L’ombre du beffroi/52

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 86-88).

CHAPITRE VIII

LE DRAME DE JADIS


La porte de la bibliothèque venait de s’ouvrir, et une jeune fille d’une extraordinaire beauté, aux cheveux d’or, aux yeux violets, aux traits délicats, le portrait vivant de Marcelle, apparut sur le seuil.

— La vision ! La vision ! cria la fiancée de Gaétan de Bienencour, et aussitôt, elle s’évanouit.

Henri Fauvet, le visage très pâle, les yeux dilatés, les lèvres entr’ouvertes, regardait la vision, et un tremblement nerveux l’agitait, de la tête aux pieds. On eut pu l’entendre murmurer un nom ; « Ondine » ! Mme  de Bienencour était comme pétrifiée. Le bras tendu, elle désignait l’inconnue. Dolorès, tout en prodiguant des soins à Marcelle, regardait avec des yeux à la fois étonnés et effrayés celle qui venait de pénétrer dans la bibliothèque. Gaétan et le Docteur Carrol paraissaient, eux aussi, excessivement surpris et leurs yeux allaient rapidement et constamment de la vision à Marcelle, qui revenait lentement de son évanouissement. Quant à Raymond Le Briel… Eh ! bien, son attitude était étrange, car, quoique son visage, même ses lèvres fussent pâles, il… souriait.

Iris, à l’apparition de l’inconnue, avait crié, puis, hâtivement, elle s’était dirigée vers la porte, avec l’intention évidente de quitter furtivement la bibliothèque. Mais quelqu’un s’était placé sur son chemin ; Raymond Le Briel, qui, toujours avec un sourire énigmatique sur les lèvres, lui dit :

— Pas si vite ! Pas si vite, Mlle  Claudier ! Attendez, je vous prie ! Ce n’est que le prélude du drame, dont vous venez de rendre si bien le premier acte.

À la course, il alla fermer les deux portes de la bibliothèque, puis ayant mis les clefs dans sa poche, il se plaça debout, non loin de la jeune inconnue.

— Qui… Qui êtes-vous ? parvint à balbutier Henri Fauvet, dont les yeux ne quittaient pas celle qui les avait tant étonnés.

— On me nomme Monique Florentin, répondit-elle, d’une voix semblable à celle de Marcelle.

— Florentin ! s’écria Henri Fauvet. Mais… c’est le nom de…

— C’est le nom du mari de Febro, la servante de Mme  Fauvet, acheva la jeune fille. Mon véritable nom, c’est… Monique… Fauvet.

— Monique Fauvet !

Cette exclamation, tous la poussèrent.

— Si vous le permettez, reprit-elle, je vais vous faire un assez long récit… Merci, M. Le Briel, ajouta-t-elle, en s’adressant au jeune homme, qui venait de lui offrir un siège.

— Monique Fauvet… murmurait le père de Marcelle. Je ne comprends pas…

— Marcelle, dit Monique, en s’approchant du canapé, il ne faut pas me craindre ainsi… Je ne suis pas une vision, tu sais ; je suis ta sœur jumelle…

— Ma… ma sœur… Ma sœur jumelle ! s’écria Marcelle.

— Monique… murmura Mme  de Bienencour. C’est le nom que Mme  Fauvet prononçait si souvent, durant sa dernière maladie…

— Je vais vous raconter certains faits, reprit Monique, et, M. Fauvet, j’ai les preuves de tout ce que je vous dirai, des preuves, en blanc et en noir.

— Des preuves, en violet et en or plutôt, Monique, fit Mme  de Bienencour, en souriant. Ces yeux de la nuance des violettes… ces cheveux d’or, puis cette merveilleuse ressemblance avec Marcelle… Il a dû se passer quelque drame, jadis, dans la maison de Febro…

— Oui, Madame ! Un drame très émouvant… M. Fauvet, reprit-elle, au mois de juillet, il y a dix-huit ans, naquirent, dans la maison de Febro, deux jumelles, les premières-nées du mariage de Henri Fauvet et Ondine Yprès, sa femme.

— Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Les jumelles se ressemblaient tellement, reprit Monique, que Mme  Fauvet mit au poignet de l’une (Marcelle) un ruban bleu, et à celui de l’autre (Monique) un ruban rose…

— Le ruban bleu… au poignet de Marcelle… Je me souviens !… fit Henri Fauvet.

— De plus, elle fit graver sur deux petites pièces d’or les noms des jumelles. Voici celle que j’ai toujours portée à mon cou, depuis, et Marcelle…

— Moi aussi, je porte la petite pièce d’or, dit Marcelle, en s’approchant de Monique.

Toutes deux montrèrent à leur père les pièces d’or en question. Henri Fauvet se leva, et étreignant ses deux filles dans ses bras, il murmura, d’une voix émue ;

— Marcelle ! Monique ! Mes filles !

— Père ! fit Monique, tandis que des larmes coulaient sur ses joues.

— Monique ! Ma sœur ! dit Marcelle.

Quelle extraordinaire ressemblance entre les jumelles : les mêmes traits, les mêmes yeux, la même chevelure, la même taille ; c’était à s’y tromper, même pour l’œil le mieux exercé.

