L’ombre du beffroi/13

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Édouard Garand (17p. 20-22).

DEUXIÈME PARTIE
LA DÉBUTANTE

CHAPITRE I

LE PORTRAIT


On était au 28 février. Ce soir-là, Mme de Bienencour donnait son grand bal où sa filleule, Marcelle Fauvet, devait faire son début.

Mme de Bienencour, assise sur un fauteuil, dans son boudoir, paraissait bien lasse. On ne donne pas un bal sans qu’il en coûte, et bien que la maison fut remplie de domestiques, elle avait dû beaucoup travailler ; de plus, les soucis et les ennuis qu’entrainent ces sortes de choses étaient pour une grande part dans la fatigue qu’elle ressentait.

Assise auprès d’un pupitre et écrivant, était une jeune fille, secrétaire et compagne, aussi parente éloignée de Mme de Bienencour. Iris Claudier était restée dans un complet dénuement, lors de la mort de ses parents, tués tous deux, le même jour, dans un accident de chemin de fer. La marraine de Marcelle avait pris en pitié l’orpheline, alors âgée de treize ans, et l’avait emmenée chez elle. Il y avait dix ans qu’Iris demeurait chez sa vieille parente et, sans doute, elle ressentait pour celle-ci une grande reconnaissante, car elle était traitée sur un pied d’égalité, tout en recevant un splendide salaire pour le travail qu’elle faisait.

Iris donnait à Mme de Bienencour le titre de tante.

Pas jolie Iris Claudier, pas jolie du tout. Elle avait la peau très brune, ses traits étaient irréguliers, sa bouche était trop grande, son nez était franchement retroussé, et ses yeux (quand on les voyait) devenaient un sujet d’étonnement. Dans un visage aussi brun, on s’attendait à voir des yeux noirs, ou très foncés ; les yeux d’iris Claudier étaient d’un vert pâle « de vrais yeux de chat » disaient ceux qui n’aimaient pas la secrétaire de Mme de Bienencour, et ceux-là étaient fort nombreux.

J’ai dit, plus haut, que les yeux d’iris Claudier étonnaient, « quand on les voyait » ; c’est que la jeune fille avait l’habitude de parler les yeux fermés, quand elle ne les élevait pas… au plafond. Or, rien n’est désagréable et énervant comme ces gens qui ne peuvent regarder en face et ferment les yeux pour parler. Iris était détestée, à cause de cette malheureuse habitude, qu’elle avait contractée, dès l’enfance. En vain Mme de Bienencour avait-elle grondé et même puni sa secrétaire ; Iris continuait à fermer les yeux lorsqu’elle adressait la parole à quelqu’un ou qu’elle répondait à une question. Finalement, Mme de Bienencour n’y fit plus attention.

Iris n’avait jamais eu d’admirateur encore. Pauvre fille ! Prétentieuse, laide, envieuse et désagréable, elle n’était pas faite pour plaire. Mais, son cœur avait parlé depuis longtemps, depuis le jour où, il y avait cinq ans, elle avait, pour la première fois, vu Gaétan, le neveu de Mme de Bienencour. Répétons-le ; pauvre fille ! Peu habituée à la courtoisie véritable, innée chez tout galant homme, elle avait pris pour de l’admiration ce qui n’était, de la part de Gaétan de Bienencour, que de la considération et de la… pitié. Moitié riant, le jeune homme l’appelait : « Cousine Iris ». Il l’avait quelquefois conduite au théâtre, il lui avait fait faire plus d’une promenade en voiture ou à cheval ; cela, parce qu’il était réellement bon et qu’il lui était agréable de procurer un peu de distractions à cette jeune fille, si peu faite pour plaire, et occupant, malgré la réelle bonté de Mme de Bienencour envers sa parente, une position dépendante.

Hélas ! Iris Claudier adorait Gaétan de Bienencour. Il était attendu ; il avait promis d’assister au bal que donnait sa tante, en l’honneur de sa filleule Marcelle Fauvet. Oh ! cette Marcelle ! Combien Iris la détestait, avec ses cheveux d’or, ses yeux de la couleur des violettes, sa bouche mignonne, son teint de lys et de roses !

— Iris, dit soudain Mme de Bienencour, les pièces réservées à Gaétan sont-elles prêtes !

