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L’invasion noire 3/5

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CHAPITRE V


En avant ! — Le mouchir Réouf-Pacha. — Organisation générale de l’invasion noire. — Les Turcs sur le Danube. — Plan de campagne du Sultan. — Aventuriers européens. — Les adieux d’Omar. — Prise de Widdin. — Bataille d’Alexinatz. — Le premier étonnement des noirs ! — L’hiver. — Siège de Belgrade. — Les noirs affamés. — Une lettre d’Omar. — La peste. — La Débâcle génerale. — Réapparition du Tzar.


Cependant l’Invasion noire commençait son redoutable exode à travers l’Europe. Deux mois après l’entrée du Sultan à Constantinople, ses principales masses avaient traversé l’Asie Mineure et franchi le Bosphore sur les huit ponts qu’y avaient jetés les Turcs.

Elles se répandirent dans la Thrace.

En entrant en Turquie, le Sultan trouvait enfin sous sa main un instrument, un pouvoir organisé.

A son appel l’homme malade galvanisé, se redressa.

En un mois l’armée turque fut sur pied. Certes son moule était déjà vieux, défectueux ; mais le moule existait, il valait mieux que le semblant d’organisation des bandes musulmanes arrivant d’Afrique.

Les rois, les sultans, les chefs de tout ordre avaient bien pu, pendant cette série extraordinaire de marches à travers les déserts, amener leurs peuples derrière eux ; mais s’ils avaient pu s’en faire suivre, il était douteux qu’ils pussent les conduire au feu avec le même succès. En présence des forces européennes, nombreuses, organisées, prêtes à une résistance acharnée, il fallait des unités encadrées, des officiers connaissant les principes de la vraie guerre, et ce n’était pas en vain que le Sultan avait compte sur l’esprit militaire des Turcs.

Ils en donnèrent une première preuve en arrachant aux troupes bulgares et russes en retraite la place d’Andrinople, qu’un soulèvement de la population musulmane joint à la démoralisation des Russes, très éprouvés par les maladies, livra au général turc Mustapha, qui prit aussitôt toutes les dispositions pour repousser un retour offensif, et dès lors les masses noires eurent devant elles, pour s’organiser et se fondre avec l’armée régulière, un espace suffisant.

En première ligne, l’armée congolaise de Nzigué.

Elle comprenait encore 700.000 combattants, n’ayant semé environ que le cinquième de son effectif sur la route, et donnant ainsi la meilleure preuve de la vigueur de ses guerriers. Elle fut divisée en douze corps à la tête desquels furent mis des officiers turcs auxquels on donna quelques canons. Nzigué conserva le commandement général.

L’armée de Kassongo possédait encore près de mille éléphants et s’était accrue de tous les isolés qu’avait séduits la vue de ces imposants auxiliaires ; elle allait former un corps à part de 150.000 combattants presque tous maintenant armés de fusils. Kassongo, un superbe nègre de six pieds de haut, commandait, monté sur un éléphant qu’il surnommait « Kaiser », qu’il avait fait barder de fer et sur le dos duquel il avait fait dresser une tour métallique renfermant deux tireurs d’élite ; lui-même se tenait au sommet de cette construction, armé d’une carabine de précision.

L’armée des Fans ou Pahouins, maintenant fondue avec celle des Niams-Niams, leurs frères du pays des Rivières, obéissait à Pa-Moué, que guidait le féroce marabout Hadj-Bechir elle comprenait 200.000 combattants.

L’armée Massaï, qui avait forcé de marche pour être une des premières à la curée, s’était accrue également des débris d’agglomérations désagrégées en route. Elle était forte de 400.000 hommes, et ses guerriers tatoués de rouge et presque tous munis d’armes à feu perfectionnées, demandaient à grands cris qu’on leur donnât des Blancs à combattre. Son roi, le féroce Ongoro, jouissait parmi eux d’une réputation de carnage extraordinaire, et son prestige était augmenté par la présence du fameux Mbatian, Boula, le sorcier énorme que ses fidèles avaient eux-mêmes porté jusque-là, lorsque son âne blanc avait succombé à la tâche dans les sables rouges de l’Hedjaz.

L’armée de l’Ouganda, sous les ordres d’Ahmed-ben-Emin, était une de celles qui avaient conservé le mieux sa cohésion

Copiste
Copiste

au milieu de cette avalanche de peuples roulant les uns au milieu des autres.

Elle était précédée de l’armée mahdiste, d’un effectif à peu près double, une des plus importantes et des plus fanatiques de toutes ; son chef Salah-ben-Mhdi, fils du célèbre agitateur qui avait été la terreur des Anglais et des Italiens pendant la fin du siècle précédent, avait juré qu’il ne se passerait pas de jour, lorsqu’il aurait mis le pied en Europe, sans qu’il fit trancher cent têtes de Blancs, et il avait créé autour de lui un corps spécial de cavalerie chargé de lui amener sa provende quotidienne ; il réclamait énergiquement sa place à l’avant-garde, et sa réputation avait attiré à lui les nombreux contingents arabes de Syrie et de Mésopotamie, tous armés de fusils ; ce corps était aussi un des rares qui eût amené quelques canons à dos d’éléphants.

Enfin les Gallas, les Somalis et les peuples côtiers de la mer Rouge formaient une agglomération de 300.000 combattants. ils n’avaient pas de chef suprême, et le Sultan avait décidé de donner à Saladin le commandement de ce noyau de 300.000 combattants, pour tenir la promesse qu’il lui avait faite.

A ces six armées formant un total de près de deux millions et demi de soldats, il fallait une avant-garde ce fut le cheik Senoussi qui la forma, comme il l’avait formée d’ailleurs jusque-là dans sa marche victorieuse à travers l’Egypte et la Syrie : à la tête de 800.000 fanatiques tripolitains, soudanais et fellahs, dont le dévouement pour lui était aveugle et qu’il avait pourvus d’armes perfectionnées, il se lança sur Philippopoli, précédé des 120.000 éclaireurs Wahabites amenés par l’émir Saoud.

Celui-ci devenait ainsi le chien de tête de la terrible meute ; c’était un homme d’action, et, bouillant du désir de se heurter aux infidèles, il arriva en quelques jours avec sa redoutable cavalerie à Tatar-Bazardsckik, qu’occupaient deux divisions de l’armée bulgare chargées de couvrir Sofia.

Le choc fut terrible, mais rien ne tint contre l’impétuosité des Wahabites.

Le général Petrowich, qui commandait l’une des divisions, fut tué un des premiers : la panique se mit dans ses troupes d’ailleurs peu aguerries et ses régiments décimés reculèrent sur la route d’Ichtiman, entraînant la deuxième division laissée maladroitement en réserve.

Mais Saoud n’était pas homme à se contenter d’un demi-succès : poursuivant à outrance ses adversaires, il anéantit la division déjà entamée et prit l’autre.

Le soir même les têtes coupées des prisonniers formaient un monticule sur la place publique de Tatar-Bazardsckik, et le télégraphe annonçait à l’Europe ce premier succès des armées musulmanes.

Cependant Abd-ul-M’hamed avait transporté son quartier général à Andrinople, d’où il pouvait diriger plus sûrement l’ensemble des opérations ; car tout en comptant avant tout sur le nombre et le fanatisme de ses soldats, il ne se dissimulait pas qu’il risquait fort en marchant droit devant lui, sans précautions tactiques, de se voir assailli de flanc par les grands Etats du Nord et d’éprouver de ce chef des désastres irrémédiables.

Aussi son premier soin fut-il de couvrir la marche des sept armées envahissantes du côté du Nord, et il affecta à ce rôle l’armée turque presque entière en dirigeant vers les principaux passages des Balkans ses corps d’armée mobilisés. C’est ainsi que, pendant la marche sur Philippopoli, il occupa solidement les défilés de Dobrol, de Selimno et de Chipka.

Mais les Turcs, impatients, ne restèrent pas longtemps sur le revers méridional des Balkans ; de hardis éclaireurs bachi-bouzoucks franchirent les cols, poussèrent jusqu’à Tirnowa et à Lowatz et apprirent au maréchal Reouf, qui avait pris le commandement de l’armée turque, l’évacuation presque complète de la Bulgarie.

Une marche générale en avant fut prescrite. Schumla fut investie par un corps de Mustahfiz, et quinze jours après l’armée ottomane bordait le Danube.

Ainsi couvert sur son flanc droit, le Sultan arrêta la marche de ses troupes pour mettre la dernière main à leur organisation, compléter les approvisionnements qu’il continuait à recevoir d’Egypte et de Perse, assurer ses communications avec les différentes armées et surtout leur donner des directions parallèles.

Il importait, en effet, que l’Invasion noire fit coin dans le continent européen, et ne dispersât pas ses efforts dans des poussées divergentes.

Pour que l’effet du coin fût réel, il fallait qu’une succession d’efforts pût être donnée, irrésistible, dans la direction la moins dangereuse et dans les régions les moins bien défendues.

Or, si on se dirigeait vers le Nord, on trouvait l’obstacle infranchissable du Danube, on se heurtait à la Russie et on était entraîné hors de la ligne générale d’invasion qui, dans l’esprit du Sultan, était nettement tracée par ces trois points principaux :

CONSTANTINOPLE — VIENNE — PARIS.

Si on obliquait au Sud, on aboutissait à la mer Adriatique.

De plus on était amené, en longeant son rivage oriental jusqu’à Trieste et en suivant le couloir de la Drave, à déboucher en Italie par l’étroit goulet de la Vénétie. L’Invasion se trouvait alors engagée dans la haute Italie, cul-de-sac infranchissable, où elle pouvait être anéantie par les efforts convergents de l’Autriche, de l’Allemagne et de la France.

Si on évitait l’Italie, on allait donner du nez sur les grandes Alpes de la Carinthie, de Salzbourg et du Tyrol, puis contre le bastion inabordable de la Suisse.

L’hésitation était donc impossible, et maintes fois le Sultan et son fils avaient tracé à l’avance sur la carte la ligne d’invasion générale autour de laquelle devaient se grouper les masses noires. N’était-ce pas d’ailleurs celle qu’avaient suivie les Turcs en 1683, lorsque sous la conduite de Kara-Mustapha, ils étaient venus assiéger Vienne, défendue par Staremberg ?

Vienne était donc le premier objectif principal à atteindre, et deux objectifs secondaires furent assignés au cheik Senoussi chargé, avec les Wahabites, de donner l’orientation générale :

Ils furent SOFIA d’abord, puis BELGRADE.

En arrière des Senoussis devaient marcher sur le même front les trois armées des Fans, des Congolais et des Massaï, qui représentaient un million de combattants ; puis les armées du Mahdi, de l’Ouganda et des Gallas, qui en représentaient un second.

Derrière ces trois lignes, le Sultan marcherait en personne avec la Légion du Prophète, forte maintenant de plus de 450.000 combattants d’élite, parmi lesquels il avait incorporé les meilleurs régiments de l’artillerie persane, pour qu’elle fût composée de troupes de trois armes et pût à elle seule livrer une bataille.

Enfin trois armées allaient se former en arrière de ce premier coin de trois millions d’hommes.

L’une comprendrait les peuples africains restés en arrière, gens du Mabounda et du Batotsé, Noirs de Mouta-Yamvo, du Damara et du Bamaoua.

Des cadres turcs mélangés à des aventuriers de toutes les nationalités les attendaient au passage du Bosphore ; on estima à deux millions de combattants la masse qu’ils allaient former ; l’autre était constituée par les Persans, les Afghans et les musulmans du Boukara et du Turkestan, au nombre de 1.100.000 ; la troisième, par les Indiens dont les premières colonnes s’écoulaient à cette heure le long de l’Euphrate et atteindraient bientôt le Kysil-Ermak.

Les dernières nouvelles d’Al-ed-Din les portaient à l’effectif de 1.800.000.

C’étaient quatre autres millions d’envahisseurs.

Au total, un peu plus de huit millions arrivant par la coulée de Constantinople. Près de dix, en y joignant l’armée turque.

Certes ce chiffre était inférieur à celui dont Omar avait parlé au début de la concentration africaine ; mais, outre qu’il faut y joindre les armées qui avaient opéré au nord de l’Afrique, il ne faut pas oublier que, sans autre donnée que celle des chefs de peuples, le jeune prince était bien excusable en se trompant d’un cinquième. Or, les statistiques desdits chefs de peuples étaient bien discutables.

De plus un déchet fatal s’était produit pendant ces longs mois de route, et on pouvait estimer à un million le nombre des victimes tombées en route dans les solitudes africaines et les sables de l’Arabie.

