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L’invasion noire 3/4

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CHAPITRE IV


A l’Institut Gautier. — Section de Microbie. — Bacilles et bouillons de culture. — Le sérum de Mata. — Le Vengeur et son équipage.


Il ne restait plus qu’une journée aux deux amis avant leur départ, lorsque M. de Brantane vint les prendre pour les conduire à l’Institut Gautier.

Pour eux le vieux savant s’était mis en frais. Il avait donné ce soir-là à ses usines leur maximum de vie et de mouvement et avant même d’atteindre les quais de Billancourt, maintenant sillonnés de nombreuses voies ferrées, de Melval et Zahner avaient reconnu de loin les énormes bâtiments de l’Institut, noyés dans une sorte d’auréole diffuse que projetaient dans la nuit six mille arcs électriques.

C’était un monde qui s’agitait dans cette cité des inventions, d’où l’obscurité avait été chassée, et pour laquelle il semblait qu’un second soleil s’était levé tout exprès.

Et de suite les deux officiers avaient été empoignés par l’imposant spectacle de la Force se manifestant sous toutes les formes, par le tableau merveilleux de ses transformations innombrables, par la disproportion extraordinaire qui se révélait partout entre la faiblesse de l’homme et la puissance des travaux enfantés par son intelligence.

Dans des « halls » d’une prodigieuse hauteur uniquement formés de verre et de métal, dans des galeries souterraines allant chercher dans les entrailles du sol et jusque sous le lit du fleuve l’espace qui manquait à la surface, la matière courait, tournait, montait, trépidait.

D’innombrables machines distribuaient ou recevaient le mouvement. Des turbines d’un diamètre inconnu jusque-là tournaient avec une vitesse vertigineuse dans des blocs de béton profondément enfoncés dans le soi, et lorsque de Melval demanda quelle était la force motrice qui leur donnait la vie, M. Gautier lui montra en souriant, sur une carte, la chute de l’Oise, au barrage de Venette, près de Compiègne. Un fil de cuivre de gros diamètre suffisait à amener, sans déperdition exagérée, cette force énorme à pied d’œuvre, et bientôt d’autres torrents allaient envoyer à Paris de la même façon, du fond du Dauphiné et des Grandes Alpes, les millions de chevaux-vapeur inutilisés, jusqu’alors, de leurs cascades.

— Mais la vapeur ?

— Vous n’en trouverez plus guère trace ici… elle est démodée depuis que le problème du transport de la force aux grandes distances a été réalisé, depuis surtout que l’accumulateur électrique de faible poids permet de la recueillir et de la tenir en réserve…

Auprès de ces monstres métalliques en rotation semblables, à fleur de sol, aux extrémités des axes du globe terrestre, des appareils délicats comme des ailes de libellules traçaient sur le platine des divisions espacées d’un dixième de millimètre, découpaient des roues dentées minuscules, tournaient des vis au pas invisible, ou étiraient des fils métalliques semblables à des cheveux de femme.

Dans la Section des toxiques, c’était un changement de décor à vue : plus de bruit, plus de mouvement.

Au milieu d’une armée de bocaux, de cornues, d’éprouvettes, de ballons et de tubes de toutes dimensions, des chimistes, leurs préparateurs et leurs aides, allaient silencieux comme des ombres, manipulant sous des masques ou avec des gants de caoutchouc des corps au contact pernicieux, soupesant des gaz de respiration mortelle, triturant, chauffant, transformant la matière elle-même et lui demandant ses secrets les plus intimes.

Et l’un d’eux, un vieux professeur tout blanc, marchant courbé sous le poids des années et de l’étude, dit à M. Gautier d’un air heureux :

— Je crois que nous aboutirons.

— Ce serait trop beau, mon vieil Arsenic, répondit le maître.

— J’espère ! oh, j’espère ! répéta le vieux à qui ce surnom devait être familier.

Et il se remit à agiter dans un ballon au verre épais une liqueur incolore qui laissait échapper des vapeurs nitreuses.

Un philosophe eût pu disserter sur le cas de cet homme qui, un pied dans la tombe, employait ses derniers jours de vie à des travaux capables de tuer des milliers d’êtres humains.

