux campagnes dépeuplées.

Et pendant la deuxième partie de sa vie, M. Gautier lutta contre ce minotaure qui engloutissait les millions en temps de paix, les hommes en temps de guerre, qui troublait et bouleversait tout, transformait l’Europe en caserne, et mettait à la merci du plus brutal le sort du plus intelligent.

Il fonda, après tant d’autres, une ligue internationale pour la paix, et fit des conférences très remarquées et très applaudies.

Très connu déjà, il écrivit même aux souverains et en reçut les autographes les plus flatteurs, conjura les grandes puissances de désarmer, et quand il crut avoir pour lui l’opinion, quand il s’imagina avoir convaincu ceux qui détiennent le pouvoir et peuvent déchaîner la guerre sur les peuples, il s’aperçut qu’un simple changement de ministère en Bulgarie, une querelle à l’extrémité du monde entre peuples de race jaune, ou la possession d’un rocher dénudé aux antipodes, étaient autant de causes de conflit que jamais ne pourrait prévenir le tribunal arbitral qu’il avait rêvé pour l’Europe.

Et puisque la guerre était une nécessité historique, que ni ses conseils, ni le sentiment de leur propre intérêt n’empêcheraient les peuples de s’y jeter à corps perdu au premier signal, il rêva quelque chose de plus extraordinaire encore.

Il voulut la rendre impossible par l’horreur même des maux qu’elle engendrerait.

Il se rappela alors qu’avant d’être agronome, journaliste, conférencier, il avait été chimiste.

Disposant d’une grosse fortune personnelle, aidé de quelques collaborateurs dévoués, qui s’étaient, depuis de nombreuses années, associés à ses idées philanthropiques, il créa, autre Edison, dans la grande ile de Billancourt, à Paris même, un Institut scientifique dont le but fut celui-ci :

« Découvrir un moyen de tuer les hommes tel que la guerre devînt impossible. »

Déjà un ingénieur américain, en commençant son bateau sous-marin, le Peace-Maker (l’Artisan de la Paix), avait eu la même idée.

Mais M. Gautier se réserva de ne livrer ses découvertes qu’à son heure.

Français dans l’âme, il déclara tout d’abord qu’à son pays seul il en donnerait le monopole.

Mais craignant l’humeur belliqueuse de ses compatriotes, craignant, s’il les pourvoyait d’avance d’armes et d’engins supérieurs, qu’ils n’eussent la pensée de les utiliser immédiatement contre leurs voisins, il déclara qu’il ne ferait part à son pays de ses découvertes que s’il était attaqué.

La grandeur du projet étonna, séduisit, puis enflamma de généreuses natures des dons volontaires furent envoyés à l’institut Gautier, puis de nombreuses bonnes volontés s’offrirent, des chercheurs arrivèrent de tous les coins de France et même de l’étranger.

Le Pacificateur, c’est ainsi que la presse le dénomma, accepta le concours des savants qui se présentèrent, mais des savants français seulement ; il ne lui convenait pas que des découvertes réalisées dans ses ateliers fussent divulguées à l’étranger. D’ailleurs, il sut faire un choix parmi ceux qu’il accepta ; répartir entre eux les efforts et les recherches, et concentrer dans son cabinet les résultats une fois obtenus.

Là, avec son préparateur de prédilection, M. Octave Manset, il enfouit dans son coffre-fort les plans, formules et modèles d’engins réalisés, comme les financiers, auxquels il s’était attaqué, classaient l’or et les billets.

L’Institut fut divisé en sept secteurs :

MÉCANIQUE. ― ÉLECTRICITÉ. ― AÉROSTATION. ― ENGINS SOUS-MARINS. ― EXPLOSIFS. ― TOXICOLOGIE. ― MICROBIE.

