Aller au contenu

L’ombre du beffroi/18

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 29-31).

CHAPITRE VI

SÉPARATION


Dans le grand salon de l’hôtel L…, que Henri Fauvet avait loué, à l’occasion du thé que donnait sa fille à ses amis, Dolorès Lecoupret, Yolande et Jeannine Brummet, Gaston Archer, Réal du Tremblaye et Léon Martinel étaient réunis. Tous causaient avec animation et la conversation était fort gaie, à en juger par les éclats de rire qui s’élevaient, à tout instant. Marcelle, cependant, paraissait être assez anxieuse et déçue. Ses yeux se portaient souvent du côté de la porte ; il était évident qu’elle s’attendait à y voir apparaître quelqu’un. Dolorès, seule, s’apercevait de l’anxiété de son amie.

— Monsieur de Bienencour ! annonça, soudain. V. P., et aussitôt, le visage de Marcelle s’éclaira d’un sourire.

Mme de Bienencour ne vous a pas accompagné ? demanda Henri Fauvet, allant au devant de Gaétan.

— Elle a beaucoup regretté de ne pouvoir m’accompagner, M. Fauvet, répondit Gaétan. Pauvre tante Paule, elle a dû prendre froid, car elle souffre d’un rhume et aussi d’un peu de rhumatisme.

— Ah ! j’en suis fort peiné ! Espérons que Mme de Bienencour n’est pas atteinte de cette maladie nouvelle, dont il est question, depuis le commencement de l’hiver et qui a nom influenza !

— Je l’espère de tout mon cœur, M. Fauvet !

— Marcelle ira voir sa marraine demain, n’est-ce pas, ma chérie ? demanda Henri Fauvet à sa fille, qui venait de s’approcher.

— Certes, oui ! répondit-elle. Pauvre chère marraine !

Mlle Fauvet, dit Gaétan, j’ai appris, par Mlle Lecoupret, que vous n’aviez ressenti aucune fatigue, après le bal ?

— Aucune, M. de Bienencour, répondit Marcelle, en souriant. Je ne rapporterai, dans le nord, que de très agréables souvenirs de mon séjour à Québec.

— Vous êtes toujours décidée de partir mercredi ?

— Oui, nous partons mercredi ; dans trois jours maintenant.

— Marcelle, interrompit Jeannine, nous nous demandons souvent, Yolande et moi, pourquoi tu aimes tant le nord.

— Je ne sais que te répondre. Jeannine, si ce n’est que là est notre chez-nous, à père et à moi… Mon cœur est dans le nord ; voilà, fit Marcelle, en riant.

En entendant ces paroles, Gaétan pâlit légèrement. Iris Claudier ne l’avait donc pas trompé ? Marcelle aimait Raymond Le Briel ?

— M. Fauvet, reprit Jeannine, je désirerais tant savoir comment vous avez découvert le Beffroi et ce qui vous a décidé d’y établir votre demeure ! Racontez-nous donc cela, je vous prie !

— Oh ! oui, M. Fauvet ! Racontez donc ! Cette ancienne abbaye… ce doit être si intéressant ! s’écria Yolande.

— Cela nous intéressera tous ! dirent, en même temps, Gaétan, Gaston, Réal et Léon.

Pendant que Marcelle, aidée de Gaétan, servait le thé et les gâteaux, Henri Fauvet raconta la découverte de l’ancienne abbaye. Il parla de la cloche qu’ils avaient entendu tinter, dans le silence de la nuit, puis de l’excursion qui avait été faite par lui, Marcelle et Dolorès, au milieu du paysage le plus agreste que l’on put imaginer, à la recherche de cette cloche au mystérieux tintement. Il parla de la découverte de l’ancienne abbaye, que Marcelle avait nommée le Beffroi, puis du désir qu’elle avait exprimé de posséder le vieux couvent.

— Marcelle désirait tellement posséder le Beffroi, acheva Henri Fauvet, que je résolus de le lui offrir, en cadeau de fête.

— Une abbaye, en cadeau de fête ! s’exclama Yolande, en riant. Une bagatelle, quoi !

Tous sourirent.

— Et puis, M. Fauvet ? demanda Jeannine.

— Et puis ?… Eh ! bien, je me suis informé auprès de M. Le Briel, notre plus proche voisin, pour savoir à qui m’adresser. Or, le Beffroi lui appartenait, et il ne demandait qu’à s’en défaire ; voilà.

