L’isotopie et les éléments isotopes/09
CHAPITRE IX
SPECTROGRAPHE DE MASSES D’ASTON
24. Principe et construction du spectrographe [61]. — Ce spectrographe a été établi en 1919 pour augmenter la précision que l’on pouvait obtenir dans la mesure des masses par la méthode des paraboles en remédiant à quelques inconvénients de cette méthode, tels que la réduction d’intensité par l’usage du tube capillaire, le manque de définition de la trace du faisceau sur l’écran d’observation ou sur la plaque, et la réduction d’intensité par étalement de cette trace en un arc de parabole.
Le principe de l’appareil consiste à réunir en un même point, sur une plaque sensible, les rayons positifs d’un même élément émis sous forme d’un faisceau divergent, avec des vitesses différentes. On peut atteindre ce but par
Fig. 19.
un emploi convenable de la déviation magnétique et de la déviation électrique, et l’on réalise ainsi, pour les rayons positifs, une concentration comparable à l’achromatisation des rayons lumineux par l’usage de prismes les déviant en sens inverse l’un de l’autre, avec des dispersions différentes.
Voici la théorie élémentaire de ce phénomène, en considérant les dimensions des régions de champ comme petites par rapport aux distances parcourues en dehors du champ. Soit un faisceau de rayons de même espèce (même valeur de ) qui subissent en A les déviations électriques (fig. 19) comprises entre AO et AO’, la première correspondant à la plus grande et la deuxième à la plus petite valeur de la vitesse. En O’ et O ces rayons extrêmes subissent une déviation dans le même plan mais en sens inverse par un champ magnétique et se rencontrent au point P. Soit la déviation électrique de l’un des rayons, celle de l’autre. Soient de même et les déviations magnétiques. Les équations de déviation permettent d’écrire :
où l et L sont les distances franchies dans les régions de champ h et H.
où K est une constante puisque est supposé constant.
On a donc .
D’autre part, on déduit de la figure, en considérant et comme de petits angles.
Sous la condition on en déduit la distance r = OP où se rencontrent les rayons extrêmes, comptée à partir du centre de la région de champ magnétique. Si OA est la distance b des deux champs, l’équation
représente le lieu des foyers pour différentes valeurs de . Pour
on a r = b.
Prenant comme axes OX et OY, (fig. 20) les coordonnées du foyer F sont
, approxim. | |||
— |
L’angle est petit et varie peu si l’on utilise surtout les rayons d’énergie maximum. Les foyers se trouvent donc, avec une approximation suffisante, sur une ligne droite parallèle à OX et passant par le point A. Le point G où , est choisi comme centre d’observation. Une plaque photographique placée suivant la ligne GF est au point pour l’impression des foyers successifs.
Les rayons qui entrent dans le champ sont limités par deux fentes étroites et parallèles S1 et S2. L’impression est un spectre de lignes désigné par Aston comme spectre de masses.
La figure 20 représente le schéma du dispositif expérimental avec adaptation à un tube à décharge ordinaire, à ballon de 20 cm. de diamètre. La cathode C concave (rayon de courbure environ 8 cm.) est placée juste à l’entrée du ballon. Afin d’éviter la fusion du verre, le faisceau de rayons cathodiques est reçu sur un ballon de quartz D, qui sert d’anticathode et a aussi l’avantage de produire très peu de rayons X. Le courant qui passe dans le tube est de l’ordre du milliampère sous une tension de 20,000 à 50,000 volts. L’anode A est protégée par un cylindre en aluminium et fonctionne comme soupape.
Les fentes S1 et S2 extrêmement fines (environ 0,05 mm. de largeur sur
Fig. 20. — Spectrographe des masses d’Aston.
2 mm. de longueur) et distantes de 10 cm. définissent le faisceau qui est dévié et dispersé dans le champ électrique entre les plateaux J1 et J2 de 5 cm. de longueur, placés à 2,8 mm. de distance.
Les plateaux sont inclinés sur la direction du faisceau de manière à mieux utiliser tous les rayons déviés.
Ces rayons traversent un diaphragme et le canal d’un robinet à large voie, pour pénétrer dans la région de champ magnétique.
Celui-ci est constitué entre les pièces polaires M d’un électro-aimant de 8 cm. de diamètre, maintenues à 3 mm. de distance.
Les rayons déviés dans le champ magnétique pénètrent dans la chambre photographique N, entre deux plaques parallèles de laiton Z et W et impressionnent la plaque.
Un petit écran de willémite Y sert pour l’observation préliminaire.
