L’isotopie et les éléments isotopes/04

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Société « Journal de Physique » (9p. 30-40).


CHAPITRE IV

L’ÉLECTROCHIMIE DES RADIOÉLÉMENTS
OU RADIOÉLECTROCHIMIE


10. — Potentiel électrochimique. — Les propriétés électrochimiques des radioéléments sont aussi bien définies que leurs propriétés chimiques. Leur étude vient confirmer les résultats obtenus par les méthodes de la radiochimie.

Les travaux de Marckwald et de v. Lerch ont montré que les substances radioactives peuvent être extraites de leurs solutions par l’électrolyse ou par le dépôt sur un métal convenablement choisi plongeant dans la solution [33]. Certains de ces procédés sont devenus d’usage courant pour la séparation des radioéléments. Ainsi le polonium est fréquemment séparé ou purifié par dépôt sur le cuivre et surtout sur l’argent ; les corps C des trois familles radioactives sont le plus souvent séparés de la solution des dépôts actifs par le dépôt sur nickel.

Des recherches ultérieures ont permis de préciser le caractère électrochimique des corps radioactifs et de les classer par ordre, selon le degré plus ou moins électropositif ou électronégatif. Toutefois, on rencontre dans cette voie, des difficultés analogues à celles qu’il faut surmonter dans l’étude précise du caractère chimique.

La théorie de Nernst nous apprend qu’au contact d’un métal en équilibre avec la solution d’un de ces sels, il existe une différence de potentiel V, conforme à la formule


où R est la constante des gaz parfaits rapportée à la molécule gramme (R = 8,31 x 107 C. G. S.), T la température absolue, F la valeur du faraday (F = 9650 E. M.), la valence des ions du métal en solution, c leur concentration dans la solution et C une grandeur nommée tension de dissolution du métal et qui mesure la concentration de ses ions au contact du liquide. Le potentiel du métal est plus élevé ou moins élevé que celui de la solution (V > ou V < 0), suivant que l’équilibre a été obtenu par un dépôt de quelques ions ou, au contraire, par leur passage en solution. La différence de potentiel V varie avec c, la variation est de volt pour une variation de c dans un rapport de 10, à la température ordinaire.

La détermination expérimentale de V est faite, en général, par la mesure de la force électromotrice d’une chaîne formée par deux électrodes réversibles, dont l’une est constituée par le métal soumis à l’examen, immergé dans la solution d’un de ses sels et l’autre est une électrode normale. On emploie fréquemment comme étalon de comparaison l’électrode normale au calomel (mercure recouvert de calomel baignant dans une solution normale de chlorure de potassium). À cette dernière on attribue la valeur 0,56 volts déduite principalement des expériences de Paschen sur l’écoulement du mercure [34].

Les valeurs de V par rapport à l’électrode normale permettent de classer les éléments suivant leur potentiel électrochimique ; les valeurs négatives de V, les plus fortes en valeur absolue appartiennent, aux métaux électro positifs tels que le zinc et, encore plus les métaux alcalins ; les valeurs positives de V caractérisent les métaux facilement déplacés de leurs sels, tels que le cuivre et l’argent.

La méthode de l’équilibre électrochimique, la plus parfaite en principe, ne convient pas pour l’étude des radioéléments, en raison de l’insuffisance des quantités disponibles. Il est donc nécessaire d’avoir recours à des méthodes de vitesse de dépôt dans des conditions déterminées. La différence de potentiel qui provoque le dépôt est celle qui existe entre le métal et les ions non radioactifs présents dans le liquide. Par contre, l’étude électrochimique des radioéléments permet d’observer des détails qui ne peuvent être mis en évidence pour les métaux ordinaires. Elle permet, en particulier, de constater que, conformément aux prévisions de la théorie cinétique, les ions d’un radioélément quelconque viennent toujours se déposer en petit nombre sur un support solide quelconque en contact avec leur solution. Hevesy et Paneth à qui on doit des travaux étendus sur l’électrochimie des radioéléments [35] ont employé les méthodes suivantes :

1° Immersion d’un métal dans une solution d’un de ses sels, dans laquelle est introduit un radioélément ou un mélange de deux radioéléments ; on mesure d’une part, le potentiel du métal par rapport à la solution, d’autre part la vitesse de dépôt des radioéléments ; 2° On électrolyse au moyen d’électrodes de platine, la solution acide d’un ou plusieurs radioéléments, en ayant soin de mesurer le potentiel de la cathode et celui de l’anode par rapport à la solution.

