L’ombre du beffroi/33

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 53-55).

QUATRIÈME PARTIE


LE DOMAINE DU MYSTÈRE


CHAPITRE I

UN CRI DANS LA NUIT


Tout et tous dormaient, au Beffroi.

Afin d’accommoder tant de monde, Gaétan, Raymond, Gaston, Réal, Léon, Karl et Fred occupaient les cellules du dernier étage, qui avaient servi de dortoir, jadis, aux moines de l’abbaye. Henri Fauvet avait gardé sa chambre, Marcelle et Dolorès aussi, les autres pièces du deuxième étage étaient réservées à Mme de Bienencour et aux jeunes filles.

Il pouvait être deux heures du matin, quand tous furent tirés brusquement de leur sommeil par un cri d’indicible frayeur, venant de la chambre de Marcelle. Aussitôt, tous furent debout. Henri Fauvet, Mme de Bienencour, Dolorès et les autres jeunes filles coururent vers la chambre d’où leur était parvenu le cri.

À l’étage supérieur, on eut pu entendre des piétinements, indiquant que les jeunes gens se faisaient une toilette hâtive, afin d’aller rejoindre les dames, en bas.

Ce furent Henri Fauvet et Mme de Bienencour qui, les premiers, arrivèrent dans la chambre de Marcelle.

— Elle s’est évanouie ! cria Henri Fauvet, en désignant sa fille qui, pâle comme une morte, ne faisait pas un seul mouvement.

— Quelque chose l’a grandement effrayée, ou bien, elle a eu le cauchemar dit Mme de Bienencour, en humectant d’un peu d’eau fraîche les lèvres de sa filleule.

— Marcelle ! Marcelle ! s’exclama Henri Fauvet.

— Elle reprend connaissance ! dit Mme de Bienencour. Ça va mieux, mes enfants, ajouta-t-elle, en s’adressant aux jeunes filles, qui se tenaient sur le seuil de la porte.

— Je vais la transporter dans le corridor, dit Henri Fauvet ; elle aura plus d’air ainsi. V. P. reprit-il, ouvre grandes les fenêtres !

— Oui, M. Henri, répondit le domestique. Mon Dieu, pauvre chère Mademoiselle Marcelle !

Marcelle, enveloppée, d’une couverture, fut transportée dans le corridor et laissée aux soins de son père et de sa marraine.

— Qu’y a-t-il ?… Mlle Marcelle… c’est elle qui a crié ! fit Gaétan accourant au-devant de Henri Fauvet.

— Oui, M. de Bienencour, c’est Marcelle qui a crié, répondit Henri Fauvet. La pauvre enfant a dû être effrayée de quelque chose, ou bien elle a rêvé.

Tandis que Mme de Bienencour, aidée de Dolorès, prodiguait des soins à Marcelle, Iris Claudier s’approchait d’un groupe formé de Yolande, de Jeannine, d’Olga et de Wanda.

— Vraiment, dit-elle, en s’adressant à Yolande, nous ne savons jamais à quel moment nous allons être mis en émoi, par une de ces crises de Mlle Fauvet.

— Je vous ai défendu de me parler, vous ! répondit Yolande, en frappant le plancher du pied.

— N’empêche que c’est assez… étrange le Beffroi, qu’on aurait dû nommer plutôt le Domaine du Mystère, selon moi… Tout est mystérieux, dans cette maison, et on risque d’être éveillé brusquement, au beau milieu de la nuit, par une de ces… crises de Mlle Fauvet… Ces cris, ces…

— Seigneur, Mlle Claudier, dit Olga, si vous ne vous plaisez pas au Beffroi, rien ne vous y retient, j’en suis sûre, et je ne connais personne qui en mourait de désespoir s’il vous prenait fantaisie de retourner à Québec, par le prochain train.