Le diaphragme a pour effet de sélectionner parmi les rayons déviés dans le champ électrique, ceux d’énergie maximum qui concentrent la plus grande partie de l’intensité. L’angle qui correspond à diverses masses ne varie donc que dans des limites étroites.
Le réglage de la position de la plaque était fait avec soin par une série de photographies prises sur les raies de l’hydrogène avec des champs magnétiques différents. On détermine ainsi les trajectoires des rayons et les points de concentration.
Le temps d’exposition variait de 20 secondes (pour les lignes d’hydrogène) à 30 minutes et davantage. On pouvait prendre 6 spectres consécutifs sur une même plaque, en déplaçant celle-ci par un dispositif convenable. Un point imprimé sur la plaque avant chaque prise de spectre, servait de point d’origine pour la mesure des distances. Les lignes obtenues sur la plaque donnent une image du système de fentes légèrement déformé par le défaut d’uniformité du champ électrique.
25. Mesure des masses. Courbe d’étalonnage. Méthode des coïncidences. — On peut observer que, dans une certaine région du spectre de masses,
Fig. 21.
l’échelle est linéaire, les distances X étant approximativement proportionnelles aux masses. Cette circonstance, très favorable à la précision des mesures, est prévue par la théorie.
La marche des rayons est représentée dans les figures 21 et 22.
Aston et Fowler envisagent plus particulièrement le cas de rayons de même énergie ( = constante), pour lesquels le rayon de courbure R de la trajectoire décrite dans le champ magnétique varie comme .
De la figure 22 on déduit [62]
La ligne ON étant perpendiculaire à la ligne AF sur laquelle se forment les foyers, la distance NF est égale à X. On a donc en posant ON = p.
Aston et Fowler cherchent la condition pour que la dérivée soit nulle et trouvent qu’il en est ainsi pour . Ce procédé peut paraître
Fig. 22.
artificiel, puisque la condition ci-dessus exprime seulement que la tangente à la courbe , en un certain point, passe par l’origine, ce que l’on pourra, en général, obtenir par un choix convenable de celle-ci.
Il semble plus logique de chercher le point d’inflexion de la courbe par la condition
Ce calcul appliqué à la formule trouvée pour les petites valeurs de et de .
avec les conditions
d’où l’on conclut que la courbe . présente un point d’inflexion pour .
Si l’on emploie la formule plus exacte qui n’assimile pas l’angle à sa tangente, on trouve
Fïg. 23. — Courbe d’étalonnage du spectrographe d’Aston.
On en déduit, pour l’inflexion, une équation de degré élevé entre et . On peut cependant reconnaître que le point d’inflexion est très voisin de , dans les limites de variation expérimentale de ces angles ( environ , compris entre 0,30 et 0,43, valeur de au point d’inflexion environ 0,5). Il est probable d’après cela, que l’allure linéaire de la courbe expérimentale est due à la continuation de la région de faible courbure, à partir du point d’inflexion. Cette supposition est confirmée par le sens de la courbure systématique visible sur la courbe reproduite dans la figure 23.
Cette courbe a été obtenue sans admettre une loi linéaire rigoureusement exacte. On a supposé seulement que, dans tous les cas, la distance D au point origine est de la forme où K est la différence constante entre X et D. Le paramètre m0, seul influencé par les valeurs des champs qui ne sont pas les mêmes dans différentes expériences, représente une masse qui correspond à une déviation donnée dans les conditions de l’expérience. La valeur de est conservée constante. Conformément à l’hypothèse fondamentale ci-dessus, à deux distances données D1 et D2 correspondent, sur chaque plaque, des masses m1 et m2, m’1, et m’2, etc. dont le rapport est constant.
car, si la masse de comparaison m0 est devenue dans une autre expérience, les masses m1 et m2 ont dû être multipliées par le même rapport pour conserver les mêmes valeurs à D1 et D2.
K et étant connus par construction (, cm.) et la valeur de p étant connue avec une approximation moindre (p = 2,3 cm. environ), on considère p et m0 comme des constantes arbitraires. Pour les déterminer, on utilise les valeurs de D correspondant sur un spectre à des valeurs connues de m, On calcule, d’autre part, pour des valeurs choisies de . Le rapport doit être constant, et l’on doit pouvoir déterminer m0 de manière à assurer cette constance. Si avec ces données, on construit la courbe représentant m en fonction de D, les points expérimentaux viennent se placer sur cette courbe avec une bonne approximation.