Ce fut dans ces sept directions que furent orientées les recherches, et le premier soin de M. Gautier fut d’intervenir, sans succès d’ailleurs, auprès des pouvoirs publics pour que la France dénonçât la convention de Genève, qui interdit l’emploi des poisons, des balles explosibles, etc. et limite d’une façon abusive le droit et le mode de tuer.

— Du moment que deux nations veulent faire la guerre, disait-il, que tous les moyens soient permis à l’une pour amener la destruction de l’autre, et réciproquement, puisque la destruction est le but final de la guerre.

De sorte que ce grand philanthrope, après avoir rêvé pour ses semblables une paix perpétuelle et le retour à l’âge d’or, avait été amené, par la logique implacable des choses, à vouloir que la première guerre fût une guerre d’extermination.

— De cette façon, disait-il, on hésitera sérieusement avant de la déclarer.

Peu à peu l’Institut Gautier avait pris un développement considérable. De l’ile de Billancourt, il s’était répandu sur les deux rives de la Seine, puis avait installé des annexes dans des usines secondaires, en plein Paris ;

Ce n’étaient pas seulement les dons qui l’avaient enrichi, mais en cherchant des moyens de destruction il était arrivé, chose facile à prévoir, que les collaborateurs de Gautier avaient fait des découvertes industrielles importantes dont les brevets profitaient à l’Institut.

Grâce à eux, l’aluminium était devenu d’un usage tellement courant et d’un prix de revient tel, qu’on en fit des briques creuses pour construire des maisons et des chalets démontables qu’on emportait avec ses malles au bord de la mer.

Le diamant déjà fabriqué, mais à l’état presque moléculaire, par M. Moissan, était devenu, grâce à l’électricité, de fabrication courante dans ses laboratoires ; il n’était en somme qu’un morceau de charbon transparent et, en soumettant du carbone à des pressions et à des températures formidables, Gautier avait obtenu des morceaux de la précieuse pierre auprès desquels le Régent et l’Etoile du Sud n’étaient que des simples brillants.

Du coup les mines anglaises du Cap et de l’Australie avaient subi un effondrement total, et les élégantes s’étaient rabattues sur les perles dont les prix avaient décuplé.

Il avait aussi trouvé une pile chimique portative d’une très grande puissance et le gaz, le pétrole, l’huile, avaient été successivement abandonnés comme corps éclairants ; les réactifs qui entraient dans la composition de cette pile étant très répandus à la surface du globe, la lumière électrique s’était trouvée du jour au lendemain à la portée de tout le monde, et une économie énorme dans l’éclairage des villes et des habitations s’était trouvée réalisée.

Du même coup, il avait réalisé le moteur électrique économique et puissant, remplaçant les vaines tentatives basées sur l’emploi de la vapeur et du pétrole, et l’on ne voyait plus circuler sur les routes que des voitures élégantes en forme de vaisseaux ou de cygnes, volant sur les routes, sans odeur, sans fumée et sans bruit.

Les chevaux que les chemins de fer n’avaient pas rendus inutiles au siècle précédent, s’étaient soudain trouvés sans emploi après l’invention des voitures automobiles et étaient devenus des objets de luxe réservés aux courses ou destinés à l’armée.

Mais une de ses inventions les plus fécondes et à laquelle il tenait le plus parce qu’elle rentrait dans le cadre primitif de ses travaux antérieurs pour la rénovation de l’agriculture, avait été la diffusion, à volonté de la pluie à l’aide de nuages artificiels.

Grâce aux progrès réalisés simultanément dans l’aérostation, dans la fabrication des explosifs et dans l’emploi des fortes décharges électriques, il avait trouvé le moyen de condenser dans des régions données l’humidité de l’air et de la répandre en ondées bienfaisantes sur les champs desséchés.

Il était même sur le point de trouver mieux : il espérait pouvoir sous peu la précipiter sous forme de neige en s’aidant des puissants procédés réfrigérants d’un élève de Raoul Pictet, et les stations hivernales du sud de la France attendaient avec impatience le moment où leur température, maintenue constante par cette merveilleuse découverte, retiendrait chez elles pendant l’été les touristes qu’y amenait la douceur de l’hiver.