— Qu’espère-t-il ? demanda de Melval.

— Voilà, fit M. Gautier, nous avons tout naturellement pensé d’abord à employer contre la race noire les poisons les plus violents, véhiculés de la manière la plus rapide, c’est-à-dire par les cours d’eau. Ce n’est pas nouveau. Dans l’antiquité les Carthaginois ont essayé de ce moyen, et aussi les Allemands pendant leurs guerres de religion, les Chinois du temps des Taïpings et les Anglais dans l’Inde : empoisonnant les rivières, ruisseaux, cours d’eau de toute espèce, nous tuerons les Noirs comme des mouches, c’est certain, mais…

— Mais, fit Zahner, pour faire cela il faut posséder les sources des cours d’eau et ne pas risquer d’empoisonner ceux des Blancs qui habiteraient en aval…

— Justement, c’est une arme à deux tranchants.

Mais soudain, montrant aux deux officiers un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux longs et au visage ascétique, occupé à observer sous une vaste cloche de verre des vapeurs blanchâtres très épaisses :

— Voilà, dit-il, un des plus dévoués et des plus tenaces de mes collaborateurs. C’est Manset, mon préparateur de confiance ; il poursuit des recherches que j’ai commencées il y a cinq ans sur les gaz asphyxiants : les composés du cyanogène, le bioxyde de carbone et le sulfhydrate d’ammoniaque ; et lui aussi espère aboutir quelque jour à une découverte qui révolutionnera l’art de la guerre.

— Comment cela ?

— Vous comprenez aisément que si on pouvait projeter au milieu d’une armée des bombes qui, en éclatant, dégageraient un gaz irrespirable, on tuerait beaucoup plus d’hommes par l’asphyxie ainsi produite que par la perforation à l’aide de projectiles métalliques.

— Tout cela est fantastique s’écria Zahner ; cette Invasion des Noirs aura fait marcher la science à pas de géants.

— Tenez, fit M. Gautier, voyez nos premiers résultats.

Le préparateur venait de soulever avec précaution la grosse cloche sous laquelle les deux officiers avaient observé une fumée blanchâtre, et cette fumée leur apparut alors opaque, légèrement oscillante, conservant pendant quelques instants la forme même de la cloche, puis elle s’inclina lentement, se roula en sphère aplatie à cause de la densité de son gaz supérieure à celle de l’air, et bientôt s’étala sur la table de cristal du chimiste, semblable à un pain, sans qu’une parcelle de gaz se répandit dans la pièce.

Alors M. Manset prit, dans une niche placée sous la table, un lapin dont les soubresauts indiquaient la vigueur et la vitalité, et à peine lui eût-il plongé le museau dans la composition gazeuse que tout mouvement cessa…

— Voilà la guerre de l’avenir, dit M. Gautier en s’éloignant…

— Brrr !… fit Zahner, j’en ai froid dans le dos…

Et les deux officiers, encore émerveillés par cet étalage grandiose de recherches et de découvertes, quittèrent l’Institut Gautier, non sans avoir réitéré à l’homme dont le puissant cerveau guidait tous ces cerveaux l’expression de leur admiration.

Quand ils se retrouvèrent seuls :

— Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, déclara de Melval, c’est que l’Europe va devenir un immense charnier, et je me demande ce que pourra amener une lutte où chacun des adversaires appelle à son aide des agents de destruction pareils.

— Bah ! fit Zahner ; je commence à trouver ce bouleversement singulièrement instructif et intéressant. Quand on le voit comme nous par les deux bouts de la lorgnette, on devient philosophe ; nous voici revenus à l’époque originelle, où la vie humaine n’avait pas plus de valeur que celle d’un vertébré quelconque. Mais quel coup de fouet pour l’intelligence d’une race ! voyez, tous ces efforts inspirés par la peur ! Des découvertes extraordinaires attendent dans toutes les branches de la science, l’humanité reconstituée, et quand ce sera fini on pourra clore l’ère moderne, comme on a clos le Moyen Age à la prise de Constantinople. Une ère nouvelle commencera, à laquelle il faudra trouver un nom nouveau.