Entre les deux méthodes il n’existe pas de différence fondamentale ; on trouve que les phénomènes de dépôt observés sont déterminés principalement par le potentiel de l’électrode, que celle-ci soit anode, cathode ou électrode isolée. Le dépôt par électrolyse est observé et étudié à partir de densités de courant très faibles, dans le domaine des forces électromotrices inférieures à la tension de décomposition.

Le but proposé était de comparer les radioéléments entre eux et de les


Potentiel de la cathode, en volts, par rapport à la solution
Fig. 2.


comparer aux éléments dont ils étaient supposés isotopes, — par là, de fixer leur potentiel électrochimique. Les résultats obtenus montrent une grande régularité et font apparaître nettement une possibilité de classement. Non moins clairement se manifeste l’identité du potentiel électrochimique chez les éléments isotopes.

L’expérience consiste à mesurer l’activité de l’électrode pour un potentiel donné après une durée de dépôt déterminée. Dans le cas d’un mélange de corps B et C, l’activité est due presque entièrement au corps C, dont une partie a été directement déposée tandis que l’autre s’est formée aux dépens du corps B déposé. La variation de l’activité avec le temps permet d’évaluer la proportion des corps C et B primitivement déposés.

Pour une même proportion initiale et un même potentiel de cathode, les vitesses de dépôt du radium C et du radium B sont dans le même rapport que celles du thorium C et du thorium B ou de l’actinium C et de l’actinium B et ce rapport croît avec le potentiel de la cathode (fig. 2).


Fig. 3.


D’autre part, la vitesse de dépôt du thorium C ou du radium E d’une solution contenant du bismuth subit une augmentation brusque au potentiel de cathode volts (fig. 3 et 4) en même temps qu’apparaît sur la cathode un dépôt visible de bismuth ; l’égalité des potentiels électrochimiques du thorium B et du plomb est prouvée non seulement par l’augmentation brusque de sa vitesse de dépôt au potentiel de cathode volt où il y a apparition visible de plomb sur la cathode, mais aussi par la possibilité d’apparaître sur l’anode pour les potentiels auxquels le plomb s’y dépose à l’état de peroxyde (+ 1 volt env.), (fig. 5).

Les résultats obtenus ont été appliqués à la mesure du potentiel électrochimique du tantale dans une solution de chlorure de potassium,


Fig. 4.


additionnée d’un mélange d’actinium B et d’actinium C en proportion connue.


Fig. 5.


Le nombre trouvé par cette méthode est conforme à celui qu’a fourni ensuite une mesure directe.

Inversement le potentiel d’une électrode peut être déduit de la mesure du rapport des radioéléments déposés à partir d’une proportion initiale connue.

La possibilité de substitution qui caractérise les isotopes est encore mise en évidence par le déplacement du potentiel critique V d’accroissement brusque de la vitesse de dépôt pour un radioélément, lors de l’addition d’un élément isotope à la solution. Le déplacement observé est d’accord avec celui qu’on calcule d’après la formule de Nernst, si l’on considère que la concentration c des ions en solution est la somme des concentrations des isotopes, et c’est là un argument pour considérer le potentiel critique comme un potentiel d’équilibre. Ainsi, la valeur trouvée pour V est volts pour une solution 10-9 normale de Ra E ; elle est v. pour une solution 10-4 normale de Bi + Ra E. La variation observée est donc de 100 millivolts et la valeur calculée est 90 millivolts. Des résultats analogues ont été obtenus avec le thorium B et le plomb. On constate aussi que le dépôt d’un radioélément au-dessous du potentiel de décomposition, est empêché par l’addition d’un isotope qui se substitue au radioélément, mais que la faculté de substitution n’appartient pas à un élément quelconque. Voici les résultats obtenus avec le thorium B. Le dépôt de ce corps à l’état de peroxyde se produit déjà au potentiel d’un volt, inférieur au potentiel critique, en proportion de 5 % de la quantité présente. L’addition de thallium, même en quantité notable, ne change rien à cet état de choses. L’addition de plomb donne l’effet suivant :

  Proportion de Th B déposée
pour V = 1 volt
En absence de plomb 
5 %
Avec addition d’une solution 10-5 normale de plomb 
0,5 pour mille.
Avec addition d’une solution 10-3 normale de plomb 
non décelable.