Que si l’on objecte au plan d’invasion qui précède l’inconvénient grave de faire passer la ligne de pénétration dans un pays aussi tourmenté que celui qui s’étend au sud du Danube, nous répondrons que cette objection, valable pour des troupes européennes, suivies de milliers de voitures auxquelles il faut des bonnes routes, tombe d’elle-même lorsqu’il s’agit des troupes musulmanes que n’encombraient d’autres impedimenta que des bêtes de somme.

Elles étaient en mesure de passer partout, et avaient franchi assez d’obstacles pendant la première partie de leur marche, pour ne pas se laisser arrêter par des chaînes montagneuses comme le Rhodope, le Kara-Dagh et les contreforts des Balkans.

En suivant cette direction générale, l’Invasion noire se couvrait du Danube, évitait les défilés des Portes de Fer où quelques milliers d’hommes eussent arrêté une armée, et n’avait d’autres cours d’eau importants à traverser pour atteindre Vienne que la Save et la Drave.

Comme vallées de pénétration, elle trouvait d’abord celle de la Maritza, puis celle de la Nischawa, prolongée par la Morawa.

Parallèles à cette première coulée, les armées formant ailes gauches dans les deux masses principales pouvaient utiliser, en suivant la ligne de Samakow à Dubnitza, Kostendil et Pristina, la grande vallée de l’Ibar, la Morawa serbe et la Bosna.

Elles aboutissaient elles aussi sur la Save, en face de la Slavonie, et au point précis où le Danube s’infléchissant directement au Nord semble inviter les invasions à suivre, pour arriver à Vienne, l’immense plaine où dort le lac Balaton.

Tel fut ce plan que l’Europe, affolée par la peur d’un fléau cent fois moins redoutable, ne sut pas déjouer au début en tenant, coûte que coûte, les fameuses lignes de Tchataldja, situées à une journée de marche à l’ouest de Constantinople.

Si les Européens, au lieu de se laisser effrayer par les maladies contagieuses, avaient transformé ce front de 30 kilomètres environ, l’avaient retourné contre les envahisseurs et rendu absolument inabordable par des défenses accumulées, ils eussent sauvé l’Europe en obligeant l’Invasion noire à rester en Asie Mineure.

Car, en admettant que le Sultan eût forcé le passage des Dardanelles comme il avait forcé le Bosphore, il se fût trouvé dans l’étroite presqu’île de Gallipoli, dont le débouché, large à peine de 4 kilomètres, lui eût été interdit sans peine par 50.000 hommes résolus.

Ce fut pendant ces premières marches des principales armées que le ballon de Saladin rendit au Sultan les services les plus signalés : car, en attendant que les ingénieurs turcs eussent installé le télégraphe optique sur les voies d’invasion les plus importantes, il put, grâce à sa vitesse, mettre en communication permanente avec le Sultan les armées qui s’écoulaient encore en Asie Mineure ; ce fut lui surtout qui pressa la marche des Hindous et porta aux Persans les instructions qui les dirigeaient vers Andrinople, après le passage du détroit.

Et c’est pourquoi pendant deux mois, il put échapper aux recherches du Vengeur qui planant au-dessus de la vallée de la Maritza dans laquelle s’échelonnaient les longues colonnes musulmanes, espérait à tout instant apercevoir le Tzar. De Melval n’avait pas oublié, en effet, que Saladin avait la promesse du Sultan de commander une armée dès que la marche en Europe serait commencée.

Quand la concentration eut été opérée, le Sultan fut en mesure d’établir d’autres communications. L’amiral qui lui avait livré la flotte turque au détroit de Bab-el-Mandeb et avait rallié Constantinople avec son état-major par les voies de terre, Effendi-Pacha, s’en chargea.

Par son ordre, tous les télégraphistes turcs furent mobilisés ; le matériel, fils et appareils requis dans toutes les localités où existait un bureau télégraphique, fut transformé en matériel mobile destiné à suivre les troupes.

Au même moment le manifeste qu’avait lancé le Sultan en mettant les pieds en Europe commençait à produire ses fruits. Ce manifeste tiré à des millions d’exemplaires et dispersé partout, grâce aux affidés entretenus dans toutes les capitales, disait :

« Vous qui souffrez de l’injustice des grands et de la rapacité des riches, venez à moi ! Vous qui n’avez pas trouvé dans une religion mensongère les consolations aux misères humaines, vous qui avez faim et ne pouvez gagner par le travail votre subsistance quotidienne, vous qui avez une famille et ne pouvez la nourrir avec les gains dérisoires du salariat, vous tous, résignés ou révoltés, savants ou ignorants, venez à moi ! Laissez s’effondrer cette civilisation qui n’a pas su vous donner dans la vie la part à laquelle a droit tout homme ; venez à moi !… Cette part je vous la donnerai !… »

Des milliers d’aventuriers de tous pays commençaient à répondre à ce langage nouveau : anarchistes, nihilistes, révolutionnaires internationaux, sans patrie, maintenus dans l’obéissance par la police ou les armées de leur pays, accoururent, bravant tous les obstacles, franchissant de nuit les frontières, attirés aussi par le tintement de cet or dont le Sultan possédait des trésors inépuisables.

Parmi eux se trouvèrent des soldats et des gradés de toutes les armées : on les envoya près des chefs noirs pour les aider de leurs conseils ;

Des industriels : on leur confia le soin de monter des fonderies de canons, de fabriquer des explosifs, d’organiser des manufactures d’armes, de fabriquer des conserves de vivres ;

Des employés de chemin de fer : on les dispersa sur les deux réseaux ferrés de Thrace et de la Macédoine, pour transporter du matériel et des vivres sur certains points fortifiés ;

Des ingénieurs : le Sultan demanda aux uns de créer le long de la Maritza et jusqu’au golfe de Bourgas une ligne de défense derrière laquelle il pût retirer ses armées en cas d’échec général ; aux autres, d’exploiter les mines de fer, de houille et de cuivre jusqu’alors infécondes ;

Des architectes : il leur confia le soin de rebâtir Constantinople, enfin débarrassée de ses chiens enragés, et leur donna comme ouvriers des chrétiens d’Arménie, des juifs de Jérusalem, des Grecs et des Albanais orthodoxes surpris par la rapidité de marche de ses premières troupes et réduits en esclavage.

Enfin, il se trouva des déclassés de tous métiers et il les utilisa suivant leurs aptitudes et leur nationalité.

Tous abjurèrent solennellement leur religion pour se faire musulmans, en revêtirent le costume et se ruèrent avec les Noirs à l’assaut de la civilisation qui ne leur avait pas donné le droit de vivre.


Un instant accablé, sous le poids de la malédiction paternelle, Omar s’était rapidement ressaisi ; il ne se reprochait rien, et la pensée que sa mère était sauvée lui compensa l’amertume de sa nouvelle situation.

N’était-il pas d’ailleurs un des représentants des plus autorisés de cette religion qui a inspiré le fatalisme à ses fidèles comme le dogme primordial, et un fataliste pouvait-il maudire la destinée ?

Il n’y songea pas un instant et repassa le Bosphore après la scène du Vieux Sérail, non sans s’être assuré que la barque qui portait les fugitifs avait disparu.

Puis rentré au camp du Sultan, il prit ses armes, quitta la veste rouge brodée d’or et le manteau rouge qui le signalaient aux regards et les mit en évidence dans la tente du Sultan comme pour faire vis-à-vis de lui acte de soumission en lui laissant ces insignes d’une autorité perdue.

Il revêtit alors un burnous blanc, ramena sur sa figure le bord de son haïk, remplaça ses bottes rouges par les savates jaunes de l’Arabe nomade et alla dire adieu à son coursier noir.

Puis, sur le point de quitter ce camp d’où il était banni, il écrivit à son père une lettre respectueuse dans laquelle il disait que, courbant la tête sous sa réprobation, il partait mais il ne cesserait de bénir celui qui lui avait donné la vie et prierait Allah de le conserver jusqu’à l’âge le plus avancé pour le bien de ses peuples. Il terminait en disant que si des revers arrivaient, si jamais son père était en danger, il le suppliait de revenir sur sa malédiction pour lui permettre de mourir à ses côtés. Ce jour-là seulement il oserait se représenter devant lui.

Il plaça cette lettre sur la grande table où si souvent ils avaient travaillé tous deux jusqu’à une heure avancée de la nuit, rangea méthodiquement les documents écrits qu’il laissait, prépara les ordres de passage qui avaient été décidés dans la journée, de sorte que le Sultan n’eût plus à y mettre que son sceau, et ayant rempli sa tâche jusqu’au bout, il s’inclina le front dans la poussière et fit à haute voix, tourné vers l’Orient, la prière du « Fedjer ».

Il quitta alors la tente, le cœur meurtri, mais l’œil sec et le regard fier.

Puis il avisa Mordjan, le cheval bai doré dont le Sultan avait fait cadeau à de Melval après son départ de Périm ; celui-là appartenait à son ami, il pouvait le prendre ; et faisant un signe d’adieu aux fidèles Soudanais qui avaient constitué sa garde particulière, il sauta en selle et se dirigea au galop vers le camp de Saoud, l’Emir des Wahabites.

Il connaissait les usages de ces rigides musulmans ; leurs pratiques religieuses, leurs prières sans phrases, leur dédain de tout ornement. L’équipage modeste dans lequel il arrivait parmi eux n’avait rien qui pût le faire remarquer ; il avisa un groupa de cavaliers réunis autour d’un ancien, les aborda, baisa le bord du burnous de celui qui paraissait être leur chef et lui demanda de le recevoir comme soldat de la Djiah (guerre sainte).

— Ton nom ?

— Omar.

— De qui es-tu fils ?

— D’Ahmed.

— Reste et qu’Allah soit avec toi !

Ce fut tout ; les bureaux de recrutement n’existaient pas dans l’armée musulmane, même à l’état embryonnaire, et nul parmi ces hommes qui avaient à peine entrevu le jeune prince au jour du pèlerinage de Médine, ne se douta que ce nouveau venu avait été leur maître jusqu’à ce jour.

Nul plus tard ne soupçonna ce cavalier hardi parmi les plus hardis, brave jusqu’à la témérité, d’être cet Omar, dont le nom planait déjà dans toute l’Afrique, enveloppé d’une légende admirative et tenant dans les récits naïfs des noirs le rôle d’Achille dans les chants d’Homère.

Pour toutes ces armées, le fils du Prophète serait toujours là, aidant le Maître de sa science ; l’entourage direct du Sultan, la Garde aussi peut-être s’apercevraient de sa disparition ou le croiraient ailleurs, mais nul ne devait savoir qu’il était maudit.

Car jamais le Sultan ne parla, et cet homme que le malheur, le fanatisme et le génie avaient cuirassé contre tout sentiment humain, qui avait condamné à une mort affreuse une femme qu’il aimait encore, qui avait chassé de sa présence un fils qu’il chérissait, cet homme, vivante incarnation du principe de l’autorité absolue, continua sans un mot à régler sa marche dans le sillon sanglant que traçait devant lui la fatalité.

Quel chef en Europe pouvait lutter contre un être pareillement organisé ? Quel général pouvait espérer insuffler à son armée l’énergie sauvage dont l’Islam entier était animé ; quel génie surtout pouvait réunir en un faisceau les puissances menacées, comme il avait, lui, fondu en une seule masse tous les asservis d’Afrique et d’Asie ?

Les ressources de la science allaient-elles équilibrer les forces, faire pencher la balance pour la civilisation ?

Non : on allait, pendant plusieurs mois du moins, assister à « la banqueroute de la science », suivant une expression du siècle précèdent ; et nul ne doit s’en étonner, car l’outil n’est rien, si perfectionné soit-il, lorsque tremble la main qui le tient.

Or, l’Europe commençait à trembler.

En décidant, dans les nombreuses réunions internationales qui avaient eu lieu, que chaque peuple se défendrait chez lui, il faut bien lui avouer que les grandes puissances avaient surtout compté sur la Russie pour soutenir le premier choc.

Mais ils avaient oublié que la Russie est une puissance asiatique autant qu’européenne et ils n’avaient pas prévu qu’au moment psychologique, elle aurait à faire face sur ses frontières sibériennes à l’assaut des races jaunes.

Si, en effet, l’Asie qui contient à elle seule les deux tiers de la population de la terre comprend 486 millions de Bouddhistes et 140 de sectateurs de Brahma, elle renferme aussi 160 millions de Musulmans, dont 70 dans la Chine seule.