— Et… la cloche, M. Fauvet ?… Tinte-t-elle encore ? demanda Jeannine.

— Mais… sans doute, Mlle Jeannine, sans doute qu’elle tinte !… Quand le vent souffle (et le vent souffle fort souvent, dans le nord) la cloche tinte, dans le beffroi. À part cela, notre petit domestique Cyp sonne toutes les heures, dans le clocher, et jamais il n’y manque. Que de fois, Marcelle et moi, nous entendons la cloche du Beffroi, alors que nous sommes en excursion un peu lointaine !

— Oh ! firent-ils tous.

— La cloche nous rappelle que l’heure passe, et, au lieu de nous éloigner d’avantage, nous revenons à la maison.

— M. Fauvet, dit Yolande, que j’aurais peur, si j’entendais tinter la cloche du Beffroi, au milieu de la nuit, alors qu’elle oscille, au souffle du vent ! Ça doit être, oh ! si, si lugubre !  !

— Lorsque tu viendras nous voir, au Beffroi, Yolande, dit Marcelle, en souriant, nous attacherons la cloche, afin qu’elle ne sonne pas, durant la nuit.

— Oh ! mais, non, par exemple ! s’exclama Jeannine. Pour ma part, je sais que je serais très effrayée, mais je ne voudrais pas manquer cette lugubre expérience pour tout au monde !… Yolande non plus, d’ailleurs.

— C’est vrai ! répondit Yolande, en riant.

— On s’y habitue, fit Dolorès ; n’est-ce pas, Marcelle ?… La première fois que tinta la cloche du Beffroi, au milieu de la nuit, cela nous fit l’effet d’un glas. Tu t’en souviens, hein, Marcelle ? demanda-t-elle. C’était trois jours après notre installation dans l’ancienne abbaye…

— Si je m’en souviens ! s’écria Marcelle.

— Comme je le disais tout à l’heure, on finit par s’y habituer et n’en plus faire de cas ; pas plus que de l’ombre qui hante les corridors, la chapelle et le clocher du Beffroi.

— Le Beffroi est donc hanté ? demanda Jeannine.

— Bien sûr ! répondit Marcelle en souriant. L’ombre d’un jeune moine, le Père Antoine, s’y promène, assure-t-on. Cependant, nous ne l’avons pas encore vue, nous.

— M. Le Briel m’avait dit que l’ancienne abbaye était hantée, dit Henri Fauvet en riant d’un bon cœur ; cela ne nous a pas empêché de nous y installer, hein, Marcelle ?

— Mais, non, petit père ! Ni vous ni moi nous n’avons peur des ombres.

— Puis-je vous demander, M. Fauvet, si le prénom de M. Le Briel est Raymond ? demanda Réal du Tremblaye.

— Oui. M. de Tremblaye ; le petit nom de M. Le Briel c’est Raymond.

— Raymond Le Briel ! fit Léon Martinel. Je le connais bien. Toi aussi, du Tremblaye tu le connais.

— Et nous aussi, nous le connaissons, de Bienencour et moi, dit Gaston Archer.

— Quel aimable garçon ! s’écria Henri Fauvet. Que de réels services il nous a rendus, lors de notre installation au Beffroi, n’est-ce pas, Marcelle ?

— Certes ! répondit Marcelle.

Elle rougit légèrement, car elle s’aperçut que Gaétan l’observait attentivement, tandis que Dolorès lui télégraphiait (à elle, Marcelle) un message taquin. Elle eut donné beaucoup pour n’avoir pas rougi, en entendant prononcer le nom de Raymond, car elle n’avait aucune raison pour cela. Mais cette imparfaite de Dolorès l’avait taquinée, plus d’une fois, au sujet de ce jeune homme, pour lequel la fille de Henri Fauvet ne ressentait qu’une franche et sincère amitié.

Gaétan avait senti son cœur se contracter, en voyant rougir Marcelle, et sa conversation avec Iris Claudier lui était revenue à l’esprit. C’était donc vrai : Marcelle était la fiancée de Raymond Le Briel ! Elle n’était plus libre, conséquemment, de disposer de son cœur !

Un soupir s’échappa de la poitrine de Gaétan. C’est qu’il aimait éperdument la filleule de sa tante Paule, la douce et charmante Marcelle… Aussi, comment avait-il osé espérer qu’une jeune fille si gentille, si belle, si parfaite, eut été libre de tout engagement ?… Était-il possible de voir cette exquise enfant, sans l’aimer follement ?… Oh ! combien il était à envier celui qui avait capturé le cœur de Marcelle, et sa promesse d’être sa femme un jour !