— Marcelle a repris connaissance tout à fait, dit, à ce moment Dolorès, qui venait de s’approcher. Mais… qu’y a-t-il donc ?…

— Mon Dieu, Mlle Lecoupret, fit Iris, avec un rire désagréable, parce que j’ai osé dire que ces crises de Mlle Fauvet…

— Hein ?… Ces… quoi ?… Êtes-vous folle, Mlle Claudier ? Mlle Fauvet a eu peur de quelque chose ; voilà tout s’écria Dolorès. Marcelle a dû rêver, ajouta-t-elle, tournant le dos à Iris et s’adressant aux autres jeunes filles. Pauvre Marcelle !

— Il lui faudrait un calmant, à Marcelle, dit Wanda. Ah ! si père était donc ici !

— Oh ! je ne m’inquiéterais pas, à votre place, dit méchamment Iris. J’ai cru m’apercevoir que Mlle Fauvet s’y entendait très bien, en fait de… calmants, et qu’elle sait se doser… quand le cœur lui en dit.

— Que signifie ce langage ? fit Jeannine, en désignant Iris.

— Que voulez-vous dire, Mlle Claudier ? demanda Dolorès. Que désirez-vous insinuer, misérable folle ?

— Ah ! bah ! je sais ce que je dis, répondit Iris, en haussant les épaules. J’affirme que Mlle Fauvet…

— Et moi, j’affirme que vous êtes une sorte de vipère, fit Dolorès, pâle de colère, et je vais demander à M. Fauvet de vous chasser du Beffroi, dès demain.

— De cette manière, riposta Iris, avec un rire détestable, les secrets de cette maison resteront cachés pour tous.

— Je pense bien que vous êtes folle ! dit Olga. Tenez, ajouta-t-elle, en s’adressant à ses compagnes, allons voir comment se porte Marcelle ; ensuite, nous nous coucherons. Allons !

Toutes jetèrent sur Iris Claudier un regard de mépris, puis elles se dirigèrent vers la chambre de Marcelle.

Restée seule. Iris tourna sur le talon et elle se trouva en face de Gaétan de Bienencour. Elle comprit que le jeune homme n’avait pas perdu un seul mot de la conversation qui venait d’avoir lieu et son cœur en fut inondé de joie.

— Bonne nuit, M. de Bienencour ! fit-elle, d’un ton sarcastique, au moment où elle passait près de lui pour se rendre dans sa chambre.

Gaétan ne lui répondit pas. Il avait le cœur brisé, car il se sentait repris de ses soupçons à l’égard de celle qu’il aimait… N’avait-il pas été présent, tout à l’heure, quand Marcelle avait repris connaissance et n’avait-elle pas agi d’une manière fort étrange ?

— L’Ombre du Beffroi ! ne cessait-elle de répéter. L’Ombre du Beffroi ! Le moine ! Je l’ai vu, père ; il…

— Allons ! Allons, ma chérie ! avait dit Henri Fauvet. Tu as fait un mauvais rêve, tout simplement.

— Non, père… Je l’ai vu… le moine… Il était penché sur moi et me regardait dormir… L’Ombre du Beffroi ! L’Ombre du Beffroi !

Cette frayeur d’une ombre… Cette peur d’un rêve… Ce cri dans la nuit… Puis, les insinuations d’Iris Claudier… Cette fille s’était assurément aperçue de quelque chose… Lui aussi, d’ailleurs, avait été intrigué et il avait été rendu soupçonneux, la veille au soir. Alors que tous étaient censés s’être retirés dans leurs chambres, Gaétan était allé faire une petite promenade sur la terrasse, et il avait aperçu Marcelle, assise sur un banc. À la course, il s’était dirigé vers elle.

— Marcelle ! Ma bien-aimée ! S’était-il écrié. Mais elle s’était enfuie, à son approche et il y avait en quelque chose d’étrange dans ses yeux.