Il avait aussi rendu pratique le moyen de lutter contre les cyclones, moyen qui avait germé jadis dans une cervelle américaine, en les arrêtant dans leur course et en brisant leur élan à l’aide d’explosions aériennes ; il s’occupait de transformer toutes les chutes de rivières et de ruisseaux en force vive transmise au loin par des conducteurs appropriés, et il venait de doter Brest, Cherbourg et Saint-Malo d’un réservoir de travail mécanique inépuisable en utilisant la puissance énorme de la marée sur les côtes de Bretagne.

Enfin, il serait trop long d’énumérer ici les découvertes qui sortaient déjà de l’Institut Gautier, lorsque la nouvelle de l’Invasion noire vint le surprendre au milieu de ses travaux.

Déjà il se réjouissait des résultats obtenus. La France était jalousée et redoutée à l’extérieur. Depuis huit ans que fonctionnait l’Institut, on se disait au dehors qu’il était en possession de secrets terribles, et maintes fois cette pensée avait rendu prudentes certaines puissances haineuses et jalouses.

L’exode de toute une race se ruant à l’assaut du vieux monde et essayant de substituer à la civilisation l’antique barbarie des âges primitifs étonna d’abord le Pacificateur ; mais il eut bientôt pris son parti.

A cette Invasion qui eût été la fin de tout, il fallait résister par tous les moyens et, du jour où il eut acquis la certitude que ce flot humain allait atteindre l’Europe, M. Gautier commença à réaliser pratiquement celles des inventions qui lui parurent d’une application immédiate.

De plus, et contrairement à ses vues antérieures, il fit appel aux savants de l’Europe et offrit aux puissances menacées ceux de ses secrets qui pouvaient être immédiatement utilisés.

Ses propositions furent acceptées, mais la terreur du choléra et de la peste vinrent en retarder la mise en œuvre en obligeant les premières nations menacées à fuir devant ces fléaux.

Il fallait donc lutter d’abord contre ceux-ci. L’Institut Pasteur et la section de Microbie de l’Institut Gautier se mirent à l’œuvre pour trouver les virus atténués susceptibles d’immuniser la race blanche. Malheureusement on ne trouva que le sang de chèvre capable de véhiculer le vaccin du choléra et de la fièvre jaune ; il fut impossible, faute d’animaux en nombre suffisant, de tenter en grand la vaccination des Blancs.

Elle put être pratiquée seulement en France, en Italie, en Suisse et dans certaines parties de l’Autriche et de la Russie.

Alors l’esprit inventif de l’Institut se rabattit sur d’autres moyens, et M. Gautier vivait dans la fièvre la plus intense au milieu de ses découvertes réalisées ou embryonnaires. lorsque de Melval et Zahner rentrèrent à Paris.

Ce fut pour lui un jour heureux, car il aimait Christiane comme sa propre fille, avait été le confident de tous ses chagrins et il voulait être témoin de sa joie au retour du bien-aimé.

— Il n’est pas encore là ? demanda-t-il en entrant.

— Non, père est allé le chercher ; peut-être à la gare n’aura-t-il pu lui parler.

— Je suis plus avancé que vous : un de mes aides est allé à la gare, porteur de mon dernier instrument, le phototéléphonographe. Il a pu se placer en face de nos deux héros, prendre d’eux une vingtaine d’instantanés à la lumière électrique et me les transmettre par fil. Tenez, les voici, je vous apporte l’image avant que vous receviez l’original.

Christiane saisit les épreuves que son vieil ami lui tendait et un sourire de bonheur illumina son joli visage.

— Oui, dit-elle, c’est bien lui, très amaigri par exemple, et puis ce vêtement civil, je ne suis pas habituée à le voir ainsi… Comme il a dû souffrir pendant ces deux ans !

