L’ombre du beffroi/49

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Édouard Garand (17p. 81-83).

CHAPITRE V

LE TOCSIN


Si nous avons vu Marcelle, parfois, assez souvent même, sous l’effet de la morphine, c’est que ce poison lui était administré par une main criminelle. Inutile, n’est-ce pas, de nommer la coupable ?… On l’a devinée : c’était Iris Claudier.

On se souvient que Mme  de Bienencour avait remis, l’hiver précédent, à sa secrétaire, une prescription pour la morphine, écrite par le Docteur Nippon, en recommandant à la jeune fille d’en prendre bien soin, et la chargeant de faire remplir la prescription elle-même, quand il y aurait lieu ? La bonne dame était loin de se douter qu’elle déposait entre les mains d’une personne sans conscience, sans scrupule et sans cœur, une arme, dont celle-ci se servirait, un jour, contre cette pauvre Marcelle !

Lorsqu’il eut été décidé qu’on irait au Beffroi, passer quelques semaines, Iris, armée de la prescription du Docteur Nippon, se rendit à la pharmacie, et dit au jeune commis, qui était seul, pour le moment :

Mme  de Bienencour désire que vous remplissiez cette prescription, en double, s’il vous plait. Nous partons, cette nuit, pour le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue, et comme nous serons en pleine solitude, loin des médecins et pharmaciens, ma tante veut prendre des précautions contre ses douleurs rhumatismales.

— C’est bien, Mlle  Claudier ! répondit le jeune homme. Partez-vous pour longtemps ?

— Pour un mois, peut-être plus.

Munie de deux fioles de morphine, Iris revint aux Terrasses, et lorsqu’on quitta la ville de Québec, cette nuit-là, l’anesthésique était caché sous un monceau de linge, dans son sac de voyage.

La vilaine créature fut tout de suite rassurée sur la manière dont elle administrerait la morphine, car Marcelle avait dit, devant elle, le soir même de son arrivée au Beffroi, qu’elle s’éveillait souvent, au milieu de la nuit, avec une soif dévorante, et pour cette raison, elle gardait toujours, sur une petite table, à la tête de son lit, un verre de limonade.

Quoi de plus facile, pour Iris Claudier, que de verser de la morphine dans le verre de limonade ? Il est vrai qu’elle ne réussissait pas toujours dans son sinistre projet, mais elle avait eu un certain succès, puisque, maintenant, ce n’était plus un secret, ni pour Henri Fauvet, ni pour Gaétan, ni pour Mme  de Bienencour, que Marcelle faisait usage de morphine.

Iris voyait la jeune fille s’affaiblir corporellement, et moralement, elle la voyait devenir triste, nerveuse ; elle savait qu’elle souffrait de presque continuels maux de tête, de vertiges et d’hallucinations. Elle se disait que la fille de Henri Fauvet perdrait bientôt la raison, et, elle était sans pitié pour sa malheureuse victime ; au contraire, elle se réjouissait de ce qui arrivait. Quelle vengeance ! Elle s’était bien promis de se venger des dédains de Gaétan… et de tous ; qu’aurait-elle pu concevoir de mieux ? Déjà, le mot « étrange » était associé au nom de Marcelle Fauvet, sa santé s’altérait, chaque jour, elle endurait d’indicibles tortures morales… et Iris Claudier était au comble du bonheur…

Ce meurtre de l’intelligence, n’était-il pas pire que le meurtre du corps ?… Si la vile créature eut plongé un poignard dans le cœur de Marcelle, eut-elle été plus coupable qu’elle l’était en agissant ainsi qu’elle le faisait ?… Non ! Non, certainement !

Mais, Iris avait été chassée du Beffroi ; demain, elle les débarrasserait tous de sa présence. Après la scène qui s’était passée dans la bibliothèque, ce jour-là, Henri Fauvet, ne tenant plus à questionner la secrétaire de Mme  de Bienencour, lui avait ordonné de retourner à Québec, le lendemain.

— Et, avait ajouté la marraine de Marcelle, tu ferais bien d’épouser le Docteur Nippon, sans retard, Iris, car, dorénavant, il n’y aura plus de place pour toi aux Terrasses.