Or, depuis dix ans qu’Abd-ul-M’hamed rêvait l’union de l’islam et l’assaut de la chrétienté, il n’avait pas négligé ce facteur important, et dans ses premières années de propagande nous avons vu ses émissaires parcourir le Turkestan, la Mongolie, la Mandchourie, le Chan-Si et le Thibet, ces régions les plus peuplées du globe où la race jaune grouille inconsciente de sa force ; il avait suscité parmi elles des marabouts et des enthousiastes, investi des chefs, envoyé de l’or et au moment où il abordait lui-même l’ennemi commun, le chrétien, sur son sol natal, de puissantes diversions se produisaient dans les provinces sibériennes de l’Amour, du Transbaïkal, d’Irkoutsk et de Tomsk, mettant en péril la domination russe en Sibérie.

Alors l’empire moscovite eut recours à la tactique qui lui avait si bien réussi déjà contre Charles XII et Napoléon.

Il se replia sur lui-même.

N’étant pas menacé directement en Europe, puisque le premier des coups portés décelait l’intention du Sultan de marcher vers le Nord-Ouest, le Tzar se borna, après l’évacuation de la Turquie, à occuper très fortement les passages des Alpes de Transylvanie et tout le cours du Danube depuis ses bouches jusqu’aux Portes de Fer, avec une armée de 800.000 hommes à laquelle vinrent s’adjoindre les forces roumaines et bulgares ; une deuxième armée, dite de Bessarabie, fortifia et surveilla les passages des Karpathes, et l’armée du Caucase eut pour mission d’empêcher les Persans, dans leur marche vers Constantinople, de s’égarer du côté de Tiflis ; avec la plus grande partie de ses forces, la Russie put alors, grâce au chemin de fer transsibérien, tenir tête aux envahisseurs Mongols et Chinois.

Pendant plusieurs mois, les forteresses de Silistrie, de Ruschtschuk et de Warna, que les Russes avaient conservées sur la rive droite du fleuve, résistèrent à toutes les attaques de l’armée turque. Widdin seule allait bientôt succomber.

En vain le maréchal Réouf, encouragé par ses succès faciles dans les Balkans, essaya de traverser le fleuve à Turtukaï pour surprendre Bucarest : les Roumains, qui avaient concentré autour de leur capitale les 250.000 hommes qui formaient la majorité de leurs forces, le rejetèrent en Bulgarie après un combat sanglant : ils étaient commandés par le général Ghyka, un Saint-Cyrien encore celui-là ; et, dès lors, les adversaires restèrent sur la défensive de chaque coté du grand fleuve, les Russes attendant la fin de la terrible épidémie qui décimait leur armée pour tenter l’offensive, et les Turcs ne laissant en face d’eux que les forces nécessaires pour les tenir en respect.

A ce rôle furent affectées les troupes de Mustahfiz, solidement retranchées dans des positions choisies à Lom-Palanka, Rahowa, Plewna, Nikopoli, Rasgrad et Shcumla.

L’ancienne capitale bulgare, Tirnova, fut transformée en un immense camp retranché, et la partie la plus nombreuse et la plus solide de l’armée turque s’écoula par Wratza et Orhanie sur Sofia, où le Sultan était arrivé après une marche ininterrompue depuis Andrinople.

Rien n’avait tenu, en effet, contre la première vague qui, du long couloir de Thrace, était venue battre la Bulgarie, s’était emparée de sa capitale et pénétrait maintenant en Serbie par la Nischawa et la Morawa bulgare, toujours précédée par les féroces Wahabites.

À ceux-ci venaient de s’ajouter les terribles irréguliers qu’on a vus renforcer les armées turques dans toutes les guerres et se signaler au monde par des cruautés sans nom : les bachi-bouzoucks ; marchant en enfants perdus, en avant et sur les ailes des armées noires, ne songeant qu’à piller et à massacrer, ils contribuèrent plus encore que les cavaliers de Saoud à faire le vide en Bulgarie.

Le cheik Senoussi était entré à Sofia sans qu’un seul instant les canons de l’ennemi et sa supériorité d’armement l’eussent arrêté. Il s’était borné à pousser devant lui ses masses fanatisées, brûlant les villages, massacrant les femmes et les enfants, terrifiant à l’avance les combattants et les avait vus se disperser dès que la lutte à grande distance avait pris fin. Il avait payé de trente mille morts à peine ce rapide succès.

Dans ce pays tourmenté d’ailleurs, les Noirs se répandant partout, apparaissant dans dix vallées à la fois, ressemblaient à ces loups qui sortent des bois pour chercher leur nourriture, et ils produisaient ainsi des effets de terreur et de surprise qui étaient grossis par des milliers de fuyards.

Mais si la Bulgarie avait été rapidement terrifiée et conquise, il n’en fut pas de même de la Serbie : nul peuple ne possède à un degré supérieur à celui-là l’orgueil national et l’amour de l’indépendance. Ayant toujours conservé l’espoir de former le noyau d’une grande confédération de la Slavie méridionale, les Serbes voulurent montrer à l’Europe qu’ils étaient dignes de la destinée rêvée.

Enserré entre l’Autriche, la Roumanie et la Bulgarie, ce royaume avait vu l’Autriche s’emparer de la Bosnie et de l’Herzégovine et avait dû renoncer à son rêve de mettre la main sur Salonique ; il s’était donc rapproché de la Russie et éloigné de l’Autriche ; mais le développement de leur commerce, de leur industrie dépendant en partie de cette dernière puissance, les Serbes avaient été obligés de revenir à elle, hésitant, dans les fluctuations de leur politique extérieure, entre la grandeur future de leur patrie et ses intérêts immédiats.

L’Invasion noire les obligea à être les premiers défen seurs dn bastion montagneux qu’ils formaient en avant de leurs adversaires politiques de la veille ; et ce rôle ne les effraya pas, car ils étaient soldats dans l’âme.

Hommes de belle taille, vigoureux, larges des épaules, portant fièrement la tête, ils se distinguaient des autres peuples de l’Orient par la noblesse de leur caractère, la dignité de leur attitude et leur incontestable bravoure.

Il n’y a point de nobles parmi nous, disaient-ils, car nous le sommes tous. »

Aussi, quand ils virent s’avancer contre leurs vallées l’ennemi acharné de leur race, le musulman jurèrent-ils de lutter jusqu’au bout ; ils envoyèrent leurs femmes et leurs enfants de l’autre coté du Danube, et, pendant plusieurs semaines, de longs convois de femmes en veste rouge, portant la ceinture et la chemisette brodée de perles et ornée de sequins, coiffées du fez orné d’un bouton de rose, et suivies de milliers d’enfants, passèrent de Belgrade à Semlin, puis à Pancsova et à Temesvar, et allèrent demander l’hospitalité aux Hongrois de la vallée de la Theiss.

Une première partie de l’armée serbe fut chargée d’offrir une première résistance, à Pirot, aux Turcs arrivant du Danube, et à Nissa aux Senoussistes.

Le reste, renforcé de 100.000 Autrichiens et de 50.000 Russes, occupa la position centrale organisée depuis longtemps par la Serbie pour servir de réduit et constituée par les villes d’Alexinatz, Deligrad et Kruschevatz, au confluent des deux Morawas.

En arrière, Belgrade s’organisait pour une défense à outrance.

Ce fut sur cette triple position que se livra la première bataille sérieuse de la chrétienté contre l’islamisme ; elle dura trois jours et au bout de ces trois jours la vaillante armée serbe put croire qu’elle avait, comme jadis les Polonais de Sobieski, sauvé la chrétienté.

Lorsque les Wahabites vinrent donner les premiers contre tes redoutables positions d’Alexinatz, après avoir fait tomber Leskowatz, ils furent repoussés avec des pertes énormes, et suivant leur tactique, lorsqu’ils ne terrifiaient pas de suite leur adversaire, ils attendirent l’infanterie senoussiste.

Mais, celle-ci aussi, malgré l’élan donné par ses succès précédents, malgré sa vitesse acquise, s’arrêta court devant ce déploiement de retranchements appuyés d’une part à la Morawa, de l’autre au massif de Gosren, et bientôt immobilisée par un feu des plus meurtriers, elle dut attendre hors de portée que sa supériorité numérique fût plus accusée.

En attendant, le cheik Senoussi se mettait en relations avec l’armée Massaï, à laquelle le Sultan avait donné comme direction la vallée du Wardar par Dubnitza, Kostendil et Uskub, en la faisant suivre immédiatement par les Gallas et le corps de Macédoine.

Forçant de marche, ces deux armées atteignaient Prischtina, favorisées dans leur mouvement par les populations musulmanes de ces régions.

De leur côté, les troupes turques, débordant la position imprenable d’Alexinatz, se prolongèrent de Pirot sur Vratarnitza et Planinitza pour atteindre Paratjin, sur les derrières de l’armée serbe.

Mais saisissant avec un grand à-propos le moment où ces troupes passaient à leur portée, 80.000 Russes débouchèrent soudain de Widdin, tête de pont sur la rive droite du Danube, et foncèrent sur un des corps du maréchal Réouf ; c’était à la traversée du Timok, affluent sinon important, du moins célèbre du Danube, puisqu’il sert de frontière entre la Bulgarie et la Serbie.

La victoire des Russes fut complète mais ils eurent le tort de vouloir la pousser plus loin, et quand ils vinrent donner dans les colonnes épaisses de l’armée des Fans, qui se portaient au secours des Senoussistes, ils furent obligés de reconnaître que ces barbares connaissaient à merveille le maniement de l’arme à feu, et que les officiers turcs, chargés de les diriger, savaient tirer parti de leur supériorité numérique.

Près d’être enveloppée, la petite armée russe, après une perte de 22.000 hommes, battit en retraite sur Widdin ; mais déjà le maréchal Réouf, bouillant du désir d’effacer l’échec précédent, avait lancé deux corps d’armée entre elle et la place, et assaillis de tous cotés les Russes furent dispersés ou anéantis bien peu purent repasser le Danube à Kusjak, et, quelques jours après, Widdin, enveloppée, succombait dans un assaut de nuit donné par une division de Rédifs.

C’était un gros succès pour l’armée musulmane ; la prise de Widdin couvrait le flanc des armées en marche, et cette victoire, grossie par la renommée, annoncée à l’islam par des feux de joie courant de montagne en montagne, eut une influence énorme sur la suite des opérations, car les troupes serbes, russes et autrichiennes qui défendaient la position d’Alexinatz, sentant qu’elles allaient être tournées de tous côtés, à l’Est par les Turcs, marchant sur Paraijin, à l’Ouest par les Massaï et les Gallas engagés dans la vallée de l’Ibar, craignirent de se voir coupées de Belgrade.

La Skoupchtina (assemblée nationale serbe) réfugiée dans la capitale, donna au prince Georgewitz (ou Kniaz) les pouvoirs dictatoriaux les plus étendus, et celui-ci ordonna la retraite par la rive gauche de la Morawa et par Kragujewatz qui avait été, au moment de la grande révolte serbe du siècle précédent, la capitale de l’Etat naissant.

Mais la retraite, d’abord lente et méthodique, s’accéléra sous la poussée du flux barbare qui, telle une bande de sangliers, gagnait à la course, harcelait sans arrêts, marchait nuit et jour, et quand les 220.000 combattants européens qui restaient arrivèrent aux positions de Ripanj, les plus avancées en avant de Belgrade, ce fut en désordre qu’elles se réfugièrent derrière les lignes destinées à les recueillir.

Cette première partie des opérations avait duré soixante-cinq jours ; les troupes musulmanes avaient parcouru 840 kilomètres, livré six combats, et elles venaient d’atteindre leur premier objectif, Belgrade.

Elles n’avaient eu affaire, il est vrai, qu’aux Etats des Balkans, mais déjà la faute commise par les grandes puissances de rester cantonnées chez elles pour y attendre le choc, se manifesta aux yeux des plus sceptiques. Vienne trembla, se rappelant l’horrible siège de 1683, voyant venir à elle un ennemi cent fois plus à craindre que Kara-Mustapha, le Sultan sanguinaire qui l’avait assiégée jadis, et se demandant si elle aurait parmi les siens un Staremberg capable de la défendre.

Depuis plusieurs mois, l’armée autrichienne, répartie sur les confins militaires et en Slavonie, bordait la Save. L’expérience de la Serbie l’avait décidée à évacuer les deux provinces qui lui avaient été cédées par le traité de Berlin, la Bosnie et l’Herzégovine, où d’ailleurs les éléments musulmans, très nombreux encore, s’agitaient dans l’attente du Prophète. Et dès lors sa tactique consista à transformer la Save en un fossé infranchissable, hérissé sur sa rive gauche des fortifications les plus perfectionnées.