— Oui, mais quelles ténèbres vont de nouveau épaissir le vieux continent, si ces musulmans triomphent ! c’est la marche en avant de la civilisation retardée de deux siècles.

— Pas du tout : l’Amérique n’est-elle pas là pour la continuer, et même bénéficier de nos recherches ? et puis Omar est intelligent ; il est homme à la reprendre, cette civilisation, au point où nous l’aurons laissée, et à la faire progresser pour le compte des siens.

— Tu plaisantes agréablement : Omar avec tout son pouvoir et le prestige qui s’attacherait à lui en cas de victoire, ne pourrait jamais faire qu’une race rétrograde ou stationnaire, comme celle qu’il traîne derrière lui, prenne notre succession.

— Non, mais il emploiera l’Européen comme esclave ou converti, et les siens jouiront pendant que les nôtres travailleront.

— Douce perspective ! ce sera le cas de nous en remettre de nouveau à ce brave Galette-pacha, du soin d’adoucir notre destinée.

— En attendant, préparons-nous à partir, car c’est pour demain soir : qui sait si nous n’allons pas le revoir ?

— Oui, qui sait ?

Pauvre Omar ! les deux amis ne se doutaient guère que le jeune prince, à qui la malédiction paternelle avait enlevé commandement, titres et autorité, était à cette heure perdu comme simple soldat dans l’armée musulmane.

Le lendemain matin de bonne heure, Zahner abordait Mata et lui disait en arabe :

— Sais-tu, Mata, que nous allons partir ?

— Partir, Sidi, et moi ?

— Toi tu vas rester : n’es-tu pas bien ici ?

— Moi bien, mais triste.

— Nous allons retrouver Saladin, tu sais, ce brigand ?…

Le nègre fit un bond :

— Saladin ! s’écria-t-il en jetant un hurlement de fauve.

— Oui, nous voulons le tuer : tu seras bien content, n’est-ce pas, d’apprendre que nous l’avons tué ?

— Ah, Sidi ! c’est moi, moi tout seul pour tuer lui ; tu ne sais pas la nuit, je crois que je le tiens, que je découpe des petits morceaux sur son ventre, sous ses ongles et autour de ses yeux !…

— Ah ! tu voudrais donc !…

Il allait lui rappeler Alima, mais il se souvint qu’il ne faut pas parler femme aux musulmans.

C’était d’ailleurs bien inutile : le Soudanais n’avait plus au cœur qu’un souvenir, celui de sa petite compagne noire, et son unique but au monde était la vengeance. Il l’avait bien prouvé en quittant ses coreligionnaires et le Sultan, son ancien maître, sans tourner la tête.

— Tu voudrais donc venir avec nous ? demanda Zahner.

— Ah ! Sidi, emmène-moi et donne-le-moi, lui… et toute ma vie je te servirai, je te suivrai comme le petit éléphant suit sa mère.

— Je veux bien, mais il faut que tu m’aides à jeter un sort sur le maudit, pour que nous soyons sûrs de l’atteindre.

— Un sort ! un dibbou ?…

— Oui.

— Mais tu sais bien que je donnerais un membre de moi pour attraper lui… seulement je ne suis pas un griot

— Ne t’inquiète pas de cela et garde tes membres ; tu en auras besoin : ce qu’il faut c’est du sang de toi.

— Du sang, prends, dit le nègre, qui tendit le bras aussitôt, cherchant autour de lui un couteau pour y pratiquer une entaille.

— Attends, pas si vite : il faut que ce soit un t’bib (médecin) français qui le prenne et puis ton sang n’est pas bon en ce moment : le t’bib y mettra un filtre et après, quand tu nous auras donné à tous un peu de ce sang, nous serons bien sûrs de retrouver Saladin.

— Appelle vite le t’bib !

— Nous allons aller le trouver.

— Et tu me donneras Saladin ?

— Je te le donnerai.

— A moi seul ?

— A toi seul.

— Et je pourrai faire tout ce que je voudrai ?

— Tout ce que tu voudras.

Mata était chauffé à blanc. Cette nuit-là, il ne dormit pas.