Le lendemain, donc, elle partirait, et bientôt, tout serait découvert. Marcelle, n’étant plus intoxiquée de morphine, redeviendrait tout à fait à son état normal, et elle aurait vite fait de comprendre qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire ; de là à poser certaines questions à ceux qui l’entouraient, il n’y aurait qu’un pas… Iris se dit qu’elle serait soupçonnée, qu’on irait aux renseignements, que le pharmacien de Québec parlerait, puis…

— Cette nuit, je frapperai le grand coup ! se dit-elle. Il reste encore le quart d’une fiole de morphine, et je la verserai toute dans le verre de limonade de cette folle… Il faut bien que je me protège moi-même !… Demain matin, quelle scène ! Quels cris ! Quand on trouvera Marcelle Fauvet… endormie pour toujours, ce sera… super-tragique !… Mais il n’y aura pas d’autopsie, ah ! non ! Le Docteur Carrol, afin de ne pas faire de scandale et afin de ne pas éclabousser la mémoire de la fille de son bon ami M. Fauvet, dira que Marcelle est morte d’une syncope du cœur… Elle ne s’éveillera pas, voilà tout… et la douleur qu’ils ressentiront, tous, me vengera d’eux… Ah ! M. Fauvet, ajouta-t-elle, vous me chassez du Beffroi. Hein ? Gaétan, mon cousin, vous m’avez préférée cette poupée !… Mme  de Bienencour, vous m’avez donné un soufflet, lorsque j’ai voulu émettre mon opinion sur votre filleule ! Dolorès Lecoupret, vous m’avez toujours traitée avec mépris et dédain, n’est-ce pas ? Eh ! bien, j’aurai mon tour ! Et quand je vous verrai, demain, verser des larmes amères et brûlantes, mon cœur se dilatera, car je serai vengée, vengée !

Il était onze heures passées, quand chacun se retira pour la nuit, ce soir-là. Une heure venait de sonner. Iris Claudier se glissa dans le boudoir de Marcelle, entrant, ensuite, sans bruit, dans la chambre à coucher de celle-ci… Oh ! comment pouvez-vous dormir si paisiblement, Henri Fauvet, Mme  de Bienencour, Gaétan, Dolorès, alors que votre chérie est menacée d’un si terrible danger ?…

Marcelle dormait profondément. Iris se faufila jusqu’à la tête du lit et, sans que sa main tremblât même, elle versa, dans le verre de limonade, une portion de morphine capable de tuer dix hommes.

Elle venait de replacer le verre sur la table, quand elle crut entendre un léger bruit. Effrayée, elle se dirigea, à la course, vers le boudoir, puis elle traversa le corridor et pénétra dans sa chambre à coucher, plus morte que vive, et elle ferma la porte.

Soudain, cependant, la misérable sentit ses cheveux se dresser sur sa tête : dans sa frayeur, sa hâte de fuir la chambre de Marcelle, elle avait oublié, sur la table, la fiole de morphine, maintenant vide ; mais sur laquelle était collée l’étiquette du pharmacien de Québec !… Cette fiole, il la lui fallait ! Elle retournerait la chercher !

Certes, Iris, comme tant d’autres, n’aimait guère se promener dans les corridors du Beffroi, la nuit… On y entendait, parfois, d’étranges frôlements, de sinistres chuchotements, on y entrevoyait de singulières ombres… Cependant, il y allait de sa vie ! Elle vaincrait ses superstitieuses frayeurs, car il lui fallait se saisir, sans retard, de la preuve de sa culpabilité ! Dans quelques heures, maintenant, on trouverait Marcelle, morte, dans son lit ; sachant qu’elle faisait usage de morphine, on ne serait pas très étonné qu’elle en eut pris une trop forte dose… Mais, la fiole, sur laquelle était l’étiquette !…

Iris ouvrit la porte de sa chambre, et elle allait mettre le pied dans le corridor, avec l’intention de voler vers la chambre de Marcelle, quand elle resta clouée sur le seuil, en proie à la surprise et à la terreur : la cloche, dans le beffroi, sonnait, à coups redoublés, et l’ancienne abbaye vibrait, jusque dans ses fondations.

