L’ombre du beffroi/05

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 9-10).

CHAPITRE V

et l’autre ?


Il était deux heures du matin quand Febro revint chez elle. Voyant la salle éclairée, elle se dit :

— Les petites ne dorment pas et cette pauvre Mlle  Ondine est obligée de les veiller ; elle va être épuisée la chère enfant !

À la hâte, elle détela Marpha, puis elle entra dans la maison. Tout était silencieux. Pénétrant dans la salle, elle aperçut Ondine, assise près du pupitre et dormant profondément : auprès d’elle était une lettre non achevée à son mari.

Mais, où étaient les petites jumelles ?… Ondine les avait-elle portées à l’étage supérieur ?… Ce n’était guère probable ; elle n’en eut pas eu la force. Alors, où étaient les enfants ?… Pas dans le lit d’Ondine, et nulle part dans la salle assurément…

À la course, Febro monta à l’étage supérieur, ouvrant les portes, les unes après les autres… Mais les jumelles n’étaient pas là… Où donc étaient-elles ?…

— Est-ce que j’ai le cauchemar ? se demanda Febro. Les petites ne sont pas dans la maison… Mlle  Ondine les a, évidemment, oubliées dehors !

S’approchant d’Ondine, Febro essaya de l’éveiller : elle l’appela par son nom, à plusieurs reprises, elle la secoua par le bras… Ce fut en vain ; la jeune femme donnait d’un sommeil si profond qu’il était impossible de l’en tirer.

Alors, Febro fut prise de panique. À la course, elle se dirigea vers l’endroit où elle avait laissé les jumelles… Oui, le berceau était là, et même avant qu’elle l’eut atteint, elle entendit les plaintes d’une des enfants.

En un clin d’œil, Febro s’empara du berceau, qu’elle traîna jusqu’à la maison, et, quand elle fut parvenue sous les rayons de la lampe, elle enleva les couvertures enveloppant les petites : toutes deux étaient bleues de froid et elles tremblaient, comme du frisson. Marcelle pleurait ; mais Monique, les yeux entrouverts, les lèvres blanches, les traits pincés, ne proférait pas un son.

Hâtivement, Febro alluma le poêle de la cuisine, et bientôt, une chaleur presqu’intolérable régnait dans cette pièce. Elle déshabilla les enfants qu’elle enveloppa ensuite dans de chaudes couvertes, puis elle leur prépara du lait qu’elle ébouillanta.

Marcelle avait cessé de pleurer, et bientôt, elle se mit à boire très avidement le lait chaud. Quant à Monique, elle était toujours dans le même état : une sorte de coma, dont Febro ne parvint pas à la tirer. Un râle s’échappait de la poitrine de Monique : l’enfant avait pris froid et elle allait mourir !

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleurait Febro. Qui m’expliquera ce qui s’est passé ici ?… Mlle  Ondine, que je ne parviens pas à éveiller, et ces deux petites, qu’elle a oubliées dehors, et dont l’une va sûrement mourir !

Ce n’est que vers les dix heures de l’avant-midi qu’Ondine s’éveilla. Elle était couchée dans son lit, où Febro l’avait portée. Dans la cuisine, elle entendait la servante aller et venir.

— Febro ! appela-t-elle.

Mlle  Ondine ! s’écria Febro. Enfin, vous voilà réveillée ! Quelle nuit épouvantable j’ai passée, avec vous, endormie, et la petite Monique si malade !

— Mes enfants ! cria Ondine. Je les ai donc entrées, avant d’avoir pris ces… remèdes, qui ont eu pour effet de m’endormir ?

— Hélas ! non, Mlle  Ondine. Vous aviez oublié les enfants dehors.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota Ondine.

— La petite Marcelle ne s’en porte pas plus mal ; mais petite Monique… je crains bien qu’elle en meure.

— Non ! Non ! cria Ondine.

Se levant d’un bond, elle s’approcha du berceau : Marcelle dormait à poings fermés, mais Monique… la jeune mère vit bien qu’elle allait mourir. Désespérée, elle se jeta à genoux auprès de ses enfants, demandant au ciel de ne pas la punir ainsi.

— Je vous en prie, Mlle  Ondine, dit Febro, ne vous désolez pas ainsi ! Tenez, voici une lettre pour vous ; elle vient de votre mari, je crois. Lisez-la, pendant que je vais préparer le déjeuner.

De la lettre de son mari, Ondine ne retint qu’une chose : il allait venir la chercher. Peut-être arriverait-il le même jour que sa lettre. Ondine devait se tenir prête à repartir avec lui immédiatement. Cette lettre contenait un post-scriptum :

« Imagine-toi, ma chérie, écrivait Henri Fauvet, que j’ai rêvé la chose la plus étrange, la nuit dernière ! J’ai rêvé que nous étions tous deux, toi et moi, dans la salle de la maison de Febro, et que tu tenais dans tes bras deux enfants, deux jumeaux. Des enfants beaux comme des anges et se ressemblant extraordinairement. Et tandis que nous causions ensemble, l’un de ces anges déploya de mignonnes ailes et s’envola, disparaissant bientôt à nos yeux ».

— Febro, dit Ondine, mon mari va arriver aujourd’hui peut-être… et ma petite Monique qui se meurt !

— Hélas ! Mlle  Ondine, il faut que vous soyez courageuse… Petite Monique… Voyez !

