L’isotopie et les éléments isotopes/01
PREMIÈRE PARTIE
LES RADIOÉLÉMENTS
CHAPITRE PREMIER
LA CLASSIFICATION PÉRIODIQUE DES ÉLÉMENTS
1. Les expressions isotopie et isotopes ont été introduites dans la science par F. Soddy. Ce savant désigna en 1914 comme isotopes les éléments qui, différant par leurs poids atomiques, occupent cependant une seule et même place dans le tableau de classification périodique des éléments [1]. La formation étymologique du mot « isotope » correspond précisément à cette signification.
La notion de l’isotopie se trouve ainsi intimement liée à celle de la classification des éléments chimiques symbolisée par le tableau bien connu de Mendeleeff. Les travaux de ce savant ainsi que ceux de L. Meyer, ont mis en évidence vers 1870 une régularité fondamentale dans les propriétés des éléments chimiques ; ces propriétés sont des fonctions périodiques du poids atomique. En portant en abscisses celui-ci, et en ordonnées le volume atomique (quotient du poids atomique par la densité à l’état solide), ou la compressibilité à l’état solide, on obtient une courbe ondulée (fig. 1) offrant une série de maxima caractérisés qui correspondent aux métaux alcalins[1].
Fig. I
En utilisant la chaleur de formation des oxydes et des chlorures, on obtient un résultat très analogue. En utilisant la température de fusion absolue, on obtient une courbe dont les minima correspondent aux métaux alcalins. Le même caractère de périodicité apparaît plus ou moins nettement dans diverses autres propriétés, en particulier, dans la valence. Conformément à ce caractère, les éléments peuvent être disposés en un tableau qui met en évidence le retour périodique d’une certaine valence.
Le tableau I représente la classification périodique sous sa forme la plus
Tableau I
connue. Dans ce tableau, les éléments sont disposés, par ordre de poids
atomique croissant, en plusieurs rangées superposées, formant 8 colonnes
numérotées de O à VII. Dans chaque colonne se trouvent réunis les éléments
de même valence et de nature chimique analogue.
L’hydrogène et l’hélium forment la première période. Les 8 éléments du lithium au néon, forment la deuxième période ; les 8 éléments suivants, du sodium à l’argon, la troisième période, offrant une correspondance très satisfaisante avec la deuxième. Les conditions consécutives sont moins simples ; les premiers termes de la quatrième période, le potassium et le calcium, sont encore en harmonie étroite avec leurs homologues des périodes précédentes ; mais l’analogie s’atténue pour les termes suivants ; de plus, à la suite de Mn, nous voyons apparaître non point un gaz inerte, mais le groupe des trois métaux : fer, nickel, cobalt, que l’on a placé dans une colonne supplémentaire VIII ; le caractère périodique réapparaît dans toute sa netteté avec l’arsenic, le sélénium et le brome suivi par le gaz inerte krypton ; il est clair que l’ensemble des éléments du potassium au krypton forme une seule période de 18 éléments ou quatrième période (longue). De même, les éléments du rubidium au xénon forment la cinquième période (longue) de 18 éléments, comprenant, dans la colonne supplémentaire le groupe Ru, Rh, Pd. La sixième période (longue) qui débute d’une manière normale avec le cæsium, aboutit avec le lanthane au groupe des terres rares, lesquelles se présentent avec des caractères chimiques voisins. La modification du type chimique réapparaît avec le tantale ; cependant on rencontre encore un groupe de trois éléments Os, Ir, Pt dans la colonne supplémentaire, et c’est seulement après la rangée suivante que se termine cette longue sixième période de 32 éléments, dont le dernier terme se trouve être un gaz radioactif. La septième période ne contient que des radioéléments, parmi lesquels l’uranium et le thorium étaient connus avant la découverte de la radioactivité ; elle doit être considérée comme incomplète, s’arrêtant à son sixième terme, l’uranium, puisque l’on ne connaît pas d’élément de poids atomique supérieur.
En dehors des complications introduites par le groupe des terres rares et par les trois groupes (ou pléiades) de la colonne supplémentaire, le classement périodique offre quelques autres difficultés. Signalons tout d’abord les deux interversions bien connues ; le potassium a dû être placé après l’argon et l’iode à la suite du tellure, contrairement à l’ordre des poids atomiques, — et cela pour tenir compte des analogies chimiques. Nous verrons que la difficulté afférente à ces cas a été levée de la plus heureuse manière.