On peut réunir sur une même courbe d’étalonnage les résultats expérimentaux de divers clichés. Soit, par exemple, un spectre obtenu avec le mélange de gaz carbonique et de méthane. On peut y prévoir, grâce aux résultats de la méthode des paraboles, la présence des raies C+, C++, O+, O++, O2, CO+, CO2+, ainsi que celles des composés CH+, CH2+, CH3+. On porte en ordonnées les masses connues et en abscisses les distances des lignes au point origine, et, par les points obtenus, on trace une courbe. Sur un deuxième spectre les mêmes lignes apparaissent à des places différentes, par suite d’une modification du champ magnétique. Les rapports des masses appartenant à ces lignes à celles qu’on lit sur la courbe précédente, aux mêmes abscisses, sont très voisins ; la moyenne de ces rapports donne le coefficient r de variation de m0. En multipliant chaque masse par ce coefficient on obtient un nouveau point de la première courbe (correspondant à une masse qui n’est pas entière). Ainsi, on arrive à perfectionner la courbe d’étalonnage par retouches successives.
On peut aussi établir une relation strictement linéaire entre les masses et les distances et dresser une table de correction expérimentale pour tenir compte de l’écart à partir de cette loi.
Signalons, enfin, la possibilité de comparer les masses par la méthode des coïncidences. Soit une raie correspondant à la masse m et à la distance D dans une certaine expérience. Modifions l’intensité du champ électrique h et celle du champ magnétique H jusqu’à ce qu’une autre raie vienne occuper la même place. Les trajectoires des deux rayons étant identiques, on devra avoir la relation
Cette méthode ne suppose aucune loi relative à la relation entre les masses et les distances et peut servir à contrôler les résultats obtenus par les méthodes précédemment décrites. Ainsi, à champ magnétique constant, la raie C+ et la raie O+ apparaissent à une même distance sur la plaque pour des valeurs du potentiel V égales respectivement à 320 volts et 240 volts.
La méthode des coïncidences est indiquée tout particulièrement pour la mesure des masses pour lesquelles on manque de lignes de comparaison voisines. Il serait préférable de l’appliquer à champ électrique constant ; l’intensité des lignes serait alors maximum, puisqu’on pourrait utiliser les rayons d’énergie maximum dans les deux cas. Toutefois, les mesures des champs magnétiques présentent, d’après Aston, des difficultés qui s’opposent à l’emploi de cette méthode.
Un procédé particulièrement intéressant consiste à établir une coïncidence imparfaite ; par exemple, en supposant que la coïncidence des lignes m’ et m doive être obtenue pour des potentiels V’ et V, on emploie les potentiels et peu différents de V. On obtient ainsi sur la plaque, une ligne encadrée par deux lignes voisines formant parenthèse (d’où l’expression « bracketing ») et permettant la comparaison.
26. Précision des mesures. Nomenclature. — La mesure des raies est faite avec le maximum de précision compatible avec leur forme. Leurs bords de gauche qui correspondent à la déviation magnétique maximum sont bien déterminés, les bords de droite sont plus confus. On a reconnu que les mesures relatives les plus précises correspondent aux bords de gauche, surtout quand les intensités sont comparables.
Le pouvoir séparateur de l’instrument avec des fentes de 0,04 mm. de largeur, dans la région , est théoriquement évalué à 1 %. Pratiquement, on a pu séparer les lignes du xénon qui diffèrent de 1 sur 130. Le déplacement d’une raie par changement de 1 % de la masse atteint dans cette région du spectre, 1,39 mm. de sorte qu’on peut atteindre une précision de 1 pour mille, surtout quand on a soin d’utiliser la méthode d’encadrement.
Les dimensions du spectrographe ont été choisies les plus petites possibles, eu égard à la limite d’intensité du champ magnétique (15.000 gauss), exigeant une longueur de parcours de 8 cm. dans le cas du mercure, alors que pour l’hydrogène une longueur de moins d’un centimètre aurait pu suffire. La construction d’un petit spectrographe semble possible pour la mesure de petites masses seulement. Une discussion approfondie conduit à envisager la possibilité de perfectionnement dans l’achromatisation.
La nomenclature des lignes adoptée par Aston consiste à faire accompagner le symbole d’un élément par un index de masse, ces index ayant été reconnus des nombres entiers. Les lignes correspondant à des charges multiples sont désignées comme lignes d’ordre n, par analogie avec les spectres optiques. Les molécules ne donnent, en général, que des lignes de premier ordre ; cet argument empirique est utilisé pour trancher des cas douteux, mais ne doit pas être considéré comme ayant une valeur absolue. Les lignes correspondant aux charges négatives se rencontrent rarement, en raison du vide élevé qui existe dans l’espace entre les deux fentes et au delà du système des fentes.