Mlle Fauvet, nous feriez-vous le plaisir de jouer quelque chose ? demanda Gaston Archer, en désignant un magnifique piano de concert, qu’il y avait, à l’une des extrémités du salon.

— Si ça peut vous être agréable, M. Archer, je jouerai avec plaisir.

Marcelle se mit au piano, mais au lieu de se lancer dans quelque morceau classique, elle joua une valse si entraînante, que les jeunes gens n’y résistèrent pas, et bientôt, Dolorès dansait avec Gaston, Yolande avec Réal et Jeannine avec Léon.

Gaétan s’approcha du piano, et sous le prétexte de tourner les pages de la musique de Marcelle, il dévora des yeux le visage de celle qu’il adorait en silence.

Cette valse fut le prélude de plusieurs autres, chaque jeune fille jouant du piano à tour de rôle, afin de permettre à toutes de danser, et minuit sonnait quand tous prirent congé de Marcelle et de son père.

Il était entendu que le mercredi après-midi tous seraient à la gare pour assister au départ des Fauvet.

Qu’ils passèrent vite (pour Gaétan surtout) les trois jours suivants, et que le cœur lui faisait mal à ce jeune homme si fortement épris, quand il s’achemina vers la gare, pour assister au départ de sa bien-aimée !

Personne ne manquait au rendez-vous, car tous avaient voulu dire adieu à Henri Fauvet et à sa fille, et leur souhaiter bon voyage. Chacun était muni d’un petit cadeau-souvenir pour Marcelle : une boîte de bonbons, un volume, une brochure, une revue, etc., etc. Gaétan lui présenta un énorme bouquet de muguets, et le cri de surprise et de joie avec lequel ses fleurs furent accueillies, lui prouva, une fois de plus, combien la jeune fille aimait les muguets. De fait, Gaétan allait toujours, désormais, associer le souvenir de Marcelle à ces délicates fleurs. Sa Marcelle ! Son adorée !

— Oh ! merci, M. de Bienencour ! s’écria Marcelle, en recevant les fleurs des mains du jeune homme.

Les deux jeunes gens formaient, pour ainsi dire, un groupe isolé, sur la plate-forme de la gare, en ce moment, car Henri Fauvet et les autres causaient, en riant, un peu plus loin.

— Ce sont vos fleurs préférées, n’est-ce pas, Mlle Fauvet ?

— Qui vous l’a dit, M. de Bienencour ? demanda Marcelle en souriant. Oui, le muguet est la fleur que je préfère, entre toutes. Père dit que j’ai hérité de ce goût de ma mère ; elle aimait passionnément les muguets, parait-il. Il est admirable aussi, ne trouvez-vous pas, cet humble petit lys des champs ?… Savez-vous le nom poétique que l’on donne au muguet, en France ?

— Non, je ne le sais pas, répondit Gaétan ; mais je serais heureux de m’instruire.

— Eh ! bien, en France, on donne au muguet le nom poétique de : « larmes de la Vierge ».

— C’est, en effet, fort poétique et délicat, ce nom !

— Un de ces jours, M. de Bienencour, je vous lirai quelques pensées que j’ai écrites sur le muguet.

— Vraiment ! Oh ! qu’il me tarde de les entendre lire ! C’est promis, n’est-ce pas, Mlle Fauvet ?

— Oui, c’est promis… Mais, je crois que vous aurez le temps d’oublier ma promesse, d’ici à ce que nous nous rencontrions, dit Marcelle, non sans un peu de coquetterie.

Oublier ! s’écria Gaétan. Pourrai-je oublier jamais… tout ce qui vous concerne !… En retour, puis-je espérer ?… De grâce, je vous le demande, ne m’oubliez pas complètement ! Moi, voyez-vous… moi…

All aboard ! cria le conducteur du train, par lequel partaient les Fauvet.

— Je… ne vous… oublierai pas… balbutia Marcelle, d’une voix émue, et abandonnant, un instant, sa main à Gaétan.

Enfin, le train partit.

Mais, Gaétan de Bienencour emporta dans son cœur la vision de Marcelle, debout, sur la plate-forme du wagon, lui faisant un signe d’adieu, puis enfouissant soudain son joli visage, tout attristé, dans le bouquet de muguets qu’il lui avait donné.