— Mon envoyé m’a aussi téléphoné le récit de ce qui s’est dit autour d’eux, et je vous apprends que le ministre de la Guerre vient de décorer votre fiancé et de le nommer commandant.

Les yeux de Christiane brillèrent et elle frappa joyeusement dans ses mains.

— Mais pourquoi n’arrive-t-il pas ? dit-elle… Ah voilà papa…

C’était en effet M. Fortier, mais il était seul.

Il mit rapidement sa fille au courant.

— Le ministre de la Marine, tu comprends, il n’a pu se dispenser… il va arriver avec M. Kardec ?

— Ah ! il est avec M. Kardec.

— Oui.

Elle comprit ; de nature affinée et très impressionnable, elle comprit que l’officier de marine avait voulu voir de Melval avant cette entrevue, lui dessiller les yeux, leur éviter à tous deux une explication qui gâterait leur bonheur, et à elle surtout le chagrin de se justifier d’un soupçon insensé.

Elle sut gré à l’ami de son fiancé de cette attention, et quand elle entendit le bruit d’une voiture s’arrêtant à la porte, pendant les quelques minutes qui s’écoulèrent avant qu’il entrât, elle connut le bonheur le plus grand qui pût inonder une âme.

Quand il ouvrit la porte, elle crut qu’elle allait défaillir et son cœur cessa de battre ce fut à travers un voile qu’elle le vit à genoux devant elle et qu’elle l’entendit murmurer :

— Pardon !

Elle le releva, lui prit les deux mains, le regarda comme si elle eût voulu pendant cette minute se payer de la longue attente.

Il répéta :

— Pardon, Christiane !

Et il ne trouva plus rien à dire, lui non plus, la gorge serrée par l’émotion, la retrouvant plus belle qu’il ne l’avait jamais vue, déjà enveloppé par le charme pénétrant qui se dégageait d’elle.

— Pardon ! s’exclama M. Fortier, qui ignorait tout de la lettre de Périm, mais mon cher commandant, je me demande ce que la pauvre enfant aurait à vous pardonner ; embrassez-là et fixons l’époque de votre mariage ; vous venez l’un et l’autre de faire un tel stage que toutes les formalités peuvent être abrégées.

— Si, j’ai à vous demander pardon, Christiane, fit de Melval, d’une voix mal assurée, car je viens de disposer de moi sans votre consentement et de retarder encore l’époque de notre bonheur… sans vous avoir prévenue…

Elle devint blanche et de Melval sentit sa main, qu’il n’avait pas quittée, trembler dans la sienne.

Mais il se dit que s’il n’allait pas droit au but et sans tarder, il ne pourrait plus partir.

Déjà l’amour ancien l’envahissait, le remplissait d’une langueur étrange, et le contact de la main de la jeune fille faisait passer en lui des frissons qui le ramenaient de deux ans en arrière.

Il continua :

— Lorsque j’étais loin de vous, ne sachant encore quand je vous reverrais, je me suis juré de ne pas prendre un instant de repos, de ne jouir d’aucun bonheur, avant d’avoir tiré vengeance d’un misérable que vous connaissez, que vous méprisez autant que moi, de Saladin… Je pars dans trois jours pour tenir cette promesse.

— Vous partez ? fit-elle, et son sang se glaça. Elle voulut répéter « vous partez » et aucun son ne sortit de sa bouche.

— Comment ! s’écria M. Fortier au comble de la stupeur, vous arrivez et c’est pour repartir !…

— Je pars, dit-il, d’un ton résolu.

— Et comment partez-vous ?

— Je pars avec M. de Brantane, sur son ballon dans trois jours ; je n’ai qu’un objectif, atteindre Saladin et le châtier ; ce résultat obtenu, et il peut l’être rapidement, je reviens et rien ne s’opposera plus à notre bonheur… Christiane, me comprenez-vous ?… et me pardonnez-vous ?…

— Mais c’est de la folie ! s’écria l’ingénieur. Comme si vous n’aviez pas fait votre part de voyages et couru assez de périls, vous aller de gaieté de cœur vous replonger dans de nouveaux dangers !…

— Il n’est pas pour moi de bonheur possible avant d’avoir tenu ce serment et satisfait cette vengeance.