Il en est de même quand le dépôt a lieu à la cathode sous forme de métal, pour V = 0,4 volt (solution 10-3 normale azotique, électrode de platine). Il ne se dépose, dans ces conditions, qu’un peu moins de 1 % du thorium B présent en solution. Cette proportion est modifiée, ainsi qu’il suit, par addition de plomb :

  Proportion de Th B
déposée
En absence de plomb 
0,98 %
Avec addition d’une solution 5 x 10-12 normale 
0,98 %
Avec dition d’une solutionx 10-9nor xxx 
0,75%
Avec dition d’une solutionx 10-7nor xxx 
0,86 %
Avec dition d’une solutionx 10-5nor xxx 
0,105%
Avec dition d’une solutionx 10-3nor xxx 
non décelable.

Ces expériences montrent la possibilité de déceler, par l’effet de substitution, le plomb contenu dans une solution 10-5 normale.

Des résultats très définis ont été obtenus avec le radium D préparé exempt de plomb, du dépôt actif du radon ; ce dépôt était formé sur les parois de vases en quartz et traité exclusivement dans des vases en quartz. Avec l’emploi de 100 à 500 millicuries de radon, on peut obtenir quelques millièmes de milligrammes de radium D donnant un dépôt visible. À l’aide de cette matière on a pu établir une chaîne, formée ainsi qu’il suit :

Pt RaD O2 Azotate RaD, AzO3H, RadO2 Az03H K Cl Hg2 Cl2, Hg
  10-5 n.xxxxxx10-3 n. sat. 1 n. 1 n.xxxxxsat.

dont la force électromotrice E a été comparée à une chaîne semblable, où le radium D était remplacé par le plomb. Voici les valeurs de E en volts, pour différentes concentrations du sel de plomb ou de RaD :

Concentration E pour le plomb E pour le radium D
10-5  n 0,906 0, 906
10-3 0,874 0,868
10-1 0,837 0.839

De plus, quand on ajoute du plomb, on provoque une variation de E tout à fait égale à celle qui résulte de la variation de la concentration du radium D.

L’ensemble de ces travaux prouve clairement la substitution électrochimique des isotopes, d’où il résulte que, dans la formule de Nernst, la concentration c doit être considérée comme la somme des concentrations des ions isotopiques.

Parmi les difficultés signalées dans ces expériences il en est que l’on rencontre communément en électrochimie : potentiels anormaux d’électrodes plongeant dans l’eau pure ou presque pure, polarisation de concentration, surtension, etc. Mais, en outre, il y a à considérer les conditions spéciales résultant de la dilution des radioéléments. Ceux-ci intervenaient à une concentration de l’ordre de 10-16 grammes par cm3 de solution. Dans ces conditions, les potentiels électrochimiques obtenus en présence d’isotopes tels que le plomb et le bismuth peuvent être acceptés avec sécurité, en raison de l’interchangeabilité des atomes radioactifs avec ceux de l’élément ordinaire qui donne lieu a une sorte d’entraînement. Mais le cas d’éléments privés du secours d’un isotope est plus délicat, et la valeur du potentiel électrochimique est plus sujette à caution. Parmi les 5 types nouveaux, seul le polonium a été étudié. Il peut se déposer sur la cathode (métal) ou sur l’anode (peroxyde) (fig. 6) d’une solution nitrique 10-9 normale. Le potentiel électrochimique en solution normale, déduit de ces expériences était fixé à 0,57 volts pour le métal et à 0,89 volts pour le peroxyde. Cependant, la surface de l’électrode (or) ne pouvait être couverte par le polonium même en couche monomoléculaire (environ 10-16 atomes par cm2). La formule de Nernst ne semble pas applicable, le potentiel trouvé ne variant pas avec la concentration du polonium ; ce fait a été interprété en faveur de la formation d’une solution solide de poloniumdans l’or (M. Wertenstein) [36].


Fig. 6.


De nouvelles recherches à ce sujet seraient nécessaires.

Se basant sur l’incompatibilité de certains résultats de Hevesy et Paneth avec la formule de Nernst, Herzfeld [37] a proposé une modification de cette dernière s’appliquant aux couches d’atomes qui ne recouvrent pas l’électrode d’une manière continue. On écrirait en ce cas :


p est la pression des ions en solution, celle des ions déposés sur l’électrode et k un coefficient constant pour la matière considérée. Cette formule est analogue à celle qu’on utilise pour les amalgames.

Voici, selon Hevesy, quelques groupes de radioéléments par ordre de leur potentiel électrochimique :

Ra, Th X, Ac X, MthI.
Th, Rath, Raact, Io, Ur X1.
Ur I, Ur II.
Th C’, Ac C’, Ra C’.
Ra D, Ra B, Th B, Ac B.
Ra E, Ra C, Th C, Ac C.
Po, Ra A, Th A, Ac A.