Elle poussa sur Belgrade une partie de ses forces qui, jointes à l’armée serbe, à quelques corps russes, à des fuyards bulgares et à un corps roumain venu d’Orsova, portèrent à 700.000 hommes le chiffre de l’armée de défense qui allait disputer à l’Islam ce premier boulevard de l’Europe.

Bâtie sur la dernière ondulation mourante des montagnes de la Sumadia, ou région des Forêts, au confluent de la Save et du Danube, Belgrade, l’antique Singidunum des Romains, l’Alba Graeca du Moyen Age, est l’entrepôt nécessaire du commerce entre l’Orient et l’Occident.

Conquise par Soliman, le plus belliqueux des sultans ottomans, puisqu’il dirigea en personne treize campagnes, elle fut reprise aux Turcs par le prince Eugène en 1703, et les Serbes, quoique restés jusqu’au traité de Berlin sous la dépendance nominale de la Porte, n’avaient eu depuis qu’une ambition, celle de faire disparaître de leur capitale tout ce qui rappelait la servitude ottomane.

Ils y étaient parvenus, et Belgrade était une ville occidentale où des palais européens avaient remplacé les mosquées et où de superbes promenades couvraient de leurs ombrages l’esplanade sur laquelle les Turcs dressaient des poteaux chargés de têtes sanglantes.

Aussi tous les moyens de défense y avaient-ils été accumulés ; les plus savants ingénieurs européens travaillaient depuis huit mois à la transformer en un camp retranché inexpugnable.

Pour donner de l’air à la défense, ils avaient appuyé son aile gauche au Danube, à Isardschik, et son aile droite au premier coude de la Save, fermant ainsi le demi-cercle des deux rivières par une barrière de 30 kilomètres de front, de forme bastionnée, se prêtant par conséquent à une lutte rapprochée.

Derrière cette première ligne ; trois autres s’étagèrent jusqu’à Rakowitya. Toutes les bouches inutiles furent envoyées à Semlin, la ville autrichienne qui fait face à Belgrade, de l’autre côté de la Save, et rassuré du côté de ses flancs, puisque les Russes, les Roumains et les Hongrois tenaient le Danube en aval, et l’armée autrichienne le cours entier de la Save, le vieux maréchal autrichien Hatzfed se prépara à résister jusqu’à l’extrême limite de ses forces.

Il disposait d’une magnifique armée dont le ravitaillement était assuré par le Danube, la Theiss et le chemin de fer de Temeswar ; il avait réuni sur le Danube les six monitors de rivière de la flotte austro-hongroise et vingt-deux des bâtiments du Lloyd autrichien transformés en croiseurs de fleuves et armés de canons à tir rapide.

Il confia à quatre armées la défense immédiate de la Save. Les deux premières, composées de Hongrois, eurent leur centre à Mitrowitz et à Brod. Les deux autres, autrichiennes. à Gradisca et à Agram.

Une cinquième, formée par les troupes actives du Tyrol et se reliant à celle d’Agram, occupa solidement la ligne de la Kulpa, le Schneeberg et le port de Fiume.

Enfin une dernière armée, sous les ordres directs de l’Empereur, se disposa à couvrir Vienne.

On voit que des bouches du Danube jusqu’à Trieste, de la mer Noire à l’Adriatique, toute issue était bouchée à l’invasion, à l’Ouest par la Russie, à l’Est par l’Autriche. Cette dernière seule allait supporter tout le poids de l’attaque.

Avec leur impétuosité habituelle, les Senoussistes, talonnant les troupes serbes en retraite, vinrent donner les premières contre les retranchements les plus avancés de Belgrade.

C’était au delà d’une petite rivière facile à franchir, et le cheik Senoussi, toujours en tête de ses colonnes, sur son cheval noir à longue crinière, aperçut du haut d’un des contreforts qui bordent le Kotubara une ligne chargée de points noirs, dominant la crête d’un haut parapet.

Il appela le chef de son escorte.

— Envoie dire aux cheiks Mustapha et Selim qu’ils amènent leur monde ici ; il y a là-bas des chiens que nous pouvons prendre avant la nuit.

Les Arabes d’escorte se dispersèrent au vol de leurs chevaux, semblables, avec leurs grands burnous flottants, à de grands oiseaux blancs, et, quelques heures après, d’épaisses troupes noires étaient massées derrière les monticules où, entouré de ses principaux lieutenants, le cheik Senoussi donnait ses instructions pour l’attaque.

Un renégat de race italienne et qui, sur son burnous, étalait une large cravate de l’ordre du Nicham volée jadis à Tunis, examinait, dans une lorgnette, la position ennemie.

— Peut-on aborder de front, Lemmi ? demanda le cheik.

— Tu ne peux même aborder que de front, Ahmed ; répondit l’Européen, à qui ses connaissances assez variées en toutes choses avaient donné un sérieux crédit dans l’état-major des Senoussistes ; la rivière qui précède ce parapet n’a pas l’air d’être profonde ; mais j’aperçois, à droite et à gauche, des ravins qui paraissent d’ici très durs à franchir ; c’est donc de front qu’il faut attaquer.

— Il vaudrait peut-être mieux attendre la nuit, observa un vieux ferik [1] turc, qu’on eût cru arrivé à l’extrême limite d’âge et qui, le dos voûté sur sa selle de velours usé jusqu’à la corde, avait depuis Philippopoli suivi les premières troupes musulmanes sans fatigue apparente.

— Je ne le crois pas, répondit l’Italien qui prenait assez volontiers le contrepied des avis du vieux Turc, car il voulait le supplanter près du puissant cheik ; cette position, qui parait facile à aborder, n’a pas de canons, sans quoi nous aurions déjà reçu des obus à la faible distance où nous sommes ; d’un bond, nous pouvons l’atteindre avant qu’elle soit renforcée, et ce sera un bon point d’appui pour recommencer demain.

— Il y a peut-être des forces considérables derrière ce retranchement, dit encore le vieux Turc.

L’Italien haussa les épaules.

— On les verrait, car d’ici nous plongeons derrière le parapet ; et, d’ailleurs, nous sommes en force.

— C’est bien ! dit le cheik Senoussi, interrompant d’une voix brève, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il prenait son parti, après avoir écouté les avis qu’il provoquait… Toi, Selim, tu vas partir sans tirer, sans répondre, avec les tiens, et toi, Mustapha, tu le soutiendras en le suivant mille pas… Il faut que ce soir le croissant flotte là-bas.

Les deux chefs descendirent du tertre et rejoignirent leurs troupes qui, suivant leur habitude, débouchaient de tous côtés par petits groupes.

Une heure après, les Noirs dévalaient sur la pente qui conduisait à la petite rivière, et à peine leurs premières lignes apparaissaient que la crête du parapet ennemi s’éclairait.

Un feu d’infanterie d’une intensité extraordinaire accueillait les assaillants.

Suivant les ordres reçus, les Noirs couraient sans répondre.

Mais quand la colonne de Mustapha se mit en route pour suivre la précédente, elle fut à son tour décimée, et les Noirs tombèrent l’un sur l’autre par grappes.

— Tu aurais dû attendre la nuit, Ahmed, répéta encore le vieux Turc.

— Ce sont des troupes d’élite qui tiennent ce retranchement, seigneur, dit l’Italien, car je les vois distinctement ; les tireurs ne se cachent pas comme font les soldats ordinaires ; ils visent attentivement, c’est pourquoi ils nous font autant de mal.

— Qu’on aille chercher la colonne de Mahmoud, fit le cheik Senoussi, elle suivra celle de Mustapha ; je veux que ce retranchement soit à moi dans une heure.

Cependant, les premiers assaillants étaient arrivés au bord de la petite rivière.

— Ils la franchissent sans difficulté, reprit le Commandeur Lemmi (c’est ainsi qu’il se faisait appeler) ; maintenant, la position est à nous, ils se reforment de l’autre coté, ils sont à l’abri du feu… tout va bien !

Non, tout n’allait pas aussi bien que le disait le renégat car, si à 200 mètres les troupes noires ne subissaient plus de pertes, à 1.200 mètres elles continuaient a tomber, et. lorsque la colonne de Mahmoud déboucha à son tour, elle laissa des centaines de cadavres sur ce terrain battu avec une effroyable régularité.

Les sourcils du cheik Senoussi se froncèrent ; les pertes étaient bien disproportionnées avec l’utilité de l’effort.

A sept heures du soir, il lançait une quatrième colonne

Copiste
Copiste

sur le retranchement maudit en appelant sur ses défenseurs toutes les colères d’Allah, et partait avec elle ; mais, ayant remarqué que la direction suivie par les trois premières les avait placées directement sous le feu incessant et meurtrier de l’ouvrage, il fit un détour par un ravin et arriva presque sans pertes sur la rive opposée de la rivière où, à l’abri des feux, les cheiks rassemblaient leurs troupes décimées avant de les lancer à l’assaut.

Il arriva au milieu d’elles, juste à temps pour donner le signal, furieux d’avoir perdu tant de monde et se promettant de faire périr dans des tortures épouvantables ceux des défenseurs qui tomberaient vivants entre ses mains.

A son appel, les bandes hurlantes de noirs se ruèrent sur le glacis, certains de retrouver dans le corps à corps leur supériorité des jours précédents.

Elles devaient être, dans ce cas particulier, cruellement déçues !

A peine les premières lignes des assaillants atteignaient-elles la crête derrière laquelle les défenseurs les attendaient toujours impassibles, qu’une série d’explosions épouvantables, semblables aux décharges successives de cent canons alignés, vint jeter l’épouvante parmi les musulmans.

Et, au milieu d’épais nuages de fumée noire et bleue, tourbillonnant sur les glacis, des centaines de fuyards dévalèrent la pente, ne s’arrêtant qu’à la rivière.

A ce moment arrivait au cheik Senoussi un nouveau renfort, car il avait introduit dans son armée ce principe essentiel qui a fait la force de certains peuples, et dont l’oubli a causé la perte de tant d’autres, que toujours un chef devait courir au secours d’un chef engagé.

De sorte qu’il était sûr, en commençant une action, de voir arriver successivement et avec toute la vitesse possible toutes les masses qui s’échelonnaient derrière lui.

Quand, à la tête de cette dernière colonne, le cheik Senoussi lui-même arriva sur la crête où venaient de se produire les étranges phénomènes explosifs qui avaient terrifié les plus braves des siens, son étonnement fut prodigieux.

Le feu de l’ennemi avait cessé complètement et cet ennemi lui-même avait disparu.

Mais à la place où on le voyait tout à l’heure, aligné comme à la parade, des plaques d’acier noircies, des carcasses de fer tordues, des ressorts en spirale, des fils de cuivre brisés, des articulations métalliques de toutes formes gisaient sur les bords des entonnoirs d’explosion, mêlés à des débris de nègres, à des crânes vides, à des membres arrachés, à des intestins sanglants.

Soudain, au milieu du silence qui succédait au tumulte de la lutte, la voix du « Commandeur » Lemmi s’éleva glapissante :

— Ah ! Seigneur… des automates !… c’étaient des automates !…

Les défenseurs impassibles de ce retranchement étaient en effet de ces guerriers d’acier, inventés jadis par un Anglais et offerts par lui, inutilement d’ailleurs, à l’Espagne, dans sa guerre du Riff avec le Maroc.

Depuis, un ingénieur américain les avait perfectionnés et ils venaient de faire leurs preuves.

Munis d’armes à feu, dont le magasin se renouvelait incessamment et automatiquement, ces soldats métalliques étaient disposée de manière à tirer sans arrêt jusqu’au moment où ils étaient abordés par l’ennemi. Leurs fusils étaient disposés suivant les directions qu’il s’agissait de battre le plus efficacement et avec des inclinaisons différentes, de manière à couvrir uniformément de balles tout le terrain d’accès ; un coup faisant partir le suivant, la vitesse de tir arrivait à 90 coups par minute, et nulle troupe n’eût pu rivaliser avec celle-là pour la rapidité et la justesse du tir.

Au moment où ils étaient abordés, leur rôle changeait : le plus simple contact opéré par un des assaillants suffisait à enflammer la charge d’explosif dont chaque automate avait la tête bourrée, et ils se transformaient en mines individuelles dont l’effet moral était au moins aussi certain que l’effet matériel.