Sa voix s’était raffermie ; il n’hésitait plus, sentant que son bonheur se décidait ; il ne voulait être le mari de Christiane qu’après avoir permis au temps, ce grand maitre, d’accomplir son œuvre d’oubli.

— Mais, M. de Brantane le tiendra pour vous, ce serment, poursuivit l’ingénieur, aussi pressé maintenant de voir le mariage se conclure qu’il avait été lent jadis à y consentir, lui aussi, à cet objectif ; et songez qu’il a de bien meilleures raisons que vous pour désirer l’atteindre : il a vu cet assassin tuer l’un après l’autre tous ses compagnons de mission ; vous pouvez donc vous en rapporter à lui du soin de l’exécution…

― Non, dit de Melval, M. de Brantane avec toutes ses raisons ne peut en avoir de plus pressantes que moi, Christiane le sait bien.

Il la regarda comme pour implorer son aide…

― Elle sait quelles raisons m’obligent à repartir, poursuivit le jeune officier ; elle sait tout le mal que cet homme a essayé de nous faire… et nous a fait… elle sait que si j’ai juré de punir, je dois tenir ce serment-là comme l’autre…

― Vous avez donc toujours entre vous des secrets que je ne connais pas ! s’écria M. Fortier.

― Christiane vous les dira… elle aussi doit désirer ce que j’ai résolu…

Elle le regardait bien avant dans tes yeux.

― Écoutez-moi, dit-elle, j’ai déjà tant souffert que je puis bien souffrir encore : je veux qu’entre nous la confiance soit la règle et je veux vous en donner l’exemple, jamais je n’ai douté de vous et je n’en veux pas douter encore aujourd’hui ; dans un cœur de femme l’amour tient toute la place ; ma haine pour cet homme, je l’avais oubliée en vous retrouvant. Mais si vous ne l’avez pas oubliée en me revoyant, je comprends que vous vouliez l’empêcher de se dresser plus tard entre nous… Partez !…

― Merci, dit-il, merci, Christiane !

Et le regard qu’il lui jeta fut plus éloquent encore que ce mot qui monta du fond de son âme.

Mais l’héroïque jeune fille avait dépensé dans la courte lutte qu’elle venait de soutenir contre elle-même tout ce qui lui restait d’énergie, et, brisée, ne pouvant retenir ses sanglots, elle s’enfuit dans sa chambre.

Telle fut, après deux ans d’absence, la rencontre de ces deux êtres que l’amour avait faits l’un pour l’autre, que des circonstances indépendantes de leur volonté avaient séparés et que la fatalité condamnait à se séparer de nouveau le jour même où ils croyaient toucher au bonheur.

Ce bonheur, pour être complet, absolu, sans arrière-pensée, ne pouvait être immédiat : devant les yeux du jeune officier, l’image troublante de l’enfant qu’il avait aimée dans le désastre de son premier amour eût été, pendant quelque temps encore, trop précise ; et, dans le désarroi de son cœur, il avait trouvé la seule solution possible.

Quant à elle, si elle l’avait acceptée sans récriminer, sans en connaître la véritable cause, c’est qu’avec cette étrange impressionnabilité qui lui servait de seconde vue, elle sentait, sans se rendre compte du pourquoi, qu’elle risquait de faire évanouir ce bonheur en voulant le saisir trop vite, et confiante dans l’étoile qui avait ramené l’aimé, qui le ramènerait encore, elle avait consenti.

Pendant ces trois jours, il revint passer auprès d’elle toutes ses soirées, se grisant de nouveau à son contact. repassant par les impressions d’autrefois, retrouvant, dans la ravissante jeune fille qu’il n’avait jamais cessé d’aimer, toutes les perfections qui jadis avaient fait d’elle à ses yeux l’idéal de la femme.