Sa vie reprenait un but et quand il se trouva en présence du docteur Robin, le médecin de l’expédition aérostatique, une seule chose l’étonna, c’est qu’on ne lui ouvrit pas une plus grosse veine, avec un fort couteau.

Quand il vit le t’bib se borner le piquer légèrement sous l’aisselle avec l’extrémité d’une seringue d’argent, il ne put croire qu’on lui avait injecté le « jus de gris-gris » comme il appelait le filtre, qui détournerait la mauvaise chance.

— Zit ! (encore) fit-il en soulevant l’autre bras.

Le docteur se mit à rire : c’était un excellent homme tout rond, grisonnant, l’œil très fin derrière un lorgnon d’écaille, la barbe en pointe, les mains dans les poches, le nez au vent.

Ce n’était pas sans appréhension qu’il avait inoculé au Soudanais un centimètre cube de bouillon cholérique d’une virulence moyenne.

C’est assez, mon brave, lui dit-il, et dans quelques heures tu n’en demanderas plus.

— Vous craignez un accident ? demanda de Melval.

— Je n’ose répondre que ce nègre s’en tirera, car pour aboutir vite, j’ai commencé par un virus peu atténué ; même s’il s’en tire, il peut compter sur une forte fièvre, et ne sera pas fier à l’heure de l’embarquement.

— Et s’il résiste ?

— Alors, l’expérience est convaincante c’est que son organisme est réfractaire aux bacilles virgules ; je lui ferai trois autres inoculations et le sérum qu’il nous fournira le quatrième jour nous vaccinera tous…

— C’est indispensable, dit de Melval, et c’est pourquoi je n’ai pas hésité à vous répondre affirmativement quand vous m’avez demandé s’il fallait mettre à exécution le projet de mon ami Zahner ; la panique gagne de plus en plus et si nous voulons que nos hommes partent confiants pour cette expédition, il faut les immuniser contre ce fléau. Car le soldat le mieux trempé contre le danger de la lutte tremble souvent devant une épidémie.

Disons de suite, pour ne plus revenir sur ces explications techniques, que les idées de Zahner allaient recevoir de l’expérience une éclatante confirmation. Mata résista comme un chêne à tous les envahissements microbiens, et trois jours après, tout l’équipage et les passagers du Vengeur étaient vaccinés par le docteur Robin.

Le Vengeur, tel était le nom que M. de Brantane avait donné au monstre aérien qu’il venait de faire construire après un labeur acharné de quatorze mois.

En lui donnant ce nom, il n’avait pas songé à faire un emprunt aux fastes les plus remarquables de la Marine française ; il n’avait trouvé que celui-là. Ce nom l’avait obsédé, étant le seul qui eût une signification pour lui.

Et il l’avait fait peindre en lettres rouges énormes sur la carapace en aluminium de l’aérostat, sur la nacelle et sur la longue flamme qui pendait au-dessous d’elle ; de quelque côté qu’on regardât le bâtiment aérien, ce mot flamboyait.

Le Vengeur était le colosse le plus extraordinaire qui se fût jamais vu.

Il avait une hauteur de 78 mètres, celle des tours de Notre-Dame et un diamètre de 104 mètres au soufflet d’équateur.

Il cubait 89.375 mètres et sa force ascensionnelle lui permettait de disposer de 22.000 kilogrammes de lest, tout en enlevant dans les airs avec un matériel énorme, un équipage de 56 hommes.

Il avait coûté deux millions et demi, fournis partie par l’Etat, partie par une souscription nationale, à la tête de laquelle M. de Brantane s’était inscrit pour cinq cent mille francs.

Son équipage comprenait un état-major de 5 personnes, 19 hommes spécialement employés à la manœuvre et 30 soldats recrutés avec le plus grand soin et familiarisés avec le maniement des armes.

A l’état-major comptait : M. de Brantane, qui conservait la direction générale de l’aérostat, le commandant de Melval qu’il avait prié de commander l’ensemble du personnel, le capitaine Zahner qui avait spécialement sous ses ordres le détachement des tireurs, tous deux ayant repris avec quel plaisir, on le devine, l’uniforme bleu des tirailleurs, puis le docteur Robin, et un jeune enseigne de vaisseau récemment sorti de l’Ecole navale, Maurice Franclieu.