Et comme les Senoussistes peu rassurés restaient silencieux au bas du talus, une nouvelle explosion retentit à quelque distance, et dans un tourbillon de feu, le vieux ferik turc et son cheval sautèrent en l’air, dispersant de tous cotés les morceaux de leurs carcasses respectives.

Le malheureux conseiller du cheik, voyant un automate encore debout et épargné par hasard, avait eu la fâcheuse idée de s’en approcher pour l’examiner ; il n’en avait pas eu le loisir : car son cheval l’ayant humé de trop près avait amené la catastrophe obligatoire.

Un sourire passa sur les lèvres de l’Italien que cet accès de curiosité inopportune débarrassait d’un rival dangereux dans les bonnes grâces du cheik Senoussi.

Ce dernier resta un instant immobile, regardant la plaine où les cadavres des siens faisaient des taches nombreuses au milieu des broussailles, et s’approchant de Lemni :

— Tu connais donc cette invention des Blancs ? lui demanda-t-il.

— Hélas ! Très Haut Seigneur, j’en avais entendu parler autrefois, mais je ne pouvais guère prévoir…

— A quoi me sers-tu, alors, si tu ne peux me prévenir dans des cas comme celui-ci ?

Et sans attendre la réponse du « Commandeur », le cheik tirant de sa ceinture un long pistolet, lui brûla la cervelle.

Tout n’était pas rose à l’armée du Sultan, dans le métier de « renégat » !


On était à la fin d’octobre, lorsque poussant devant lui ses treize armées, le Sultan termina l’investissement de Belgrade.

Depuis longtemps il s’était préoccupé de l’éventualité d’une ou plusieurs campagnes d’hiver en Europe, et ses intendants avaient reçu mission de faire fabriquer, dans tous les pays qui lui étaient maintenant soumis et auxquels il ne demandait aucune taxe en argent, d’épaisses étoffes de laine pour habiller ses hommes. En Turquie, en Asie Mineure, en Syrie, en Égypte et jusqu’en Perse, tout ce qui pouvait servir à confectionner des vêtements avait été requis ; sous la tente du nomade comme dans le patio des riches habitations des villes, les femmes s’occupaient à fabriquer de chauds burnous, de moelleux tapis et des toiles de tente imperméables en poil de chameau pour abriter les combattants de l’Islam contre les rigueurs d’un froid qu’ils ne connaissaient pas : car parmi les Africains, il n’y avait pas un Noir sur six qui eût vu de la neige ou de la glace.

Mais le froid ne devait pas arrêter plus que l’extrême chaleur ces populations endurcies, et elles le firent bien voir en ne laissant pas un jour de tranquillité aux défenseurs de Belgrade, malgré les froids hâtifs qui signalèrent cette terrible année de 19…

Pendant six semaines les armées congolaises, flanquées des Massaï et des Fans, donnèrent aux positions autrichiennes, autour de Belgrade, de furieux assauts.

Le Sultan les avait fait passer en première ligne, autant pour leur fournir l’occasion de batailler qu’elles réclamaient à grands cris, que pour permettre aux Wahabites et aux Senoussistes de se refaire après cette rude étape de huit cents à mille kilomètres.

Désirant d’ailleurs reprendre sa marche sur Vienne avec ces incomparables soldats comme avant-garde, il les envoya dans la vallée de la Bosna, en observation devant les armées autrichiennes des confins militaires ; les chevaux des Wahabites devaient y trouver, sur la rive droite de la Save, au retour du printemps, des pâturages en abondance pour remplacer les feuilles et les pousses d’arbres auxquels ils étaient réduits depuis Sofia.

Mais, au bout de ces six semaines, Abd-ul-M’hamed s’aperçut qu’il n’était pas plus avancé que le premier jour.

Il avait infligé de fortes pertes à l’ennemi, mais elles avaient été aussitôt comblées, car l’empereur d’Allemagne, rompant en visière avec les engagements internationaux, avait envoyé trois corps d’armée de Silésie et de Brandebourg pour soutenir l’effort contre l’ennemi commun et remplacer le contingent russe rappelé en Bessarabie.

De plus, la première ligne de défense seule était tombée entre les mains des Noirs ; mais, commandée par l’artillerie de la seconde, elle n’avait pu être occupée, et le Sultan constatait à cette heure que l’absence de grosse artillerie rendait vaine, devant d’aussi formidables défenses, sa supériorité numérique.

Enfin les ingénieurs européens achevaient la construction d’un système d’écluses qui, joignant la Save au Danube suivant un diamètre et utilisant les affluents perpendiculaires, permettait d’étendre à l’improviste des inondations sur tous les points, et l’armée noire avait ainsi perdu à la fin de novembre une troupe d’élite de 6.000 Congolais.

Ceux-ci, en effet, s’étaient emparés, à la faveur de la nuit, d’une redoute située à l’aile gauche de la ligne et dominant la Save ; mais, lorsque le jour était venu, ils s’étaient aperçus qu’ils étaient entourés d’eau de tous côtés.

Leur redoute était devenue une ile que cernaient quatre monitors à tir rapide.

A part quelques nageurs intrépides qui avaient pu rallier l’armée du Sultan, la colonne entière avait été détruite et Kassongo avait dû recommander à ses chefs une plus grande circonspection.

Décembre arriva et, avec lui, le froid très intense et sans transition ; les Noirs, avec leurs étoffes bariolées, l’innombrable variété de leurs vêtements, ne ressemblaient plus guère à ces combattants demi-nus qui se pressaient dans les vallées africaines et sous la voûte obscure de la grande forêt du Congo.

Lorsque la neige se montra, faisant plier leurs tentes, obstruant les issues des cavernes que beaucoup d’entre eux s’étaient creusées dans les flancs des collines, à l’instar de l’homme des temps primitifs, ils perdirent beaucoup de leur confiance et de leur entrain, et Abd-ul-M’hamed dut s’avouer que bientôt, malgré toutes les précautions prises par le khaznadar-el-schair (intendant des subsistances) et le bach kummendji (chef des magasins de vivres), il ne saurait plus comment nourrir de pareilles agglomérations, dans ce pays dévasté maintenant, du Danube à l’Adriatique, comme si les sauterelles y étaient passées.

Pouvait-il espérer venir à bout de Belgrade comme il avait réduit Constantinople, en jetant la contagion parmi ses défenseurs ?

Il y avait songé ; mais les circonstances étaient bien différentes : d’abord l’hiver était peu propice, le docteur Kaddour l’affirmait, à la propagation des épidémies ; la preuve en était dans le nombre relativement petit de cholériques et de pestiférés constaté dans les armées noires.

Ensuite Saladin et son ballon ne pouvaient plus transporter impunément, au-dessus de la ville assiégée, les cadavres infectés, car depuis quinze jours que le traitre avait rejoint le Sultan après de nombreuses pérégrinations en Asie, il n’avait osé une seule fois s’enlever dans l’atmosphère pour s’y montrer dans tout l’éclat de sa puissance à l’armée qu’il commandait.

Et pourtant, que de fois il avait rêvé au moment où, possédant, aux yeux de ces Africains, le prestige du surnaturel, il voguerait au-dessus de l’Europe, témoin joyeux des incendies et des massacres.

Mais il n’y fallait pas songer ; le royaume de l’air ne lui appartenait plus.

Depuis deux mois, des ballons comme le sien y apparaissaient quotidiennement par deux et par trois, suivant les colonnes en marche, à mille ou quinze cents mètres de hauteur, et les criblant de coups de feu.

Et leur nombre augmentait de jour en jour.

Au pavillon tricolore qui flottait sous leurs nacelles, Saladin avait reconnu en eux la flottille d’aérostats dont avait jadis parlé M. de Brantane. Il en avait même distingué un plus puissant, plus audacieux que les autres et, sans se douter que celui-là était précisément monté par le neveu de M. Durville et sillonnait l’air à sa recherche, il s’était bien gardé d’exposer le Tzar à une rencontre désastreuse.

Bien que son prestige en souffrit, il avait donc pris le parti de voyager de nuit et au ras du sol, pour soustraire son aérostat aux vues, et, l’ayant équilibré à vingt mètres de hauteur, il l’avait fait remorquer jusqu’à Swornik, sur la Drina, par un éléphant que lui avait prêté Kassongo.

Là il avait trouvé, après le sac de la ville par les Senoussistes, une église éventrée dans laquelle il l’avait mis à l’abri et, en attendant une occasion de l’utiliser de nouveau, il avait repris, à cheval, le commandement des Gallas, concentrés derrière les Massaï.

Maintenant, campé devant Belgrade, il déplorait l’entêtement du Sultan à poursuivre la chute de cette ville, objectif secondaire après tout.

Ce qu’il fallait, c’était atteindre Vienne et la partie riche de la vallée danubienne.

Là, quoi que pussent faire les Blancs, les armées du Sultan trouveraient toujours de quoi vivre. En s’acharnant, au contraire, à maintenir dans ce pays tourmenté et ruiné de Serbie tant de milliers d’hommes, on allait fatalement les affamer et les obliger à se disperser pour manger.

Certes la tactique et la stratégie étaient d’accord pour proscrire un mouvement qui aurait laissé sur le flanc des Africains une armée puissante, mais si celle-ci attaquait pendant la marche, les Noirs lui feraient face ; eux n’avaient à se préoccuper ni de leurs derrières ni de leur ligne de retraite et, en fait de tactique, il n’y en avait qu’une pour une invasion : la marche en avant, toujours en avant.

Abd-ul-M’hamed avait écoute ces raisons que le renégat

Copiste
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était venu lui exposer à son camp ; mais sans vouloir s’y rendre, car les leçons de l’histoire étaient là pour lui apprendre le sort des invasions qui ne se rattachaient plus à une base d’opérations ou à leur pays d’origine. Les Francs, les Wisigoths, les Ostrogoths, les Lombards et les Anglo-Saxons avaient pu se fixer sur le sol conquis et y fonder des nationalités durables ; mais avant eux, les Huns, les Alains, les Vandales et les Suèves étaient passés sans laisser autre chose qu’un sillon sanglant.

Il tenait, au contraire, à assurer par des postes judicieusement échelonnés ses communications avec Constantinople. Quand il reviendrait au Bosphore, son ancienne capitale serait rebâtie, et sa merveilleuse position voulait qu’elle restât le centre de la puissance islamique comme La Mecque était le centre religieux.

Il ne laisserait donc pas en arrière une place comme Belgrade, défendue par une grande armée, sans avoir tout tenté pour s’en emparer.

Trois semaines se passèrent encore sans amener de progrès sensibles dans les positions des corps musulmans ; lorsqu’ils s’étaient emparés d’un ouvrage ou d’une position de ligne fortifiée, ils y étaient écrasés par des concentrations de feux d’artillerie auxquels ils ne pouvaient répondre ; des sorties énergiques, tentées chaque jour, leur faisaient perdre le terrain gagné pendant les nuits précédentes, et la ténacité des Noirs finissait par s’user dans ces luttes sans résultat.

Les vivres se raréfièrent de plus en plus ; les fourrages ayant disparu sous la neige, les chevaux vécurent encore quelque temps de l’écorce des arbres ; puis, dans la plupart des corps musulmans, on commença à les manger.

Quant aux chameaux, ils avaient disparu depuis plusieurs semaines, jusqu’au dernier. Les premiers froids les avaient tués : car le chameau est de tous les animaux d’Afrique le plus sensible aux changements de température, et les fabriques de farine de viande d’Andrinople en avaient tiré parti.

Un soir, seul dans sa tente, Abd-ul-M’hamed réfléchissait à cette situation critique. Il ne songeait guère au froid terrible qui, depuis plusieurs jours, sévissait sur ses troupes, et qui, descendu cette nuit-là à —27°, menaçait de lui tuer plus d’hommes que la fatigue et les combats.

Un messager parut devant lui, lui tendit un rouleau de papyrus et s’éloigna sans dire un seul mot.

Le Sultan lut :

« Au nom de ta mission sacrée, au nom de l’affection que je te garde, mon père, ordonne que nous marchions et laisse Belgrade de côté, sinon ses environs vont devenir le tombeau de l’Islam ! « Omar. »

C’était la première fois que son fils donnait signe de vie depuis le départ de Constantinople.

Où était-il à cette heure ? le Sultan l’ignorait, et le messager qui eût pu le lui apprendre était déjà loin ; mais Abd-ul-M’hamed sentit son vieux cœur se fondre en pensant au jeune prince dont l’affection veillait encore autour de lui, dont l’aide lui avait été si précieuse et dont l’absence avait été plus d’une fois regrettée.