Etrange influence des milieux ! Qu’était devenu cet idéal pendant les deux ans qu’il venait de vivre parmi ces peuplades sauvages, revenu lui-même à l’état primitif comme les êtres humains qui l’entouraient ? Il en était arrivé, par la force même des choses, à le trouver dans la perfection des formes abandonnées à leur développement naturel, dans la naïveté du cœur et l’abandon de toute convention.

Mais il lui avait suffi de reprendre pied dans la civilisation pour retrouver de suite ses goûts, ses préférences, ses émotions d’autrefois, et ces « poupées d’Europe », comme il avait qualifié les Parisiennes, retrouvaient à ses yeux la toute-puissance de leur charme en substituant, au modèle primitif qu’il leur avait préféré, des images satisfaisant à la fois le cœur et l’esprit.

Tout en conservant à sa fiancée le plus de temps qu’il pouvait, de Melval n’oubliait ni sa famille ni ses amis.

Il avait encore sa mère vivant seule dans un village des environs de Paris, et nous renonçons à dépeindre sa joie lorsqu’elle serra contre son cœur l’enfant qu’elle avait pleuré, pour lequel elle avait fait dire des messes et sur la poitrine duquel elle trouvait le ruban rouge.

Mais elle comprit moins bien que personne la nécessité qui l’obligeait à repartir pour une aventureuse expédition, et la même réflexion lui monta aux lèvres :

— N’as-tu pas fait ta part ?

Il la convainquit comme il avait fait des autres.

— Je n’aurai rempli ma tâche et tenu mon serment qu’après cette dernière expédition.

Le lendemain seulement de cette arrivée mémorable, de Melval retrouva Zahner. L’excellent garçon avait veillé à l’installation de toute la smala orientale, dans un hôtel tranquille de la rue Saint-Honoré, l’hôtel Saint-James, et lui-même s’était installé auprès d’elle pour éviter à la Sultane les visites importunes.

Le plus heureux de cette solution avait été Hilarion. La vue de Paris ; dont il avait si souvent parlé et où il se promettait de si bonnes parties, l’avait moins remué qu’il ne l’avait cru ; les beaux yeux d’Arkeïa n’étaient pas étrangers à cette indifférence et il ne quittait plus l’hôtel, sans que pour cela ses affaires avec la jolie descendante d’Hélène et d’Iphigénie fissent mine d’avancer rapidement.

Le premier moment avait été chaud entre de Melval et Zahner ; certes, avec le tapage que la presse, le Gros Journal en tête, avait provoqué autour de leur nom, ils s’attendaient bien à une réception bruyante, mais ils ne prévoyaient pas le courant de sympathie qui avait parcouru cette foule à leur arrivée, et cette éclatante récompense que leur ménageait le chef de l’armée. Ils avaient été remués au plus profond d’eux-mêmes en se voyant accueillis de la sorte par leurs compatriotes, et toutes tours fatigues leur avaient semblé douces ainsi payées.

Mais presque immédiatement séparés l’un de l’autre, ils n’avaient pu échanger leurs impressions et ce fut un débordement de réflexions joyeuses et émues quand ils se retrouvèrent.

Lorsqu’ils furent un peu calmés, de Melval annonça sans phrases à Zahner leur départ pour le surlendemain.

— Diable ! fit l’autre en sursautant.

— Ne te souviens-tu pas que tel était ton désir il n’y a pas longtemps de cela, lorsque nous avons aperçu des hauteurs de Scutari un ballon semblable à celui de ce Saladin ?… Nous n’allons pas laisser à d’autres le soin de purger l’Europe de cette bête venimeuse.