Fallait-il croire vraiment que cette exquise jeune fille avait hérité du vice de sa mère et que, elle aussi, prenait de la morphine ?… Non ! Non ! Il ne le croirait pas sur d’aussi légères preuves… Quant aux insinuations d’Iris, il n’allait pas s’y arrêter, n’est-ce pas ?… Cette personne n’était pas digne de foi. Dolorès avait raison : c’était une sorte de vipère… Elle haïssait Marcelle et la haine inspire les pires choses.

Gaétan songea à la lettre anonyme qu’il avait reçue… On sait quel cas on doit faire de ces sales missives, et ce n’est pas lui qui allait prêter foi à celle qui lui avait été adressée, n’est-ce pas ?…

— Eh ! bien, Gaétan, vas-tu passer le reste de la nuit debout ! demanda soudain Mme de Bienencour. Va te coucher, mon cher enfant ! Marcelle dort paisiblement, dans le moment ; sois sans inquiétude à son sujet.

— Merci, tante Paule, je vais me coucher. Je vous souhaite une bonne nuit et d’agréables rêves !

— Bonne nuit, mon neveu ! Bons rêves, à toi aussi !

À l’heure du déjeuner, alors que les invités des Fauvet étaient réunis dans la salle à manger, Dolorès entra et dit ;

— Marcelle dort, M. Fauvet. Elle dort si profondément que je n’ai pas osé la déranger.

— Tu as bien fait, ma fille, répondit Henri Fauvet. Déjeunons ! ajouta-t-il.

Vers la fin du repas, Raymond Le Briel annonça qu’il se voyait obligé de retourner chez lui, dans le courant de l’après-midi.

— Comment ! Vous songez à nous quitter ! Ce fut une protestation générale.

— Pour deux jours au plus, chers amis, répondit Raymond. Il y a des choses auxquelles il me faut voir ; mais aussitôt que je pourrai revenir, je reviendrai, n’en doutez pas !

— Oui, revenez, et le plus tôt possible ! dit Henri Fauvet. Nous ne serons pas au complet sans vous.

— Merci, M. Fauvet ! Soyez certain que je n’y manquerai pas !

Vers les onze heures et demie, Henri Fauvet, Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel étaient à causer, dans l’étude, quand la porte s’ouvrit et Marcelle entra. Elle était très pâle, et dans ses yeux se voyaient une expression assez singulière.

Henri Fauvet accourut au-devant de sa fille.

— Marcelle, ma chérie ! dit-il. Ça va bien maintenant, je l’espère ?

— Assez bien, père, répondit-elle, en passant sa main sur son front à plusieurs reprises.

Raymond jeta un regard sur Gaétan, ne comprenant rien à l’attitude de celui-ci, car le fiancé de Marcelle, debout, les bras croisés sur sa poitrine, regardait la jeune fille, d’un air étrange, tandis qu’un pli se creusait sur son front.

Raymond haussa légèrement les épaules, puis s’approchant de Marcelle, il lui offrit un siège.

— Ne désirez-vous pas vous asseoir, Mlle Fauvet ? lui demanda-t-il.

— Merci, M. Le Briel, répondit-elle, en souriant, et ses yeux, dans lesquels se lisait un reproche, se posèrent sur Gaétan.

— Où sont… les autres, père ? demanda-t-elle.

— Dans la bibliothèque, ma chérie. Ils sont à essayer de dessiner des costumes pour les tableaux vivants qui…

— Les tableaux vivants ?… fit Marcelle, en passant, à diverses reprises, la main sur son front. Quels tableaux vivants, père ?

Gaétan devint blanc comme un mort, et ses yeux, qui ne quittaient pas la jeune fille, s’ouvrirent démesurément.

— Mais, Marcelle, les tableaux que tu as suggérés toi-même, hier, dit Henri Fauvet, d’un ton étonné. Ne te souviens-tu pas, mon aimée ?

— Non… je ne me souviens pas… murmura-t-elle, et ses yeux s’emplirent d’une sorte de frayeur, tandis qu’un pli se creusait sur son front. Je vais me rendre à la bibliothèque, ajouta-t-elle, en se levant.