— Elle est morte ! Elle est morte ! cria Ondine. Et c’est de ma faute, de ma faute ! Monique ! Monique ! Ô mon ange ! Je donnerais pour toi jusqu’à la dernière goutte de mon sang ! Pour te ramener à la vie, que ne ferais-je, mon Dieu, que ne ferais-je !

Elle se tordait les mains dans son désespoir ; elle se fut arrachée les cheveux à poignée, si Febro ne l’en eut empêchée.

— Febro, je vais tout te raconter ; c’est le récit d’un malheur, d’un terrible malheur. Je suis devenue morphinomane, Febro. Hier soir, après ton départ, j’ai pris une forte dose de morphine et… c’est de ma faute si ma Monique est morte… Febro ! Febro ! Mon mari… il ne me pardonnera jamais d’avoir été la cause de la mort de mon enfant ; il va se douter qu’il y a eu négligence de ma part… Il faut que tu me sauves, Febro, bonne Febro !

— Mais… je ne sais pas ce que vous voulez, chère Mlle  Ondine… Vous avez eu des jumelles ; l’une d’elle est morte, malheureusement. Votre mari ne peut pas vous blâmer pour cela. Il ne saura jamais ce qui a causé la mort de votre petite et…

— Il s’en doutera… et jamais il ne me pardonnera !… Il peut arriver d’un moment à l’autre… Febro, il ne faut pas que Henri sache que j’ai mis au monde des jumelles… Monique, la pauvre chérie, il faut la cacher, et cacher aussi toute trace de son trop court séjour parmi nous. Vite, Febro ! Vite ! Porte le pauvre petit cadavre dans ta chambre, en haut, ferme la porte à clef ; pendant ce temps, je mettrai tout à l’ordre dans cette salle. Va, Febro, va !

— Comment, Mlle  Ondine, vous voulez que je fasse cette chose horrible : cacher à votre mari la naissance et la mort de votre enfant ! … Impossible ! Ce serait commettre une sorte de crime !

— Ô Febro, ne refuse pas de te rendre à ma demande ! Tout mon avenir dépend de ta décision. Mon mari ne me pardonnerait jamais, et je serais malheureuse pour le reste de ma vie.

— C’est impossible ! répéta la servante.

— Fais ce que je te demande, bonne, bonne Febro ! Personne au monde ne s’en doutera, car il n’y a que toi et moi qui savons que j’ai mis au monde des jumelles… Tu t’en souviens, nous n’avons pu avoir de médecin et…

— Pourquoi insister, chère Mlle  Ondine ? Jamais je ne consentirai…

— Personne ne vient jamais ici, reprit Ondine, et nul ne sait… Henri croira que je n’ai eu qu’une enfant : Marcelle… Si tu refuses ce que je te demande, Febro, j’en mourrai !

— C’est contre ma conscience tout à fait ce que vous me demandez de faire, Mlle  Ondine ! Il vaudrait mieux dire à votre mari que l’enfant est morte, disons, d’une congestion des poumons.

— Je t’affirme qu’il ne le croira pas ! Il me rendra responsable de la mort de Monique !… Febro ! Je t’en supplie, Febro !

— Il faut que je vous aime pour faire ce que vous me demandez, Mlle  Ondine ! répondit Febro. Je le ferai ! Cependant, voyez à ce que votre mari se décide de partir d’ici presqu’aussitôt qu’il arrivera. Vous comprenez ; avec un tel… secret dans la maison… La nuit prochaine, j’enterrerai la petite sous le saule pleureur, où vous aimiez tant à vous asseoir, je sèmerai des muguets (vos fleurs préférées) sur sa tombe… Et, que Dieu me pardonne si je fais mal !

Ce disant, Febro monta au second étage, portant dans ses bras le cadavre de la petite Monique. Arrivée dans sa chambre, elle déposa l’enfant sur son lit, puis elle sortit, fermant la porte après elle et emportant la clef.

Quand elle redescendit dans la salle, elle vit qu’Ondine avait fait disparaître toutes traces qui pouvaient trahir la présence d’une autre enfant que Marcelle dans la maison. Et pas un instant trop tôt, car, sur le chemin, on entendait le bruit d’une voiture, et bientôt, cette voiture s’arrêta devant la maison de Febro, et un homme en descendit.

— Henri ! C’est Henri ! cria Ondine. Mon Dieu, ajouta-t-elle tout bas, permettez que rien ne trahisse notre lugubre secret !

— Henri !

— Ondine !

Quel bonheur de se retrouver, après une si longue séparation !

— Vois, Henri ! fit Ondine, en conduisant son mari auprès du berceau dans lequel dormait Marcelle. C’est une petite fille.

— Oh ! Le beau petit ange ! s’écria Henri, en couvrant l’enfant de caresses et de baisers. Elle te ressemble. Ondine, ma chérie… Tiens, bonjour, Febro ! Comment vous portez-vous ?

— Je me porte bien, je vous remercie, M. Fauvet, répondit Febro, d’une voix qui tremblait légèrement. N’est-ce pas qu’elle est belle votre petite Marcelle ?

— Marcelle ?… C’est ainsi que tu as nommée notre petite, Ondine ?

— Oui. Henri. Aimes-tu ce nom ?

— Beaucoup, oui, beaucoup… répondit-il. Vous me demandez si je la trouve belle notre petite Marcelle, Febro ? Certes ! Elle ressemble à Ondine ; n’est-ce pas tout dire ?

— Ma Marcelle ! fit Ondine.

Soudain. Henri se tourna du côté de sa femme et, souriant, il demanda :

Et l’autre ?