— Tu as raison, mon commandant, comme toujours, et tu sais bien que j’en suis ; mais que diable ! ce ballon n’aurait pas pu nous donner quelques jours de répit… A peine arrivés…

— Plus tôt nous partirons, plus tôt nous reviendrons. Ça ne va pas être long.

— On dirait que tu es enchanté de partir ?

— Enchanté, non ; mais j’aime mieux en finir une fois pour toutes ; après nous aurons acquis le droit de nous reposer.

— Je voudrais bien ne pas être indiscret, mais est-ce que ta hâte de quitter Mlle Fortier ?…

— Tu te souviens en ce moment des mensonges de ce traitre à Khartoum… il a menti ce jour-là comme toujours, j’en ai acquis la conviction, et j’ai retrouvé Christiane plus aimante, plus adorable que jamais.

— Alors si l’explication a été satisfaisante, n’aurais-tu pas pu attendre le paquebot aérien suivant et jouir un peu de ta lune de miel des fiançailles ?

— Ah ! mon pauvre ami ! ma lune de miel… oui, si je n’avais pas pour l’obscurcir le souvenir que tu sais…

— C’est vrai, fit Zahner, pauvre petite… elle t’aimait bien… Alors !… partons ! Après tout, moi, tu sais, je suis toujours prêt ; je n’ai pas de famille, tu es toute ma famille, toi maintenant. Quant aux amours de rencontre… j’ai le temps ; seulement j’ai une recherche à faire avant de partir, et une recherche qui ne va pas être commode.

— Laquelle ?

— Tu m’as parlé jadis des amours d’Omar, tu te souviens de cette demi-mondaine qu’il a connue ici quand il était Saint-Cyrien.

— Je crois bien, Suzanne !

— C’est cela. Eh bien, il n’y a pas que toi qui m’en aies parlé. Omar lui aussi m’a fait des confidences.

— Omar ! mais quand je le mettais sur ce sujet-là, il rompait les chiens et me tournait le dos.

— Parce qu’il te croyait trop sérieux pour traiter un pareil sujet. Avec moi qui ai la morale facile, il s’est déboutonné. Il est vrai que c’était l’avant-veille du départ.

— Et il t’a chargé de la retrouver ?

— Oui.

— Et quand tu l’auras retrouvée ?

— De lui dire qu’il ne l’a pas oubliée une minute, et que en plus ardent désir est de la revoir.

— Diable ! mais il faut qu’il arrive à Paris pour cela.

— Il y compte bien, et il faut avouer que ce jour-là la situation pour nous ne manquera pas de piquant. Comme Français nous serons obligés de lui flanquer des coups de fusil ; comme obligés, car nous lui devons une fière chandelle, nous ne pouvons mieux faire que de lui faciliter une entrevue avec la Suzanne en question.

— Mais encore faut-il que nous la retrouvions.

— J’ai compté sur toi. Tu l’as connue ?

— Oui, je la voyais le dimanche lorsqu’elle venait le chercher à Montparnasse.

— Tu te souviendrais de sa figure ?

— Peuh ! une femme change tellement en douze ans !

— Pas tant que cela, quand elles savent se soigner comme celle-là qui était très jolie et toute jeune.

— Très jolie, oui, et toute jeune, en effet ; elle n’avait pas plus de vingt-deux ans.

— Eh bien, elle en a maintenant trente-quatre, le bel âge pour une femme, et si celle-là n’est pas flattée de se voir encore adorée, après un pareil laps de temps, par un des chefs de cette terrible invasion musulmane, c’est qu’elle est bien difficile !

— L’essentiel est de la retrouver avant le départ, et nous n’avons pas grand temps. Je me rappelle à peu près son ancienne adresse : Chaussée d’Antin.

— Au numéro 34, Omar me l’a dite et l’a écrite sur l’enveloppe.

— il t’a donc remis une lettre pour elle ?

— Oui, m’accréditant… expliquant ! Une lettre très chaude, ma foi ; je n’aurais pas cru que ce sacré Galette-pacha avec son air grave en pinçait à ce point pour ce quart de vierge.