— Le tocsin ! Le tocsin ! cria, soudain, Marcelle, en s’élançant vers la chambre de son père.

En un clin d’œil, le corridor fut rempli de monde.

— Qu’est-ce ? demanda Mme  de Bienencour. Cette cloche qui tinte…

— C’est le tocsin, le tocsin ! cria Mme  Emmanuel, qui arrivait, avec les autres domestiques. Il y a un feu… il y a…

— Il n’y a pas de feu, répondit Henri Fauvet, seulement un peu de brume.

— Mais, qui sonne la cloche ainsi ? demanda Gaétan. Nous sommes tous ici, réunis dans ce corridor, et…

— C’est l’Ombre du Beffroi ! dit Rose, en se signant.

— M. Fauvet, demanda Mme  de Bienencour, pouvez-vous nous expliquer qui sonne cette cloche ? C’est… horrible, à mon sens !

— Mon Dieu, Madame, je… je ne sais pas !

— C’est l’Ombre du Beffroi ! dit Marcelle. Et, encore une fois, Rose se signa, tandis que Mme  Emmanuel et Cyp échangeaient des regards effrayés.

— Gaétan, dit Henri Fauvet, je vais monter au clocher, avec V. P. S’il vous plaît rester ici ; je veux éclaircir ce mystère… C’est la deuxième fois, à ma connaissance, que le tocsin sonne, dans le beffroi ; la première fois, il a donné l’alarme ; le feu était aux environs… Cette fois…

— Un autre danger nous menace peut-être ! fit Dolorès.

— Je ne le crois pas, ma fille ! Mais, viens, V. P. ; allons voir qui sonne le tocsin !

— N’y allez pas, père ! supplia Marcelle, en se cramponnant à Henri Fauvet. J’ai… J’ai peur !

— Sois raisonnable, ma Marcelle !… Je te laisse Gaétan, ajouta-t-il en souriant. Allons, V. P. ! Montons au beffroi !

Ils entendirent les deux hommes monter l’escalier conduisant au grenier, puis celui du beffroi ; bientôt, ils…

Mais la cloche, subitement, se tut. Le tocsin avait cessé de sonner… On entendit Henri Fauvet et V. P. monter précipitamment le reste de l’escalier conduisant au clocher, puis, plus rien…

Au bout de dix minutes à peu près, les deux hommes revinrent dans le corridor, où tous les attendaient fort anxieusement.

— Eh ! bien ? fit Mme  de Bienencour.

— Eh ! bien, nous n’avons vu personne…

— Vraiment !

— Si c’est l’Ombre du Beffroi, qui a sonné la cloche, elle avait disparu…

— Mais, M. Fauvet, s’écria Mme  de Bienencour, vous ne croyez pas réellement à l’Ombre du Beffroi ?

— Ma foi, je ne sais ! répondit, d’un ton grave, le père de Marcelle. Qui a sonné le tocsin ?… La cloche a sonné à toute volée, cependant, nous n’avons rien vu, rien !

— C’est… c’est mystérieux, en effet ! murmura Gaétan.

— Le beffroi vibrait encore, lorsque nous y sommes parvenus, V. P. et moi, et la cloche oscillait légèrement ; voilà tout.

— C’est la plus étrange chose !

— Ce n’est pas sans raison qu’on nomme votre propriété : le Domaine du Mystère, M. Fauvet ! dit, avec un sourire un peu contraint, la tante de Gaétan.

— Je propose que chacun de nous retourne dans sa chambre, dit Henri Fauvet. Essayons de dormir ! Demain, quand il fera jour, nous ferons une excursion, tous ensemble, dans le beffroi ; peut-être y découvrirons-nous quelque chose !

— Oui, allons nous coucher ! firent-ils tous.

— Bonne nuit, à tous ! dit Marcelle.

— Bonne nuit !

Marcelle, la première, rentra dans sa chambre, dont elle laissa la porte entr’ouverte. Et Iris Claudier eut la satisfaction de voir la fiancée de Gaétan boire, jusqu’à la dernière goutte, avant de se coucher, le verre de limonade, qu’elle prit sur la petite table, à la tête de son lit.