11. Valence. — Pour déterminer la valence des radioéléments, Hevesy a employé une méthode qui consiste à mesurer les coefficients K et D de mobilité et de diffusion, pour un ion radioactif [38]. Ces déterminations se font sans difficulté, en mesurant par les méthodes de la radioactivité, le déplacement de ces ions le long d’une colonne de solution, soit sous l’influence d’un champ électrique, soit en l’absence de celui-ci, par l’effet d’une chute de concentration. La théorie de Nernst, relative à la diffusion d’un électrolyte complètement dissocié, fait intervenir pour les deux ions de celui-ci un coefficient de diffusion commun D donné par la formule


dans laquelle R désigne la constante des gaz parfaits, F la valeur du faraday, T la température absolue, n1 et n2 les valences du cathion et de l’anion, K1 et K2 les mobilités ioniques, définies, comme celles des ions gazeux, par le rapport de la vitesse au champ. L’égalité des vitesses de diffusion, prévue par la théorie, résulte de l’attraction réciproque des ions qui s’oppose à la séparation des deux couches. Il n’en est plus de même quand un ion dont la concentration est très faible diffuse au sein d’un électrolyte contenant en abondance les ions de signe contraire ; c’est le cas d’un radioélément dont la diffusion a toujours lieu en présence d’un excès d’anions. La formule obtenue pour ce cas est particulièrement simple et tout à fait semblable à celle qui convient aux ions gazeux mélangés en très faible proportion à un gaz dans lequel ils diffusent. On trouve la relation


où D et K sont les coefficients de diffusion et de mobilité de l’ion radioactif dans la solution (ou de l’ion gazeux dans le gaz), n la valence, R, T et F les mêmes données que précédemment.

Cette relation a été utilisée par Townsend pour établir que la charge d’un ion gazeux monovalent est égale à celle d’un ion électrolytique monovalent.

Il suffit de mesurer D et K dans un même milieu pour connaître la valence. Celle-ci étant un nombre entier, une grande précision des mesures n’est pas nécessaire. Dans le cas des ions électrolytiques de métaux, la mesure de D peut suffire, car les mobilités de ces ions varient dans des limites assez étroites autour d’une valeur moyenne qui est environ pour un champ d’un volt par cm. Il en résulte que le coefficient de diffusion probable est environ pour un ion monovalent, pour un ion bivalent et ainsi de suite.

Voici un tableau des mobilités et des coefficients de diffusion des radioéléments, avec indication de la valence, pour une solution 10-2 normale d’acide chlorhydrique.

SUBSTANCE n
Ur X1 
0,40 4
Io 
0,33 4
Ra 
57,3 10-5 0,67 2
Ra D 
61,9 — 0,65 2
Ra E 
61,9 — 0,45 3
Ra F 
68,8 — 0,76 2
Th 
0,33 4
Rath 
0,33 4
Th X 
58,0 — 0,66 2
Th B 
55,4 — 0,67 2
Th C 
54,0 — 0,5 3
Ac 
0,46 3
Ac X 
56,1 — 0,66 2

Certains des éléments étudiés ont donné lieu à des difficultés résultant de l’incomplète dissociation des sels employés, (Th B) Cl2, par exemple qui peut former un ion complexe (Th B) Cl. Dans des solutions neutres ou alcalines on peut obtenir des coefficients de diffusion plusieurs fois plus petits qu’en solution acide, les radioéléments étant alors supposés dans un état colloïdal, soit que leurs atomes puissent former des agrégats, soit qu’ils puissent se fixer sur des particules colloïdales en suspension (Paneth, 31) (Hevesy, 38).

Les nombres obtenus pour n prouvent que les termes correspondants des familles radioactives sont caractérisés par la même valence qui coïncide avec celle que l’on avait pu prévoir d’après l’étude des propriétés chimiques. Ainsi l’ensemble des données fournies par l’application des méthodes électrochimiques à l’étude des radioéléments confirme d’une manière remarquable la conviction que ces éléments possèdent une individualité chimique bien définie et ne se distinguent pas, à ce point de vue, des éléments ordinaires.

On doit cependant s’attendre à ce que l’étude des radioéléments concentrés ait à tenir compte d’aspects nouveaux de leurs réactions électrochimiques, résultant de l’ionisation déterminée par le rayonnement.

L’analogie entre les termes correspondants des familles radioactives apparaît encore plus frappante, puisqu’il est prouvé qu’elle comprend leurs propriétés chimiques et électrochimiques aussi bien que leur rayonnement. On peut en conclure, que toute classification rationnelle des radioéléments ne peut manquer d’être basée sur une analogie aussi profonde.