Une autre difficulté consiste dans la définition exacte de la valence. On sait que celle-ci n’est pas une propriété fixe de l’élément chimique. Il a été trouvé opportun de prendre comme valence de classement la valence positive maximum ; ainsi le chlore est placé dans la colonne VII, car il peut former le composé Cl2O7 avec l’oxygène qui, en ce cas, est bivalent. Le soufre est bivalent dans H2S, mais sa valence de classement est 6, conformément à la constitution du composé SO3. On peut remarquer que la valence positive ne dépasse pas 7, et que l’on nomme valence négative le complément de la valence positive à 8. Ainsi le chlore a une valence négative égale à 1, et c’est avec celle-ci qu’il intervient, en général, dans ses combinaisons avec les métaux.
Le groupe des terres rares, ainsi que les groupes (ou pléiades) de la colonne supplémentaire, apparaissent comme une perturbation de l’harmonie du classement. Les véritables points de repère de celui-ci sont les gaz rares dits inertes auxquels on attribue la valence 0, car ils n’entrent pas en combinaison. Les éléments voisins de ces gaz ont des propriétés chimiques franchement définies ; les éléments qui en sont éloignés s’adaptent moins bien à une classification précise, et la complication qui en résulte est particulièrement sensible pour les éléments à poids atomique élevé.
Malgré ces imperfections, le classement périodique a été une conquête scientifique extrêmement importante et féconde. Il met en lumière la parenté qui existe entre les éléments chimiques et qui est nécessairement déterminée par des lois générales et fondamentales, concernant la structure de la matière. Ce classement est donc en liaison intime avec le grand problème qui, depuis la création de la chimie, n’a cessé de préoccuper les chimistes.
Le tableau périodique des éléments, établi à l’origine, contenait un certain nombre de places vides dont plusieurs ont été remplies dans la suite par des éléments nouvellement découverts (scandium, gallium, germanium, radium et autres radioéléments, etc.).
L’intuition si juste qui a conduit à établir la classification périodique, il y a déjà plus de 50 ans, n’a pu, cependant, subir dès cette époque, l’évolution qui lui était réservée. Son essor a été arrêté par le manque des moyens d’action nécessaires. Il a fallu que des découvertes nouvelles viennent provoquer une révolution scientifique, et que des techniques nouvelles résultant de ces découvertes viennent se mettre au service de l’analyse chimique et la douer d’une puissance imprévue.
La découverte de la radioactivité, suivant de près celle des rayons Röentgen ou rayons X, a permis de trouver un grand nombre d’éléments nouveaux subissant des transformations spontanées. L’existence de ces éléments semblait une menace à la généralité du classement. Cependant, la technique de la radiochimie a permis d’aplanir la difficulté, de prouver que tous les radioéléments trouvent leur place dans la classification et d’établir la notion fondamentale de l’isotopie qui consiste à admettre que le type chimique d’un élément est déterminé, non par la valeur de son poids atomique, mais bien par la place occupée dans le Tableau. De plus, les lois qui président aux transformations radioactives ont jeté une vive lumière sur le sens profond de la classification périodique, jusque là complètement obscur, et ont permis de reprendre, sur une base solide, des considérations jusque là purement spéculatives sur la structure des atomes.
D’autre part, les recherches sur les rayons X et les rayons positifs ont élargi et complété la notion de l’isotopie dans toute sa généralité et ont définitivement dépossédé le poids atomique du rôle qui lui était assigné dans le système périodique. La place occupée dans ce système a été rattachée, au contraire, à une grandeur physique d’importance plus fondamentale : la charge positive du noyau, partie centrale de l’atome.
La classification périodique ainsi généralisée avec une interprétation nouvelle nous ramène à la conception de l’unité de la matière, idée grandiose, aussi ancienne que la théorie atomique, mais réfutée en apparence par les déterminations très précises des poids atomiques, auxquels la chimie accordait une signification simple dont ils sont dépourvus.
- ↑ La courbe ici représentée a été construite en portant les nombres atomiques en abscisse et le quotient du nombre atomique par la densité, en ordonnée [2].