Mais aussitôt qu’elle fut debout, elle oscilla sur elle-même et elle serait tombée, si Raymond ne se fut trouvé là à point pour la saisir par la taille.

Henri Fauvet, occupé à allumer un cigare, n’eut connaissance de rien, mais Gaétan, qui n’aurait pu devenir plus pâle qu’il l’était, fronça les sourcils.

Raymond, soutenant Marcelle, attendit que Gaétan vint s’offrir à la conduire jusqu’à la bibliothèque, mais voyant qu’il ne faisait pas un seul mouvement dans cette intention, c’est lui, Raymond, qui présenta son bras à la jeune fille pour l’assister à quitter l’étude. V. P. venait d’entrer, et il parlait à Henri Fauvet ; c’est pourquoi ce dernier eut à peine connaissance du départ de sa fille, et qu’il ne vit pas l’étrange attitude de Gaétan.

Au diner, Marcelle mangea peu, mais elle avait retrouvé toute sa gaieté ; elle était même un peu trop gaie et ça ne paraissait pas naturel, se disait Gaétan, car elle parlait sans cesse et riait, à propos de tout et de rien.

Personne n’avait l’air de s’étonner de cet excès de gaieté de Marcelle, suivant, de si près, sa tristesse, personne, excepté Gaétan de Bienencour et Iris Claudier ; cette demoiselle paraissait être fort amusée de ce qui se passait et ses yeux ne quittaient pas Gaétan, qui s’apercevait bien de l’attitude de la secrétaire de sa tante, ce qui le mettait très en colère.

— Mon Dieu, se disait-il, est-ce possible que cette exquise jeune fille soit morphinomane ?… Je ne puis plus en douter : sa tristesse de tout à l’heure, son absence de mémoire, à propos des tableaux vivants, puis cette gaieté, poussée à l’excès !… Que le ciel ait pitié d’elle… et de moi !… Marcelle ! Marcelle ! Moi qui vous aime tant, moi qui donnerais, sans hésiter, ma vie, pour vous délivrer de ce vice affreux, qui finira par vous conduire à la ruine, à la folie, puis à la mort !…

Après le dîner, tous causèrent pendant une heure à peu près, puis Mme de Bienencour se retira dans sa chambre, et bientôt, les autres invités se dispersaient ; les uns allant faire une promenade à pied, à cheval ou en chaloupe, les autres s’installant dans le salon ou la bibliothèque pour lire ou faire un peu de musique.

Raymond vit Marcelle, qui se disposait à monter au deuxième étage et il alla lui parler :

— Au revoir, Mlle Fauvet, lui dit-il ; je pars, dans moins d’une heure.

— Au revoir, M. Le Briel ! répondit-elle. N’oubliez pas que nous vous attendons dans deux jours !

— Je n’oublierai pas, soyez-en assurée ! répondit le jeune homme, en pressant la main de celle qu’il adorait en secret.

Une heure plus tard, ayant sellé Aquilon, Raymond quitta le Beffroi. Tout en cheminant, il se livrait à ses réflexions.

— Singulier type ce de Bienencour ! se disait-il. Avait-il l’air étrange un peu lorsque Mlle Fauvet a failli s’évanouir, avant le dîner ? … Et elle s’en est aperçue, la pauvre enfant… Ah ! si elle eut pu m’aimer moi, jamais je… Allons, Aquilon ! s’interrompa-t-il. Bon cheval ! Bon cheval ! Mais… qu’y a-t-il donc ?

Aquilon venait de faire un saut de côté ; c’est qu’il avait été effrayé, à la vue d’une jeune fille, vêtue de blanc, qui se tenait assise sur rocher, qu’on pouvait apercevoir, du chemin.

Mlle Fauvet ! s’écria Raymond.

Vite, il descendit de cheval et accourut vers la jeune fille.