Dans cette nuit glacée, sa solitude lui apparut lourde et lugubre seul il portait le poids d’une écrasante responsabilité, et un sombre pressentiment l’envahit en relisant le message d’Omar.

Un instant il eut l’idée de le faire rechercher, de le rappeler, de lui rendre sa place à ses côtés ; mais la malédiction paternelle n’est pas dans l’Islam une de ces armes dont le tranchant s’émousse rapidement ; d’ailleurs, s’il lui pardonnait à cette heure difficile entre toutes, il aurait l’air non pas de rappeler l’enfant, mais de faire revenir le collaborateur.

Il chassa cette idée et appela Sélim.

— Qu’on selle mon cheval, dit-il.

La neige tombait depuis plusieurs heures, recouvrant tant, et les innombrables tentes de la Garde noire se confondaient avec le sol. Seuls les chevaux au piquet jetaient des taches noires sur ce linceul d’hiver.

Suivi du chef de son escorte, du docteur Kaddour, de son Iman Ahmer-Ed-Din, l’un de ses plus sûrs conseillers, et de son Khodja (secrétaire), Embarek, il se dirigea vers la gauche des positions musulmanes.

Vingt Soudanais suivaient, armés de lances.

Après une heure de marche silencieuse, il arriva devant une vaste plaine qu’il n’avait jamais remarquée, bien que maintes fois il eût conduit lui-même les attaques de Kassongo et de Pa-Moué sur cette aile ennemie qu’il regardait comme la plus faible des deux.

Autour de lui d’autres tentes apparaissaient sur le revers d’une colline dénudée.

— Quels sont ceux-ci ? demanda t-il.

— Ce sont les guerriers du « Sanglant », répondit le khodja.

Le « Sanglant » était le surnom de Makoua, l’un des chefs congolais qui avait montré depuis le commencement de la campagne le plus de férocité.

— Et ces tentes ?

— Elles sont à Kassongo.

— Et quels sont ces points noirs dans la plaine ?

Le khodja ne répondit rien ; il ne reconnaissait plus l’immense terrain plat qui s’étendait devant lui, bien que l’ayant étudié maintes fois pour être en mesure d’expédier aux différentes armées les ordres du Maître.

La lune était au bas de sa course à l’horizon, et éclairait encore pour quelques instants le paysage glacé. Au loin, sur la droite, les hauteurs, occupées par l’ennemi, montraient en saillie sur leurs crêtes des centaines de cônes au sommet arrondi, tourelles cuirassées battant dans tous les sens les terrains d’accès de cette deuxième ligne de défense.

Soudain Sélim, qui venait de descendre la colline et de s’avancer de quelques centaines de mètres, poussa un cri étouffé.

Son cheval venait de s’abattre des quatre pieds, et comme il remontait péniblement sur sa bête dont les jambes flageolaient sans pouvoir se cramponner au sol :

— Seigneur ! s’écria l’Iman en se précipitant vers le Sultan : Dieu lui-même t’ouvre la voie vers Belgrade !… Regarde !…

Il tendait le bras vers le Nord-Est et dans le lointain des milliers de lueurs apparurent.

— C’est Semlin, dit-il, de l’autre coté de la rivière, et tes soldats peuvent l’atteindre avant la venue du jour !…

— Mais la rivière ? fit le Sultan.

La rivière ! la voilà, poursuivit l’Iman d’un air inspiré, c’est cette plaine recouverte maintenant d’une croûte glacée capable de te porter, toi et tous les tiens. C’est elle qui te barrait le chemin ! elle te l’ouvre aujourd’hui ! marche, fils de Mahomet ! c’est Allah qui le veut !

Pour toute réponse, le Sultan fit un signe et ses vingt Soudanais rejoignirent Sélim au bas de la pente. Il y eut un tourbillonnement, plusieurs chevaux s’abattirent encore, mais la glace ne se rompit pas. La Save était prise sur toute l’étendue de son cours. [2]

— C’est Dieu qui le veut, en effet, dit Abd-ul-M’hamed. car les infidèles, ne craignant rien du côté du fleuve, n’y ont pour défense que leurs vaisseaux ; or, les voilà là-bas ces vaisseaux immobilisés dans cette eau soudainement figée par la toute-puissance d’Allah !… Disperse tes hommes, Sélim. qu’on aille réveiller Kassongo et Makoua. qu’on aille chercher ma garde, que tous arrivent sans tarder. Les cavaliers seuls garderont les camps…

Et comme déjà les Soudanais se dispersaient :

— Et que les chefs me rejoignent ici ! cria encore Abd-ul-M’hamed dont les yeux exprimaient une joie intense : je leur donnerai les derniers ordres ; mais, en attendant, dites à tous que je veux cette nuit un massacre tel que le sang des habitants de Belgrade fonde la glace de leur fleuve !

Moins d’une heure après, la plupart des chefs congolais, puis ceux des Fans et des Massaï étaient réunis au Sultan, précédant leurs troupes, et plusieurs d’entre eux, ne soupçonnant pas que le froid pût « suspendre le cours des Oued », regardèrent le phénomène survenu comme un nouveau miracle du Prophète.

— Seigneur, dit Kaddour, permets à mon humble expérience de t’éclairer. Si tu ne lances pas les plus rapides de tes guerriers sur ces vaisseaux, ils auront bientôt cassé la glace avec leurs canons sous les pas de tes soldats, et tu ne recueilleras qu’un désastre là où la victoire semble s’offrir d’elle-même. Voici la lune qui disparait, favorisant leur approche, confie aux plus vaillants ces navires à prendre.

— Tu parles d’or, mon fidèle serviteur, dit le Sultan.

Et brièvement il donna ses instructions, pendant que derrière les collines se massaient les Noirs, que les marabouts parcouraient leurs rangs et que, se croyant à l’abri derrière ses triples remparts, dormaient Belgrade et Semlin, les deux cités rivales, bientôt unies dans la même fatalité.

Il était une heure du matin lorsque les premières colonnes s’ébranlèrent en courant. Trois heures après, elles débou chaient dans la ville épouvantée en poussant des hurlements effrayants.

Rien n’avait pu les arrêter, ni le feu des vaisseaux bientôt abordés et enlevés, ni celui des ouvrages construits sur la rive gauche du fleuve. En cent endroits, la glace rompue creusa sous les pieds des assaillants de noirs abimes où ils disparurent par centaines, mais l’élan était donné ; les cris des cheiks fanatiques, les excitations des chefs religieux, la vue de cette ville remplie de lumières et dans laquelle ils allaient trouver l’oubli des misères et des fatigues, tout contribua au succès des Noirs, et, au milieu d’un effroyable tumulte, le massacre commença.

Kassongo lui-même y présida.

Pour donner à ses troupes une confiance absolue, il avait eu l’audace de se lancer sur la rivière gelée, monté sur Kaiser, son éléphant cuirassé, et, par un hasard extraordinaire, il avait pu, sans que la glace cédât sous cet énorme poids, arriver sur l’un des quais de la ville.

Aux lueurs de l’incendie, il apparaissait comme une vision infernale, debout au sommet de sa tour d’acier et déchargeant sur les fuyards affolés sa carabine à répétition.

Une effroyable panique s’était emparée des Autrichiens, des Allemands et des Serbes. Le cri « Belgrade est pris ! » s’était répercuté rapidement jusqu’aux lignes de défense les plus éloignées, et sentant leur retraite compromise, n’écoutant plus leurs officiers, les soldats de toutes nationalités désertaient en foule les postes avancés.

Avertis d’ailleurs par les lueurs qui empourpraient le ciel, par l’écho lointain du tumulte et de la canonnade et quelques heures après par un des Soudanais de la garde, Pa-Moué avec ses Pahouins, O’Kana avec les Apfourous et les Batékés et au milieu d’eux, Hadj-Béhir, hurlant des imprécations fantastiques, s’élançaient sur les remparts dégarnis et occupaient presque sans coup férir les lignes formidables qui les avaient arrêtés si longtemps.

Une fois de plus les attaques de nuit produisaient leur effet habituel d’affolement et de terreur ; des milliers de soldats, abandonnant Belgrade, s’élancèrent sur le fleuve pour aller chercher sur l’autre rive un asile contre les terribles assaillants d’heure en heure plus nombreux ; mais leur épouvante fut au comble en rencontrant les fuyards de cette ville, envahie elle-même par les Massai.

Dès lors ce fut une tuerie auprès de laquelle pâlissent les plus grands massacres historiques. Des milliers de femmes et d’enfants, réfugiés à Semlin, encombrèrent de leurs cadavres, nus et raidis par le froid, les rues, les places et les chemins.

Quelques femmes seulement furent épargnées, celles que Mao, sultan du Bornou, désigna pour entrer dans sa collection, car il se constituait un harem blanc.

Le sang descendit en ruisseaux des parties hautes de la ville de Belgrade, et s’étala sur la neige et sur le fleuve, en larges nappes, où la lune se mira subitement empourprée.

La panique fut telle qu’elle gagna Pancsova, centre des approvisionnements de la défense, et aussi lieu de refuge de milliers de familles serbes et hongroises : les fuyards de Belgrade la traversèrent, entraînant à leur suite les troupes de défense et, pendant les journées qui suivirent, ce fut une course folle de milliers de groupes ou d’isolés jetant leurs armes dans la direction de Werschetz et de Témeswar.

Le lendemain matin, le Sultan entra dans Belgrade. Il fit brûler devant lui les cinq églises de la ville et hisser le drapeau vert sur la citadelle ; mais il défendit d’incendier les maisons, comptant y abriter, pendant le restant de janvier, les armées qui avaient le plus souffert ; puis il envoya les troupes les plus disciplinées de sa Garde pour prendre possession des approvisionnements en vivres et en empêcher le pillage.

Les résultats de sa victoire étaient incalculables : non seulement il tenait un des points principaux de sa ligne d’invasion, mais il assurait sa marche sur Vienne, sans avoir rien à craindre pour son flanc droit ; de plus, il s’emparait d’un matériel fluvial qui allait lui rendre les plus grands services en lui permettant de tenir le fleuve pendant quelque temps, et de suite il embarqua sur les monitors et les vaisseaux du Lloyd les équipages turcs incorporés dans l’armée du mouchir Reouf.

Un matériel énorme d’artillerie tombait en même temps en son pouvoir ; matériel de campagne et matériel de siège qui, entre les mains des officiers turcs, allaient lui permettre d’attaquer Vienne à l’européenne.

Ainsi, à mesure qu’il progressait, il empruntait à ses ennemis leurs procédés de guerre, leur tactique, leur armement.

Enfin, il se ravitaillait en vivres et en munitions.

Mais les résultats matériels de la prise de Belgrade ne furent que peu de chose auprès de l’effet moral qu’elle produisit en Europe.

Certes, on s’était rendu compte que l’Invasion noire était redoutable par le fanatisme de ses soldats et le génie de son chef ; mais il n’était pas un Européen qui crût sérieusement à la victoire de l’Islam, le jour où ses armées trouveraient devant elles les troupes de l’une quelconque des grandes puissances.

Maintenant, il fallait en convenir : grâce à leur audace dans les surprises de la nuit, les Africains pouvaient venir à bout des meilleures troupes ; on avait vu les régiments allemands céder comme les autres à la panique, et refuser de regarder en face ces noirs transformés en démons et en possédés.

Instruction, discipline, organisation, traditions militaires, tout s’effondrait dans cette lutte d’un aspect si nouveau, lutte sans merci de part et d’autre, mais où l’un des adversaires avait sur l’autre, avec le fatalisme, la terrible supériorité de mépriser la mort sous quelque forme qu’elle se montrât.

Il ne fallait pas laisser à l’ennemi le temps de se ressaisir, et le Sultan, pour profiter à la fois des facilités de passage que lui offrait l’hiver, et des hésitations qui allaient se manifester dans les armées hongroise et autrichienne des « confins militaires », expédia en toute hâte des messagers aux Senoussistes et aux Wahabites, pour leur annoncer sa victoire et leur prescrire de reprendre la marche vers le Nord.

S’ils ne pouvaient traverser la Save, comme venait de le faire l’armée de siège, ils devaient se rabattre sur Belgrade, où, en toute hâte, les ingénieurs turcs jetaient des ponts de chevalets sur un front de 20 kilomètres.

Mais déjà le maréchal Hatzfeld, trouvant ses quatre armées de la Save aventurées, avait rappelé deux d’entre elles à Vienne et prescrit aux deux autres de se rabattre sur le Tyrol, pour y occuper les deux points stratégiques importants de Gratz et de Gloggnitz, qui en commandent les principaux débouchés.