— Oui, ma tante, répondit Iris. J’y ai vu moi-même.

— Seigneur ! J’espère que je ne serai pas désappointée, et qu’il sera ici bientôt. Quelle déception ça été pour moi de ne pas le voir arriver hier soir ou ce matin ! La voiture sera à l’arrivée du train de midi ; il est onze heures. Le temps va me paraître long d’ici là !… Penses-tu, Iris, que Gaétan aurait pu changer d’idée et ne pas venir, enfin de compte ?

— Je ne le crois pas, ma tante, dit Iris, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Ce serait, je crois, la plus grande déception de ma vie ! s’écria Mme de Bienencour. Gaétan devrait savoir, pourtant…

— Savoir quoi, tante Paule ? fit une voix mâle.

— Gaétan ! cria Mme de Bienencour.

— Chère tante Paule ! dit le jeune homme, accourant auprès de sa tante et la pressant dans ses bras.

— Oh ! Gaétan, que tu es bronzé, et grand, et…

— Je ne crois pas avoir grandi, pourtant, depuis l’année dernière, répondit Gaétan, en riant d’un bon cœur. Ah ! bonjour, cousine Iris ! J’espère que je vous retrouve en bonne santé ? ajouta-t-il en tendant la main à la jeune secrétaire.

— Merci, Gaétan mon cousin, répondit Iris, en levant les yeux au plafond et les fermant ensuite, ma santé est excellente.

— Je t’attendais hier soir, Gaétan, dit Mme de Bienencour, quand elle se fut assise et que son neveu eut pris place à côté d’elle.

— Mon intention était d’arriver hier soir, aussi, tante Paule, mais, vous le savez, je voyageais en la compagnie de Gaston Archer. M. et Mme Archer m’ont gardé à coucher chez eux, et ils sont venus me conduire en voiture ce matin. Et… pendant que j’y pense, Archer m’a bien recommandé de vous remercier chaleureusement de l’invitation que vous lui avez faite, pour votre bal ; il l’accepte avec enthousiasme.

— Cher Gaétan, dit Mme de Bienencour, si tu savais combien il me tarde de te faire connaître ma filleule ! Tu vas la trouver si belle, si charmante ! Elle n’est pas du tout gâtée Marcelle, quoique son père ait bien fait tout au monde pour gâter sa fille.

— Monsieur et Mademoiselle Fauvet n’habitent pas la ville de Québec l’année entière, n’est-ce pas, tante Paule ?

— Ils n’habitent pas Québec du tout ! Ils demeurent tout là-bas, dans le nord d’Ontario, une maison (ancienne abbaye) qu’ils nomment le Beffroi ; nom lugubre, qui me fait toujours frissonner. C’est dans le district du Nipissingue.

— Dans le district du Nipissingue ! s’exclama Gaétan. Mais, Gaston Archer et moi nous avons exploré ce district et… ah ! j’ai mille raisons pour ne jamais l’oublier ce district !… Me décrirez-vous pas votre filleule, tante Paule ?… Est-elle brune ? Est-elle blonde ?

— Mon cher Gaétan, les descriptions ne sont pas mon fort… Je te dirai seulement que Marcelle est blonde, très blonde. Sa chevelure longue, soyeuse et abondante l’enveloppe comme un voile d’or. Ses yeux…

— Sont bleus, ajouta Gaétan.

— Pas du tout ! Pas du tout ! Ses yeux, à ma filleule, sont violets.

— Ah ! fit le jeune homme. Continuez, chère tante, ajouta-t-il, assurément fort intéressé soudain.

— Sa bouche est toute mignonne, reprit Mme de Bienencour ; ses dents sont comme des perles ; ses joues, délicatement rosées, dans lesquelles se creusent d’enivrantes fossettes, quand elle sourit, fait que Marcelle…

— Marcelle… murmura Gaétan, tout songeur. En effet, votre filleule se nomme Marcelle, tante Paule, vous me l’aviez dit déjà… Marcelle Fauvet « M. F. » Oui ! Oui ! Continuez, je vous prie !

Mais on venait de frapper à la porte du boudoir. Après avoir reçu permission d’entrer, un domestique vint annoncer à Mme de Bienencour que les fleurs de chez la fleuriste et le décorateur venaient d’arriver aux Terrasses. (Tel était le nom de la propriété de la marraine de Marcelle).