Mais Monique continuait son récit ;

— Un soir, dit-elle, Febro dut se rendre auprès de son parrain mourant. Elle laissa donc Mme  Fauvet (notre mère, Marcelle) seule avec ses petites, ces dernières ayant été portées dehors, à cause de l’intolérable chaleur qu’il faisait dans la maison.

Avant de partir, la fidèle servante recommanda à Mme  Fauvet de ne pas oublier les petites, et de les entrer à la maison, avant de se mettre au lit… Hélas ! Notre mère faisait un usage immodéré de morphine, et aussitôt Febro partie, elle en prit une forte dose…

— Ô ciel ! crièrent-ils tous.

— Elle écrivit à son mari une lettre, lui annonçant la naissance de ses jumelles, elle parla de leur extraordinaire ressemblance, elle dit qu’elle avait nommé l’une d’elle Marcelle et l’autre Monique. Voici cette lettre, père ; lorsque vous l’aurez lue, vous ne pourrez douter, même un instant, que je suis votre fille, la sœur de Marcelle… Mais, je continue. Quand Febro revint chez elle, aux petite heures du matin, elle trouva Mme  Fauvet endormie, la tête appuyée sur ses deux bras, auprès d’un pupitre, une lettre inachevée, non loin d’elle. Mais, les enfants, où étaient-elles ?… Bien vite, elle comprit qu’elles avaient été oubliées dehors. Ne parvenant pas à éveiller sa « chère Mlle  Ondine », elle se dirigea, à la course vers l’endroit où elle avait transporté le berceau. Les jumelles étaient en sûreté ; seulement, tandis que Marcelle vagissait tout bas, Monique, les yeux entr’ouverts, les lèvres bleues, le souffle court, restait inerte, et Febro se dit qu’elle avait pris son coup de mort… Je désire faire ce récit le plus court possible, s’interrompit Monique, car je sais qu’il vous tarde, à tous, de savoir à quoi vous en tenir. Lorsque Mme  Fauvet s’éveilla, vers les dix heures du matin, elle constata qu’elle avait oublié ses enfants dehors, la nuit précédente, et que l’une d’elle allait mourir. Son désespoir fut immense ; ce que voyant, la servante, pour consoler sa jeune maîtresse, lui remit une lettre de son mari, qui venait d’arriver. Mais cette lettre eut pour effet de redoubler le désespoir de notre mère. Notre père, devait arriver ce jour-là, et sa femme se dit qu’il la rendrait responsable de la mort de son enfant… Il savait, lui, qu’elle était morphinomane, et il la soupçonnerait d’avoir, par sa coupable négligence, causé la mort de Monique…

— Pauvre Ondine ! Pauvre femme ! murmura Henri Fauvet.

— Elle supplia donc Febro, en gémissant, de cacher à M. Fauvet la naissance de Monique… Il ne saurait jamais qu’elle avait mis au monde des jumelles… Tandis qu’elle parlait ainsi, Monique se raidit dans les bras de Febro… On ne la vit plus souffler… On la crut morte… Alors, la mère, affolée, redoublait ses supplications… Il s’agissait de cacher le cadavre de l’enfant… La servante refusa, aussi longtemps qu’elle put, de se rendre complice d’un tel « crime » ; mais enfin, elle céda… Et c’est pourquoi, père, dit Monique, lorsque vous arrivâtes dans la maison de Febro, vous n’y trouvâtes qu’une enfant ; Marcelle.

— Et, pendant ce temps, Monique, ma fille, on t’avait cachée…

— Dans la chambre de Febro… Je connais tous les détails de cette visite d’un quart d’heure que vous fîtes… Oui, je sais tout, car, quoique je fusse bien jeune encore lors du décès de Febro, elle me raconta fidèlement ce qui était arrivé. Je sais aussi que, au moment de partir, Mme  Fauvet retourna à la maison de Febro, sous prétexte d’y aller chercher sa sacoche. Elle monta dans la chambre où avait été caché le… cadavre de Monique et elle déposa sur la poitrine de la petite un riche médaillon… Ce médaillon, le voilà… Le reconnaissez-vous, père ?

— Si je le reconnais ! s’écria Henri Fauvet. Ce médaillon, que j’avais donné à Ondine, le jour de sa fête, elle prétendait l’avoir perdu… Il contient, je m’en souviens, son portrait et le mien.

— Ils sont encore là ces portraits, père ; de plus, dans un compartiment secret, vous trouverez un petit billet écrit par notre mère, et qu’elle mit elle-même, dans le médaillon, au moment de déposer ce bijou sur la poitrine du petit cadavre.

— Mon Dieu ! Que c’est étrange ce récit que vous venez de nous faire, Monique ! s’exclama Mme  de Bienencour.

— Et combien il nous tarde d’en entendre le reste ! fit le Docteur Carrol.

— Je vais tout vous raconter, répondit Monique en souriant, car c’est, comme le dit Mme  de Bienencour, un très étrange drame que celui qui s’est déroulé dans la maison de Febro, il y a dix-huit ans !