La cinquième devait rétrograder jusqu’à Klagenfurth.

La Save et la Drave furent donc franchies sans bataille marquante, et resserrant ses forces du côté du Danube, de manière que le lac de Balaton ne les partageât pas en deux tronçons exposés à être attaqués isolément, le Sultan prit comme direction la ligne Stuhlweissembourg-Comorn.

Moins de deux mois après, Abd-ul-M’hamed entrait à Raab ayant parcouru 500 kilomètres et livré onze combats partiels, avec des alternatives de revers et de succès, mais bien décidé à ne plus s’arrêter que devant la capitale de l’Autriche.

Il avait donné un mois de repos aux Congolais, aux Fans et aux Massai, dans les villes de Belgrade, de Semlin et de Pancsova, avait poussé en première ligne, derrière les Senoussistes, l’armée de l’Ouganda, les Mahdistes et les 300.000 Gallas et Somalis de Saladin, formant lui-même le centre de cette ligne avec la Légion du Prophète.

Les armées cantonnées au confluent de la Save et du Danube devaient laisser passer devant elles l’armée hindoue et l’armée persane, auxquelles le long arrêt devant Belgrade avait permis de rejoindre ; elles formeraient ensuite la troisième ligne.

Quant aux peuplades africaines retardataires qu’encadraient au passage du Bosphore des officiers turcs et des aventuriers de toute nationalité, et qui représentaient déjà un chiffre de près d’un million de combattants, elles allaient former sur ses derrières une série de-postes échelonnés à Andrinople, Philippopoli, Sofia, Leskowatz, Alexinatz et Paratjin, pour assurer ses communications avec sa capitale.

Un noyau d’élite, formé par les « Afar » dont le Sultan avait pu apprécier la solidité et les fidèles services au passage de la mer Rouge, fut chargé de la défense de Constantinople, dont les ruines disparaissaient comme par enchantement.

Mais c’était, avant tout, sur l’armée turque que le Sultan comptait pour lutter contre l’Allemagne entière et pour mener à bien le siège de Vienne. Il n’ignorait pas qu’il allait avoir affaire, en abordant de nouveau le grand fleuve, à la plus grande partie de l’armée allemande, renforçant ce qui restait de l’armée autrichienne.

Or, l’armée allemande passait encore, au moins par la valeur de ses généraux et leur esprit d’offensive, pour une des premières de l’Europe il allait lui opposer les meilleurs soldats connus dans la défense pied à pied des positions, c’est-à-dire les Turcs.

Mais il fallut les attendre car, profitant de l’inaction forcée des Russes, immobiles derrière les Alpes de Transylvanie et les Karpathes, le mouchir Reouf s’était audacieusement répandu en Hongrie, avait pris Szégedin et s’apprêtait à arriver sur Vienne, par la rive gauche du fleuve, lorsqu’il apprit que huit corps allemands descendaient sur Presbourg par la Moravie.

Il s’empara alors, par un coup de main hardi, de Pesth et de Bude, franchit le Danube pour l’interposer entre lui et ce nouvel ennemi, et vint former l’aide droite des Senoussistes devant Comorn.

Le Sultan venait d’arriver là au cœur même de l’Europe.

Il suspendit sa marche pour permettre à tous ses corps de le rejoindre, sentant qu’il avait besoin, pour le choc suprême qui allait se donner, de son maximum de forces, et décidé d’ailleurs à annihiler par la brusquerie de ses attaques et l’emploi plus fréquent que jamais des opérations de nuit, les combinaisons des généraux allemands.

L’empereur d’Allemagne en personne, Frédéric IV, commandait les 500.000 hommes qui descendaient de Bohême et de Silésie.

A courte distance, neuf autres corps d’armée suivaient ceux-là ; toutes les forces de l’Empire allaient être réunies, et ces forces étaient les plus considérables qu’une seule nation, à l’exception toutefois de la Russie, eût jamais mises sur pied.

— « Ce sera l’honneur de l’Allemagne de sauver l’Europe », avait déclaré l’empereur au Reichstag, avant de quitter Berlin.

Aussi, à l’inverse de ce qui s’était passé jusqu’à présent dans la lutte contre les musulmans, il avait décidé que la défensive passive serait complètement abandonnée. Une voulait plus attendre le choc des Noirs, mais leur courir sus, les attaquer partout où il les rencontrerait, et les abordant à la baïonnette, leur montrer que les Blancs de l’Europe du Nord ne les craignaient point.

En moins de quinze jours, il se flattait de les bousculer, de les éparpiller et de les rejeter dans les pays dévastés qu’ils venaient de traverser entre le Tyrol et le Danube.

Mais lui aussi avait compté sans la peste et le choléra.

Les deux terribles fléaux avaient sommeillé pendant l’hiver mais ils s’étaient transportés néanmoins à la suite des troupes musulmanes, et lorsque arrivèrent les débâcles et les dégels de février, ils s’abattirent de nouveau sur les Hindous et les Persans, qui formaient les troupes de première ligne du Sultan, n’épargnant que les Africains de race noire.

A peine les premières rencontres eurent-elles mis en présence les régiments allemands et les troupes musulmanes contaminées, que l’épidémie éclata avec une foudroyante rapidité dans l’armée européenne, massée autour de Vienne.

Usant de procédés déjà employés, le Sultan prescrivit que les malades seraient poussés aux premiers rangs pendant les assauts et emploieraient leurs dernières forces à étreindre leurs adversaires, que les cadavres resteraient sans sépulture, et que les rivières, se jetant au Danube, seraient infectées de déjections cholériques.

En vain des médecins, venus de tous les pays et réunis à Vienne, se multiplièrent pour vacciner les hommes ; en vain fit-on de tous côtés avec un acharnement inouï la chasse au nègre pour en extraire le précieux sérum immunisant contre le choléra. La peste, dont on n’avait pas encore trouvé le vaccin, étendit ses ravages avec une rapidité d’autant plus grande que des multitudes très denses s’offraient à ses coups : son nom seul, si redouté des Allemands depuis la terrible épidémie de Hambourg, qui avait marqué sa dernière apparition en Europe, avait suffi à terrifier les soldats au début lorsqu’ils virent le défilé de ses victimes. la démoralisation marcha à pas de géant dans les corps d’armée, et avant d’avoir livré la grande bataille qu’il avait rêvée, l’empereur allemand vit, au bout d’un mois, sa magnifique armée fondre sons ses yeux. Il avait pu enseigner à ses soldats l’amour de la patrie, le culte du drapeau, le dévouement à sa personne, il sentit qu’il ne leur inculquerait jamais ce qui faisait du musulman, à cette heure, le premier soldat du monde : la résignation et le fatalisme.

Et pour éviter de voir un fléau plus redoutable à ses yeux que la peste, la désertion, s’abattre sur ses régiments, il les ramena en Silésie, puis en Brandebourg et en Saxe, décimés, terrifiés, inutilisables pour le reste de la guerre.

Tel fut le rôle de l’Allemagne dans ce terrible duel.

Il avait été court.

Rien n’arrêtait plus le Sultan jusqu’au Rhin.

Une atmosphère de terreur enveloppait ses armées. On n’osait même plus les attaquer.

Il installa devant Vienne les armées hindoue et persane et, faisant face à l’Occident, reprit sa marche par le large couloir du Danube.

Que pouvaient maintenant lui opposer les Etats qu’il allait laisser sur ses flancs !

Qu’importe au sanglier lancé à travers le fourré les quelques coups de dents des chiens isolés qui essaient de se mettre en travers de sa masse !

Deux puissances restaient sur son flanc gauche la Suisse et l’Italie.

La Suisse n’avait qu’une ambition, et elle put la satisfaire : résister à la poussée islamique et surnager au milieu de l’inondation générale dans la citadelle de ses montagnes.

Admirablement préparée à une guerre défensive par ses traditions, ses efforts incessants et sa situation même qui lui donnait à garder les grandes routes stratégiques de France et d’Autriche, d’Allemagne et d’Italie, la République helvétique mit sur pied une armée telle que beaucoup de puissances la lui eussent enviée jadis, barra toutes ses vallées, et derrière chaque rocher abrita un de ces tireurs d’élite comme depuis cinquante ans elle savait les former.

Quant à l’Italie, trop heureuse de ne pas voir se diriger vers elle ce sinistre courant, elle avait barré par des camps retranchés et trois lignes de défense presque continues le couloir de 100 kilomètres qui s’étend des Alpes Carniques à l’Adriatique.

Certaine de trouver un refuge dans la montagne en cas d’échec, elle eût pu essayer de sauver quelques-unes des villes de Bavière que leur éloignement du Danube ne plaçait pas sur le trajet des armées principales du Sultan.

Mais elle s’en garda bien, rassurée en sentant passer loin d’elle le souffle empesté qui venait de jeter bas sans lutte l’armée de sa puissante alliée, l’Allemagne.

Et les Gallas brûlèrent Munich, la cité artistique semblable à un vaste musée d’architecture ; dans ce désastre disparurent la vieille Pinacothèque, la galerie de tableaux la plus précieuse de l’Allemagne, et cette bibliothèque connue du monde entier, riche d’un million de volumes et de manuscrits introuvables.

Et les farouches Somalis ne laissèrent pas un monument debout dans la coquette cité de Salzbourg, l’antique Juvavum des Romains, la plus originale et la plus jolie ville des Alpes allemandes.

Et les Massai campèrent au milieu des ruines d’Augsbourg, dont les remparts avaient arrêté au IXe siècle le flot des envahisseurs hongrois, et qui, maîtresse du « secret de la poudre », au XIVe siècle, avait, grâce à ses « boites à tonnerre », conservé longtemps contre les Bavarois son autonomie municipale.

Et les Fans jetèrent bas, au son de leurs tambourins de cuivre, la haute flèche du dôme de Landshut, une des plus hautes de l’Europe.

Pendant ce temps, les Senoussistes, qui avaient repris la tête de l’Invasion, toujours précédés des cavaliers infatigables de Saoud, donnaient de furieux assauts à la citadelle de Passau qui, déjà au VIIIe siècle, avait été le boulevard du monde chrétien contre les Avares ; ils échouaient contre ses forts bâtis entre les deux rives du Danube, et passaient outre, offrant.à ses défenseurs le spectacle des incendies partout allumés dans la plaine.

Derrière eux, les guerriers de l’Ouganda enlevaient Linz, et, les devançant, les Mahdistes entraient dans Ratisbonne d’où les habitants s’étaient enfuis, abandonnant aux nouveaux vainqueurs de l’Europe le fameux Walhalla ou « temple de la gloire allemande » copié sur le Parthénon. et rempli par Louis de Bavière des statues des héros de la légende et de l’histoire germaniques.

Et ce fut entre Ulm et Sigmaringen que l’Invasion quitta le grand fleuve pour se diriger sur Stuttgart et Strasbourg à travers les Alpes de Souabe franchissables partout, suivant d’ailleurs les coulées empruntées par les grandes voies ferrées, se hâtant vers cette France qu’Abd-ul-M’hamed avait représentée à ses soldats comme le pays le plus riche du monde, comme le plus beau des climats, comme la terre promise où jamais l’Islam n’avait pénétré, et où son triomphe serait définitif lorsqu’il aurait planté son croissant sur la grande ville, PARIS.

PARIS, dont les Noirs commençaient à connaître le nom et dont ils cherchaient déjà à l’horizon les dômes d’or, les hautes flèches et les arcs de triomphe : PARIS qui, à cette heure, voyant déjà refluer vers lui les débris et les fuyards, se préparait fiévreusement à remplir son rôle de dernier refuge de la civilisation !

Sur les bords de la Bosna où il était immobilisé depuis deux mois avec l’armée de Saoud, Omar avait appris avec une joyeuse surprise la chute inattendue de Belgrade. Déjà, il voyait l’avenir très noir et l’œuvre de son père compromise. L’hiver semblait tisser le linceul de l’Invasion musulmane, et bien qu’il se fût promis de rester silencieux, il n’avait pu s’empêcher d’écrire la lettre qui avait rendu le vieux Sultan rêveur.

Quand la marche reprit sur Vienne, il se retrouva en tête de la grande chevauchée, poussa le premier son cheval dans la Drave, toujours le plus intrépide, le plus allant, déjà célèbre par son audace, mais émerveillant ses compagnons autant par la dignité de sa vie que par ses qualités guerrières.