— Iris, dit cette dame, tu vas me remplacer, pour le moment. Tu sais comment doivent être décorés les corridors et les salons ?

— Oui, ma tante, répondit Iris, qui, au fond, était très mécontente d’être obligée de quitter le boudoir.

Aussitôt qu’Iris fut sortie, cependant, Gaétan dit à Mme de Bienencour ;

— Si vous le permettez, tante Paule, j’irai prendre possession de ma chambre et déballer mes valises.

— Comme tu voudras, Gaétan !. As-tu ton valet avec toi ?

— Oh ! oui, et toujours le même, depuis trois ans. Jasmin est un brave garçon, répondit Gaétan, et c’est un type assez rare, ajouta-t-il, en riant. Ayant servi déjà chez un écrivain, un poète, il se permet de faire des rimes. Il est probable que je vais le trouver, en frais de rimer sur quelque chose, là-haut, dans ma chambre.

— C’est un type assez original que ton valet, Gaétan ! dit, en souriant Mme de Bienencour.

— Original ! Vous l’avez dit, tante Paule ! Si vous entendiez Jasmin parler des œuvres du poète chez qui il était en service, comme s’il y avait contribué, lui, Jasmin, vous ririez d’un bon cœur !… « C’est en…, l’année où nous avons publié telle ou telle œuvre ». C’est à mourir de rire !… Bien, au revoir ! Allez vous occuper de vos fleurs ; moi, je m’occuperai de mes malles, aussitôt que j’aurai terminé ce cigare.

— À tout à l’heure, alors, Gaétan ! Tiens, si tu désires voir le portrait de Marcelle, tu le trouveras parmi ces photographies, sur le guéridon. Tu la reconnaîtras facilement ; de plus, son nom est au verso.

Gaétan s’approcha du guéridon et il se mit à examiner les portraits qui s’y trouvaient, pêle-mêle. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur une carte, au verso de laquelle il lit : « À ma bien-aimée marraine, Mme de Bienencour. Marcelle Fauvet ».

Avec grand empressement, le jeune homme tourna la carte du côté de la gravure : Marcelle, habillée d’une simple robe blanche, un ceinturon autour de la taille, ses longs et abondants cheveux flottant sur ses épaules, y était représentée debout, tenant par son collier son chien Mousse.

— Ciel ! se dit Gaétan. C’est elle ! C’est bien elle !… Ai-je assez essayé de la revoir !… Et dire que, ce soir, j’aurai ce grand bonheur !… Combien j’étais loin de me douter que cette jeune fille à qui j’ai pu rendre service, là-bas, dans le Nipissingue, était la filleule de tante Paule, cette Marcelle, dont elle m’a si souvent parlé ou écrit… Elle ne peut pas m’avoir oublié si tôt… ce n’était que l’été dernier, d’ailleurs. Mais je garderai son secret, si elle le désire encore ; je le garderai fidèlement. Oh ! que les heures vont me paraître longues, jusqu’à ce soir.

Longtemps encore, Gaétan contempla le portrait de Marcelle, puis, l’ayant remis, comme à regret, sur le guéridon, il monta dans les pièces que sa tante avait fait préparer pour lui, et qu’elle mettait toujours à sa disposition, à l’occasion de ses trop rares et trop courtes visites.

À peine eut-il quitté le boudoir, qu’Iris Claudier sortait d’un petit alcôve, que dérobait des portières.

— Ah ! s’écria-t-elle, ils se connaissent Gaétan et Marcelle Fauvet ! Il y a un secret entr’eux ! Ce secret, je le découvrirai, je le jure, et s’il contient quelque chose au détriment de cette… poupée, je saurai bien qu’en faire. Que je la déteste cette Marcelle ! Que je la déteste !

Entendant des pas se diriger vers le boudoir, Iris s’approcha de son pupitre, et s’étant assise, elle se mit à écrire, comme si elle ne venait pas d’être secouée par la plus épouvantable des passions : la haine. Haine contre une innocente jeune fille qui, assurément, était loin de se douter du sentiment qu’elle inspirait à la secrétaire de sa marraine, pour qui elle s’était toujours montrée gentille et aimable.