L’oublié/XIV

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 133-137).

XIV


Un soir d’avril, le gouverneur se promenait seul dans sa chambre.

Louis Frin, son fidèle valet, s’était retiré, après avoir tout préparé pour la nuit : et, trop inquiet pour reposer et même pour rester immobile, Maisonneuve allait et venait, s’arrêtant de temps à autre devant les fenêtres à petits carreaux couverts de buée.

Une pluie glaciale tombait. Autour du fort l’eau clapotait dans les larges fossés. Tout respirait le froid, l’isolement, l’abandon : et, le cœur navré, le fondateur de Montréal examinait humblement s’il avait mérité de voir périr entre ses mains l’œuvre qu’on lui avait confiée — à laquelle il avait tout immolé.

On frappa discrètement à la porte, et il tressaillit en voyant entrer le commandant du fort.



— Qu’y a-t-il, monsieur Daulac ? demanda le gouverneur appréhendant les pires nouvelles.

— Rien, monsieur, j’aurais seulement à vous parler, si vous voulez bien m’entendre, malgré l’heure avancée — répondit le commandant qui n’avait guère que vingt ans et dont la voix était fort douce.

Son air animé, joyeux, surprit Maisonneuve. À son dernier voyage, il avait emmené cet officier de France et estimait fort son courage.

Il lui indiqua un siège devant le feu qui s’éteignait et s’assit, sans rien dire, près de lui. Après quelques instants de silence :

— Monsieur, dit le jeune homme qui regardait les braises, je crois avoir un moyen de sauver la colonie et je viens vous le soumettre.

— Un moyen… parlez, oh ! parlez vite, s’écria Maisonneuve dont les yeux brillèrent.

— C’est d’aller à la rencontre des Iroquois, au lieu de rester à les attendre — et Dieu aidant — de nous battre de façon à les épouvanter… Anatoha et Metiwimey nous conduiront à un défilé où il leur faut passer.

Et avec le plus grand calme, Daulac se mit à détailler son plan.

Maisonneuve l’écoutait frémissant, se demandant si cette généreuse folie n’était pas une inspiration sublime, s’il n’avait pas devant lui l’un de ces hommes dont l’audace opère des prodiges.

— Pour vivre, il faut parfois savoir dire : Mourons ! poursuivit tranquillement le jeune homme. La France ne nous laissera pas toujours sans secours… ce qu’il faut, c’est gagner du temps.

Maisonneuve le regardait toujours avec une attention profonde, avec une émotion contenue, mais croissante. — Et si vous êtes pris vivant ? demanda-t-il.

— À la grâce de Dieu ! fit le Français, levant les mains.

— Trouverez-vous des compagnons ?

— J’en ai trouvé seize ; et c’est assez, dit Daulac, de sa voix douce. Ils n’attendent que votre consentement pour partir avec moi…

Et lentement, les yeux rayonnants d’enthousiasme, il se mit à les nommer : Jacques Brassier, Jean Tavernier, Nicolas Tillemont, Laurent Hébert, Alonié de Lestres, Nicolas Josselin, Robert Jurée, Jacques Boisseau, Louis Martin, Christophe Augier, Étienne Robin, Jean Valets, René Doussin, Mathurin Soulard, Blaise Tuillé, Nicolas Duval.

Un seul parmi eux avait trente ans. Comme Daulac, les autres étaient fort jeunes. M. de Maisonneuve les avait vus grandir ; c’étaient les fils de ses colons : et à mesure que Daulac les nommait, il sentait son cœur s’attendrir.

— Oh, les braves enfants ! murmura-t-il.

— Laissez-nous faire, monsieur, laissez-nous faire, plaida le jeune commandant.

— Oui, j’approuve votre dessein : c’est la sainte Vierge qui vous l’a inspiré, dit Maisonneuve.

Et serrant Daulac dans ses bras, il pleura.