Jamais on ne le vit piller après la prise d’une ville ; jamais, après la bataille, il ne s’attarda à massacrer les blessés et les fuyards, comme il était de règle dans les armées noires.

Et jamais non plus il ne demanda sa part des captives blanches que ramassait à la course l’ardente cavalerie.

Car il songeait toujours à la belle Parisienne, à celle qui avait eu le premier éveil de ses sens et de son cœur, et maintenant qu’il foulait l’Europe du pied, que la plus grande partie du chemin était faite, que les millions de combattants réunis après dix ans d’efforts étaient derrière lui, maintenant que cette marche sur Paris n’était plus un rêve lointain, il se sentait envahi par le désir fou de la revoir, de la prendre et de l’emporter, ne souhaitant qu’elle dans l’immense butin.

Et elle ? L’avait-elle oublié ?

Non, il ne pouvait le croire, il avait foi en elle comme à vingt ans.

N’avait-il pas pris d’ailleurs la précaution d’assurer son avenir en confiant à un de ses fidèles au départ de Paris une véritable fortune économisée pour elle, placée pour elle et dont les rentes lui étaient régulièrement servies ?

Maintenant, d’ailleurs, elle devait l’attendre ; elle avait reçu sa lettre, celle qu’il avait confiée à Zahner, au départ ; combien il regrettait de ne rien savoir, de n’avoir pas convenu avec ses deux amis de signaux possibles, puisque les Français avaient des ballons planant au-dessus des armées musulmanes et qu’il eût suffi d’un feu de couleur arboré sous l’un d’eux pour lui dire « Elle a reçu la lettre et elle attend. »

Aussi sa hâte d’arriver à Paris était pour beaucoup dans la fougue qui l’emportait toujours au premier rang, et, tout moment d’arrêt, tout échec possible faisait bouillonner son sang.

S’il eût voulu, il eût déjà reçu de Saoud un commandement dans l’armée wahabite, car deux fois il avait eu l’occasion de le conseiller heureusement sur le mode d’attaque à employer contre l’infanterie serbe devant les positions d’Alexinatz ; il l’avait initié à la tactique européenne, qui consiste, non pas à se lancer à la charge sur l’ennemi du plus loin qu’on l’aperçoit, mais à se glisser vers lui dans les replis du terrain pour l’approcher sans être vu et l’assaillir de flanc.

Mais aux offres de l’émir Saoud, il avait répondu :

— Que ferais-je d’un grade ? Je ne veux être que ton premier soldat.

— Mais où as-tu appris tout ce que tu sais ?

— J’ai voyagé…

— Et comment puis-je te récompenser ?

— En me promettant d’entrer à Paris un des premiers, à tes côtés.

— Tu as ma promesse tu connais donc Paris ?

— Oui.

— C’est une grande et belle cité, dit-on ?

— Vingt fois grande comme Belgrade, belle comme Constantinople et riche comme l’Alhambra.

— Oui, mais c’est un repaire de luxe et de vices, une ville de débauche, un lieu maudit et Allah se réjouira de la voir en cendres.

— Le crois-tu ?

— Certes notre seigneur le Sultan ne voudra pas laisser debout cette ville chrétienne.

— Au contraire, sois certain qu’il en fera la capitale d’une province d’Occident sous le gouvernement d’un khalife.

— Qu’en sais-tu ?

— J’ai entendu dire que Mao désirait ce commandement.

— Mao, le sultan de Bornou ?

— Lui-même.

— Cette brute, qui ne songe qu’à peupler de femmes de tous pays le harem qu’il traîne derrière lui ?

— C’est bien celui-là.

— Tu le connais ?

— Oui.

— Et tu approuverais ce choix ?

— Non : Mao est un ignorant et il faudra là-bas un khalife comme Al-Manzor, qui fonda Bagdad et Haroun, qui en fit la première cité du monde.

— Pourquoi ?

— Pour recueillir les découvertes des Blancs et les continuer.

— A quoi bon ? c’est leur science qui les a rendus lâches, aimant la vie et le bien-être. Voudrais-tu que nous suivions leur exemple ?

— Nous ne suivrons pas leur exemple : nous ne ferons que reprendre nos propres traditions. Nos pères n’ont-ils pas cultivé la médecine, l’astronomie, la géographie et les mathématiques ? N’ont-ils pas inventé l’algèbre, excellé dans les métiers, fabriqué des armes et des tissus incomparables, créé en Andalousie une fertilité sans précédent et couvert cent pays des merveilles de leur architecture ? Pourquoi ne pas reprendre leur élan arrêté par de vaines discordes religieuses ?

— Inch Allah ! répondit simplement Saoud dont le caractère ascétique, le mépris de tout luxe et de tout progrès s’accommodaient mieux de cette formule fataliste « Comme il plaira à Allah »

Lorsque les années noires s’approchèrent de Vienne, les déserteurs et les sans-patrie, qui ne cessaient d’affluer aux camps musulmans, annoncèrent que l’armée allemande approchait et que commandée par son empereur, elle marchait sur le Danube,

Une seconde fois, Omar écrivit à son père : c’était l’heure décisive, car l’armée allemande était une machine admirablement montée, et ce n’était pas trop de toutes les forces réunies de l’Islam pour lui tenir tête. — Le jeune prince la connaissait, ayant passé par l’Académie de guerre de Berlin à sa sortie de Saint-Cyr.

Et, sur son conseil, le Sultan s’arrêta pour concentrer ses forces et rappela l’armée turque opérant sur la rive gauche du Danube.

Cette fois, Abd-ul-M’hamed rappela le messager qui lui apportait cette deuxième lettre, l’interrogea, sut où était son fils.

— Tu lui diras : « Katakerrek » (merci), dit-il en le congédiant.

Et ce mot, rapporté au jeune prince, lui mit une joie au cœur, car, non seulement il trouvait lourde la malédiction paternelle, mais il sentait que le Sultan et son entourage en étaient à cette heure critique où des conseils compétents leur devenaient nécessaires,

Et puisque Abd-ul-M’hamed voulait bien accepter ses avis de loin en loin, son regret de n’être plus son chef d’état-major s’atténua.

Mais ni les pointes audacieuses qu’il poussait en avant de l’armée wahabite, ni les interrogatoires qu’il faisait subir dans leur langue aux prisonniers stupéfaits, ne lui donnaient des indices suffisants, sur la position des armées ennemies, et ne lui permettaient de jouer comme conseiller le rôle actif qu’exigeaient les circonstances.

Un jour, il rencontra aux environs de Stuhlweissembourg, sur les dernières pentes du Bakonier-Wald, un parti de Somalis occupé à dépecer des enfants captifs, car les vivres devenaient rares.

Il se souvint que leur chef était ce Saladin dont l’aérostat avait rendu de grands services pour assurer la liaison et la direction des armées, et qui devait en rendre de plus grands encore en Europe pour le service d’exploration en avant de ces armées.

Si aucun accident n’était arrivé à ce bateau de l’air, pourquoi ne l’utiliserait-il pas pour avoir sur l’armée allemande des données certaines ?

N’était-il pas à craindre en effet que l’empereur allemand, au lieu de marcher directement sur Vienne pour y passer le fleuve et couvrir cette capitale, comme fit jadis Sobieski, traversât le Danube en amont, à Molk ou à Krems, et débouchant à l’improviste avec des forces énormes derrière le Wiener-Wald, écrasât soudain l’aile gauche musulmane ?

Il s’enquit auprès des Somalis : où était le Blanc qui les commandait ?

Mais ils ne surent que répondre, sinon que jamais un Blanc ne les avait commandés et ne les commanderait.

Eux ne connaissaient que Barbouchi, leur cheik.

Ils étaient 300.000 avec les Gallas. Ils étaient bien excusables de ne rien savoir, et Omar, s’adressant à leur cheik, lui renouvela sa question.

Mais lui aussi ne connaissait que son « caïmakan » et il fallut qu’Omar remontât jusqu’au « ferik » pour entendre parler de Saladin.

Encore comprit-il qu’on ne lui obéissait qu’à regret, et que l’investiture seule du Sultan avait été assez puissante pour le faire écouter.

Sa tente était à deux jours de marche de là, à Neszprim, au bord do Platten-sée ou lac Balaton, que les poètes magyars ont appelé a la mer « Hongroise ».

Omar brûla les deux étapes, et le lendemain même aborda le renégat.

Celui-ci eut un haut-le-corps en apercevant le fils du Sultan et le sourire obséquieux, avec lequel il l’accueillit, prouva au jeune prince qu’il n’avait pas souvent paru au camp du Sultan, et ne savait rien de sa disgrâce.

— Tu me reconnais ? dit Omar.

— Comment aurais-je pu oublier Ta Seigneurie et tes bontés pour ton indigne serviteur ? J’aurais voulu te saluer lorsque j’ai vu Sa Hautesse près de Belgrade, mais tu n’y étais pas.

— J’étais aux avant-gardes ; il fallait bien leur montrer le chemin. Mais toi, pourquoi n’ai-je pas aperçu aux environs de ta tente ta monture habituelle ?

— Ma monture ?

— Oui, ton coursier aérien, celui qui devait te donner aux yeux de tes soldats un prestige dont je n’ai trouvé trace nulle part en te cherchant.

— Hélas ! Ta Seigneurie a dû remarquer que les maudits en ont construit d’autres ; ils nous ont même fait bien du mal par leurs feux continus, et ils paraissent formidablement armés. Il serait donc bien imprudent pour moi de…

— Oui, il eût été très imprudent de t’élever dans l’air, il y a une lune ; mais aujourd’hui tu as dû remarquer que tous ces ballons ennemis ont absolument disparu, te laissant le champ libre.

— C’est vrai, ils sont partis, et je me suis demandé pourquoi. J’en ai pourtant vu un encore du côté des Alpes du Tyrol, la semaine dernière, et il m’a paru être d’un volume bien supérieur à tous les autres.

— Bah il a dû retourner en France, comme les autres, en constatant à quel point leur intervention est inutile…

— Il est peu rassurant cependant de…

— Assez d’objections : je ne suis venu ici que pour monter dans les airs avec toi, car nous manquons de renseignements sur la marche de l’armée allemande, et il nous en faut à tout prix.

— Que me demande là Ta Seigneurie ?…

— Ma Seigneurie ne demande pas, elle ordonne où est ton aérostat ?

— Il est arrivé ce matin au bord du lac, à Tihany ; je le fais suivre de nuit pour ne pas attirer les regards.

— Eh bien ! tu vas partir avec moi de suite pour Tihany ; et, demain, nous nous envolerons vers Comorn pour voir clair du côté de Presbourg. Si nous ne découvrons pas là ce que je cherche, nous franchirons les petites Karpathes et nous visiterons le Marchfeld, ce champ de bataille idéal des grandes invasions. S’il le faut, enfin, nous pousserons une pointe jusqu’en Bohême. Tu as compris, je pense ?… Donc, fais-moi donner un cheval frais et prépare-toi.

Le ton du jeune prince était redevenu celui du Maître.

Saladin s’inclina, ne songeant pas à se demander pourquoi, tant il subissait son ascendant. Omar, qu’il avait toujours vu richement vêtu et portant des armes damasquinées d’or et d’argent, se contentait maintenant du burnous de l’Arabe nomade et d’un cimeterre sans ornement.

Le lendemain, le Tzar, avec ses deux passagers et quatre hommes d’équipage, recrutés avec soin par Saladin dans l’écume des déserteurs européens, s’élevait au-dessus de la fameuse presqu’ile de Tihany qui s’avance dans le lac Balaton comme un observatoire, et dont l’abbaye fortifiée fut longtemps, au milieu des Turcs, la seule terre libre de la Hongrie méridionale.

Puis s’orientant vers les sommets en forme de coupole du Bakonyer-Wald, dont la barrière oblige le Danube à faire le célèbre coude de Vacz, il se dirigea à tire-d’aile vers le delta de Comorn, comme si son maitre eût voulu diminuer le risque couru par la rapidité de son vol.

Inutile précaution ! Il n’en courait que plus vite à sa perte !

  1. Général de brigade.
  2. La Save et la Drave sont fréquemment congelées, et c’est sur la glace que de nombreux Hongrois, résidant à l’étranger, en Croatie et en Dalmatie, parvinrent traverser la Save dans l’hiver en 1848 pour rejoindre Kossuth, pendant que d’autres, comme le lieutenant Pompée Fiatht, traversaient le Dniester à la Nage. C’est aussi sur la glace de la Save que les loups, les sangliers et les ours de Smyrnie, grande forêt entre Drave et Save, passent l’hiver en Serbie.