— Quart ! tu exagères. Il faut que tu aies inspiré une fameuse confiance !…

— Que je vais essayer de justifier en me mettant de suite en campagne.

— Je te laisse ; j’ai mieux à faire que de courir les concierges à la recherche de cette nouvelle adresse. Christiane m’a demandé de connaitre la Sultane, je vais l’y conduire, et puis, il nous faut un nouveau congé, et vais de ce pas au ministère.

Le lendemain matin, Zahner venait éveiller son ami dormant à poings fermés ; de Melval s’était installé au Grand Hôtel pour être plus près du boulevard Haussmann.

— Eh bien, dit Zahner, ça y est, j’ai mis la main dessus et sans aucune difficulté.

— Comment ?

— Pour une bonne raison. Elle est toujours au 34 de la Chaussée d’Antin…

— Depuis douze ans ! Est-ce possible ?

— C’est comme je te le dis, et elle n’a aucun mérite à cela. Omar en a fait payer exactement le loyer chaque année par un homme de confiance qu’il a installé jadis ici à l’ambassade ottomane. De plus, le même Turc sert trimestriellement à la jeune femme une rente assez sérieuse pour qu’elle puisse continuer à mener la vie assez large sans avoir besoin. d’aide. Dis donc, cela prouve qu’Omar avait jadis de jolies économies et d’autres valeurs que les Bons turcs.

— Alors ?

— Alors la charmante a fait peau neuve, et j’ai été reçu par une gouvernante anglaise, respectable, très bien stylée, qui a commencé par me mettre à la porte en me croyant de fâcheuses intentions. Seulement j’ai montré la lettre et ça a été le « Sésame ouvre-toi »

— Continue, c’est vraiment intéressant, ces amours à longue portée de part et d’autre.

— J’ai été introduit, et je comprends que Mlle Suzanne, devenue Mme Suzanne Kent, pour le respectabilily, ait inspiré un pareil béguin à ton camarade de promotion. Très blonde, très jeune, car on voit qu’elle s’est rangée, elle m’a fait l’effet, je ne dirai pas d’une femme du monde, mais d’une… artiste, d’une de ces femmes qui savent se tenir et chez lesquelles pourtant…

— Passe vite, qu’a-t-elle dit en lisant la lettre ?

— Elle a d’abord cru que je me moquais d’elle, et que j’avais employé ce subterfuge pour l’aborder j’ai dû lui affirmer que j’étais bien ce Zahner dont parlaient les journaux d’hier, et elle a été chercher dans son boudoir le Gros Journal où le père Quinel nous a fait paraitre de face et de profil, cette satanée publication se trouve décidément partout. Elle a… comparé avec ma tête, et après cette preuve de méfiance elle a daigné écouter mon histoire.

– Etait-elle… heureuse… émue ?

— Heureuse, oui ; émue, je ne saurais trop dire. Tu sais, ces femmes-là… on ne sait jamais. Pouvant elle aussi semble en pincer pour le jeune sultan, du moins-les souvenirs qu’elle en gardés sont encore très chauds ; elle m’a dit combien il était… ceci… et cela… et je comprends son enthousiasme. Combien y a-t-il de Français qui auraient la constance de financer pendant dix ans, sans espoir de faire de temps en temps une petite visite à l’entresol dont ils acquitteraient aussi consciencieusement les quittances de foyer ?

— Alors que va-t-elle faire ?

— Je te le donne en mille !

— Elle va lui répondre…

— Qui porterait la lettre ?

— Elle va attendre avec impatience l’arrivée d’Omar…

— Mieux que cela, elle demande à s’embarquer avec nous après-demain. C’est une gaillarde qui n’a pas froid aux yeux ; elle m’a demandé l’adresse de M. de Brantane que tu m’as toi-même donnée hier, et elle est partie lui demander une place dans son ballon.

— Elle n’a pas froid aux yeux !