A ce dernier incombait la direction de l’équipage proprement dit, divisé en deux équipes se relevant par moitié et

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augmenté de deux artilleurs attachés à la manœuvre de l’unique pièce du ballon.

C’était un canon à tir rapide du calibre de 50 millimètres, lançant avec une précision merveilleuse jusqu’à 6.000 mètres des obus très allongés de 5 kilogrammes, avec une vitesse de tir de 28 coups à la minute. Il pouvait pivoter librement sur un châssis dominant le reste de la nacelle, et du haut de leur petite plate-forme, les deux hommes qui le manœuvraient pouvaient embrasser l’horizon tout entier.

Ce dispositif avait un inconvénient celui de s’opposer au tir plongeant vers la terre, mais il ne faut pas oublier que le Vengeur avait pour but la recherche et l’anéantissement du Tzar, et sa pièce avait été installée de manière à pouvoir viser horizontalement et même au-dessus de son horizon.

D’ailleurs, avec la propriété que possédaient les ballons du système Durville de s’incliner vers la terre sous l’action de leur masselotte, il serait toujours possible soit dans les mouvements d’ascension, soit dans les mouvements de descente, d’ouvrir à la pièce, vers la terre, un champ de tir incliné au-dessous de son horizon.

Indépendamment des barques pliantes destinées à recueillir les aéronautes en cas de chute en mer, M. de Brantane avait voulu que son aérostat possédât des parachutes en assez grand nombre pour recueillir tout l’équipage en cas de désastre, et des petits ballons sphériques dégonflés étaient fixés de distance en distance à l’intérieur de la nacelle ; des anneaux étaient suspendus à ces aérostats que le déclenchement d’un robinet gonflait en un clin d’œil, d’après le système Gautier, et chaque passager savait à quel anneau il devait se suspendre à ce moment critique.

Enfin, des améliorations de toutes sortes avaient été introduites dans le fonctionnement des appareils de manœuvre. L’électricité était partout l’agent du mouvement et la source de la lumière : des projecteurs puissants permettaient d’éclairer la campagne dans un secteur considérable ou de rendre le cône inférieur du ballon visible comme une étoile en faisant réfléchir la lumière à sa paroi métallique.

Les installations étaient vastes, presque luxueuses, les approvisionnements aussi considérables que s’il s’était agi d’un voyage de trois mois et les vêtements appropriés pour préserver les passagers du froid intense qui sévit aux altitudes de 7.000 mètres accessibles au Vengeur.

Mais ce qui indiquait mieux que tout le reste la destination principale de ce croiseur de l’air, c’était l’adjonction à son armement de deux engins inventés par un mécanicien de l’Institut Gautier et dont rien extérieurement ne pouvait faire prévoir l’emploi.

C’étaient deux épieux d’apparence massive suspendus sous la nacelle : ils portaient à leur partie inférieure un cône très aigu en acier trempé, et à leur partie médiane deux masses de plomb en forme d’ailettes destinées à accélérer leur chute en la maintenant verticale. A l’intérieur de ces épieux, quatre crampons de fer dissimulés dans des rainures appropriées pouvaient, par un mécanisme ingénieux, faire saillie perpendiculairement à l’axe et perpendiculairement entre eux : cette détente se produisait automatiquement par le choc des ailettes de plomb sur une surface résistante.

Le rôle de ces engins était le suivant :

M. de Brantane espérait prendre le dessus sur le Tzar,

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grâce à sa supériorité de force ascensionnelle, puis, le dominant verticalement, laisser tomber sur sa carapace ces ancres d’un modèle nouveau.

Il était évident que l’enveloppe d’aluminium ne résisterait pas au choc de ces épieux que pousserait la pesanteur avec une vitesse croissante, mais quand la surface métallique perforée viendrait heurter leurs ailettes, les crampons feraient leur office et, déployés à l’intérieur même du ballon, le maintiendraient harponné, prisonnier du Vengeur. Des treuils mus par la dynamo du ballon permettraient de hisser ensuite le captif et le mettraient à la merci de M. de Brantane.

Lorsque le Vengeur se fut élevé au-dessus des arbres des Champs-Elysées, Mme Suzanne Kent sortit de sa cabine et s’accouda sur le balcon pour jouir du panorama de Paris.

Elle avait voulu éviter les indiscrétions des reporters et les objectifs photographiques, car c’était une femme sérieuse, ne cherchant pas la réclame inutilement, et ne tenant pas à mettre l’opinion publique dans la confidence de ses projets.

Elle ne les avait confiés qu’à M. de Brantane en lui demandant place à bord de l’aérostat, avait fait ressortir à ses yeux l’influence qu’elle pourrait exercer, le cas échéant, sur l’une des têtes de l’invasion musulmane et lui avait demandé le secret.

C’était une superbe créature, le type de la Parisienne raffinée, aux formes restées sveltes, aux cheveux dorés, à la peau très blanche, l’œil clair et expressif, à la tournure élégante et féline.

Il suffisait de l’examiner un instant pour reconnaître en elle la femme du demi-monde, positive, rangée, ayant pignon sur rue et sûre du lendemain.

Derrière elle, miss Clipott, sa gouvernante, maigre, osseuse, parcheminée dans son fourreau de serge bleue et sa capote de « salutiste », s’était assise sur un pliant. absorbée par la lecture de sa Bible, un petit livré aux tranches rouges, à la couverture bariolée qui ne la quittait point et dont elle cachait soigneusement dans sa malle quelques centaines d’exemplaires en plusieurs langues.

Elle aussi avait un double but : d’abord, couvrir de sa « respectability » les allures d’une femme qui la payait bien ; ensuite, si l’occasion s’en offrait, recruter parmi tous ces noirs des adhérents à l’Année du Salut, dans laquelle elle avait depuis dix ans le grade de colonelle.

Si la pauvre miss avait pu se douter alors de la destinée extraordinaire que les événements lui préparaient malgré ses quarante ans bien sonnés, elle eût supplié qu’on la débarquât, elle et ses bibles, au plus prochain atterrissage, puis elle eût réintégré sans retard les les Britanniques où, derrière leur ceinture de vaisseaux et de torpilles, ses compatriotes attendaient que l’Europe « se débrouillât ».

Mais à cette heure elle n’avait d’autre inquiétude que celle de la chute du haut des airs et, dès que l’aérostat eut perdu de vue la capitale, elle s’enquit auprès de M. Franclieu du maniement des appareils de sauvetage dont on lui avait parlé.

Le jeune enseigne qui déjà papillonnait agréablement autour de la maîtresse et ne demandait qu’à s’assurer les bonnes grâces de la gouvernante, la conduisit avec empressement vers l’aérostat dégonflé qui avait été la veille même spécialement aménagé pour recueillir Mme Suzanne Kent et miss Clipott. Il ne différait des autres que par le mode de suspension des passagers : on avait remplacé l’anneau, auquel deux femmes se fussent difficilement accrochées, par de petits bancs formant trapèzes et sur lesquels il suffisait de s’asseoir après avoir ouvert le compteur de gonflement de l’aérostat et coupé sa corde de retenue.

En femme intelligente, miss Clipott ne devait pas tarder à être complètement familiarisée avec les manipulations essentielles du véhicule sauveur, et elle n’était pas embarquée depuis deux heures que sa quiétude était complète.

La direction normale suivie par le Vengeur était tracée par une ligne reliant Paris à Constantinople, où devait se trouver le Tzar, puisque de Melval et Zahner l’y avaient encore vu quinze jours auparavant.

C’était, en ligne droite, un trajet de 2.600 kilomètres, soit avec une vitesse de 110 kilomètres à l’heure et en supprimant la marche de nuit, trop dangereuse en pays inconnu, un voyage de quarante-quatre heures.

Mais cet itinéraire, complètement continental, puisque du lac de Constance il atteint la Save et se dirige sur Belgrade, n’eût pas permis à M. de Brantane de faire l’épreuve de son ballon en lui faisant franchir les reliefs les plus élevés de l’Europe centrale : obliquant donc au Sud d’environ 30° par rapport à l’azimut primitif, il mit le cap sur le mont Blanc, situé à 500 kilomètres environ.

Il ne put l’atteindre avant la nuit et plana jusqu’à quatre heures du matin au-dessus de Lons-le-Saunier, se maintenant à une hauteur moyenne de 2.000 mètres pour ne pas risquer de heurter les crêtes du Jura s’il était dérivé vers l’Est par un courant quelconque, et le lendemain, à neuf heures du matin, il franchissait le chaos de contreforts, de pics et de glaciers formant l’ossature du géant des Alpes.

Il atteignait la hauteur de 6.600 mètres, dominant de 1.800 mètres le sommet principal et subissant un froid de 17° qui contraignit miss Clipott à s’enfuir dans sa cabine, pendant que sa maîtresse, enveloppée dans une riche fourrure, contemplait extasiée le paysage neigeux.

Deux heures après l’aérostat s’inclinait doucement sur les plaines riantes de la Lombardie où courent parallèlement les affluents du Pô, et les passagers voyaient poindre dans l’éloignement une large tache sombre tranchant dans la verdure des champs.

C’était Turin.

— Pauvre Italie, fit de Melval : elle, déjà ruinée par les armements du temps de paix, que va-t-elle devenir avec l’effort nouveau qui lui est imposé aujourd’hui ?

— Ne la plains pas, va, mon commandant, car ça n’a pas changé et elle ne nous aime guère ; d’ailleurs elle reçoit des subsides des autres puissances, et justement je me demande quels effectifs elle pourrait mettre en ligne si, comme elle peut le craindre, elle est obligée de tenir tête à une partie des forces musulmanes dans la trouée de la Vénétie.

— C’est un renseignement que je puis vous donner très complet, mon capitaine, dit une voix derrière eux.

Les deux officiers se retournèrent. Celui qui leur parlait ainsi était un jeune homme à la physionomie mobile et intelligente, portant l’uniforme des soldats de la section du Vengeur, uniforme assez semblable à celui des chasseurs à pied avec le signe distinctif des aérostiers militaires (un ballon jaune sur la manche gauche).

— Volontiers, répondit Zahner, le premier moment de surprise passé.

— Vous lirez peut-être dans certains journaux italiens que cette puissance peut mettre sur pied 2.933.000 hommes c’est une pure fantasmagorie ; d’après les aveux de ses généraux les plus compétents, elle ne serait « en état ni de les instruire, ni de les équiper, ni de les armer ».

— Je vous crois sans peine, fit de Melval.

— Tous mes compliments, jeune homme, fit Zahner, vous êtes supérieurement documenté et je suis tout surpris que de pareilles questions vous intéressent.

— Elles ne m’intéressent pas du tout, répliqua le soldat.

— Ah ! fit Zahner interloqué. ― Seulement, elles peuvent intéresser nos lecteurs et voilà pourquoi je suis toujours en mesure de fournir des renseignements numériques sur tout et sur tous… Vous voyez que je n’ai pas tort, puisque…

― Vos lecteurs ! reprit le capitaine de tirailleurs… mais qui êtes-vous donc ?

― Ma foi, je n’ai plus aucune raison de m’en cacher, mon capitaine, car on ne me reconduira pas boulevard Montmartre à cette heure ; je vais donc me présenter… Alexandre Barbou, reporter d’un grand journal du matin et du soir et ex-sous-officier du 1er zouaves, ce qui m’a valu l’engagement contracté ici et l’honneur de servir sous vos ordres…

― J’ai craint un instant que vous ne soyez député, fit Zahner rassuré et riant de bon cœur ; dans le rang, c’est plus gênant encore qu’un journaliste, parait-il ; mais qu’avez-vous donc là en guise de cartouchière ?

― Un appareil de photographie et de développement instantané, mon capitaine.

― Allons, fit de Melval en regardant au-dessous de lui les marais du Mincio que l’aérostat franchissait à tire-d’aile, elle va bien la presse du vingtième siècle !…


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